La Région des grands Lacs de l’Afrique équatoriale
- I. The Lake Regions of central Africa, by Richard Burton, 8 vol. in-8o ; Londres, Longman 1860. — II. Okavango river, by Ch. Andersson, 1 vol. in-8o, 1861. — III. Bulletin de la Société de Géographie de Paris, 1858-1862. — IV. The Journal of the royal geographical Society of London, 1858-1862. — V. Mittheilungen aus Justus Perthes-Anstalt, 1860-1862.
Lorsqu’il y a sept ans Barth nous revint des profondeurs de l’Afrique, plusieurs autres expéditions à l’équateur, dans l’Afrique australe, sur le Niger, venaient également de produire leurs résultats, et l’on put croire qu’une période de repos allait succéder dans le grand continent au vaste mouvement de recherches et de découvertes qui venait de s’y accomplir. C’est le contraire même qui a eu lieu. Quelques questions demeuraient encore incertaines : on s’était bien approché des sources du Nil, mais on ne les tenait pas. Sur la côte orientale, les récits arabes et indigènes signalaient de larges étendues d’eau ; les régions de l’équateur étaient presque intactes. Alors une nouvelle génération de voyageurs s’est levée et a repris avec la même intrépidité, la même patience, la partie de la tâche que lui laissaient ses devanciers, et, comme eux, elle n’a pas tardé à inscrire bien des noms sur la liste funèbre que l’Afrique ouvre à ses explorateurs, car, toujours semblable au vieux sphinx, l’Afrique dévore ceux qui cherchent à résoudre ses énigmes ; mais les chercheurs ne se lassent pas, et c’est un admirable spectacle que celui de ce continent, champ de bataille de la science, où, dès qu’un soldat tombe, un autre se lève pour le remplacer ! C’est ainsi, lorsque Richardson, puis Overweg ont succombé sous leurs fatigues, que le jeune Vogel s’est offert, victime bientôt lui-même du sauvage despote auquel il venait apporter des paroles de paix et de civilisation.
On verra que la nouvelle liste des voyageurs a aussi son martyrologe. Néanmoins ceux qui sont revenus ont de plus en plus resserré les limites de l’inconnu ; ils ont touché à tous les points incertains à la fois. Dans le midi, Livingstone poursuit sur le bassin du Zambèze et de ses affluens les explorations qui l’ont rendu célèbre. En même temps des missionnaires et des chasseurs transportent leur vie errante sur des lacs et des fleuves jusqu’ici inconnus. Plus au nord, la question des grands lacs et la topographie de l’Afrique sous l’équateur s’éclaircissent. La foule des explorateurs se presse à la fois par le sud, par l’est, par le nord, vers ces sources mystérieuses du Nil que les hommes cherchent depuis deux mille ans. Enfin, de l’Algérie au Sénégal, un jeune Français, préparé par des études spéciales, animé et soutenu par l’exemple de Barth, recherche la voie qui passe par Tombouctou, problème difficile que la France a proposé à la curieuse ardeur de ses enfans.
Nous allons suivre ces divers voyageurs en essayant de mesurer les résultats produits par l’ensemble de leurs efforts. Parmi les notes qu’ils nous ont envoyées et les relations qu’ils nous rapportent, il en est une surtout qui nous livre de précieux renseignemens. M. Burton, explorateur des lacs de l’Afrique centrale et des régions qui les entourent, ne nous donne pas seulement des rectifications géographiques ; il nous offre un tableau complet deîa vie africaine, de ses habitudes, de son état intellectuel et social au cœur de l’Afrique, dans les régions que l’influence étrangère a le moins atteintes ; il éclaire ainsi, dans quelques parties intéressantes, le problème compliqué de l’avenir du continent noir.
En 1856, la Société Géographique de Londres résolut de tenter une expédition décisive pour compléter l’éclaircissement des problèmes de l’Afrique intérieure. Ces lacs signalés par des missionnaires d’après des renseignemens indigènes, il fallait qu’un voyageur européen en vérifiât l’existence, qu’il recherchât s’ils se rattachaient au bassin formé par les montagnes chargées de neige qui venaient d’être découvertes, et si le Nil ne tirait pas ses sources de ces masses d’eau répandues par-delà l’équateur. La société jeta les yeux, pour cette difficile entreprise, sur un officier de l’armée du Bengale, le capitaine Richard Burton, qui s’était signalé déjà par un important voyage en Arabie, sous le costume musulman, comme jadis notre compatriote Caillié en Afrique. Il avait ainsi visité les sanctuaires de l’islam. Depuis il avait pénétré au nord-est de l’Afrique dans la cité sainte de Harar, ville fermée aux chrétiens, et y avait séjourné au péril de sa vie. Burton accepta, et songea à s’adjoindre un compagnon. Il fit choix de M. Speke, comme.lui officier dans l’armée des Indes, et qui avait pris au Thibet et dans l’Himalaya l’habitude des pénibles voyages. Déjà même M. Speke avait fait une tentative à la côte orientale d’Afrique ; mais les Somalis s’étaient jetés à l’improviste sur son camp : ils avaient tué un de ses compagnons, l’avaient pris lui-même, et il ne s’était échappé qu’à grand’peine.
Les deux voyageurs devaient procéder par la côte est ; c’est le chemin préféré, aujourd’hui que l’on a reconnu l’impossibilité presque absolue de franchir les marécages qui enveloppent le Nil à sa naissance et de surmonter la malveillance des populations riveraines de son cours supérieur, aigries par les iniques dévastations des traitans négriers. Ils quittèrent Bombay en décembre 1856, et vinrent débarquer à Zanzibar, d’où le consul anglais devait leur faciliter l’accès de l’intérieur. Dans la prison de la forteresse de Zanzibar, il y avait alors un nègre chargé de fers et attaché à un canon de façon à ne pouvoir se tenir ni couché ni debout. Il avait été un des assassins du jeune Français Maizan, qui avait essayé quelques années auparavant de pénétrer en Afrique, et il expiait son crime dans cet affreux supplice.
Les préparatifs pour le départ n’étaient pas encore complets ; une excursion aux établissemens de la côte occupa les voyageurs, qui allèrent visiter la station religieuse de Rabbai-Mpia. Ce fut le missionnaire Rebmann qui les reçut, et il put leur donner de précieux renseignemens sur les races qu’eux-mêmes allaient visiter. On les distingue en populations essentiellement nomades, — Somalis, Gallas, Masaï, — qui sont déprédatrices et très redoutables. Les demi-pastorales, telles que les Wakamba, qui changent assez fréquemment de demeures, font cultiver des terres par leurs femmes ; ces tribus se livrent aussi au pillage. Quant aux populations agricoles, Wanika, réparties entre la mer et les grands lacs, elles sont composées de métis, de noirs et d’Asiatiques. De la station, les voyageurs se rendirent à Pangani, marché principal de la côte situé à l’embouchure d’une rivière du même nom. Ce lieu compte environ quatre mille âmes, et fait un commerce assez considérable de grains, de beurre, d’ivoire, de cornes de rhinocéros, de dents d’hippopotame.
Le parcours du Pangani est difficile à cause des rochers et des chutes qui l’embarrassent, mais il déploie de magnifiques paysages. La nature africaine s’y montre sous l’aspect le plus imposant, avec sa végétation puissante et variée. Les cocotiers, les arécas balançaient leurs couronnes au-dessus du rivage, semé de lis et d’autres fleurs éclatantes. Le makkl-el-schaytan, palmier du diable, qui n’a pas de tronc, projetait ses branches énormes à 30 et 40 mètres du rivage. Par malheur, l’homme a flétri de ses dévastations cette splendide nature : çà et là on voyait quelques vestiges de culture, des cases, la plupart désertes, portant encore les traces de l’incendie. Les habitans avaient disparu, à l’exception de quelques pauvres pêcheurs qui s’empressaient de prendre la fuite à la vue des étrangers. Le cri de quelques oiseaux d’eau, le murmure du vent, troublaient seuls le silence de cette solitude. Quelquefois aussi l’hippopotame, surpris par le bruit des rames, levait sur la surface de l’eau une tête étonnée ; de longs alligators, semblables à des troncs d’arbres, regardaient passer la barque d’un œil terne et endormi, et les singes effrayés grimpaient des pieds et des mains avec des gestes capricieux au sommet des arbres.
Après une rapide excursion à Fuga, lieu principal de l’Ousambara, composé de cinq cents huttes et peuplé de métis, d’Arabes et de Wasambaras, les deux Anglais revinrent à Zanzibar, d’où ils partirent à la fin de juin 1857 pour leur voyage dans l’intérieur du continent. Leur caravane se composait de douze soldats béloutchis, de guides, de porteurs, de domestiques, en tout quatre-vingts personnes. Trente ânes portaient les bagages. La caravane s’engagea dans l’ouest ; elle atteignit Zungomero, village situé au pied d’une chaîne qui présente une étonnante ressemblance avec les montagnes du Dekkhan, et que les voyageurs proposent, pour ce motif, d’appeler Ghâtes orientales. Elle ne s’élève guère à plus de 1,820 mètres. On l’appelle plateau de Wagogo ; le sol maigre n’est guère propre à la culture, et des forêts Vierges, peuplées de bêtes sauvages, en occupent la plus grande superficie. Cependant ses habitans, les Wanyamwezi, sont une population nègre active, à la fois agricole et industrieuse. À partir de ce point, la marche devint de plus en plus pénible : les voyageurs avaient à souffrir d’un soleil dévorant, presque perpendiculaire, de toute sorte de privations et des funestes influences d’un climat malsain. Ils arrivèrent, accablés de fatigue, dans la région d’Ugogo, et se reposèrent quelques jours dans la capitale, Ugogi. Ce pays est éloigné de la Côte de six semaines de chemin de caravane ; il est peuplé d’une race métisse. Ugogi est à 720 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le climat est salubre, les nuits y sont fraîches et sans rosée, les brisés et les rafales de la mer tempèrent l’ardeur d’un soleil vertical.
Quelques étapes encore menèrent les voyageurs à Kazeh, dans l’Unyanyembé, sous le cinquième parallèle sud. Là ils firent un séjour de plus d’un mois pour se remettre de leurs fatigues. Tel est l’usage des caravanes qui viennent de la côte : avant de se diriger sur les lacs, elles se refont à Kazeh pendant six semaines des privations et des labeurs qu’elles ont endurés. Cette ville, une des plus importantes de l’Afrique centrale, est peuplée surtout d’Arabes, et elle est le rendez-vous des caravanes qui s’en vont dans l’intérieur chercher l’ivoire. Après s’être remis en marche, MM. Burton et Speke visitèrent le marché important de Msené. Ils étaient alors aux limites de la région des lacs, l’Unyamwezi, contrée fameuse dans toute l’Afrique orientale et centrale. Ce nom signifie Terre de la Lune, on l’appelle aussi le Paradis et le Jardin de l’Afrique.
