La Région du bas Rhône
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 432-456).
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LA
RÉGION DU BAS RHONE

II.[1]
LE PORT D’AIGUES-MORTES ET LES HOUILLES DU GARD.


I

Le nom seul d’Aigues-Mortes en dit plus que bien des descriptions et réveille tout naturellement à l’esprit l’idée de marécages. Aucune ville en effet n’est mieux nommée. Aigues-Mortes se trouve dans la zone d’inondation du Rhône et est encore entourée de tous côtés par les étangs, les dunes et les bas-fonds qui constituent l’appareil littoral. Tout ce territoire aujourd’hui plus ou moins émergé, qui forme autour de l’ancienne ville de saint Louis une immense lande à peu près déserte, a fait autrefois partie de la mer; et le grand diluvium du Rhône et de la Durance a comblé, dès l’origine de notre période géologique actuelle, le golfe primitif qui s’enfonçait jusqu’aux environs de Beaucaire et de Tarascon et dont les deux extrémités étaient la montagne de Fos en Provence et celle de Cette en Languedoc.

Par sa nature même, ce littoral de formation toute récente ne pouvait être que très instable. Les différens bras du Rhône et de la Durance ont divagué longtemps sur l’immense plaine de cailloux déposés par le déluge alpin ; les grandes eaux d’inondation se sont étendues sur cette nappe presque horizontale de matériaux roulés, y ont laissé des couches successives de sable et de limon ; et tous ces sédimens entraînés aux embouchures se sont arrêtés devant la masse inerte des eaux de la mer. Chaque siècle, chaque année, chaque jour, a vu ainsi augmenter le dépôt plusieurs fois séculaire de ces matières meubles charriées par le courant du fleuve ; de là une tendance naturelle de la côte à l’avancement. Les vagues et les courans de la mer produisent un effet inverse. Ils bouleversent et entraînent les terres à chaque instant déposées sur la plage ; de là une tendance au reculement. Ce double phénomène est continu ; il existe depuis un nombre incalculable de siècles et se produit encore sous nos yeux. Le fleuve nourrit la côte de ses alluvions, la mer la ronge et l’appauvrit, et la forme du rivage est la résultante de ces deux actions contraires; mais, dans cette lutte incessante, l’avantage doit rester au fleuve, et l’atterrissement l’emporte toujours sur la corrosion.

Des observations très précises ont permis d’établir que le Rhône, grossi de la Durance, charrie annuellement 21 millions de mètres cubes de matières minérales. Il est difficile de déterminer quelle est la proportion entre les matières minérales livrées à la mer qui restent attachées au sol sous forme d’alluvions, et celles qui sont emportées par les vagues et les courans pour se perdre dans les profondeurs éloignées de la côte; mais on peut, sans erreur sensible, admettre que le tiers, le quart au moins de ces sédimens ne dépasse pas la région des embouchures, arrêté par la masse des eaux de la mer. Il se forme alors un dépôt sous-marin qui augmente tous les jours de volume, finit par émerger au-dessus des eaux, reste comme soudé à la côte et aux berges du fleuve, et constitue en définitive le gain annuel de la terre sur la mer. Les plaines d’Arles et d’Aigues-Mortes, l’île de la Camargue, n’ont pas d’autre origine, et aujourd’hui encore nous voyons les embouchures du Rhône s’avancer chaque année de près de 50 mètres vers le large et augmenter ainsi la superficie du delta. La progression est donc continue ; on peut la suivre pas à pas, et nulle part cet avancement de la terre n’est mieux accentué qu’aux environs d’Aigues-Mortes, où l’on distingue quatre cordons de dunes très nettement dessinés, tous parallèles entre eux et à la ligne du rivage, et qui marquent les anciennes limites de la côte aux siècles qui nous ont précédés.

Dès l’origine de notre période quaternaire, le premier travail de la mer a été de clore pour ainsi dire son domaine par un bourrelet de matières meubles que le Rhône avait récemment déposées dans les eaux peu profondes de la plage sous-marine. Derrière cette ligne de petites dunes, qui est le cordon littoral primitif et que la mer a renforcée de très bonne heure de manière à s’en faire une enceinte infranchissable, sont situées les lagunes et les marais. Ce premier cordon littoral se trouve au nord d’Aigues-Mortes ; c’est le massif jadis boisé, aujourd’hui très éclairci, de la Sylve Godesque. Il commence aux plages de Mauguio et de Pérols dans le département de l’Hérault, traverse la Camargue au nord de l’étang de Valcarès, et vient se souder à la montagne de Fos, dans le département des Bouches-du-Rhône. Il a détaché de la mer toute la plaine marécageuse qui se trouve au sud d’Arles et du village de Fourques, dont le nom furca, fourche, indique le point de diramation des deux bras du Rhône, et il constitue les bas-fonds de l’ancien port de Saint-Gilles. Cette plaine fut jadis une grande lagune, longtemps navigable, que l’exhaussement séculaire du fond des marais a depuis transformée en lagune morte, et que l’agriculture a presque en entier conquise aujourd’hui, à l’exception de l’étang de Scamandre, dont le plafond est à près de 2 mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée (exactement de 1m, 50 à 1m, 90).

Dès qu’on a dépassé ce premier cordon littoral, si on continue à marcher vers la mer, on entre dans une large dépression de terrain ; c’est l’étang de Leyran ou le Grand-Palus ; les eaux en sont plus salées que celles de l’étang de Scamandre et témoignent ainsi de la présence plus récente ou d’un séjour plus prolongé de la mer disparue. On franchit ensuite un deuxième cordon littoral, parallèle au premier et formé, comme lui, de dunes sablonneuses et incultes. De rares plus parasols, quelques peupliers et une végétation souffreteuse et rabougrie, permettent de le suivre depuis Aigues-Mortes jusqu’aux étangs de la petite Camargue ; c’est la seconde étape du rivage dans son mouvement séculaire d’avancement. Puis vient un troisième cordon qui présente les mêmes caractères et la même orientation et qui a isolé les étangs de la Marette, des Caïtives, de la Ville et du Roi. Une quatrième ligne de dunes enfin court le long de la plage actuelle, nue, stérile, mobile même sous l’action des vents et des tempêtes ; elle complète l’appareil littoral et a séparé du domaine maritime les étangs du Repausset et du Repos. C’est la dernière station de la mer, l’extrême barrière façonnée par les vagues, œuvre toute récente pour le géologue, mais qui, pour l’historien, remonte aux époques les plus éloignées et était, sinon complètement achevée, du moins en voie de formation plusieurs siècles avant l’origine de notre ère.

Aigues-Mortes est située sur le deuxième cordon littoral, à cheval entre le Grand-Palus de Leyran et le groupe des étangs de la Ville et de la Marette. Le premier est au nord, les autres au midi. Ces longues lignes de dunes et les bas-fonds marécageux qui les séparent sont caractérisés par des flores tout à fait distinctes. Les pins d’Alep, le peuplier blanc, les allantes, le pin parasol, demandent pour vivre que leurs racines pénètrent dans un sol imprégné d’eau douce ; et la pluie qui filtre à travers les dunes depuis longtemps dessalées entretient, à quelques mètres au-dessous de la surface, une humidité favorable à la végétation arborescente. L’eau des bas-fonds, au contraire, est saumâtre et quelquefois salée ; et la flore très pauvre de ces anciennes lagunes desséchées ne présente que des joncs, des salicornes, des soudes au feuillage terne, aux fleurs indécises, à l’aspect maladif et étiolé.

Il n’est pas très aisé de déterminer aujourd’hui avec précision quelle était dans les siècles passés la situation respective du Rhône, des étangs et de la mer. On peut cependant regarder comme certain que, dans la période préhistorique, toute la plaine d’Aigues-Mortes, entièrement formée par les alluvions paludéennes et maritimes, était à peu près recouverte par les eaux mélangées du fleuve et de la lagune. L’étude géologique du sol démontre que les quatre cordons littoraux dont nous venons de parler ont détaché l’un après l’autre une nouvelle portion du domaine maritime. La mer a donc dû reculer peu à peu devant les alluvions du Rhône ; et il s’est formé successivement une baie ouverte, puis une baie fermée, enfin un marécage dont le fond s’exhausse chaque jour et deviendra, dans la suite des temps, une terre tout à fait émergée et cultivable.

