La Réforme de l’orthographe française

La Réforme de l’orthographe française
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 592-616).
LA REFORME
DE
L'ORTHOGRAPHE FRANCAISE

Le silence ne servirait plus à rien : la question de la réforme orthographique est de nouveau soulevée. Ce débat qui dure, avec des alternatives de repos, depuis trois siècles, vient de se rouvrir bruyamment. Une véritable agitation est commencée. Un savant professeur du Collège de France, M. Louis Havet, s’est mis à la tête du mouvement : deux sociétés le soutiennent[1] ; une pétition habilement rédigée est adressée à l’Académie française. Dans la discussion, à côté des anciens argumens, — les mêmes que produisait Perrot d’Ablancourt ou Beauzée, — nous en voyons figurer de nouveaux, tirés les uns des progrès de la science, les autres de notre état social, des intérêts de notre enseignement ou de l’extension de notre influence dans le monde.

Je ne sais trop si les hommes d’expérience ont vu avec plaisir se rallumer cette querelle. Comme pour ces vieux édifices où l’on craint de commencer les réparations, car on ne sait, une fois les architectes en train, où s’arrêteront les remaniemens, les gens sages, en présence des projets de réforme, ont dû secouer la tête. Je suppose qu’ils ont considéré sans aucune satisfaction pétition et pétitionnaires. Mais, puisque l’opinion publique est saisie, le mieux est encore d’examiner les choses posément. Tout n’est pas à rejeter parmi ces demandes : certaines réclamations sont légitimes. On ferait croire qu’elles le sont toutes, en ayant l’air de ne pas entendre.

Ce qui, dans cette affaire, déroute un peu les spectateurs, c’est l’attitude des philologues et des érudits. L’homme du monde, raisonnant d’après ses souvenirs de collège, s’attendait à trouver en eux les défenseurs de la tradition. Ne s’agit-il pas des origines latines de notre langue ? N’est-ce pas aux savans de protéger cet héritage du passé ? Ainsi, le français corps ne rappelle-t-il point par son p le latin corpus, le nom de nombre vingt n’a-t-il pas gardé fidèlement le g du latin viginti, dans l’au de taureau ne retrouvons-nous pas la diphtongue du latin taurus ? On considérait avec complaisance ces prétendus restes de construction romaine : on supposait qu’une filière ininterrompue rattachait une orthographe à l’autre. Grande fut donc la surprise, quand les philologues de profession déclarèrent que ces caractères ne faisaient que les gêner, que l’orthographe non étymologique serait de beaucoup la meilleure, et qu’il vaudrait mieux écrire cors, vint et toreau ; que telle était d’ailleurs la mode du XIIe siècle, c’est-à-dire du temps où la France possédait l’orthographe la plus exacte et la plus rationnelle.

« Il y a des braves gens, dit l’un des plus actifs promoteurs de la réforme, qui voudraient voir respecter l’orthographe actuelle pour ses velléités étymologiques : qu’il leur soit dit, avant qu’ils ouvrent la bouche, que le seul emploi de cet argument serait un brevet d’ignorance… » Voilà une déclaration qui a le mérite au moins de la netteté. Personne n’a envie de concourir pour ce brevet. Ainsi, au moment où l’on croyait trouver un soutien chez les étymologistes, ceux-ci retournaient contre l’orthographe leurs armes de précision et la criblaient d’argumens historiques. Il n’est pas jusqu’au vieux nom d’orthographe (assez mal formé d’ailleurs) qui n’ait été mis à l’index : ortho — a été trouvé trop dogmatique. Il a été remplacé par le nom de graphie, tiré du grec, ou par celui d’épel, imite de l’anglais spelling.

Dans cette guerre il est d’usage qu’on se renvoie réciproquement le reproche de pédantisme, les uns trouvant ridicule qu’on touche à de petites choses depuis longtemps établies et n’ayant aucune importance par elles-mêmes, les autres ne comprenant pas qu’on défende avec ténacité une érudition sans valeur, de pures chinoiseries et des erreurs tant de fois constatées. A continuer de ce ton, on peut craindre que le public du dehors, prenant au mot les uns et les autres, ne se débarrasse des deux dossiers en les mettant dans un même sac et sous une seule et même étiquette. Il vaut mieux envisager cette discussion sans en surfaire ni en diminuer la portée. Le dédain serait injuste : un débat auquel se sont mêlés de leur personne Ronsard, Corneille, Bossuot, Voltaire, n’est au-dessous de l’attention de qui que ce soit. L’orthographe française, c’est aussi une parcelle de la France, et quand les mots de notre langue se répandent dans le monde, le vêtement sous lequel ils se présentent n’est pas absolument indifférent. Ce qui n’a pas moins d’importance à nos yeux, c’est que ces vétilles forment l’occupation et trop souvent le tourment de la jeunesse : s’il est possible d’alléger quelque peu ce fardeau, nous n’aurons pas perdu notre temps.