C’est une coïncidence assez singulière que ce nom de Terre de la Lune donné par les indigènes à une région placée vers le centre de l’Afrique, dans la direction même où le géographe Ptolémée inscrivait, il y a dix-huit siècles, une large chaîne de montagnes à laquelle il donnait ce même nom. Ces montagnes de la Lune, nos cartes les ont tour à tour admises et rejetées ; aucun voyageur ne les avait revues ; l’Afrique passait pour être dans cette partie déprimée et couverte de sables, et la mention fournie par le vieux géographe était rangée parmi les fabuleuses inventions familières à la Grèce. On est obligé aujourd’hui de convenir que les anciens étaient renseignés mieux que nous ne l’avons cru. Ces régions de l’Afrique, que nous nous vantons d’être les premiers à visiter, sans doute elles ont vu jadis des navigateurs grecs ou phéniciens sillonner les détours de leurs côtes dans les lentes pérégrinations de leurs longs périples, quand ils lançaient leurs vaisseaux à la recherche des trésors de l’Ophir ou de la Taprobane. Toutefois ce n’est pas précisément au lieu appelé par les Africains Terre de la Lune qu’il semble qu’on doive placer les montagnes de Ptolémée, car la région à laquelle est donné ce nom, l’Unyamwezi, présente dans sa configuration un vaste plateau bien plus qu’une chaîne de montagnes. C’est plus au nord sans doute, dans ces hauts sommets découverts par Kraf et Rebmann, le Kilimandjaro, le Kenia, l’Ambolola, récemment revus par d’autres explorateurs, qu’il faut placer les monts de la Lune. Ptolémée ajoutait qu’au pied de cette chaîne s’étendait un grand lac d’où paraissait sortir le Nil. Cette autre hypothèse aussi se confirme. Il est probable que le Nil tire ses principales sources de l’un de ces grands lacs sur les bords desquels s’étend la région favorisée que la tradition continue d’appeler aujourd’hui, comme au temps des Grecs, « Terre de la Lune. »
Cette contrée de l’Afrique centrale s’étend, dans une longueur de 250 kilomètres, entre le désert de Mgunda à l’est, le lac Nyanza au nord, la rivière Malagarazi à l’ouest, les états d’Ugala, d’Ukimbu, d’Uwembé au sud, au sud-est et au sud-ouest. Il est compris entre les 4e et 5e degrés de latitude sud et les 31°, 37’ et 28°,50’ de longitude à l’est de Paris. Les caravanes indigènes mettent de vingt-cinq à trente jours pour le traverser, avec quatre haltes. L’altitude de cette région varie de 900 à 1,250 mètres. Les Portugais, à la fin du XVIe siècle, ont les premiers entendu prononcer ce nom, qui depuis a été marqué, défiguré de diverses façons, sur les cartes de l’Afrique. D’anciennes traditions conservées dans le pays représentent l’Unyamwezi comme ayant formé jadis un état puissant sous un seul chef, et elles ajoutent qu’il y a bien longtemps, quand le dernier souverain de l’Unyamwezi mourut, ses fils et les grands se partagèrent son empire, et qu’ainsi fut morcelé ce puissant état. Aujourd’hui en effet, il est coupé en un grand nombre de subdivisions, ayant chacune un chef particulier. Une seule langue y est en usage ; mais, comme tous les idiomes africains, elle s’est modifiée en une infinité de dialectes.
Cette région n’est pas montagneuse ; un terrain argileux y recouvre un granit qui de place en place s’élance du sol avec des formes pittoresques, formant de vastes dômes, des blocs puissans et bizarrement entassés. Le climat est généralement salubre ; néanmoins, durant l’été, les vente d’est, rafraîchis par les alluvions marécageuses des vallées, balaient cette contrée Comme la tramontane d’Italie, coupent de courans froids la chaude atmosphère, et par le brusque contraste des changemens, engendrent des maladies. On signale aussi dans certaines parties de cette contrée des fièvres bilieuses. Les pluies sont violentes dans leur saison, qui s’étend de septembre à mai. Pendant cette longue période, les fortes ondées se succèdent presque sans relâche. Au contraire, dans la saison sèche, la terre présente un aspect de grande magnificence, et c’est à juste titre que cette contrée a été appelée le jardin de l’Afrique inter tropicale. Le charme en est augmenté par le contraste des plaines rouges et stériles de l’Ugogo. Les villages sont nombreux et bien peuplés ; on les voit à de courts intervalles se dresser du milieu du labyrinthe de haies vertes qui couvre le sol. La terre est bien cultivée, et l’abondance du bétail donne une bonne idée de la prospérité de cette terre.
Les villages sont, comme dans les pays voisins, d’Usagara et d’Unyanyembé, formés d’une espèce particulière déniaisons auxquelles on donne le nom de tembé. M. Burton observe que le degré d’importance des constructions africaines donne à peu près le niveau de la civilisation des diverses tribus ; ainsi le tembé, habitation d’une race plus intelligente et plus riche, est de beaucoup supérieur à ces huttes coniques primitives qui sont en usage dans la plupart des régions de l’Afrique. À la côte est, les villages ont des maisons assez vastes, longues et carrées, avec un toit de chaume en pente et de larges rebords débordant en guise de vérandas. Elles sont faites de claies et de menus morceaux de bois mêlés de terre. Dans toutes les contrées qui avoisinent le littoral domine le nyumba, hutte circulaire dont il existe beaucoup de variétés ; la plus simple est un cône fait de lattes et de branches liées à l’extrémité et recouvertes de chaume. C’est dans l’Afrique intérieure, près du lac Tanganyika, que la classique maison africaine de boue fait place au plus comfortable tembé. Les Arabes n’emploient guère d’autres constructions, et ils en ont transporté l’usage de l’autre côté du lac, là où reparaissent les huttes circulaires. Ces tembés sont de forme oblongue ou carrée, souvent irrégulière, et munis à chaque angle d’une espèce de petit fort qui les protège contre les attaques. Beaucoup de ces habitations sont ornées de représentations d’hommes et de serpens grossièrement figurés en terre : on voit aussi des croix sur les façades ; mais les indigènes n’y attachent pas une signification religieuse.
Dans la plupart des villages on ne pénètre que par une ruelle, en palissades, étroite et sombre. La toiture est faite de pièces de bois sur lesquelles on répand un épais gazon ; on lui donne une pente pour l’écoulement des eaux, mais peu inclinée, de façon à pouvoir y déposer des réserves de grains, le bois à brûler, le manioc, les pastèques, tout ce qui a besoin de soleil. Durant la saison des pluies, les toits verdissent, et à distance les tembés présentent l’aspect d’ondulations de terrain ; sur chaque face de la maison s’ouvrent une ou deux portes, assez larges pour laisser passer une vache. Après le coucher du soleil, ou les ferme soigneusement, et les habitans se gardent bien de sortir jusqu’au matin.
Chaque maison a ordinairement deux chambres que l’on appelle but et bin. La longueur varie de vingt à cinquante pieds, la largeur de douze à quinze. Ces chambres sont séparées par une cloison en bois ou par des nattes en paille, laissant une petite ouverture pour la lumière. Le but sert de parloir, de cuisine et de dortoir ; le bin reçoit quelque clarté de la porte ou d’une crevasse, car la fenêtre n’est pas encore inventée en Afrique. C’est le magasin de la famille. On y admet la nuit les chevreaux et les agneaux. C’est aussi l’asile des poules qui couvent. Le plancher de terre battue est rude, raboteux, inégal. Les bestiaux sont entassés pêle-mêle dans les cours ; leur nombre, les soins incomplets qui leur sont donnés, rendent l’atmosphère malsaine et développent les maladies de peau et la phthisie. La cour centrale a ordinairement de belles plantations d’arbres, à l’ombre desquelles les enfans jouent, les hommes fument, les femmes travaillent. Il y a encore, attenant au tembé, une petite case, le nizimi, hutte au fétiche, où les dévots portent leurs offrandes. On remarque aussi dans les villes de l’Unyamweszi des lieux publics appelés iwanzas ; ils répondent aux cafés et aux cabarets des pays civilisés. Les noirs, qui aiment beaucoup à se trouver réunis, les fréquentent au détriment de leur travail. Dès le mâtin, après un premier repas, l’Africain s’en va, muni de sa pipe, à l’iwanza. Là il trouve une nombreuse compagnie exclusivement de son sexe, et il y passe la plus grande partie de la journée à bavarder, à fumer, à rire, et quelquefois à dormir comme une bête de somme. Il se livre aussi au jeu, et toujours avec frénésie. Ces sauvages risquent, dans leurs jeux de hasard primitifs, tout ce qu’ils possèdent ; il en est qui se jouent eux-mêmes et se livrent comme esclaves. Leurs femmes et leurs enfans leur servent aussi d’enjeux, et on en citait un qui, dans l’iwanza d’un village de ce pays de la Lune, avait joué sa mère contre une vieille vache.