Ainsi le premier cordon littoral, situé au nord de la ville d’Aigues-Mortes et qui forme le massif de la Sylve Godesque marque d’une manière fort nette la limite la plus ancienne du rivage bien antérieure aux plus hautes époques historiques connues. Sous l’action successive des ensablemens produits par les vents du sud-est, de nouvelles flèches de sable, tout à fait semblables aux lidi de l’Adriatique et formant trois nouveaux cordons littoraux en avant du premier, ont isolé successivement les étangs de Leyran, de la Marette, des Caïtives, de la Ville, du Roi, du Repausset et du Repos; et l’on verra très certainement dans les siècles futurs un cinquième lido qui fermera le golfe même d’Aigues-Mortes. Ce dernier cordon littoral est même déjà en voie de formation ; il s’enracine à la côte sur la pointe de l’Espiguette, dont l’avancement en mer a été récemment signalé par les mesures les plus précises, et viendra se souder à l’embouchure du Lez sur la plage de Pérols.

On ne peut, bien entendu, connaître que l’âge relatif de ces lignes de dunes, et on chercherait vainement à préciser l’époque exacte de leur formation. Mais ce que l’on peut nettement affirmer, c’est que, d’une part, le premier cordon littoral marque la limite extrême du domaine maritime aux temps les plus reculés, et que, d’autre part, la plage actuelle, formée par le quatrième cordon, et qui porte encore aujourd’hui le nom de plage de Boucanet, qu’elle portait au XIIIe siècle, existait bien antérieurement à cette époque et n’a pas subi depuis de variations sensibles. Ce nom de Boucanet, diminutif du provençal Bouco et du latin bucca, bouche, indique assez bien que là se trouvait l’une des embouchures du Rhône, probablement la plus occidentale de toutes, celle que Pline appelait la bouche espagnole, os hispanense. Il est même fort probable, sans qu’on puisse l’affirmer d’une manière précise, qu’à l’époque de saint Louis, le quatrième cordon littoral ne formait pas, comme de nos jours, une ligne tout à fait continue. Des actes du XIIe et du XIIIe siècle semblent indiquer que la plage présentait en cet endroit une grande coupure, un large grau, qui permettait à la mer de pénétrer dans les étangs du Repausset et du Repos. Ces étangs, presque complètement atterris aujourd’hui par le Rhône, le Vistre et le Vidourle, formaient alors une rade tranquille, abritée de tous les vents par les flèches de sable du cordon littoral en voie de formation. Ils portent dans quelques actes anciens les noms caractéristiques de « Repos d’Aigues-Mortes » ou de « Repos de la mer, » désignation que l’on retrouve d’ailleurs en Provence, à l’ouest de l’embouchure du grand Rhône, dans la partie la plus tranquille du golfe de Fos.

Il serait peut-être imprudent d’être trop affirmatif dans de pareilles questions. Tout ce que l’on peut dire, c’est que l’ancien Rhône, dépourvu de digues, ou tout au moins imparfaitement endigué, coulait alors librement à travers les étangs au-dessus et au-dessous d’Aigues-Mortes et que l’appareil littoral, qui est aujourd’hui presque partout émergé et dont les bas-fonds sont à peine couverts d’une tranche d’eau de quelques centimètres, se composait, à l’époque des croisades, d’une série d’étangs parallèles à la côte, tous profonds et navigables, communiquant entre eux par de larges passes et alimentés à la fois par le Rhône et par la mer. C’était à vrai dire une mer intérieure ; et on peut juger de la profondeur de cette lagune au XIIIe siècle et de la rapidité prodigieuse avec laquelle elle s’est depuis colmatée par la présence d’une digue en maçonnerie qu’on appelle la Peyrade, véritable brise-lames construit en pierres de gros appareil, dont on voit les débris dans l’ancien étang du Repausset. Cette jetée défensive est encore apparente surplus de 600 mètres de développement ; elle a près de 8 mètres en couronne et est protégée du côté du midi, c’est-à-dire du côté de la mer, par une ligne de pieux et des blocs d’enrochement qui ont quelquefois un volume de plus de 10 mètres cubes. Un pareil ouvrage n’a pu évidemment être établi que dans une eau très profonde ; aujourd’hui la digue de la Peyrade est entourée de terres cultivables ; en plusieurs points elle disparaît sous les alluvions ; on sème et on récolte à la place même où naviguaient jadis les plus fortes galères de saint Louis et de Charles-Quint.

On voit donc que, si les lignes générales du pays étaient les mêmes que celles qui existent aujourd’hui, si les cordons littoraux étaient déjà formés à l’époque du moyen âge, la topographie générale de la zone maritime offrait de notables différences au point de vue de la submersion avec l’état actuel.

L’illustre monastère de Psalmodi, situé à 5 kilomètres au nord d’Aigues-Mortes, et dont les ruines sont entourées aujourd’hui de terres en pleine exploitation agricole et de marais roseliers, à sec pendant la majeure partie de l’année, était au VIIIe siècle une véritable île; on l’appelait insula Psalmodi. Ce n’est pas que les flots de la mer elle-même vinssent battre au midi, comme le disait l’historien Ménard, le petit monticule de diluvium sur lequel se profile encore la nef dégradée de l’ancienne église carlovingienne; mais le Rhône et les étangs l’entouraient de tous côtés, et leurs eaux n’avaient pas encore déposé cette épaisse couche de limons qui ont fait autour de l’église noyée dans la lagune une ceinture de champs, de terres arables, de prairies et de marais cultivés.

Les navires de la Méditerranée ont pu, pendant toute la durée du moyen âge et même au XVIe siècle, remonter dans le Rhône jusqu’à Beaucaire, en passant par Aigues-Mortes et par Saint-Gilles, au-dessus de toute cette plaine aujourd’hui exhaussée par les alluvions. Les nefs pisanes et génoises, qui faisaient alors presque tout le cabotage entre les ports de l’Espagne, de la France et de l’Italie, appartenaient à cette catégorie de bateaux qu’on appelait des « galères subtiles » et ne tiraient pas plus de 1m, 62 d’eau ; l’accès des étangs qui entourent Aigues-Mortes et Psalmodi leur était donc très facile; et l’historien Roger de Howeden, relatant la route que suivit en 1191 la flotte anglaise qui alla joindre le roi Richard en Palestine, en côtoyant, de Lisbonne à Marseille, les rivages de la Méditerranée, pouvait très bien mentionner « le port de Saint-Gilles, situé comme celui de la bonne ville archiépiscopale d’Arles sur l’une des bouches du Rhône. »

On ne sait rien de bien précis sur l’origine même d’Aigues-Mortes. Une tradition locale la fait remonter à l’époque romaine et considère la roubine actuelle qui joint la ville à la mer comme un retranchement construit par les soldats de Marins. Rien n’est moins prouvé ; et il ne faut voir dans cette vague légende qu’un de ces exemples trop fréquens de la naïve crédulité qui porte les habitans et les antiquaires de la région littorale à attribuer à César ou à Marins presque tous les accidens de terrain de la basse Provence. Le plus ancien document historique que l’on possède sur le territoire d’Aigues-Mortes est cette charte de Charlemagne qui fait mention, en 791, de l’abbaye de Psalmodi et de la tour Matafère construite au milieu des étangs pour la défense du pays périodiquement ravagé par les Sarrasins. La tour Matafère de Charlemagne paraît avoir été le berceau de la ville de saint Louis. Sous sa protection vinrent se grouper quelques cabanes de pêcheurs; le petit bourg prit bientôt de la consistance ; et, lorsque le roi de France, qui ne possédait en propre aucun port sur la Méditerranée, fit vœu de se croiser, il s’empressa d’acheter aux seigneurs abbés de Psalmodi la petite ville d’Aigues-Mortes et tout le territoire circonvoisin qui était une dépendance du monastère. Son premier soin fut de construire à grands frais un donjon destiné à protéger les pèlerins et les marchands qui stationnaient dans la ville avant de s’embarquer pour la terre-sainte. Ce fut la célèbre tour de Constance, l’un des plus remarquables monumens militaires du XIIIe siècle. Un bref d’Innocent IV, adressé à l’évêque d’Uzès au mois de décembre 1246, une lettre du pape Clément IV au roi de France, datée de 1266, mentionnent cette imposante forteresse, turrim opere sumptuoso, et en parlent avec admiration et reconnaissance. Sur la plate-forme on disposa un petit farot qui est bien certainement le plus ancien phare des côtes de Provence et de Languedoc. Le bras du Rhône qui passait dans les étangs situés autour de la ville fut recreusé de manière à permettre aux galères de pouvoir naviguer entre la plage de Boucanet et le pied de la tour. Les traces de cet ancien chenal, atterri sur presque tout son parcours, existent encore à travers champs; on l’appelle «le Canal-Viel ; » à mi-chemin entre Aigues-Mortes et la mer on voit, sur ses rives bordées de roseaux, des pierres tumulaires qui marquent la sépulture de quelques chevaliers morts avant leur départ pour la croisade. Tous ces vestiges constituent le meilleur argument que l’on puisse opposer à ces théories bizarres du reculement de la mer depuis saint Louis, qui trouvent encore aujourd’hui un accueil si facile et que tant de gens répètent parce qu’ils les ont entendu énoncer une fois.