I

Avant tout, il faut connaître les réclamans. Nous allons donc les présenter successivement au lecteur, en procédant par ordre, c’est-à-dire en commençant par les modérés, en allant ensuite aux radicaux, et en finissant par les révolutionnaires.

Par modérés, il faut entendre ceux qui, sans parti-pris général, sans projet de bouleversement, trouvent qu’il y a dans notre orthographe bien des bizarreries, et qui voudraient les Voir disparaître. Il n’est pas difficile de fournir la preuve de ces bizarreries et le seul embarras est de choisir. On nous dit, par exemple, que chanceler doit s’écrire au présent je chancelle, mais que modeler doit faire je modèle. Pourquoi ? La conformation de ces deux verbes est exactement la même. On nous apprend que contraindre prend un a mais que restreindre exige un e : c’est cependant le même verbe. Une des premières choses qu’on enseigne aux enfans, ce sont les sept noms en ou qui, au lieu de prendre un s au pluriel, veulent un x : genoux, bijoux, etc. Mais pour quelle secrète raison ne se plient-ils pas à la règle commune ? Personne n’a jamais pu le découvrir. Deux forme deuxième, qui conserve l’x du primitif ; mais dix fait dizaine, qui change l’x en z. Qui peut pénétrer les motifs d’une réglementation si décousue ?

Un casse-tête particulier de notre orthographe, véritable piège tendu aux commençans, ce sont les lettres doubles : il faut écrire apporter, apprendre, appauvrir, mais on écrit apercevoir. Même contradiction pour aggraver et agrandir. Canonnier a deux n ; mais timonier n’en a qu’une. Pourquoi coureur et courrier ? Le nom propre Courier a conservé le souvenir d’une orthographe plus simple et plus rationnelle.

Ce sont là des inconséquences qui frappent à première vue. Mais pour peu que nous y regardions de plus près, les contradictions vont aller se multipliant. Extension et prétention ont la même origine : ils devraient donc s’écrire pareillement. Pourquoi d’une part dortoir et d’autre part réfectoire ? Pourquoi clientèle et tutelle ? Pourquoi écrivons-nous quelqu’un ? L’orthographe quelcun semblait exigée par la logique, du moment qu’on a chacun et aucun.

Venons maintenant à cette querelle des lettres étymologiques qui dure depuis le temps des derniers Valois et qui, on le voit bien, n’est pas près de finir. La cause du fait est aujourd’hui connue de tous ; à côté des mots que le français a directement hérités du latin par l’usage populaire, il en est d’autres que les clercs ont tirés des livres. Ceux-ci nous sont arrivés en quelque sorte tout crus et avec toutes les lettres qu’ils avaient en latin. La différence entre raide et rigide, entre frêle et fragile, entre métier et ministère montre bien la différence de provenance. Mais non contens d’une langue ainsi enrichie de termes savans, les érudits du XVe et du XVIe siècle, tout remplis de leurs lectures, se sont complu à donner un aspect latin aux mots populaires. En souvenir des origines, on écrivit niepce au lieu de nièce, nuict au lieu de nuit, beaulté au lieu de beauté. Même les noms propres n’y purent échapper : ainsi Lefèvre, qui est le latin faber, devint Lefebvre. La ville d’Orléans, qui au moyen âge s’appelait Orlien, redevint Aurelians. Les lecteurs de Rabelais connaissent bien cette verbocination latiale, dont l’auteur de Pantagruel s’est gaîment moqué, mais qu’il a trop fidèlement suivie dans son écriture. On orthographia au XVIe siècle un escript, un phantosme, recebvoir son deub. « Des groupes de consonnes, dit M. A. Darmesteter, vinrent de toutes parts s’abattre sur l’orthographe. » Si le XVIIe et le XVIIIe siècle ont réagi contre cette manie, si la plupart des lettres inutiles ont été peu à peu éliminées, il en reste cependant assez pour que les partisans d’une simplification, renforcés sur ce point par les amis du pur moyen âge, aient largement de quoi exercer leur critique.