Les femmes ont aussi leurs iwanzas, mais les étrangers n’y pénètrent pas ; ce sont des sortes de harems. Au contraire ceux des hommes sont toujours publics. Ce sont de larges huttes soutenues par de grossières colonnes. Le toit consiste en une couverture de chaume surélevée d’un pied au-dessus des murs, ce qui fournit une excellente ventilation. Une rangée de troncs raboteux et pointus protège l’iwanza contre l’invasion des bestiaux. Au linteau des deux portes d’entrée sont appendues dès queues de lièvres, des crinières de zèbres, des cornes de chèvres, servant d’appel au public, ou regardées peut-être comme étant douées d’une vertu protectrice. La moitié de l’intérieur est réservée à une espèce de lits en planches appelés ubiri, où s’étendent les dormeurs et les ivrognes. Les murs sont décorés avec des lances, des bâtons, des arcs, des pipes ; les plus somptueux établissemens sont ornés de défenses d’éléphans. Dans ces lieux, non-seulement on joue et on fume, mais aussi on mange. Beaucoup de noirs désertent leur ménage pour vivre à l’iwanza où surtout on consomme le pombé. Cette boisson, très commune sous divers noms à toute l’Afrique, s’appelle en Égypte buzah, dans l’extrême est et sur le Haut-Nil, merissa. C’est une espèce de bière sans houblon, faite moitié de grains, et moitié des herbes holcus et panicum, graminées très amères. On met dans l’eau ces divers élémens, et on les y laisse jusqu’à fermentation. Alors on les mêle à une égale quantité de farine et à un peu de miel. Le tout est bouilli trois ou quatre fois dans de grands pots, puis clarifié dans un filtre de nattes ; ensuite on le rend à la fermentation, et au bout de trois jours le mélange a pris l’acidité du vinaigre. Il possède alors des propriétés très enivrantes ; on en vient vite à surmonter la première répugnance que cause l’amertume du breuvage, et cette ivresse présente une certaine analogie avec celle que produit le kava océanien. Les résultats ne sont pas moins pernicieux : ils consistent dans une vive excitation suivie d’un profond sommeil, avec une pénible courbature au réveil. L’usage du pombé amène des rhumatismes., et l’on en reconnaît les amateurs à leur œil chassieux. Avant de tomber en ivresse, un buveur émérite peut absorber environ un gallon, c’est-à-dire cinq litres, et il y a des individus des deux sexes qui semblent ne vivre que de cet affreux liquide.
Ces renseignemens nous prouvent que les indigènes de l’Afrique orientale et centrale ne sont pas d’une haute moralité. Pour eux, l’idéal d’une belle existence, c’est l’inaction, le sommeil, jouer, fumer, mais surtout manger. La chair, voilà le rêve de l’Africain. Il peut assez facilement le satisfaire dans les contrées naturellement riches comme l’Unyamwezi. De plus, il a le poisson, les grains, les végétaux. Le lait, le beurre, quelques fruits tels que la banane et la datte du palmier de Guinée sont considérés comme alimens de luxe. Le miel est très abondant, et il n’y a guère de village à la suite duquel on ne voie ces alignemens de ruches que les nègres appellent mazinga. Les années où le miel est abondant, les Arabes en font un sucre de couleur brune dont on use partout où ne croît pas la canne. Dans les lieux où celle-ci pousse, on l’emploie à l’état naturel, les noirs n’ayant pas encore imaginé d’en extraire le suc. Cependant le sucre est une des friandises les plus recherchées de ces nègres, et ils font force contorsions pour en obtenir et pour remercier quand ils en ont obtenu.
Le poisson abonde dans les cours d’eau et dans les lacs de ces terres bien arrosées ; cependant il est abandonné aux pauvres et aux esclaves. De l’aveu des Arabes, les végétaux sont durs et indigestes sous cette latitude. Le gibier est réputé inférieur aux viandes d’animaux domestiques. Après les bœufs, on estime principalement les chèvres. Les moutons sont chétifs et vendus à vil prix. Les poules, les pigeons sont aussi en grande faveur ; mais les œufs excitent une répugnance unanime, sans qu’on en sache la cause. Des animaux sauvages, le plus recherché est le zèbre ; on en fume la chair. Certaines espèces d’antilopes sont succulentes, mais la plupart ont la chair noire, dure et indigeste. Le meilleur moyen pour un voyageur européen et déterminer des Africains à le suivre, c’est de leur promettre une abondante nourriture. Réunir quelques provisions est le seul soin dont ces noirs soient capables ; ils sèchent, fument et salent de grandes quantités de viande : battue, coupée même et mise avec du beurré dans des pots, cette viande forme un mets appelé kavurmeh, qui est en usage surtout pour les longues excursions. D’ailleurs le noir en voyage, s’il manque de vivres et d’eau, ouvre la jugulaire à sa bête de somme et se rassasie comme une sangsue.
Tels sont les habitans de la terre fortunée de la Lune. Ils ne le cèdent guère en barbarie et en grossièreté à leurs congénères du reste de l’Afrique. Quelques autres détails sur leurs relations sociales, leur industrie, leurs arts rudimentaires, leurs croyances, se présenteront naturellement quand nous pénétrerons dans les villes de ces Africains. Pour le moment, il faut reprendre, à la suite de MM. Burton et Speke, les chemins qui mènent aux lacs, but de leurs laborieux efforts.
En poursuivant leur itinéraire à travers l’Unyamwezi, les voyageurs anglais ne s’appliquaient pas seulement à recueillir des informations sur les indigènes, ils examinaient aussi avec attention la faune et la flore des régions qu’ils traversaient. De la flore il y a peu à dire : elle est semblable à celle des contrées voisines. La faune offre certaines particularités. Le nyanyi, cynocéphale rouge ou jaune, qui atteint la taille d’un grand chien, est la terreur des districts qu’il habite ; et les femmes surtout doivent craindre d’approcher de sa retraite. En troupe, ces cynocéphales ne redoutent, assure-t-on, ni le lion ni le léopard. Il existe un singe d’une autre espèce, appelé dans le pays mbega. C’est le même que le docteur Livingstone a vu dans l’Afrique australe, où on l’appelle polumé. Il est remarquable par sa peau, d’un noir luisant, sur laquelle s’épand une sorte de chevelure blanche comme la neige. C’est un joli animal, très propre, toujours occupé à polir sa belle robe. On le persécute pour sa dépouille ; mais, suivant un dire des Arabes qui soit un peu la fable, le polumé ne veut pas la livrer, et quand il se sent frappé à mort, il la déchire lui-même. Ce joli quadrumane vit sur les arbres, sans descendre à terre, et ne se nourrit que de jeunes feuilles et de fruits.
Dans le voisinage de l’Unyanyembé, on trouve, disent encore les Arabes, une espèce de chien sauvage très féroce, haut de dix-huit pouces. Ces animaux se rassemblent en troupes ; de vingt à deux cents pour se jeter, avec d’affreux hurlemens, sur les bêtes et même sur les hommes. Les oiseaux aquatiques, gibier toujours préparé pour le chasseur, abondent sur les moindres mares. Les autruches sont devenues rares. Des libellules au fin corset, aux ailes puissantes, trois fois grandes comme les nôtres, voltigent à travers les joncs et les fleurs aquatiques. La famille des papillons est innombrable, riche et variée à l’infini. Dans toutes ses créations, l’homme excepté, la nature déploie, à ces latitudes, la puissance, la richesse, la force, sous l’influence des pluies et du soleil immodérés de l’équateur.
Les voyageurs suivaient un chemin parallèle au cours du fleuve Malagarazi, le plus puissant affluent du lac Tanganyika. Ils coupèrent plusieurs cours d’eau tributaires du fleuve, traversèrent le district de Kinawani et parvinrent, le 13 février 1858, sur une hauteur d’où une longue ligne blanchâtre se dessinait dans le lointain. Ils obtenaient enfin la récompense de leurs peines et de leurs efforts : le grand lac se déroulait sous leurs yeux. Rien, paraît-il, de pittoresque et de magnifique comme le Tanganyika, enveloppé dans sa ceinture de montagnes et illuminé par les splendeurs d’un soleil tropical. En bas et autour, l’œil contemple sur le premier plan les pentes abruptes et raides de la montagne au pied de laquelle court, avec de nombreux détours, le sentier des piétons, bande étroite et toujours fleurie de gazon couleur émeraude. Au-dessous s’étend une ceinture resplendissante d’un sable jaune bordée tantôt par des joncs épais et tantôt frappée par les bagues claires et brillantes. Plus loin, en face, s’allonge la vaste nappe d’eau, d’un bleu doux et lumineux, qu’un léger vent du sud-est frise d’une écume couleur de neige. À l’arrière-plan se dessine un mur haut et droit de montagnes à teintes d’acier, éclairé par de vifs reflets, et découpant sur une atmosphère d’azur ses échancrures rudes et sévères. À l’opposé, du côté du sud, sur un terrain bas, le Malagarazi court avec violence, et décharge dans le lac ses eaux saturées d’une argile rougeâtre. Là s’allongent les pointes et le cap d’Ugubha, et si la vue plonge au-delà, elle entrevoit un groupe de petites îles tachant le lointain horizon des flots. Les villages, les cultures, les nombreux canots des pêcheurs, le bruissement éloigné des vagues battant la plage, tout cela donne à ce magnifique paysage le mouvement, la variété, la vie. En même temps les mosquées, les kiosques, les palais, les villas, les jardins, les vergers semés dans la campagne, complètent, par leur contraste avec la magnificence et les profusions de la nature, ce merveilleux spectacle. « Quel charme, s’écrie M. Burton, que l’aspect des rians rivages de cette puissante crevasse que l’on appelle Tanganyika après les baies silencieuses de l’Afrique orientale avec leurs palétuviers semblables à des spectres, après la monotone traversée du désert, les jungles sans fin, les rocs sombres, les plaines brûlées du soleil, les marécages couverts de grandes herbes plates ! C’est la joie de l’œil et de l’âme, l’oubli des fatigues, des dangers, des incertitudes du retour, et le moment de braver plus de périls encore. — Tous mes compagnons partageaient la vivacité de ma jouissance. » Les courageux explorateurs se rendirent au village le plus proche du point où ils avaient touché le lac ; ce n’est qu’un amas de quelques huttes de gazon, appelé Ukaranga, abri temporaire des caravanes qui vont à l’autre bord. De là ils gagnèrent Kawelé, ancienne ville aujourd’hui dépendante de la ville nouvelle Ujiji, qui est le centre le plus important du commerce du lac.
Ujiji n’est pas le nom seulement d’une ville, mais aussi d’une province dont elle est le chef-lieu, et que l’on appelle quelquefois d’un autre nom, Manyofo. Les Arabes, qui rendent à l’Europe le service d’ouvrir et de préparer les voies en Afrique, ont pénétré seulement en 1840 dans l’Ujiji, dix ans après leur admission dans l’Unyamwezi. Ils jugèrent que cette ville serait un marché bien placé pour le commerce de l’ivoire et des esclaves avec les populations riveraines du lac. Leurs caravanes y font en effet de fréquentes visites durant la belle saison, de mai en septembre. On peut juger de la fertilité de « cette province par ses vastes forêts et par la puissance et la variété de ses fougères. Elle doit à la grande humidité du sol et aux ardeurs du soleil africain une fécondité qui produit des végétaux presque sans culture ; mais le climat n’est pas sain durant la saison humide. Le long des bords du lac, il y a des champs où le riz monte à huit et à neuf pieds. Les habitans lui préfèrent cependant le sorgho, bien que les déprédations des singes et les dévastations des éléphans leur fassent subir des pertes considérables. Le principal grain est le holcusi qu’on a vu employé à la fabrication du pombé. Le millet ne croît pas dans ces contrées.