Le port d’Aigues-Mortes était donc au XIIIe siècle un port intérieur établi dans le fond des étangs; les vaisseaux stationnaient au pied de la tour de Constance; ils se rendaient au grau de la plage en suivant un chenal sinueux que les courans du Rhône avaient ouvert dans le principe, mais qu’on avait été obligé de recreuser pour assurer une communication permanente entre la ville et la mer. C’est, on le voit, le même mode de navigation qui existe dans toutes les lagunes et qui est encore pratiqué de nos jours entre Venise et l’Adriatique, depuis le célèbre quai des Esclavons jusqu’aux passes maritimes de Brondolo, de Chioggia et de Malamocco.

Quoique le plafond général de la lagune se soit considérablement exhaussé depuis six siècles, la navigation entre Aigues-Mortes et la mer a lieu comme autrefois au moyen d’un canal maritime. Aujourd’hui comme au XIIIe siècle, le chenal traverse une large dépression de terrains souvent inondés, franchit les deux lignes de dunes du cordon littoral, s’engage dans l’étang du Repausset et vient aboutir à la plage où se trouve une dd ces grandes coupures que l’on appelle des graus (gradus, passage) et qui établissent une communication permanente entre les eaux de la mer et celles des étangs. Ce grau est le Grau du Roi.

Son existence est signalée pour la première fois en 1585 aux états de la Province tenus à Béziers. Il est donc probable qu’à la suite de quelque coup de mer ou plus vraisemblablement de quelque grande inondation du Rhône, il s’est produit en ce point une rupture de la frêle barrière du cordon littoral ; les eaux gonflées de la lagune, ne pouvant s’écouler assez vite par le seul grau de Boucanet, s’ouvrirent alors un chemin plus court à travers la plage. Ce fut une nouvelle porte sur la mer; elle avait l’avantage de se trouver tout à fait en face d’Aigues-Mortes : elle abrégeait la route des navires et fut immédiatement adoptée par les bateliers; on l’appela tout d’abord le grau des Consuls. Quelque temps après, à la suite de lettres patentes que le roi Henri IV avait délivrées le 6 octobre 1592 pour les réparations du port d’Aigues-Mortes, on lui donna le nom de grau Henri. Cependant le chenal et le grau, livrés à eux-mêmes sur une plage instable et formée de dunes mouvantes, ne tardèrent pas à être encombrés de sables, et on reconnut alors la nécessité de les régulariser et de les maintenir par des jetées en maçonneries s’avançant en mer. Mais il fallut bientôt subvenir à des dépenses plus urgentes, et les premiers travaux de consolidation furent presque aussitôt suspendus que commencés. Le port de Cette d’ailleurs, qui venait d’être ouvert, détournait l’attention de celui d’Aigues-Mortes ; et ce ne fut qu’en 1725 que M. Senès, ingénieur du roi dans le Languedoc, reprit les travaux projetés par Henri IV. Interrompus à plusieurs reprises, toujours menés avec beaucoup de lenteur, ils ne furent terminés que vingt ans après. En 1745 seulement, M. Mareschal, directeur des fortifications de la Province, terminait les deux môles du grau désormais solidement fixé. On l’appela, on l’appelle encore le Grau du Roi. Un petit hameau de pêche s’établit rapidement à droite et à gauche de cette ouverture et porte le même nom. Le souvenir des croisades est tellement vivant sur cette plage d’Aigues-Mortes, que pour beaucoup de personnes cette désignation rappelle le roi croisé qui avait choisi cette partie du littoral comme point d’embarquement de sa flotte. On voit qu’il n’en est rien. Le grau et le bourg sont tout à fait modernes ; ce n’est pas saint Louis qui a donné son nom à cette côte, où tout rappelle l’héroïsme chevaleresque et les ardeurs de la foi, c’est Louis XV.

Les conditions nautiques du port d’Aigues-Mortes sont exactement aujourd’hui ce qu’elles étaient au siècle dernier. L’entrée du Grau du Roi présente une ouverture de 60 mètres entre les deux môles terminés par des musoirs circulaires et qui s’avancent en mer de près de 200 mètres. Le chenal maritime débouche normalement à la plage ; il se dirige en droite ligne sur Aigues-Mortes en traversant les étangs du Repausset, de la Ville et de la Marette; sa longueur est de 5 kilomètres et demi, son tirant d’eau partout supérieur à 3 mètres, sa largeur au plan de flottaison de 30 mètres. Le port n’est que l’épanouissement du chenal sous les murs mêmes de la ville. Sa largeur moyenne est de 60 mètres, sa superficie de près de 2 hectares, le développement du quai dépasse 400 mètres. C’est, on le voit, à peine suffisant pour permettre l’entrée des petits caboteurs de la Méditerranée. Le long du quai, la compagnie des chemins de fer de Paris à la Méditerranée a établi depuis quelques années une gare maritime dont le trafic principal consiste dans l’expédition des sels de Peccais. Les wagons circulent ainsi au pied même des remparts du moyen âge; la fumée des locomotives commence à noircir les murs crénelés de l’enceinte auxquels le temps et le soleil avaient donné cette magnifique couleur dorée, caractéristique de toutes les ruines du midi de la France. Nulle part le contraste entre l’outillage de l’industrie moderne et les poétiques souvenirs du passé n’est plus curieux à observer. Les remparts d’Aigues-Mortes sont, en effet, une véritable réminiscence de l’Orient militaire et religieux. L’enceinte quadrangulaire est formée de moellons de gros appareil à bossages et à ciselures, criblés de signes lapidaires. Quinze tours alternativement rondes et carrées s’élèvent aux angles et le long des murs; neuf portes sont ouvertes sur les faces du quadrilatère. Point de mâchicoulis, comme on en voit dans la plupart des villes fortifiées de l’Europe occidentale ; mais de distance en distance, sur le nu des courtines ou au-dessus des portes, de petits moucharabies qui rappellent le type de fortification que les croisés avaient adopté dans toutes leurs citadelles et leurs châteaux, en Syrie, à Chypre, à Rhodes, dans tout l’Orient.

Aigues-Mortes comptait au XIIIe siècle une population de plus de quinze mille âmes; l’enceinte avait même été établie de manière à pouvoir renfermer à l’aise plus de quarante mille habitans ; mais elle n’a jamais été entièrement remplie. La ville n’a cessé de décroître depuis l’époque des croisades, et c’est tout au plus si les derniers recensemens accusent un chiffre de trois mille âmes.

L’artiste et l’archéologue cependant ne sauraient se plaindre de cette misère et de cet abandon, et la vieille cité de saint Louis doit très certainement à son isolement d’avoir échappé à la fois au marteau des démolisseurs et au zèle des restaurateurs. L’enceinte et les tours sont exactement aujourd’hui dans l’état où elles sont sorties des mains du Génois Bocanegra, auquel Philippe le Hardi avait confié la direction des travaux de la fortification et du port. La campagne elle-même a gardé une physionomie orientale très prononcée. C’est la même tristesse et la même lumière que dans les plaines sablonneuses du Nil et du Sahara; c’est le même horizon grandiose, c’est aussi la même végétation.

En présence de cette ville morte, où la nature comme les monumens rappellent un autre temps et un autre monde, l’homme le plus positif se plaît à évoquer le souvenir des croisades. Ces pierres séculaires et presque intactes, couvertes de signes hiéroglyphiques, semblent garder le nom de ceux qui les ont cimentées. Ce port, qui n’est plus qu’une mare, apparaît rempli encore de galères et de nefs catalanes, pisanes, génoises et provençales; et l’on se plaît à reconstituer par la pensée la scène grandiose, unique peut-être au monde, de cet embarquement de plus de cinquante mille chrétiens armés, silencieux, émus, animés de ce sentiment plein d’une grandeur étrange qui envahit le cœur de l’homme à la veille des longs voyages, et emportés par ce vertige secret et inexplicable qui s’empare si facilement des masses croyantes et tient à la fois des terreurs de l’exil et des espérances du pèlerinage.