Une circonstance particulière leur a encore fourni des armes. Grâce au progrès de la philologie, on a constaté qu’un certain nombre de ces lettres prétendues étymologiques portaient à faux et indiquaient une origine qui n’était pas la vraie. Nous écrivons le mot poids avec un d qui a la prétention de rappeler le latin pondus : mais il vient du participe pensum et devrait s’écrire le pois. L’adjectif forcené n’a rien de commun avec la force : il désigne un homme hors de lui, forssené, en italien, forsennato. Il n’y a aucune raison pour écrire ermisseau avec deux s : c’est un diminutif comme lionceau ; on n’a qu’à penser à l’italien vermicello, d’où le français vermicelle. Au contraire, morceau, qui s’écrit avec un c, devrait avoir un s ; au moyen âge, on disait morsel, lequel a passé en anglais ; c’est un diminutif de l’ancien participe mors, qui signifiait lui-même « une bouchée, un morceau. » Le français sceau s’est enrichi, au XVIe siècle, d’un c, qui a l’intention de rappeler vaguement le latin sigillum : mais on écrivait au moyen âge seel, et la lettre ainsi insérée doit être regardée comme de pure contrebande. Quelquefois la graphie officielle est un véritable non-sens : comment peut-on écrire au masculin absous, dissous, quand le féminin est absoute, dissoute ? l’étymologie, non moins que la régularité de la langue moderne, exigerait un t.

Disons tout de suite qu’il faut expulser à tout prix les lettres qui doivent leur présence à une erreur d’état civil. Autrement, on se servirait sans relâche de ces confusions, d’ailleurs peu nombreuses, comme argument contre tout l’ensemble de l’orthographe. Quelques fausses lettres étymologiques suffiraient pour jeter le discrédit sur toutes les autres. Nos pères n’ont pas été moins résolus : mieux instruits, ils n’ont point hésité à écrire savant au lieu de sçavant, qu’on avait fait venir de scire, ou arrêt au lieu de arêt, quoique les parlementaires fussent flattés de l’origine grecque qu’on supposait à ce terme de procédure[2].

Ce sont là quelques spécimens des reproches qu’on peut adresser à notre orthographe : reproches fondés, il faut l’avouer, et dont plusieurs pourraient être évités sans grand’peine. Ceux qui élèvent ces objections ne demandent aucun remaniement de fond : quelques retouches sagement entendues les contenteraient. Ce ne sont point des hommes à système : ils voudraient que l’état de choses actuel présentât plus d’harmonie, ils en désirent donc implicitement le maintien. Nous reparlerons plus loin de ce qui pourrait être fait pour les contenter.


II

Après ces premiers critiques, dont les observations portent sur tel et tel mot, sur telle et telle règle, nous allons en trouver d’autres qui étendent leur regard plus loin et qui voudraient réformer l’instrument lui-même, c’est-à-dire l’alphabet et le système d’écriture. C’est pour cette catégorie que nous réservons le nom de néographes, dénomination qu’on a quelquefois employée d’une façon un peu vague et un peu au hasard. Je m’empresse de dire que cette épithète ne doit éveiller a priori dans l’esprit du lecteur aucune idée défavorable. La néographie a d’illustres ancêtres : nous lui devons l’alphabet dont nous nous servons. Les plus hardis de tous les néographes ont été les Grecs, quand, par une sorte de coup d’état, ils ont dépossédé de leur valeur un certain nombre de consonnes phéniciennes pour en faire des voyelles. Ceux qui ont été aux prises, ne fût-ce qu’en passant, avec l’alphabet arabe ou hébreu, où c’est le lecteur qui est chargé d’éclairer le mot, en y introduisant les voyelles nécessaires, peuvent apprécier la grandeur du service qui fut ainsi rendu aux langues de l’Occident. Un néographe français a été Pierre Corneille, qui employa son autorité à faire adopter par le public le dédoublement si nécessaire de l’u et du v, de l’i et du j.