Les bazars d’Ujiji sont bien approvisionnés de cannes à sucre, de tabac et de coton, de miel, de poisson, de bestiaux, parmi lesquels figurent les moutons à longue et lourde queue. Il y a aussi une espèce de petits bœufs, avec une bosse peu proéminente, originaires des montagnes du Karadwah. Ils sont d’un prix très élevé ; une seule vache n’est pas estimée moins que le prix d’un esclave adulte. Les indigènes mangent toute espèce d’animaux, depuis l’éléphant jusqu’à la fourmi termite, qui est un fléau de ces régions ; on y trouve aussi le tse-tse, cette mouche étrange, funeste exclusivement aux animaux domestiques, qui désole l’Afrique australe et le Haut-Nil.
Ujiji est le centre du commerce d’ivoire qui se fait à plusieurs milliers de kilomètres autour du lac, et aussi le grand marché d’esclaves. Les tribus d’Urundi, d’Uhha, d’Uwira, de Mariengu, lui en fournissent une quantité » considérable. Il y a lutte d’activité et de fourberie pour cet article humain entre les Arabes et les marchands indigènes. Ceux-ci augmentent leurs profits en favorisant l’évasion des captifs, et les Arabes qui n’ont pas le soin de tenir à la corde ou à la chaîne leurs esclaves sont sûrs d’en perdre vingt pour cent avant le passage du Malagarazi. Aussi le marché d’Ujiji n’a pas bonne réputation, et les Arabes cherchent une autre place pour y transférer leurs transactions. Le prix des esclaves est très variable, suivant le chiffre des demandes ; mais il n’est pas fort élevé, et comme les noirs sont revendus à Zanzibar au prix de 15 à 30 dollars, il en résulte que la traite, qui réalise cinq cents pour cent, est d’un assez bon profit.
L’esclavage semble être aussi vieux que les sociétés africaines, ce qui n’a rien de particulier ni d’étonnant, car les plus nobles races à leur enfance, et même à des âges de plein développement comme la Grèce et Rome, n’ont pas été exemptes de ce crime. Pour toute l’Afrique, il est encore dans sa pleine vigueur, et c’est la cause la plus énergique de la dégradation du continent noir ; de là résultent les luttes acharnées de ses innombrables tribus, avec Une excitation permanente de toutes les mauvaises passions. Comment ces hommes pourraient-ils être relevés, s’ils se traitent eux-mêmes en brutes ? Toutefois il est juste de reconnaître que, si l’esclavage est fréquent en Afrique, il n’y est cependant pas universel. Quelques tribus l’ont rejeté spontanément ou sous une influence extérieure ; telles sont, à la côte est, celles des Wahinda, des Watosi et des Wagogo. M. Livingstone a vu aussi dans l’Afrique australe des peuplades qui ne connaissent pas l’esclavage. Il paraît que dans cette partie du continent ce sont les marchands portugais qui l’y ont surtout propagé. Les Arabes tiennent un vilain rôle dans ce trafic ; ils en sont les principaux entremetteurs, et c’est le plus riche des profits qu’ils font en Afrique. Ce ne sont pas seulement les prisonniers qui sont livrés à l’esclavage, mais aussi les parens les plus proches. M. Burton cite des tribus où l’oncle a droit de vente sur ses nièces et ses neveux. Dans l’Afrique même, l’esclavage présente assez de douceur. Il est rare qu’un maître traite durement des hommes jetés dans une condition où il pourrait si facilement tomber lui-même. Le commerce se pratique de tribu à tribu, et les noirs qui sont vendus sur les grands marchés de la côte viennent souvent de très loin. Les principaux marchés de l’est sont l’Ile de Kasengé, Ujiji, Unyanyembé et Zungomero. Les Arabes y vont choisir les meilleurs sujets, qu’ils transportent à Zanzibar, le plus grand entrepôt du continent africain.
Les causes qui fomentent les guerres entre tribus ne sont pas politiques ; ce ne sont guère non plus les rivalités des chefs : par-dessus tout, c’est le désir de se procurer de la marchandise humaine, le rapt des enfans et le vol des bestiaux. Il y a des tribus pastorales, les Wamasaï, les Wakwafi, les Watuta, les Warori, qui prétendent qu’elles ont seules le droit déposséder des troupeaux, — droit qui leur a été transmis héréditairement, disent-elles, par leurs premiers ancêtres, créateurs des animaux. Les enlèvemens d’enfans sont très fréquens : il y a des razzias organisées pour cet objet. L’ivoire sert souvent de prix pour les échanges. Il serait difficile de fixer une valeur moyenne à une marchandise aussi variable que les esclaves. Toutefois à Zanzibar on paie généralement de 15 à 30 dollars un enfant ; un homme de vingt-cinq à quarante ans vaut de 13 à 20 dollars ; plus vieux, il tombe de 10 à 13. Les esclaves instruits dans quelque métier sont payés de 25 à 70. Le prix des femmes est ordinairement d’un tiers supérieur à celui des hommes. Les droits payés à Zanzibar varient suivant la provenance des sujets : les Wahio, les Wagindo et autres importés de Kilwa ne paient qu’un dollar ; de Mrima et de la région maritime, il en paient deux, et trois de l’Unyamwezi, d’Ujiji et des autres régions de l’intérieur. Au dépôt central d’Onyanyembé, les prix sont beaucoup moins élevés. Il y a aussi des marchés où les hommes sont vendus plus cher que les enfans. Dans les moins chers, par exemple à Karagwa et à Urori, on a un enfant pour trois vêtemens et une petite mesure de grains de corail ; un homme coûte le double, et on ne prend pas les vieux noirs. Le nombre des esclaves annuellement introduits à Zanzibar varie entre dix et vingt mille. La perte par mort et par évasions n’est pas évaluée à moins de 30 pour 100.
Sur les bords du lac Tanganyika aussi bien que sur tout le reste du continent, les familles noires sont très diverses et très nombreuses. La science se perdrait à tenter l’explication de cette ethnologie africaine. « Les Wajiji sont une population rude et très barbare ; les chefs se couvrent les bras, la poitrine, le dos, de tatouages en lignes, en cercles, en raies entre-croisées. Ils se frottent d’huile ; leurs cheveux, coupés ras, sont disposés en croissans, en ronds, en étoiles, en lignes elliptiques. Ils ont très peu de poils sur la figure, et s’y appliquent, hommes et femmes, de la terre rouge ou de la craie, ce qui les rend hideux. Les plus riches portent des étoffes de coton achetées aux caravanes. Les femmes font usage d’une robe appelée tobé ; les pauvres gens portent des peaux de moutons, de chèvres, de cerfs, de léopards, de singes, attachées avec des cornes sur les deux épaules, et dont ils laissent la queue et les jambes pendre derrière eux. À Ujiji, on fabrique avec les filamens intérieurs de l’écorce de certains arbres des étoffes qui ont l’avantage d’être imperméables. Pour leur donner de la souplesse, on les graisse avec du mauvais beurre.
Dans l’Unyamwezi, il y a deux races distinctes, les Wakimbu et les Wanyamwezi. Les premiers ne sont pas indigènes ; ce sont des immigrans qui obtinrent la permission de s’établir dans ce pays il y a une vingtaine de masikas, c’est-à-dire de saisons de pluie ; on compte ainsi les années par saisons dans cette partie de l’Afrique. C’est une population pauvre, adonnée aux travaux pénibles. Les tribus Wanyamwezi, propriétaires indigènes du sol, sont la race typique de cette partie de l’Afrique. L’activité, le commerce, une industrie relative, assurent leur supériorité sur les autres races. Ces indigènes sont couleur de sépia, et leurs traits ne portent pas les caractères sémitiques des populations du littoral. Leurs cheveux crépus sont tressés en boucles ou en nattes et pendent comme des franges sur leur cou. C’est une population grande et vigoureuse. Les femmes sont remarquables par l’allongement des seins ; les hommes portent sur la figure une double ligne de coupures s’étendant depuis les tempes et le sourcil jusqu’à la mâchoire inférieure. Quelquefois une troisième ligne marque le front jusqu’à la naissance du nez. Les hommes se décorent en se frottant la face de charbon de bois ; les femmes préfèrent le bleu, et se font autour des yeux de petites cicatrices perpendiculaires de cette couleur. Les Wanyamwezi se déforment les dents, comme tant d’autres sauvages ; ils leur donnent une forme triangulaire, et les femmes s’arrachent les incisives inférieures, ce qui les rend hideuses. Ils s’élargissent aussi les lobes des oreilles. Leurs vêtemens consistent en peaux et en étoffes pour les gens riches ; les femmes portent un lobé bien drapé ; les enfans sont nus, et les jeunes filles ne se couvrent pas la poitrine. Les petits enfans sont portés sur le dos de leur mère dans un sac rattaché au cou. Les ornemens favoris consistent en corail rouge et en colliers d’œufs de pigeons, de coquilles, de dents de jeunes hippopotames. Des anneaux de cuivre massif entourent les poignets et les avant-bras, des cercles d’ivoire sont placés au-dessus du coude, les chevilles sont entourées de clochettes et d’anneaux de fil de cuivre et de fer. Beaucoup portent des charmes donnés par le mganga, sorcier et médecin. Les armes des Wanyamwezi consistent en longues lances, en arcs, en flèches barbelées et empoisonnées ; ils ont aussi des couteaux, des haches. Cette race est belliqueuse et douée d’un grand courage.
La femme près de devenir mère quitte sa hutte et se retire dans les jungles ; elle revient quelques heures après, portant dans un sac sur son dos le nouveau-né. Les jumeaux, très communs dans la race cafre, le sont beaucoup moins ici ; on en tue toujours un. Si une femme meurt sans enfans, le veuf peut réclamer des parens le présent qu’il leur avait donné pour l’obtenir en mariage ; c’est l’enfant qui hérite. Les naissances sont célébrées par de copieuses libations de pombé. Les mères allaitent leurs enfans jusqu’à la fin de la seconde année ; à l’âge de quatre ans, l’enfant commence à s’exercer avec de petites flèches et de petites lances dont la grandeur et le poids sont augmentés graduellement. C’est toute son éducation. Les noms sont souvent empruntés aux visiteurs arabes. La circoncision n’est pas en usage. L’enfant est la propriété de son père, qui a le droit de le vendre ou de le tuer. Dans les contrées plus septentrionales, notamment dans l’Usukuma, on retrouve un singulier usage, que déjà le docteur Baikie avait remarqué sur le Niger : c’est l’héritage par le neveu maternel ; l’enfant hérite du frère de sa mère. Par une autre coutume qui semble la ruine de toute organisation sociale, les Wanyamwezi abandonnent leur succession aux enfans illégitimes qu’ils ont eus d’esclaves ou de concubines ; ils disent que c’est parce que ceux-là sont dénués de ressources et de protection. dès que les garçons peuvent marcher, ils s’assemblent en troupes. À l’âge de dix ans, tous gagnent leur vie, ils secouent la dépendance paternelle, se bâtissent une hutte et plantent leur tabac.