II.

Créée par saint Louis, fortifiée par Philippe le Hardi, Aigues-Mortes a joui pendant longtemps de toutes les faveurs royales. Le port de Cette n’existait pas encore. Celui de Narbonne était ensablé depuis plusieurs siècles et appartenait aux vicomtes de cette ville. Le port sarrasin de Maguelone avait son évêque pour suzerain. Les graus de Montpellier relevaient des rois d’Aragon. Les ports d’Agde et de Saint-Gilles appartenaient aux comtes de Toulouse; Marseille et la Provence indépendante ne devaient être réunies à la couronne qu’un siècle plus tard. Le port d’Aigues-Mortes était en réalité le seul point du littoral où le roi pût commander en maître, et ce port lui rappelait de trop glorieux souvenirs pour ne pas être l’objet d’une prédilection toute particulière. Cette prédilection se traduisit par des immunités, des privilèges et des exemptions de taxes de toute sorte, au détriment, bien entendu, de toutes les provinces voisines. On n’avait pas alors la moindre notion de ce que nous appelons la liberté commerciale. Un port au moyen âge n’était pas seulement un havre naturel ou un bassin creusé de main d’homme destiné à abriter et à recevoir des navires, et disposé pour l’embarquement et le débarquement des marchandises; c’était aussi un ensemble d’institutions fiscales, administratives, économiques, établies en vue de développer la prospérité commerciale d’une localité et d’assurer des revenus au pays, un véritable bureau de péage, ou plutôt un poste de rançon où l’on taxait de la manière la plus arbitraire tous les navires qui passaient dans un rayon souvent fort considérable. Tel fut Aigues-Mortes pendant près de quatre siècles. Les limites officielles du port s’étendaient alors depuis le grau de Boucanet, où la flotte de saint Louis avait pris le large et qui se trouve aujourd’hui dans le département de l’Hérault, jusqu’à la pointe de l’Espiguette, qui marque à peu près la limite du département des Bouches-du-Rhône. li comprenait donc tout l’atterrage des côtes du département du Gard.

Tous les navires qui traversaient la mer dans ces limites, ceux mêmes que l’on pouvait apercevoir au large aussi loin que la vue pouvait s’étendre du farot qui avait été établi sur la plate-forme de la tour de Constance, étaient tributaires de la ville privilégiée. Les dépositions insérées dans l’enquête de 1298 et de 1299, au sujet des griefs du roi de Mayorque, et les lettres patentes du roi Jean, en date du 28 avril 1363, rappellent qu’un droit d’un denier pour livre était frappé sur toutes les marchandises importées ou exportées par mer, et que cette même taxe était établie pour tous les navires en transit. Tout navire, une fois entré dans le rayon du farot d’Aigues-Mortes, était tenu d’y venir acquitter les droits prescrits. Une galère armée était toujours prête à appareiller pour saisir les barques de commerce qui déchargeaient leurs marchandises sur d’autres points du littoral, notamment dans les graus situés à l’ouest d’Aigues-Mortes au moyen desquels on pouvait remonter au port de Lates, à 2 kilomètres seulement de Montpellier. Malgré les vives réclamations des habitans de cette ville, les marchands italiens furent soumis, comme les nationaux, à l’obligation d’aborder au port d’Aiguës-Mortes. L’impôt fut même doublé et quadruplé après saint Louis, et une requête, adressée en 1356 par les consuls de Montpellier au roi Jean, parle de la taxe de « quatre deniers pour livre sur toutes les marchandises qui viennent et s’en vont par ledit port d’Aigues-Mortes. » Ce port était en fait le seul reconnu de tout le Languedoc. Il était défendu d’ouvrir de nouveaux graus et même de profiter de ceux qui existaient naturellement depuis la rivière de l’Aude jusqu’aux embouchures du Rhône, et le roi Jean édictait solennellement que « de Narbonne à Aigues-Mortes et du cap de Leucate au grau de Passon (c’est ainsi qu’on désignait alors la bouche du grand Rhône), nul ne serait assez osé pour faire ouvrir un grau ou pour aborder avec une nef ou toute autre espèce de navire ailleurs qu’à son grau d’Aigues-Mortes. » Ces privilèges exorbitans furent ratifiés par tous les rois de France; et en 1557 Henri II, renchérissant encore, ordonnait que des pieux fussent plantés au grau voisin de Mauguio pour n’en laisser l’accès libre qu’aux seules barques de pêcheurs.

Mais ces mesures de protection devaient être vaines. C’est le sort de tous les ports situés dans la zone d’inondation d’un fleuve de trouver la mort dans la lagune même qui leur a donné la vie. Le Rhône comblait peu à peu la lagune d’Aigues-Mortes ; et, comme le port n’était en somme qu’une partie des étangs de la Ville et de la Marette traversés par le fleuve, il ne tarda pas à s’envaser. Le ma était déjà bien avancé lorsque François Ier fit détourner l’un des bras du Rhône pour défendre contre les inondations les salines de Peccais. Il n’y eut plus dès lors de courant dans la lagune; les eaux privées de circulation croupirent sur place ; l’évaporation développa à la surface de cet immense marécage des miasmes putrides. En même temps le sous-sol vaseux s’exhaussait d’une manière continue; les profondeurs devenaient partout insuffisantes, les navires arrivaient de plus en plus difficilement sous les murs de la ville; il leur fallut bientôt s’arrêter en vue de la plage, où ils déchargeaient leur cargaison sur des allèges, — opération pénible et même dangereuse, car ils se trouvaient exposés à la fois aux coups de mer, aux déprédations des pirates et souvent même se pillaient les uns les autres. C’est en vain que Charles IX et Henri IV cherchèrent à ranimer le commerce. Le désert se faisait peu à peu autour de la ville jadis si animée. L’émigration prenait d’effrayantes proportions; les habitans, minés par la fièvre, connurent bientôt la misère et la faim. Pour comble d’infortune, le port de cette détourna d’Aigues-Mortes toutes les faveurs royales, et il ne resta plus à la vieille cité de saint Louis que le souvenir de sa grandeur passée et le plus magnifique diadème architectural que le moyen âge ait laissé au front de ses villes fortifiées.

Aigues-Mortes expie cruellement aujourd’hui les privilèges dont elle a joui pendant quatre siècles. C’est de tous les ports de la Méditerranée celui qui est le plus délaissé; c’est surtout celui qui a la plus détestable réputation. Ce discrédit et cet abandon ne sont pas aussi mérités qu’on semble le croire.

Il est certain que, tant que le port d’Aigues-Mortes n’a été qu’un mouillage dans l’intérieur d’une lagune, tant que cette lagune elle-même a été envahie par les eaux limoneuses du Rhône, la situation nautique ne pouvait être que variable et précaire. Chaque inondation déplaçait et exhaussait le fond des étangs, et on pouvait prévoir l’époque fatale où la lagune vive serait transformée en lagune morte, dans laquelle la navigation serait désormais impossible. Mais le mal qui est fait aujourd’hui ne peut plus se reproduire. Tous les bras du Rhône sont rejetés à l’est. Les marais qui entourent Aigues-Mortes sont en grande partie asséchés. On n’y entretient plus de l’eau que pour l’industrie du sel; tout le reste est devenu ou deviendra bientôt une plaine d’alluvions; la culture commence à s’emparer des bas-fonds de cette mer disparue, et, bien que la plage soit couverte de dunes instables et ne présente pas le relief immuable des côtes rocheuses, on peut affirmer que cette partie du littoral est dans un état de fixité très satisfaisant.

Telle n’est pas cependant l’opinion vulgaire. « Il est bien des choses que tout le monde dit parce qu’elles ont été dites une fois, » fait remarquer Montesquieu. De ce nombre sont la théorie du recul de la mer devant Aigues-Mortes et l’atterrissement de la plage par les apports incessans du Rhône.

Tous ceux qui ont étudié par eux-mêmes la topographie de cette partie de nos côtes savent très bien que la ligne du rivage n’a pas subi, depuis le XIIIe siècle, de variations appréciables. Il est vrai que, partout où une plage est sablonneuse et exposée à tous les coups de vent soit du large, soit de terre, le talus qui forme la barrière de la mer peut éprouver quelques oscillations sous l’action des tempêtes. A l’époque où la théorie du courant littoral de Montanari était presque universellement adoptée et où l’on admettait que ce courant devait faire le tour entier de la mer Méditerranée, suivre fidèlement toutes les anfractuosités de son littoral et passer même dans la mer de Marmara, la Mer-Noire et la mer d’Azof, on n’hésitait pas à lui attribuer aussi presque exclusivement la plupart des effets d’ensablemens qui se produisent dans les ports du golfe de Lvon; et c’est ainsi qu’on pensait que les sables du Rhône, transportés par le courant littoral, étaient la principale cause des ensablemens des ports de Cette et d’Agde, et étaient même entraînés jusque dans le golfe de Roses, en Espagne.

Rien n’est plus contraire à l’évidence des faits. Il est clair en effet que, si les sables du Rhône peuvent être entraînés dans une certaine mesure par les courans littoraux qui se forment sous l’influence des vents du sud et du sud-est, ils ne sauraient franchir les parages profonds où ils doivent se déposer dès qu’ils ne sont plus tenus en suspension par l’effet de l’agitation de la mer; et, d’autre part, l’examen des sables depuis le Rhône jusqu’en Espagne démontre de la manière la plus nette qu’il n’y a pas eu transport à une aussi grande distance. A Roses, les sables présentent un grain volumineux et assez grossier; à Agde et à Cette, ils sont beaucoup plus petits, réguliers et arrondis; aux embouchures du Rhône, c’est du limon. L’inverse devrait avoir lieu s’il y avait eu transport depuis le Rhône jusqu’au golfe de Roses. Un seul fait d’ailleurs permettra de répondre péremptoirement à tous ceux qui, par respect pour une tradition assez mal comprise, affirment que la mer s’est retirée d’Aigues-Mortes depuis le jour où saint Louis s’y est embarqué. Le chenal maritime, on l’a vu plus haut, débouche à la mer au petit village du Grau du Roi, en traversant les dunes de l’appareil littoral. La plage aux abords est entièrement formée de sable très fin et très meuble; ce sont là les conditions les plus défavorables au maintien d’une passe navigable; et, s’il y avait menace d’ensablement et progression de la plage, on ne pourrait manquer d’observer au grau moderne quelques variations dans son assiette et une diminution de profondeur à lapasse. Les relevés les plus exacts ont été faits depuis longtemps et plusieurs fois par an à cette embouchure ; le fond n’a pas varié ; la plage sous-marine conserve son talus régulier; et, depuis plus de trente ans, on n’a jamais reconnu la nécessité de donner le moindre coup de drague en mer en dehors de la ligne des musoirs.

Cet état d’équilibre du fond sablonneux qui constitue la plage d’Aigues-Mortes est dû à la disposition même de la côte. Le Grau du Roi se trouve en effet dans l’enfoncement d’un golfe; il est protégé à l’est par une saillie qui s’avance en mer de près de 2 kilomètres, la pointe de l’Espiguette, et se termine à l’ouest, dans le département de l’Hérault, à l’embouchure du Lez qu’on appelle le Grau de Palavas. La corde de cette grande courbe à peu près circulaire est de 20 kilomètres; sa flèche ou son enfoncement est de 7 kilomètres environ. La plage d’Aigues-Mortes se trouve précisément à l’extrémité de la flèche, dans la partie la plus profonde et la mieux abritée du golfe ; elle est ainsi à l’abri des courans littoraux qui pourraient altérer la courbure de la plage, elle est en outre défendue du côté du large par la pointe même de l’Espiguette qui joue le rôle d’un véritable brise-lames et met le golfe à l’abri des coups de mer du sud et du sud-est. Dans ces conditions, le fond sous-marin est d’une stabilité presque absolue; et il est certain que, mieux que beaucoup de plages sablonneuses au-devant desquelles on a construit avec succès des ouvrages avancés en mer, cette partie du littoral se prête d’une manière très favorable à l’établissement de môles et de jetées qui permettraient de créer au Grau du Roi un avant-port de relâche et d’abri, aménagé suivant les exigences modernes de la navigation.

Les excellentes conditions nautiques du Grau du Roi en ont fait d’ailleurs un des premiers ports de pêche de la Méditerranée. Malgré l’insuffisance, on peut même dire l’absence de toute installation, la vie qui a abandonné Aigues-Mortes s’est développée sur la plage d’une manière assez rapide. Le hameau, qui se composait à peine de quelques maisons couvertes de chaume au commencement du siècle, ne compte pas aujourd’hui moins de douze cents habitans, tous pêcheurs. Trente gros bateaux, portant cette magnifique voile triangulaire dont le type s’est conservé sans altération depuis plus de vingt siècles à la surface de toutes les mers latines, naviguent par couples dans les eaux du Grau du Roi, attelés deux à deux à un immense filet traînant qui laboure le fond du golfe ; on les nomme des bœufs, et ils exploitent d’une manière régulière toute la partie de la mer qui s’étend depuis le cap de Cette jusqu’aux Saintes-Maries, à l’embouchure du petit Rhône. Une vingtaine de bateaux de même nature, appartenant au port de Cette, viennent se joindre à eux pendant les grosses mers du sud et du sud-est qui rendent la navigation si dangereuse le long des côtes du département de l’Hérault. Près de cinquante embarcations de plus petit modèle, appelées des maures de porc, sont affectées à la pêche du thon; enfin une véritable flottille de bateaux génois et espagnols ont, pendant la belle saison, choisi le Grau du Roi pour leur port d’attache et se livrent principalement à la pêche de la sardine et du maquereau. L’effectif de tous ces équipages est de près de six cents hommes. Par la facilité de son entrée et la sûreté de son mouillage, le Grau du Roi est donc à la fois le port de pêche de toute la partie de la Méditerranée comprise entre Cette et le Rhône et le refuge naturel d’un grand nombre de pêcheurs des localités environnantes ou même des pays étrangers, dont les embarcations ne peuvent entrer au Grau de Palavas, n’ont pas d’abri aux Saintes-Maries et redoutent l’entrée du port de Cette.

Mais si l’industrie de la pêche est prospère, le commerce est aujourd’hui à peu près nul. Toutefois, malgré la redoutable concurrence du port de Cette, le mouvement commercial s’est maintenu jusqu’à ces dernières années. Dans la période de 1830 à 1840, les états des douanes relevaient à Aigues-Mortes, tant à l’entrée qu’à la sortie, de cinq à six cents navires, représentant 40,000 tonnes environ. Ce n’étaient à vrai dire que de petits caboteurs, tirant à peine de 2 à 3 mètres et jaugeant de 50 à 150 tonneaux. Quelque modestes que soient ces chiffres, ils prouvent cependant que le commerce n’avait pas alors perdu l’habitude de regarder Aigues-Mortes comme un de ses marchés. On y recevait encore, il y a quarante ans, des huiles, du vin et du blé, des denrées coloniales et une assez grande quantité de vin du Roussillon; on exportait en échange des vins du Languedoc, des alcools, des fruits et du sel. L’Afrique, l’Italie et l’Espagne avaient conservé quelques relations avec l’ancien port de saint Louis ; mais ces dernières lueurs devaient bientôt s’éteindre.

Vingt ans plus tard, en 1860, le nombre des navires diminuait de moitié et n’était que de deux cent soixante-dix, représentant à peine 12,000 tonneaux. En 1870, il descendait à cent soixante, et le tonnage n’atteignait pas 6,000. Les derniers recensemens datent de 1878 et donnent des chiffres dérisoires ; ils ne signalent que soixante-dix navires à l’entrée qui correspondent à un tonnage de 3,000 tonneaux à peine ; encore faut-il retrancher de ce chiffre une vingtaine de navires qui sont entrés en relâche dans le canal du Grau du Roi, à la suite de quelque bourrasque du sud-est, et sont repartis quelques jours après pour reprendre leur route. Le mouvement réel du port n’a donc été que de cinquante-un navires ; le chiffre des entrées n’a été que de 1,986 tonnes, dont 759 en oranges provenant des Baléares. Les navires sont repartis sur lest, à l’exception d’un seul qui a pris au retour an maigre chargement de 24 tonnes de charbon. La situation est donc lamentable.