Les filles demeurent jusqu’à leur puberté dans la maison paternelle ; ensuite toutes celles d’un même village qui sont à l’état adulte, généralement au nombre de sept ou onze, se réunissent et se bâtissent chacune une hutte où elles puissent recevoir leurs amans hors de la surveillance de leur famille. Quand une d’entre elles est sur le point de devenir mère, le jeune homme qui a eu des rapports avec elle est tenu de l’épouser sous peine d’amende, et il en paie une aussi au père, si la femme meurt dans l’enfantement. Pour épouser, le jeune homme a également un prix à payer, qui varie, suivant les avantages et les qualités de la jeune personne, entre une et dix vaches. La cérémonie du mariage est célébrée à grand renfort de tam-tam par des danses et une consommation considérable de pombé. La polygamie est en usage pour les gens riches. L’homme a la charge des bestiaux, de la volaille ; c’est la femme qui travaille la terre. Chacun cultive son tabac. Les veuves quittent leurs demeures et se livrent à la prostitution.
Autrefois, quand un indigène était mort, ses proches traînaient le cadavre par la tête dans une jungle, où les hyènes et autres bêtes fauves ne tardaient pas à le faire disparaître. Les Wanyamwezi étaient opposés à la combustion pratiquée par les Arabes et la traitaient de profanation. Cependant ce mode a fini par prévaloir et s’est imposé à ces Africains. Aujourd’hui le mort, le visage tourné vers le village où est née sa mère, est brûlé avec ses armes. Si c’est un personnage d’importance, on égorge en son honneur un bœuf et une brebis qui servent à un festin de funérailles, et on enveloppe ses cendres, de leurs peaux. Les chefs de ces peuplades, qui prennent uniformément le titre de sultans, sont également brûlés, et trois femmes esclaves sont jetées vives dans leur bûcher : on veut leur épargner, dit-on, les ennuis de la solitude. De larges libations de pombé, comme toujours, complètent la cérémonie.
On sait combien les sauvages de l’Afrique sont passionnés pour les danses et pour la grossière musique qui les accompagne. Ceux de l’est et du centre ne le cèdent sur ce point à aucune autre peuplade. Quand la lune commence à se lever, ils secouent leur torpeur ou quittent leurs jeux, et, bondissant comme des chacals, appellent à grand bruit d’instrumens les filles, qui accourent et dansent tantôt seules, tantôt mêlées aux hommes. La musique se compose des combinaisons de sons les plus monotones : c’est une sorte de récitatif coupé par des chœurs chantés à voix très basse. Les instrumens de musique, très primitifs, sont cependant nombreux ; ils sont d’importation étrangère et viennent de la côte ou même de Madagascar, On remarque dans cet orchestre barbare le zezé ou banjo, instrument monocorde assez semblable au rubbah arabe, qui paraît être le rude ancêtre de la guitare espagnole. C’est un long manche sur lequel court une corde rattachée à une gourde ; il paraît que le zezé peut donner six notes. Le kinanda est une sorte de prototype de la harpe ou de la lyre ; il consiste en une boîte longue de treize pouces, large de cinq ou six, profonde de deux, et qui n’a pas moins de onze bu douze cordes. L’artiste en joue à l’aide d’un archet long d’un pied, tenant l’instrument dans la main gauche. Comme le zezé, le kinanda est enrichi d’ornemens en cuivre. Il y a aussi des tambours qui n’ont de peau que d’un côté, et encore le paddle, le stool, le kidele, le sange, qu’il serait trop difficile de décrire.
L’industrie de ces sauvages consiste dans la fabrication de quelques nattes, d’étoffes d’écorce, de poteries. L’Ujiji donne un excellent cuivre rouge, les armes sont faites du fer indigène ; mais le produit où ces Africains excellent, ce sont les pipes. Ils en font de toutes formes et de toutes grandeurs, et souvent de fort élégantes ; ils les teignent de diverses couleurs et les ornent de tubes de cuivre ou de fer.
C’est seulement après le masika, saison des pluies, que le lac Tanganyika devient navigable. À l’extrémité septentrionale, il reçoit un cours d’eau que l’on dit très important ; mais les indigènes d’Ujiji se refusent absolument à s’y rendre, parce que les tribus riveraines leur sont hostiles, et qu’elles sont réputées anthropophages. Cependant M. Burton avait l’intention de pousser son exploration jusqu’à ce point mystérieux ; enfin, après bien des pourparlers, un chef, appelé Kannena, s’engagea, pour un prix exorbitant il est vrai, à le conduire à Uwira, l’ultima Thule de la navigation du lac. Pour deux canots de petites dimensions, Kannena exigea trente-trois bracelets de la valeur de soixante dollars, trente-six colliers de perles de verre, vingt vêtemens et sept cent soixante-dix dittos ou porcelaines blanches, qui sont ces mêmes coquilles qu’on appelle cauris sur le Niger. Quant aux vêtemens, qui forment un des principaux objets d’échange dans ces régions, ils consistent en une pièce de coton longue de 3 mètres, une ceinture et un turban. M. Burton mit le comble à ses encouragemens en jetant sur les épaules de son conducteur une magnifique pièce écarlate, ce qui lui causa la joie la plus vive. Le capitaine et chaque homme de l’équipage reçurent, outre leur ration, huit vêtemens, cent soixante-dix khetés (colliers ou bracelets) de perles bleues et quarante porcelaines. L’interprète, Sayfé, se fit donner pour sa part huit vêtemens et vingt-sept livres de porcelaines blanches et bleues. Les équipages des deux canots consistaient en cinquante-cinq hommes : c’était le double du nécessaire ; mais le prix était si avantageux que la tribu entière fut volontiers venue.
Les canots ne se composent que de troncs creusés à la hache. Les plus grands sont faits de planches grossièrement taillées et rattachées entre elles avec des cordes de palmier. M. Burton put alors justement déplorer la perte d’une embarcation de fer qu’avait emportée l’expédition anglaise. Les canots indigènes n’ont ni mâts ni voiles ; on les mène avec des espèces de rames longues de six pieds et faites d’un fort bâton, à l’extrémité duquel s’allonge un morceau de bois en forme de trèfle, large comme la main. Les rameurs sont assis sur des bancs ; en ramant, ils font toujours entendre un chant ou plutôt un cri monotone qu’ils n’interrompent de temps en temps que pour se quereller ou crier senga ! senga ! (videz l’eau). Dans un cercle de cuivre est enfermé à l’arrière le gouvernail ; des bandes de bois de palmier élevées au-dessus du bordage servent à protéger la cargaison, qui souvent consiste en sel. Ces embarcations présentent peu de sécurité. Au centre, dans un espace vide long de six pieds, sont entassés les objets de rechange et les provisions.
Trois principales stations sur le lac sont en communication avec Ujiji : ce sont au nord Uwira, marché d’ivoire et d’esclaves, — les îles de Kivira et de Kasenge sur le bord occidental du lac, — la terre de Marunga au sud. Les mauvais canots d’Ujiji cabotent le long des bords et ne se risquent à passer sur l’autre rive que quand le temps est beau. Le rivage oriental du lac, le long duquel on naviguait, est formé d’un terrain rouge sur lequel s’élèvent de grands blocs de grès. Au-delà d’une plage dont les sables quartzeux ont des reflets de diamans, on voit dans la-plaine se dresser quelques villages de pêcheurs. Ils sont ordinairement bâtis à l’entrée des vallées et des ravins, et le flot vient les battre. Les huttes sont de terre et n’ont pas d’autre ameublement que quelques nattes et des outils de pêche.
À quelque distance au nord-ouest, près d’un lieu appelé Wafanya, l’Ujiji fait place à l’Urundi. La population de ce nouveau pays est inhospitalière et grossière. Le chef de Wafanya se présenta en personne, précédé de son étendard, une lance au bout de laquelle pendait une longue queue faite des fibres blanches d’une écorce, et suivi d’une cinquantaine de guerriers armés de lances et d’arcs. Il venait réclamer le présent de bienvenue. Il reçut quatre vêtemens, deux colliers et trois bracelets de corail, en échange desquels il eut la générosité de donner une chèvre.
À Wafanya, les canots se préparèrent à passer le lac, qui est coupé en deux stations par l’île Ubwari. La constante humidité de l’atmosphère entretient dans cette île de continuels brouillards. Elle est longue de 40 kilomètres, large de 6 ou 8, et composée d’une arête de rochers qui descendent brusquement à cette mer intérieure, et sont coupés de gorges étroites. Du sommet au rivage, elle est couverte, de verdure ; la végétation offre ici plus de profusion encore que celle des bords du lac, et beaucoup des parties de l’île sont bien cultivées. Les habitans sont très redoutés. On dit que derrière leur épais abri de feuillage ils sont toujours à l’affût d’une proie humaine. Cependant les voyageurs descendirent sur deux points de l’île sans avoir à se plaindre des indigènes. Ces hommes ne forment pas une belle race ; Ils sont vêtus d’une étoffe d’écorce appelée mbugu, à laquelle pendent des queues d’animaux. Les femmes attachent leurs seins avec une corde et les dépriment d’une affreuse façon. Elles sont couvertes de peaux de chèvres ou de jupes d’écorce. Les femmes des chefs portent des anneaux de cuivre et des ornemens en perles. À Mtuwwa, une des principales localités de l’île Ubwari, le sultan réclama un droit de visite et reçut un bracelet et deux vêtemens. De ce point, les canots se dirigèrent vers le rivage occidental, où ils atteignirent Murivumba, dans l’Ubembé. C’est une contrée où les hommes, le climat, les moustiques, les crocodiles, sont également redoutables. Les indigènes y sont anthropophages ; ils abandonnent à la nature sauvage un sol très fertile et se repaissent des plus ignobles alimens, d’insectes, de vermine, de chair putréfiée. Ils mangent la chair humaine crue. La population qui se porta au-devant des canots avait un aspect chétif, sale et dégradé. Un chef indigène d’un des canots tira sur ces sauvages un coup de fusil, et ils répondirent par d’effroyables hurlemens.