À vrai dire, le port d’Aigues-Mortes n’existe plus. Ce n’est pas que les aménagemens actuels ne soient à la rigueur suffisans pour le mouvement du petit cabotage. La rade, on l’a vu, est une des plus sûres de la Méditerranée. Depuis Marseille jusqu’en Espagne, c’est incontestablement le meilleur refuge du golfe de Lyon ; et, pendant les grosses mers du sud-est, le mouillage d’Aigues-Mortes, placé entre la région découverte des embouchures du Rhône, où les vents font rage de tous côtés, et le port de Cette, dont l’entrée est si périlleuse, se présente comme une rade hospitalière, où les navires, affalés à la côte et craignant de continuer leur route, peuvent dans des eaux relativement calmes attendre sur leurs ancres le premier moment d’embellie. L’entrée du Grau du Roi, quoique étroite, ne présente pas de sérieuses difficultés ; des fonds de plus de 3 mètres permettraient aux petits caboteurs de remonter jusqu’à Aigues-Mortes en suivant un chenal large, rectiligne et parfaitement entretenu. Sous les murs de la ville, les navires peuvent accoster bord à quai et trouvent des wagons qui facilitent le débarquement immédiat des marchandises et assurent leur expédition par un chemin de fer relié aux grandes lignes du réseau national. Cet ensemble de conditions semblerait propre à développer une certaine vie commerciale dans l’ancienne ville de saint Louis. Il n’en est rien. Malgré quelques travaux modernes et l’installation d’une gare maritime, la désertion est générale, l’abandon complet. Cette et Marseille ont absorbé toute l’activité de la région. Les transports par chemin de fer ont porté le plus rude coup au commerce local et au petit cabotage ; et il est probable que ce mouvement de concentration, cet épuisement de tout un littoral au profit de deux ports privilégiés n’est pas sur le point de s’arrêter. Cette centralisation excessive n’a pu se produire qu’au détriment des villes et des ports secondaires, qui sont depuis vingt ans dans une période de déclin manifeste. Tout comme Aigues-Mortes, qui est le seul port du Gard, Port-Vendres, qui exportait les produits du Roussillou, la Nouvelle et Agde, qui écoulent ceux des vallées de l’Aude et de l’Hérault, sont dans une décadence complète. C’étaient à la fois des centres d’affaires, des lieux de séjour et de travail: ce sont à peine aujourd’hui des points de passage.

De toutes ces villes déchues, Aigues-Mortes est certainement celle dont la pauvreté et l’abandon sont le plus sensibles et contrastent de la manière la plus douloureuse avec les souvenirs glorieux de sa fortune passée. Mais, quels que soient sa misère et son délaissement à l’heure présente, c’est peut-être celle qui est appelée dans un avenir prochain à la plus soudaine résurrection.

La pensée de ressusciter Aigues-Mortes n’est pas nouvelle. Le 13 mars 1807, le conseil de la ville émettait le vœu que le port de saint Louis fût rétabli sous le nom de Port-Napoléon. Un projet fut dressé par les ingénieurs, et un décret d’utilité publique était rendu le 6 janvier 1310 pour l’exécution des travaux. La barre qui existait, alors comme aujourd’hui, à l’embouchure du Rhône, paralysait la navigation. Le passage du fleuve à la mer était fermé par les atterrissemens, et le canal d’Arles à Bouc venait d’être ouvert dans la pensée de faciliter à la batellerie fluviale l’accès du port de Marseille. La création du canal de Beaucaire pouvait., sur la rive gauche, ouvrir de même celui du port d’Aigues-Mortes. Le bassin devait être recreusé à 3 mètres de profondeur au pied de la Tour de Constance, le chenal redressé et approfondi; c’était plus qu’il n’en fallait alors pour le commerce maritime, qui ne se faisait que par navires de faible échantillon. Malheureusement les préoccupations et les dépenses de la guerre arrêtèrent l’exécution des travaux, et le port d’Aigues-Mortes rentra dans l’oubli.

Mais depuis lors le développement croissant de la production houillère du Gard est venu apporter dans la question un nouvel élément. L’exportation de ces houilles sur une très grande échelle ne peut avoir lieu que par un port situé à proximité des lieux d’extraction et spécialement aménagé à cet effet. Ce port, nous espérons le démontrer, ne peut être que celui d’Aigues-Mortes.


III.

L’industrie de la houille dans le département du Gard remonte, sans aucun doute, à une haute antiquité. Ce n’est toutefois que dans notre siècle, vers l’année 1825, que le marché s’est agrandi et que la création de nouvelles voies de communication et le développement de toutes les industries a augmenté le nombre et la nature des débouchés. Aujourd’hui, la houille du Gard, transportée à Cette et à Marseille, fait une concurrence sérieuse aux charbons anglais ; et on peut prévoir le jour où, plus heureuse que les charbons du nord en présence des charbons belges, elle pourra approvisionner une grande partie des marchés de la Méditerranée.

D’après M. Élie de Beaumont, le terrain houiller qui se trouve au pied des Cévennes, sur le versant qui regarde le Rhône, présente du nord au sud une longueur de 32 kilomètres sur une largeur qui varie de 8 à 14 kilomètres. La nature a divisé ce grand gisement en deux bassins distincts, celui du Gardon et celui de la Cèze; le premier est caractérisé par le groupe de la Grand’-Combe, le second par celui de Bessèges. Rien n’est mieux connu aujourd’hui et n’est plus exactement mesuré que la valeur et la puissance de nos richesses houillères, et les progrès de la science géologique permettent de lire aussi bien dans les profondeurs de la terre qu’à la surface du sol. Il résulte des sondages et des opérations faites depuis près de trente ans par les ingénieurs des mines, que la coupe théorique du bassin du Gard donnerait au terrain houiller une puissance de 1,000 mètres, renfermant vingt-cinq couches et ayant une épaisseur totale de 46m, 25 de houille.

Le progrès a été remarquable dans le Gard. Les relevés des ingénieurs des mines accusent en effet les chiffres suivans :

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En 1810, on extrayait 19,840 tonnes.
1820 — 27,895 —
1830 — 43,977 —
1840 — 187,709 —
1850 — 283,478 —
1857 — 650,635 —
1860 — 1,005,081 —

La production en 1860 a donc été p’us de vingt fois celle de 1830. Mais cette progression est loin de s’arrêter.

En 1865, elle atteignait 1,222,308 tonnes; en 1870, 1,300,876; en 1875, 1,551,220; en 1877 et 1878, elle s’est approchée de 1,800,000; au premier jour, elle atteindra 2 millions, et les appréciations des hommes les plus compétens permettent d’affirmer que, dans un avenir peu éloigné, elle se fixera normalement à près de 3 millions de tonnes.

Tout ce charbon ne se consomme pas en France. Notre pays cependant ne produit guère annuellement que 14 millions de tonnes et en brûle plus de 20 millions pour les besoins de son industrie. Il doit par conséquent demander le tiers de sa consommation à l’importation étrangère; c’est l’Angleterre, la Belgique et l’Allemagne qui sont assez heureuses pour le lui fournir. Par contre, la consommation est inférieure à la production dans la zone de la Méditerranée; et les charbons du Gard, après avoir satisfait à toutes les demandes locales, constituent un excédent considérable qui peut devenir un élément de fret important pour l’exportation maritime.

Au premier abord, il semble assez peu rationnel de se dessaisir d’un produit dont on manque pour ses propres besoins et qu’on est obligé de demander dans une très forte proportion à l’étranger. Mais il n’en est pas du charbon comme des marchandises ordinaires. On conçoit en effet très bien que les mines du Maine, de la Loire et de l’Aveyron, par suite de leur position géographique, alimentent spécialement une partie du centre de la France et que leurs charbons ne puissent être destinés à l’exportation. Il en est de même des houilles du Nord, si insuffisantes pour approvisionner nos départemens septentrionaux; ces départemens sont obligés d’emprunter pour les besoins de leurs nombreuses industries toutes les houilles de provenance étrangère. Ainsi les produits du bassin de Sarrebruck alimentent notre ancienne Alsace, la Lorraine, la Franche-Comté; les houilles belges pénètrent dans huit ou dix de nos départemens du nord, où la consommation du combustible minéral est si active et qui sont encore dans la nécessité d’avoir recours aux charbons anglais; ces derniers enfin envahissent la Normandie et tout l’ouest de la France, qui est pour eux un immense débouché. La concurrence avec les produits de l’Allemagne, de la Belgique et de l’Angleterre est donc impossible dans la majeure partie de la France; et on doit se résigner, pour très longtemps encore, sinon pour toujours, à voir les charbons étrangers tenir la plus grande place sur les marchés de l’est, de l’ouest et du nord.

Mais il n’en est pas de même dans la vallée du Rhône et dans la région maritime. Le littoral, qui était autrefois un marché exclusivement anglais, a pris depuis peu d’années une physionomie toute différente. Pendant longtemps nos produits étaient restreints à une consommation purement locale, et des entrepôts de charbons anglais venaient s’établir presque sur les lieux de production de nos houilles, comme pour mieux faire ressortir l’inutilité de nos efforts et l’impossibilité de notre concurrence. La situation a changé. Nos houilles luttent victorieusement aujourd’hui sur la place de Marseille avec les produits de la Grande-Bretagne. Nous avons marché très rapidement dans cette voie d’indépendance industrielle; le moment est proche où nos exportations ne s’arrêteront pas à quelques villes de l’Italie et de l’Espagne; et, grâce au percement de l’isthme de Suez, nous devons un jour faire concurrence aux produits de l’Angleterre, non-seulement sur tous les points du littoral de la Méditerranée et de la Mer-Noire, mais jusque dans l’extrême Orient.

La houille est en effet une de ces matières dont le prix brut est tellement minime et que l’on consomme en si grande quantité, que la question de transport domine pour elle toutes les autres. On l’a dit souvent et on ne saurait trop le répéter : le transport fait le prix de la houille. Le marché du combustible est donc circonscrit par les besoins de la consommation d’une certaine zone au-delà de laquelle les frais de transport augmentent le prix de vente dans des proportions telles qu’on est obligé, ou de laisser enfoui dans le sol l’excédent des richesses inexploitées, ou d’utiliser cet excédent en l’exportant par le port le plus voisin, a Si la France, peut-on lire dans l’enquête qui a été faite sur la question des houilles il y a près de dix ans, ne possédait qu’un seul et vaste bassin houiller, situé à quelques kilomètres de la Méditerranée et produisant les 20 millions de tonnes nécessaires à la consommation du pays tout entier, alors même que le prix de revient sur le carreau des mines serait très faible et que les tarifs des transports sur l’intérieur seraient réduits à leur extrême minimum, ce bassin ne pourrait fournir aux besoins de nos départemens de l’ouest, du nord et de l’est et faire concurrence aux houilles anglaises, belges et allemandes. Son rôle serait tout différent, et, après avoir alimenté la consommation d’un certain rayon normal kilométrique, il devrait exporter le surplus par un des ports les plus rapprochés des houillères. Ce port deviendrait alors le Newcastle de la France. « Or on sait que le bassin de Newcastle ne produit pas moins de 22 millions de tonnes de houille et qu’elles sont presque toutes destinées à l’exportation.

Cette question des houilles a été plusieurs fois l’objet des études les plus sérieuses, et en 1866 une importante mission fut confiée à M. le comte de Ruolz, inspecteur général des chemins de fer, afin de coordonner tous les faits relatifs à la production, au mouvement commercial et à l’exportation des charbons en France et surtout en Angleterre. C’est en effet dans la Grande-Bretagne qu’il faut aller pour trouver réunies les plus magnifiques conditions de développement et d’expansion du combustible minéral.

Tandis qu’en France les bassins houillers les mieux placés pour l’exportation se trouvent en général à une distance de 100 à 200 kilomètres de la mer, les principaux bassins exportateurs anglais, ceux de la Tyne, du nord et du sud du pays de Galles, de la Clyde, de l’Ayrshire, du Fifeshire et du Lothian, confinent à la mer, et leurs produits peuvent être conduits directement aux navires en cheminant au sein même des exploitations charbonnières. Les moins favorisés, ceux de Lancashire, ne sont qu’à 30 kilomètres du port; et pour racheter cette infériorité relative, qui serait considérée chez nous comme une condition excellente et bien supérieure à tout ce que nous possédons, on y voit des exploitations tellement perfectionnées comme voies de communication, qu’un canal souterrain pénètre dans les mines jusqu’au débouché des galeries, de sorte que le charbon, au sortir des tailles, est chargé sur les bateaux qui le transportent vers la mer d’Irlande par le canal de Manchester à Liverpool.

L’excès considérable de la production sur la consommation a naturellement pour conséquence de procurer aux navires anglais un fret de sortie assuré, et c’est non moins à ce fret de sortie qu’à sa situation insulaire et au grand développement de ses côtes que l’Angleterre doit la supériorité de sa marine marchande. L’exploitation houillère, en effet, augmente sans cesse le nombre de ses navires de commerce, de ses matelots, des ouvriers de ses chantiers, et accroît par suite les ressources de la marine de l’état. L’Angleterre regarde à bon droit la flotte charbonnière de Newcastle comme le point de départ de sa puissance maritime. C’est la principale école de ses marins, et le commerce.de la houille a pu être appelé avec raison « le père et le protecteur de la marine britannique. »

Ainsi donc, au point de vue commercial, l’exportation houillère, si elle pouvait être organisée chez nous sur une vaste échelle, procurerait à notre marine marchande, comme elle le fait en Angleterre, un fret de sortie à peu près constant. Or, on sait que l’un des principaux obstacles qu’elle rencontre pour soutenir la concurrence anglaise est précisément la rareté du fret de sortie ; à part ses fers, ses céréales et ses vins, dont la production traverse maintenant une crise dont on ne prévoit pas encore la fin, la France n’expédie guère que des produits manufacturés, marchandises légères pour la plupart.

De toutes les matières lourdes, la houille est celle qui rend les plus grands services à la navigation britannique; c’est le transport de ce combustible qui permet aux navires anglais de faire des trajets considérables pour aller chercher du fret de retour. C’est ainsi que ces navires, chargés de charbons, arrivent sur divers points de la Méditerranée et y prennent des marchandises qu’ils amènent dans nos ports, même à Marseille, à des prix auxquels les nôtres ne peuvent descendre, forcés qu’ils sont de compenser par l’élévation du fret de retour l’absence du fret d’aller.

Tout navire anglais, en quête de chargement, est certain d’en trouver à Newcastle, à Sunderland, à Cardiff et dans vingt autres ports du Royaume-Uni. Il peut y prendre pour l’Inde du fret à 40 ou 50 francs la tonne, et se contenter au retour d’un fret de (50 ou 70 francs, tandis que le navire français, parti sur lest pour la même destination n’y peut charger en retour pour couvrir ses dépenses, à moins de 100 ou 110 francs.

Aidés par l’exportation des houilles françaises, nos navires pourraient porter du charbon à Alexandrie, à Beyrouth, à Constantinople, à Odessa, à Trébizonde, etc., et prendre, en retour, les cotons d’Egypte, les sésames et les laines de Syrie, les huiles de Turquie et les blés de Crimée, à un fret qui serait insuffisant pour la marine anglaise. Notre industrie trouverait ainsi dans ce genre d’exportation des avantages certains; car la houille procurerait à nos navires des sorties régulières et favoriserait l’envoi de nos produits manufacturés sur les marchés de la Méditerranée et de la Mer-Noire. Le navire, lesté de charbon, pourrait transporter les soieries de Lyon, les cotonnades de Mulhouse et de Rouen, et nos mille articles de fabrication et de fantaisie qui font encore la loi et ont toute la vogue de la mode dans les pays civilisés des deux mondes, sur une multitude de points où ces marchandises ont dû bien souvent céder la place aux marchandises anglaises. « Qu’on nous donne la houille à bon marché, disait un de nos armateurs, alors nous pourrons prendre de la marchandise légère comme chargement complémentaire, et nos produits manufacturés, dont le prix de revient n’est que de quelques centièmes plus cher que celui des produits britanniques similaires, rachèteront ce désavantage par l’infériorité du prix de transport[2]. »

Le désavantage essentiel de notre marine marchande tient en effet à la nature même des productions et des besoins de notre pays et peut se traduire par cette formule : supériorité du tonnage importé sur le tonnage exporté. Sur cent bâtimens d’égale capacité qui abordent en France avec des chargemens complets, près de soixante en repartent à vide. Cette balance du tonnage est tout autre que celle du commerce; l’une se déduit du poids, l’autre de la valeur des objets échangés; et la navigation d’un pays peut languir dans des conditions où ses manufactures sont en pleine activité. Ainsi, pour n’en citer qu’un exemple, les cent millions de soieries que nous avons exportés par mer dans certaines années prospères, tout en employant un très grand nombre d’ouvriers, ne fournissent à la marine qu’un aliment insignifiant; le transport d’une bien moindre valeur en fer, en bois, en houille, pourrait occuper cent fois plus de matelots. Nous recevons, par mer surtout, des marchandises encombrantes et des matières premières; nous renvoyons, par la même voie, des produits manufacturés d’une valeur très supérieure sous un moindre volume; et l’insuffisance des chargemens est habituelle dans nos ports de commerce. En d’autres termes, nos navires sortent en général sur lest, c’est-à-dire dans les plus mauvaises conditions commerciales.