En quittant ce hideux pays, les canots se mirent à côtoyer le rivage, et ils arrivèrent, après dix heures de navigation, à la frontière méridionale de l’Uwira. Le peuple de ce pays est policé relativement à ceux des environs. Son commerce a une grande activité, et la ville d’Uwira est un des principaux marchés d’ivoire, d’esclaves, de grains, d’étoffes d’écorce, d’ouvrages, en fer. L’importation consiste en sel, tabac, coton, étoffes, perles. L’ivoire s’y paie son poids de cuivre. Le travail du cuivre est d’ailleurs une industrie du pays. On y fabrique aussi des nattes, des corbeilles, des paniers. Les marchandises y sont, relativement aux pays voisins, à très bas prix. Les trois fils du sultan d’Uwira vinrent visiter les Européens. C’étaient trois hommes de formes athlétiques, les plus beaux spécimens de la race noire de ces contrées. Leurs traite étaient agréables, réguliers, et d’un noir de jais. Ils étaient bien drapés dans de larges vêtemens d’écorce rouge ; leur prunelle avait des tons d’opale, leurs dents étaient blanches comme l’ivoire, et une profusion de colliers et d’anneaux massifs chargeaient leurs bras et leurs jambes ; des colliers de dents d’hippopotame entouraient leur cou.
M. Burton subissait à ce moment même un cruel désappointement : on n’était plus qu’à une très faible distance de la pointe septentrionale du lac ; ses bords, en se resserrant, indiquaient qu’il allait finir, et les équipages se refusaient à aller plus loin. À entendre Kannena, sommé de tenir ses engagemens, les populations de ces bords étaient tellement sauvages que tous les hommes refusaient d’y aller risquer leur vie, et ni les promesses ni les menaces ne purent changer sa détermination. M. Burton eut du moins la consolation de pouvoir interroger les jeunes fils du sultan sur un pays qu’ils connaissaient bien. Ils lui affirmèrent que le Ruzisi, la rivière mystérieuse du nord, est un affluent du lac, non un canal de décharge, comme le prétendent les Arabes. Maruta, le sultan d’Uvira, et les trois géans ses fils ne manquèrent pas de réclamer le présent de bienvenue ; ils obtinrent douze vètemens, des bracelets de verre et trente colliers de corail. En échange, ils envoyèrent des chèvres et du lait.
Lorsque l’expédition quitta Uwira en avril 1858, la saison humide en était à ses dernières convulsions, et de terribles tempêtes bouleversaient les eaux du lac. Les canots eurent à en subir une des plus violentes. À la suite d’un calme plat survint un vent froid ; le ciel était obscurci par des nuages que déchiraient de fréquens éclairs ; la pluie tomba d’abord en ondées, puis par torrens, et le vent soulevait de longues vagues. Les équipages, atterrés, trempés, poussaient des cris, et ils ne recouvrèrent la raison que quand l’orage eut cessé. Le retour de l’expédition se fit avec assez de promptitude ; neuf jours après le départ d’Uwira, elle rentrait dans Ujiji.
L’exploration du lac Tanganyika a eu l’important résultat de nous faire bien connaître la topographie de cette partie de l’Afrique centrale. Depuis qu’on avait appris par les récits arabes et indigènes l’existence d’une mer intérieure, on était tombé dans plusieurs erreurs, dont la principale consistait à confondre, en les réunissant en un seul, différens systèmes d’eau que l’on appelait Unyamesi, Nyanza, Ukevéré. Nous savons maintenant qu’il y a à la côte est d’Afrique trois grands bassins distincts : le Tanganyika, celui que nous venons de voir ; plus au nord, le Nyanza, dont M. Speke a reconnu les bords méridionaux, et plus au sud le Nyassa, c’est-à-dire ce Maravi qui de toute antiquité figurait sur les cartes de l’Afrique. C’est par le missionnaire Livingstone que le bassin du Nyassa a été reconnu.
La nappe distincte du Nyanza est séparée du Tanganyika par de hautes montagnes. La partie que l’on en connaît coupe le deuxième parallèle sud. Il est probable que ce lac remonte au-delà de l’équateur, que la chaîne à laquelle appartiennent les pics Kilimandjaro, Kenia et Ambolola en forme le bassin, et que de ses eaux s’échappent les premiers filets qui forment le Nil à sa naissance. M. Speke a visité sur son rivage méridional les pays d’Uquimba, d’Osabi, d’Uhendi, en s’arrêtant aux stations de Salawé, Néra, Urimia, Ukumbi, qui sont des marchés d’esclaves et d’ivoire. Dans le lac même, il a vu les parties méridionales des îles Ukevéré et Mazita. La dépression de cette nappe d’eau est extraordinaire : elle s’étend à 1,143 kilomètres au-dessous du niveau de la mer, à laquelle le Tanganyika n’est inférieur que de 564 kilomètres. La partie septentrionale paraît être inconnue même des populations qui s’étendent sur la côte sud. Celles-ci disent qu’il faut un mois pour le traverser. Les Arabes de Kazeh prétendent que ce lac reçoit à la hauteur de l’équateur une rivière appelée Kitanguré. Dans la saison des pluies, le Nyanza prend une vaste extension ; la profondeur du bassin paraît être considérable ; les bords, dans le sud, sont plats ou couverts de montagnes peu élevées ; l’eau est douce, elle a des teintes bleues et claires qui sous le vent du sud-est s’assombrissent, mais sans jamais prendre la couleur rouge et verte du Nil. Les îles d’Ukevéré et de Mazita sont très peuplées, et les habitans font un grand commerce d’ivoire. Le marche le plus important de cette précieuse denrée se trouve à Urudi, sur la côte orientale.
Le Tanganyika a une eau douce et limpide très agréable. Il est très profond. Ses affluens sont nombreux ; ce lac est le grand réservoir de tous les cours d’eau et des torrens de cette partie de l’Afrique. Il semble être le résultat d’un grand déchirement volcanique ; cependant l’infériorité du niveau du Tanganyika, par rapport à celui de la mer, semble peu favorable à cette hypothèse. On ne lui connaît pas d’affluens, par conséquent il ne communique pas avec les autres lacs ; mais après la saison des pluies il étend ses limites. La persistance alternative des vents d’est et d’ouest imprime aux flots un mouvement qui découvre une bande des rivages, ce qui a fait croire à tort aux Arabes que le lac avait un flux et un reflux.
Après leur retour à Ujiji, les voyageurs firent leurs préparatifs de départ ; ils étaient pressés de rentrer sur le théâtre de la civilisation blanche. Ils quittèrent à la fin de mai 1858 ces régions de l’Afrique intérieure et revirent successivement l’Unyanyembé, Kazeh et les autres stations de leur itinéraire. À Kazeh, M, Burton fut obligé de prendre quelque repos pour rétablir sa santé, très altérée par les précédentes fatigues, et ce fut ce temps que M. Speke mit à profit pour explorer les régions du Nyanza. M. Burton recueillit d’ailleurs des Arabes quelques informations sur ces mêmes pays. Les voyageurs apprirent ainsi que l’Uganda est à cinquante-trois stations d’Djiji, dont il est séparé par l’Usui et le Karagwok, qui forme la frontière septentrionale du lac Nyanza. Ce pays s’étend sur les rivières Kilanguré et Kitangulé, tributaires du lac ; il est entièrement situé sur l’équateur. Les montagnes s’y élèvent à une hauteur de 2,500 mètres ; elles sont entrecoupées de gorges et de vallées profondes. Les plaines et les jungles y sont rares. Les voyageurs qui arrivent par le sud aux limites de ces contrées, tandis que d’autres y parviennent en remontant le Nil, sont près de se rejoindre, et bientôt du nord et du sud ils se donneront la main par-dessus l’équateur.
C’est ainsi, en utilisant par l’étude des renseignemens indigènes les nombreuses haltes de leur retour, que les explorateurs atteignirent, en février 1859, les côtes de l’Océan-Indien, qui allait les emmener loin de cette Afrique qu’ils ont tant contribué à nous faire connaître. En rentrant dans leur patrie, ils n’allaient pas lui demander un long repos, car M. Speke est reparti en compagnie d’un nouveau voyageur, M. Grant, pour les mêmes régions de l’Afrique, avec l’intention de pénétrer cette fois jusqu’à l’équateur. M. Burton est allé, pour compléter sa connaissance du monde, visiter l’Amérique septentrionale et le pays des Mormons ; puis, à son retour, nommé consul de la Grande-Bretagne à Fernando-Pô, il n’a pas tardé à se sentir repris de la passion des voyages, et nous venons d’apprendre, par une récente communication, que l’infatigable explorateur ; quittant Lagos le 20 octobre 1861, a remonté la rivière Ogun ou Abbeokuta jusqu’au village d’Aro, où elle cesse d’être navigable. On peut attendre sur cette nouvelle excursion d’intéressans détails.
Dans l’Afrique australe, l’intrépide Livingstone a poursuivi avec un succès constant ses fructueuses recherches. Il se proposait surtout de reconnaître les faits hydrographiques particuliers au bassin du Zambèze et de porter au sein des populations indigènes les enseignemens de la morale et de la religion. En juin 1858, le hardi investigateur, quittant l’île de l’Expédition dans le delta du Zambèze, remontait ce grand fleuve, navigable dans toutes les saisons de l’année. les marécages du delta sont malsains ; mais le cours moyen et supérieur du fleuve est d’une grande salubrité. Toute la contrée est fertile ; elle produit un coton qui peut rivaliser avec ceux de l’Égypte et des États-Unis. La canne à sucre y croît sans culture. Sur un affluent du Zambèze, le Shiré, l’expédition a découvert un lac important que les indigènes appellent Schirwa. Il est enveloppé de montagnes à une altitude de 600 mètres au-dessus de la mer ; il a une longueur de 60 kilomètres sur 30 de large, et les bords sont habités par la tribu des Nanganga, qui a le mérite, si rare en Afrique, de ne pas pratiquer l’esclavage. Au-delà de cette tribu, de l’autre côté du Shiré, s’en trouve une autre qui porte le nom de Maravi, et qui s’étend jusque sur le bord d’un autre lac appelé Nyassa, lequel, on vient de le dire, n’est autre que l’ancien Maravi.
Ainsi se confirment chaque jour les notions peu considérables, mais exactes, que nous a léguées la géographie ancienne. Ptolémée plaçait à la côte orientale un lac qui figure sur la carte de d’Anville sous le nom de Maravi. Pendant dix-huit siècles, la science en a tour à tour admis et nié l’existence ; on le rangeait au nombre des inventions fabuleuses à côté des montagnes de la Lune. Or ces montagnes de la Lune, voici que nous les tenons elles-mêmes. Ce lac Maravi, un missionnaire, lointain successeur de Ptolémée, le retrouve ; seulement le géographe grec avait commis des erreurs en longitude et en latitude assez pardonnables, puisqu’il fit, un des premiers, usage de ces mesures qui de son temps étaient orne invention toute nouvelle.
Le Shiré, à peine entrevu jusqu’ici, est un cours d’eau important et rapide, embarrassé souvent, comme la plupart des fleuves africains, de chutes et de cataractes. Cependant il paraît qu’il possède des passes et des canaux naturels qui permettent de le remonter loin. Il est dominé dans sa partie inférieure par une chaîne de montagnes, dont un des sommets s’élève à 1,200 mètres. Les Portugais seuls avaient déjà parcouru quelques parties de cette rivière, et l’on sait que ce peuple a eu le tort et le malheur de maintenir une ignorance systématique sur ses découvertes pendant sa domination en Afrique. Le Shiré se jette dans le Zambèze entre deux points appelés Mazara et Senna. Quant au Zambèze, que l’on connaissait si peu naguère, il a été entièrement reconnu entre Quillimané et Têté ; son cours est interrompu en un lieu appelé Cavravassa par une cataracte où il faut recourir pour les embarcations au portage. Le district de Têté est fertile et riche en métaux, mais il a beaucoup à souffrir des inondations qui suivent la saison des pluies. Aussi les indigènes exhaussent-ils leurs maisons par un système de pieux, comme on le fait aussi dans l’archipel de la Sonde. Au-dessus de ce district, le fleuve est interrompu par une autre cataracte d’une étonnante magnificence, à laquelle le voyageur anglais a donné le nom de Victoria. Il a en cet endroit, appelé par les indigènes Mosiotunya, plus de 90, mètres de profondeur sur 1,692 de large ; les berges ont 25 mètres de haut. Cette énorme fissure forme brusquement un angle droit ; l’eau s’y précipite avec fracas, se couvre d’écume, puis est rejetée subitement à gauche avec des bouillonnemens tumultueux. Ce bassin est dominé par des promontoires chargés de verdure, d’où l’on voit dans le lointain le fleuve, rétréci à la largeur d’une trentaine de mètres, rouler ses eaux verdâtres et encore agitées. Même dans les basses eaux, la masse qui tombe est énorme, et deux colonnes de vapeur qui montent et la dominent reflètent le soleil, et encadrent ce merveilleux paysage dans les splendeurs d’un arc-en-ciel permanent. C’est en novembre 1860 que M. Livingstone a visité cette cataracte de Mosiotunya.
Un autre affluent de l’Océan-Indien, qui débouche en face des lies Comores, et dont le cours supérieur paraît être en communication avec le lac Nyassa, le Rowuma, a été exploré en 1861 par M. Livingstone, qui l’a remonté sur un petit steamer le Pioneer, dans une longueur de 50 kilomètres. Ce fleuve, comme le Zambèze, est embarrassé par une succession de bancs de sable d’une vaste étendue. Les bords, d’une rare beauté, s’élèvent à 300 mètres de hauteur, et sont chargés d’une riche verdure. Au-delà du point où l’expédition s’est arrêtée, son lit se rétrécissait, et il coulait plus profond entre des gorges de rochers d’une grande élévation. C’est une prochaine expédition qui décidera si réellement les eaux de ce fleuve communiquent avec celles du Nyassa.
Aux expéditions dans l’Afrique centrale, il convient de rattacher les courses de quelques aventureux chasseurs que leur ardeur entraîne parfois, au profit de la science, par-delà la limite des terres connues. Notre Levaillant, que la passion de cette vie vagabonde mena, à la poursuite des grands animaux, à travers des régions nouvelles, a eu de nombreux héritiers. On a autrefois mentionné les exploits du highlander Gordon Cumming, du Suédois Wahlberg, qui périt écrasé sous les pieds d’un éléphant. Leurs successeurs aujourd’hui s’appellent Green, Baldwin ; le plus aventureux de tous, le Suédois Charles Andersson, à qui l’on doit une relation de voyage dont nous avons parlé autrefois, a repris ses courses vagabondes au-delà du pays des Namaquas. Mêlant aux jouissances de la chasse la curiosité géographique, il s’en est allé à la recherche du fleuve Cunéné, dont on possède l’embouchure, mais sans connaître la direction de son cours. Les courses de l’explorateur suédois l’ont conduit près d’un autre fleuve qui ne figurait pas sur les cartes, l’Okavango bu Okavanajo. Ce cours d’eau paraît être navigable, et les bords en sont habités par des peuplades agricoles. À l’époque où le voyageur s’avança dans cette direction, le climat était insalubre ; mais il pense qu’on y pourrait pénétrer sans danger de juin à septembre. M. Green a visité les districts d’Odonga et d’Ovampo, au nord du fleuve Orange. De leur côté, deux missionnaires, MM. Hahn et Rath, se sont avancés du pays des Damaras dans la même direction. Ils ont vécu quelque temps au milieu des Bushmen, hommes des bois, cette branche des Hottentots dont on a signalé souvent la misère et l’abjection. Ceux que les voyageurs ont vus leur ont donné, bien que misérables, une moins mauvaise opinion de cette famille africaine. Les missionnaires ont suivi les cours de l’Omuramba et de l’Owampo. Le crocodile s’avance jusque dans ces cours d’eau, mais il y est à sa limite sud-ouest extrême. En juillet 1858, les voyageurs atteignirent les bords d’un lac formé par l’Omuramba, et qui n’a guère que 50 kilomètres de circonférence. On croit que c’est celui que M. Galton a déjà signalé sous le nom d’Etosa. Les tribus qui occupent les territoires situés entre l’Odonga et le Cunéné connaissent les armes à feu, et sont en relations avec les marchands portugais. Cette partie de l’Afrique est plus peuplée qu’on ne le pensait ; elle est fort riche. Les indigènes Ovampos exploitent dans leurs montagnes d’abondantes mines de cuivre, et leur sol est très fertile. Le cotonnier y croît à l’état sauvage, et la flore africaine s’enrichira de bien des notions neuves quand les végétaux inconnus et souvent étranges de ces contrées auront été classés.
Parmi les questions africaines, il en est une qui intéresse la France sous le double point de vue de la curiosité scientifique et de l’occupation coloniale. Il s’agirait de relier l’Algérie au Sénégal par Tombouctou, la grande ville du Soudan occidental et du Niger. Tel est le but que la France propose avant tout aujourd’hui à l’activité de ses explorateurs. Parmi les hommes qui se sont voués à cette tâche difficile, celui qui donne le plus d’espérances est un jeune Français, M. Duveyrier. Ce voyageur a mis à profit l’expérience et les conseils de son glorieux prédécesseur Barth ; il a appris la langue arabe, et il manie les instrumens scientifiques sans lesquels les plus curieuses investigations sont de peu de valeur. Il y a trois ans que M. Duveyrier a quitté la France, et il ne s’est encore engagé que sur la lisière du désert et dans les premières oasis. Il s’est vu arrêté par les guerres du Maroc et les inimitiés des tribus du désert ; mais ce qu’il a pu faire jusqu’ici a une importance réelle, et donne bon espoir pour la suite de l’entreprise. Parti de Biskra, le jeune voyageur s’est dirigé avec une caravane sur le Djérib, une des provinces les moins connues de la Tunisie, où la première ville à laquelle on arrive par le désert est Nafta, qui compte huit mille âmes et qui n’est pas sans importance commerciale. Le Nefzaoua, district voisin, est une vaste oasis comprenant plus de cent villages. Le sol y est bien arrosé, il a de riches pâturages ; les habitans présentent le type nègre, cependant ils parlent l’arabe. Ils bâtissent des maisons en brique crue, et il y a au milieu de leurs villages une espèce de forteresse, le bordj, où leur calife vient s’établir à l’époque de la perception des impôts. Poursuivant sa reconnaissance dans la Tunisie, M. Duveyrier traversa Gabès, qui est bâtie avec les matériaux de l’ancienne Tacape, sur la côte de la Syrte. La population en est active, et les Juifs s’y trouvent en grand nombre. De Gabès, le voyageur pénétra bientôt, à travers des plaines encore couvertes de débris romains, dans Gafsa, l’antique Capsa ville qui fait un commerce assez actif en dattes, huiles, tapis ; puis il rentra à Biskra, ayant fait des observations en longitude et en latitude, recueilli des notions d’histoire naturelle et rassemblé les élémens d’une carte de cette région peu connue.
À son retour, M. Duveyrier reçut du général Martimprey une mission qui avait pour objet de concilier à la France les populations errantes du désert et de faciliter nos relations avec le Soudan. Il devait aller trouver les principaux chefs des Touaregs pour les exhorter à nouer des relations amicales avec notre colonie et à diriger vers elle les Caravanes du Soudan. Il se rendit d’El-Oued à R’adamès, espérant pouvoir de là pénétrer dans R’at, puis dans Aïn-Salah, en traversant le Sahara central pour revenir à Tuggurt par El-Golea et Ghardaia. Il gagna R’adamès par la voie de Berezof, la plus orientale, et qui est tracée dans une des parties les moins connues du désert. La partie du Sahara que le voyageur franchit était dénuée d’eau douce dans une longueur de 326 kilomètres, et l’on n’y voyage que la nuit à cause de l’intolérable chaleur du jour.
R’adamès, aux portes du désert, à deux cent cinquante lieues d’Alger, est enveloppée dans une forêt de palmiers. Toutes les rues sont abritées contre la chaleur. Le voyageur y fut bien reçu et y trouva une occasion de se rendre à Tripoli. Il visita le Djébel-Néfoussa, contrée montagneuse encore inexplorée, et qui est couverte de ruines romaines. Elle a de nombreux villages ; sa principale richesse consiste dans la culture de l’olivier. De retour à R’adamès, M. Duveyrier espérait visiter R’at ; mais le fanatisme aveugle des indigènes lui en a fermé les portes et lui a interdit le chemin d’Aïn-Salah, qui promettait une abondante moisson de notions nouvelles. Cependant il résolut de tenter un effort, et s’avança jusque sous les murs de la ville ; mais on ne l’y laissa pas entrer. Il dut se retirer, et son retour s’opéra par Mourzouk et Tripoli ; il rentra à Alger à la fin de 1861. Là, le jeune explorateur a payé son tribut au climat de l’Afrique, et quelque temps sa vie a paru en danger. Il est prêt aujourd’hui à reprendre le chemin sur lequel il a fait déjà de si courageux efforts.