L’exportation de la houille permettra de faire cesser cette cause d’infériorité au moins dans le bassin de la Méditerranée. À ce premier avantage d’assurer un fret de sortie à nos navires, le charbon en joint un autre, celui de pouvoir procurer le plus souvent un fret de retour aux navires importateurs étrangers. Lorsque ces navires arrivent en effet à Marseille et à Cette chargés de marchandises lourdes ou encombrantes telles que du soufre, des douelles, des minerais, des grains qu’ils nous amènent de l’Adriatique, de la Méditerranée, de la Mer-Noire ou des États-Unis, ils sont obligés la plupart du temps de repartir sur lest. Si, au contraire, notre charbon se présentait à eux sur les quais de nos ports, il leur assurerait un fret de retour régulier ; et les expéditeurs de ces navires pourraient développer en toute sûreté leurs opérations sur la France, et auraient tout intérêt à prendre en retour, même à prix réduit, un chargement de houilles françaises.

Les transformations de l’industrie moderne dans ces dernières années permettraient d’ailleurs d’assurer un fret de retour tout spécial aux navires exportateurs de charbon. Ce fret est le minerai de fer. Le développement de nos industries métallurgiques est en effet lié à celui de nos houillères. Les établissemens de forges et de fonderies viennent tout naturellement se grouper à proximité des lieux de production du combustible minéral dont ils absorbent une si grande quantité. Mais le minerai convenable se trouve rarement à pied d’œuvre. La fabrication de l’acier fondu, qui tend de plus en plus à se substituer au fer pour le grand outillage de nos railways et les formidables engins de notre flotte, exige d’ailleurs aujourd’hui des minerais spéciaux d’une richesse bien supérieure à celle dont on s’était contenté jusqu’à présent.

Le département du Gard, en particulier, qui possède quinze hauts fourneaux, ne peut être alimenté par la production des minerais indigènes. Ces minerais sont assez pauvres, ne contiennent qu’une proportion de métal de 20 à 30 pour 100 et ne peuvent être utilisés que si on les mélange avec des minerais supérieurs ; car les lits de fusion des hauts fourneaux doivent présenter une teneur en fer de 35 à 45 pour 100 en moyenne. Il est donc nécessaire d’avoir recours à des minerais étrangers beaucoup plus riches ; et on va les chercher assez loin dans les Pyrénées, en Espagne, à l’île d’Elbe et surtout en Afrique, où les magnifiques gisemens de Mokta-el-Hadid, près de Bône, présentent près de 17 millions de tonnes d’affleurement, contenant 67 pour 100 environ de fer, admirablement disposés pour l’embarquement, à l’embouchure de la Seybouse, et pouvant alimenter largement tous les hauts fourneaux du littoral, de la vallée du Rhône et du centre de la France.

La question de transport, si importante pour le charbon, ne l’est pas moins pour le minerai ; et il est évident qu’un échange peut et doit tout naturellement s’établir entre les navires exportateurs de houille, qui deviendront à leur retour des navires importateurs de minerais de fer.

Seul de tous les bassins houillers de France, celui du Gard est dans des conditions comparables à ceux de l’Angleterre. Non-seulement il est près du littoral, mais la production y dépasse de beaucoup la consommation. Il est d’ailleurs de la dernière évidence que ses produits ne peuvent remonter le cours supérieur de la vallée du Rhône, qui appartient aux charbons de la Loire, encore moins venir faire concurrence au cœur et dans le nord de la France aux charbons allemands et anglais. Il faut donc de deux choses l’une, ou qu’il laisse enfouie en pure perte dans le sol une partie de ses richesses minérales, ou qu’il utilise le superflu de sa production en l’exportant par un port aussi voisin que possible du carreau des mines et qui jouera sur notre littoral le même rôle que les ports de Newcastle, de Cardiff, de Sunderland sur les côtes d’Angleterre.

Ce port ne peut être qu’Aigues-Mortes. Il présente en effet sur Cette et Marseille un premier avantage, — le plus grand peut-être lorsqu’il s’agit du transport de la houille, — celui de la proximité. Il en résulte tout d’abord une économie d’autant plus appréciable que le bénéfice de la vente sur une tonne de charbon est très peu élevé. Mais une des raisons qui semblent devoir recommander Aigues-Mortes d’une manière toute spéciale, c’est la possibilité d’y établir dans d’excellentes conditions toutes les installations nécessaires pour une très large exportation de matières lourdes et encombrantes. Ni Marseille, ni Cette, déjà riches, très peuplées, absorbées par des opérations de transit toujours croissantes, et dont les quais sont déjà trop étroits pour la manutention de denrées de toute sorte, ne sauraient être de grands ports exclusivement charbonniers. L’espace manque, et il faut pouvoir tailler en plein drap pour installer des voies de garage et des appareils de chargement et de déchargement comme on en voit à Swansea, à Cardiff, à Newcastle, à Sunderland, où les-wagons conduisent le charbon, quelques heures après son extraction, sur les écoutilles mêmes du navire exportateur, de telle sorte que le plus grand steamer à hélice reçoit un chargement de près de 1,200 tonnes en moins de quatre heures. On le voit donc: Aigues-Mortes, mieux que tout autre port de la Méditerranée, peut devenir le point de départ de nos charbons indigènes. La prévention séculaire de l’ensablement doit être aujourd’hui complètement dissipée, grâce à des études récentes et à des sondages réguliers exécutés depuis près de trente ans. Le golfe présente une rade foraine parfaitement abritée. La plage est fixe ; les fonds sont constans. Il serait donc possible d’établir dans cet immense enfoncement de la mer un avant-port qui communiquerait avec le chenal maritime, de recreuser ensuite ce chenal et de disposer sur ses rives plusieurs lignes de voies ferrées le long desquelles les bateaux charbonniers pourraient venir régulièrement opérer leur chargement.

Le canal d’Aigues-Mortes à Beaucaire ouvre d’ailleurs l’accès du Rhône; quelques modifications de peu d’importance, un élargissement et un approfondissement sur place, l’allongement des écluses, peuvent le transformer facilement en canal maritime et permettraient à la batellerie fluviale de venir, sans rompre charge, jusque sous les murs d’Aigues-Mortes. Là s’opérerait le transbordement sur les navires de mer. Aigues-Mortes redeviendrait ainsi ce qu’il était au XIIIe siècle, un port en communication directe avec le grand fleuve, pouvant écouler tous les produits de sa vallée. Les houilles de la Loire, de leur côté, dont l’extraction dépasse de beaucoup les progrès de la consommation et n’est limitée que par l’insuffisance des débouchés, pourraient s’ajouter à celles du Gard et concourir avec elles à former ce précieux fret de sortie qui manque presque toujours à notre marine marchande.

Rien ne s’oppose à la réalisation d’un pareil programme. La question se résume en deux termes bien nets qu’il suffit de rapprocher pour que la solution s’impose d’elle-même. D’une part, un bassin houiller dont les produits dépassent de plusieurs centaines de mille tonnes toutes les demandes dans son rayon normal de consommation ; de l’autre, un port aujourd’hui désert, voisin des centres de production, en communication avec l’un des plus grands fleuves de la France, établi dans le fond d’un golfe tranquille, sur une plage à l’abri des ensablemens et dans des conditions exceptionnelles pour permettre l’établissement sur des terrains horizontaux et indéfinis d’un grand outillage d’exportation. Les Anglais, nos maîtres dans les affaires industrielles, n’ont jamais hésité à rapprocher ces deux termes, et ce rapprochement est un des principaux élémens de leur puissance maritime et commerciale.

La question d’ailleurs, qui n’a été jusqu’ici que timidement étudiée, vaut la peine d’être traitée à fond. La transformation et le perfectionnement de notre matériel de transport sont une œuvre nationale. Le gouvernement en a pris depuis peu l’initiative d’une manière vigoureuse et conduit cette entreprise avec une intelligence et une autorité universellement reconnues. L’ouverture d’un port charbonnier à Aigues-Mortes serait certainement une de ses plus belles créations. Elle intéresse trop notre marine dans la Méditerranée et nos grandes industries dans le midi de la France pour ne pas appeler sa sollicitude et éveiller toutes ses sympathies.


CHARLES LENTHERIC.

  1. Voir la Revue du 15 février.
  2. Question des houilles. Mission de M de Ruolz en France et en Angleterre, Paris, 1872; Imp. nat.