Cette ville de R’at, aux portes de laquelle le voyageur français a dû s’arrêter, avait été ouverte, quelque temps avant son entreprise, à un Arabe algérien, interprète au service de notre armée, qui a rapporté des renseignemens intéressans sur cette ville africaine. L’interprète Bouderba a franchi en quatre mois les 1,395 kilomètres qui séparent Alger de R’at. Il était parti de Lagouath en août 1858 avec quelques hommes et vingt-cinq chameaux portant de l’eau et des provisions. Ce trajet fut pénible ; souvent les puits étaient desséchés, ou ils n’offraient qu’une eau impure. Environ à moitié route, au-delà de l’oued[1] Tarai, dont les berges ont 40 et 50 mètres d’élévation, la caravane gravit le plateau aride de Ter’ourit et parvint au passage appelé Idara-hedjeren, « difficile à franchir ». C’est un rocher haut de 15 mètres, qui est jeté en travers du sillon tracé par les caravanes dans le désert. Au pied de l’Idara est un grand amas de cailloux servant à un exercice auquel ont l’habitude de se livrer en ce lieu les voyageurs ; Ils lancent pardessus le bloc un de ces cailloux, et s’ils le dépassent et que la pierre retombe de l’autre côté, ce qui est l’indice d’une grande vigueur, ils ont l’honneur d’inscrire leur nom sur le grès tendre du rocher. Plus loin se dresse encore une suite de rochers se rattachant à la chaîne de Ksar-el-Djenoun, qui vient aboutir à R’at. C’est là que Barth, égaré dans une course imprudente, faillit périr, il y a douze ans, au début de son voyage. Enfin la caravane atteignit R’at. Cette petite ville est dominée à l’ouest par un mamelon couronné d’un bois de palmiers. Elle est habitée par les Touaregs, qui y ont élevé des maisons de pierre, de terre, et de simples tentes de peau de buffle. La population touareg s’y compose de deux races différentes, l’une conquérante, les ihoggar ou nobles, l’autre conquise, les im’rad, qui paie aux premiers une redevance annuelle et leur abandonne le dixième des produits qu’elle vend et achète. Les premiers semblent, par certains caractères, se rattacher aux races blanches, tandis que les seconds sont évidemment de sang noir. La population permanente de la ville ne dépasse pas six cents âmes, mais elle est plus que décuplée par la population flottante des commerçans, des industriels, forgerons, cordonniers, qui vient des oasis environnantes pour faire le trafic avec R’at. Beaucoup de caravanes viennent du Fezzan, et même de l’Égypte, du Bornou et du Haoussa. On trouve sur les marchés des soieries, des cotonnades, de la verroterie, et beaucoup d’autres objets. Il faut aux caravanes huit jours pour se rendre du Fezzan à R’at. Les produits européens sont presque exclusivement de fabrique anglaise. Ils pénètrent par les côtes de Guinée, de Sénégambie, par le Maroc, Tripoli et l’Égypte. Les Anglais ont mis à la poursuite de ce monopole du temps et de la patience, mais ils ont su se rendre maîtres du commerce de tout le centre de l’Afrique. Leur premier soin a été de s’assurer de colporteurs pour traverser ces régions. Ils se sont adressés aux marchands de R’adamès, puis des négocians anglais sont venus s’installer à Tripoli, et ils n’ont pas craint d’ouvrir à leurs sauvages intermédiaires de larges crédits, certains que l’intérêt les leur ramènerait toujours. En effet, il y a aujourd’hui des maisons qui présentent la singulière association d’Anglais avec des Touaregs ou des Arabes, et qui font souvent de grandes fortunes. L’Angleterre n’a pas seulement là des débouchés pour ses marchandises, elle s’y fait aussi de nombreux partisans, qui la présentent aux Africains de l’intérieur comme la nation la plus puissante et la seule amie des musulmans.
Pour avoir le tableau complet des travaux d’exploration dont l’Afrique a été le théâtre dans ces dernières années, il faut ajouter aux recherches que nous venons de retracer celles qui ont eu pour objet les sources du Nil, dont la Revue a récemment entretenu ses lecteurs[2], et aussi les laborieuses et importantes expéditions dont M. le colonel Faidherbe a couvert le bassin du Sénégal, et dont nous avons déjà présenté ici les résultats[3]. Plus au sud, sur le Gabon et la Haute-Cazamance, fleuve dont l’embouchure est voisine de Gorée, les officiers de notre marine ont encore fait d’utiles reconnaissances, qui ont pour but de placer les populations riveraines sous l’influence française et de rattacher nos comptoirs de cette côte à notre colonie du Sénégal[4].
Nous venons de voir l’Afrique attaquée à toutes ses extrémités à la fois par les nations européennes. Dans ce continent, la nature, puissante comme aux premiers jours, prodigue la force et renouvelle les merveilles de la création primitive pour les plantes, les animaux, pour tous les êtres, l’homme excepté. Celui-ci y vit dans une infériorité manifeste. Pourquoi tant d’abaissement ? L’homme, qui ailleurs s’élève à l’intelligence de ce qui est beau et juste, qui sent la vérité, qui sait faire un noble usage de la pensée, poursuivre l’espérance de destinées meilleures, et qui pour cette œuvre a fondé de puissantes sociétés, l’homme, dans une des plus grandes parties du monde, d’une extrémité à l’autre, est chétif, abject, égoïste ; il vend son semblable et même ceux de sa famille, il se déforme le visage, et semble se complaire dans la laideur physique et morale. Cependant nous ne sommes plus au temps où l’on pouvait considérer le noir comme un être de création inférieure, intermédiaire entre l’homme et la bête. La science interrogée a répondu que tout ce qui porte le nom d’homme, inégal aujourd’hui, procède de la même création, part du même point, et, à côté de cet arrêt porté par la science, ces élans de pitié, de compassion qu’ont ressentis tous les cœurs élevés attestent encore la communauté d’origine, S’il n’y avait dans notre conscience quelque chose qui nous dît que ces malheureux sont de notre famille, les assemblées des grandes nations, les législateurs, ne se seraient pas levés pour eux, ils n’auraient pas interdit de les vendre et de les traiter en bêtes ! Nous sentons aussi qu’on ne peut pas condamner à l’abjection fatale ces êtres infortunés sans ravaler l’espèce entière, car si l’homme ne pose pas entre l’animal et le dernier de son espèce une infranchissable barrière, du premier au dernier, descendant par une échelle rapide, il se mêle à tous ces animaux dont sa raison cependant lui atteste l’infériorité, et voilà le roi de la création, cet être à qui sa conscience ouvrait les perspectives du juste et du beau, qui avait le droit d’espérer, de se tourner vers Dieu, le voilà rejeté dans le chaos infime des créations primitives ! On peut dire que jamais plus grand, plus terrible problème n’a été soumis à notre curiosité, et tous les efforts des peuples civilisés doivent tendre à le résoudre.
L’Afrique est couverte de maux qu’il faut adoucir. Le pire de tous, c’est l’esclavage. Le jour où le noir en sera venu à respecter son semblable, il aura fait vers l’amélioration un pas immense. Pour obtenir un tel résultat, les nations européennes ne doivent cependant pas employer la contrainte. Peut-être un grand déploiement de forces pourrait-il frapper l’esclavage et le faire momentanément disparaître de Zanzibar, un de ses principaux foyers : aussi les Arabes, si habiles à exploiter l’Afrique, ont en horreur les Européens et leur abolition de la traite ; mais ce ne sont pas les effets, ce sont les causes qu’il faudrait atteindre. Autrement ni flottes ni traités ne sauraient avoir raison du trafic humain à la côte, et moins encore dans l’intérieur. On essaierait en vain de cicatriser par des procédés violens cette plaie toujours saignante : le remède n’est pas dans la force ; s’il peut se trouver à son heure dans la persuasion, la douceur, la bienveillance des enseignemens, cette heure semble bien éloignée encore ! Quelle misère, quelle dégradation, quelle négation des devoirs, des sentimens de l’humanité, de la conscience dans ce vaste continent ! Les tribus y vivent dans une permanente inimitié ; le fort se jette sur le faible et le vend à la première caravane qui passe. Une telle barbarie ne saurait être le terme de la destinée de tant d’êtres humains ; c’est à nos sociétés mieux douées, plus favorisées, de relever ces malheureuses créatures, de tourner leurs regards vers Dieu, et de leur enseigner leurs devoirs. L’énergie de la charité chrétienne n’est pas incapable de ce miracle ; mais quel temps, quelles séries de générations, quelle patience et quels efforts ne faudra-t-il pas pour opérer de si grands changemens dans l’histoire du monde ! Ne désespérons pas néanmoins ; peut-être le redressement de tant de misères et d’horreurs se trouvera-t-il à la dernière étape de la marche que les hommes poursuivent sur cette terre, peut-être sera-ce le couronnement de l’œuvre patiente et graduelle qu’accomplit la civilisation.
ALFRED JACOBS.
- ↑ On donne le nom d’oued au lit des torrens qui se forment après les pluies.
- ↑ Voyez la Revue du 1er mars et du 1er avril 1862.
- ↑ Voyez la Revue du 1er juillet 1861.
- ↑ Parmi les relations de voyages en Afrique, il en est encore une qui a paru dans le cours de l’année 1861 (the Gorilla country. Explorations and adventures in parts of Equat, Africa, by A. du Chaillu ; 1 vol. in-8o, Londres 1861). L’auteur, M. A. de Chaillu, Américain d’origine française, prétend s’être avancé à une grande distance de la côte dans la profondeur des forêts, et il rapporte, avec son volume, une carte chargée de noms nouveaux pour la géographie. Malheureusement de nombreuses contradictions se sont élevées contre les assertions du voyageur ; la critique géographique a cru y découvrir des erreurs et des invraisemblances ; puis les doutes qu’elle avait conçus ont été confirmés par des déclarations de résidons honorables de la côte du Gabon, qu’on peut voir dans l’Athenœum du 14 décembre 1861.