Notre système d’écriture n’est pas encore si parfait qu’on n’ait le droit de désirer pour lui des améliorations. A côté d’évidentes surcharges, il présente des équivoques et des lacunes. Nous avons des lettres à double et triple emploi, et, d’autre part, des lettres surérogatoires. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les mots eu et feu, en et bien, femme et dilemme, fille et ville, ou bien l’on n’a qu’à comparer les lettres finales des mots faim, moyen, dessein et larcin. La même sifflante forte se trouve exprimée de cinq façons différentes dans santé, nation, race, scène et Bruxelles ; la même sifflante douce, de trois manières dans raison, lézard, sixième. Des articulations simples sont représentées par deux lettres, comme on le voit par ch, qu. Toutes les mères qui ont montré à lire à leurs enfans pourront aisément allonger cette liste. Arrive-t-on du moins, au prix de tant d’inconséquences, à quelque chose de toujours parfaitement clair ? Non : car nous avons les portions et nous portions, négligent et ils négligent, expédient et ils expédient.

Si l’on est d’accord pour constater le mal, les dissentimens commencent au moment d’appliquer le remède. Les uns proposent la création de lettres nouvelles ou l’adjonction de signes distinctifs aux lettres anciennes. Ainsi M. Ambroise-Firmin Didot, qui fut à la fois imprimeur et érudit, et qui est l’auteur d’un excellent livre sur l’histoire de l’orthographe, a l’idée de mettre une cédille sous le t dans les mots comme démocratie, initiation. M. Malvezin fait une proposition analogue pour le g : cette dernière lettre est sûrement une de celles qui exigeraient quelque perfectionnement ; des graphies comme bougeoir, gueule, ne sont pas dignes d’une orthographe civilisée. D’autres voudraient une nouvelle répartition des caractères existans, ce qui ne laisserait pas que d’entraîner d’assez forts remaniemens. M. Darmesteter conseille d’introduire l’s partout où l’on entend la sifflante forte : on écrirait donc sosiété, obéisanse, le c restant réservé pour marquer toujours le son du k ; la sifflante douce serait partout représentée par un z, ce qui fait qu’on écrirait phyzique, prézage.

Nous n’examinons point en ce moment le mérite et la valeur de ces propositions : il est plus facile, en cette matière, d’énoncer des principes excellens que d’en faire accepter les applications. Si l’on proposait un seul changement, l’œil n’aurait sans doute pas trop de difficulté à s’y habituer ; mais comme nos néographes arrivent d’ordinaire avec tout un ensemble de réformes, et comme un mauvais sort trop fréquent veut qu’un seul et même mot soit simultanément atteint en plusieurs de ses parties, il en résulte qu’il est défiguré. Selon le système de M. Darraesteter, la science deviendra la sianse et l’adverbe sciemment s’écrira siamant.

Plus altérés encore seraient les monosyllabes comme ce, cerf, cent, cens. Je dirai à ce propos que les monosyllabes sont d’un caractère particulièrement réfractaire : ces petits mots, si nombreux en français, ont donné de la tablature à tous les novateurs, et ils ont même tenu en respect les plus hautes autorités. Le professeur de Lausanne dont nous parlerons plus loin a dû s’arrêter devant quelques-uns d’entre eux, qui devenaient trop méconnaissables. Quand l’Académie française, au XVIIIe siècle, se mit à enlever les y, changeant celuy en celui, essay en essai, elle passa le niveau partout, sauf sur le seul adverbe y, qui n’a pourtant aucun droit à cette lettre grecque, puisqu’il représente le latin ibi. Tout le monde est plus ou moins de l’avis de cette inspectrice des écoles dont on a pu lire récemment la déclaration naïve : elle demandait qu’on ramenât l’orthographe à des principes rationnels sans modifier la physionomie des mots. Les autres nations sont tout aussi sensibles que nous à ces petits inconvéniens : nos lecteurs ont peut-être entendu parler d’une commission allemande qui fut convoquée, il y a treize ans, à Berlin, tout spécialement pour purger les mots de la langue allemande des h qui s’y étaient indûment introduits ; elle s’acquitta bravement de sa tâche, mais elle n’alla pas jusqu’au bout de son mandat quand elle vit qu’il faudrait écrire de la même manière (Rum) la gloire et le rhum.

Il est vrai que M. Darmesteter, dont une des qualités était le tact et la prudence, explique que ces simplifications ne doivent pas se faire toutes à la fois, mais s’échelonner sur un assez long espace de temps. Une première substitution ayant été adoptée en 1900, on pourra passer à une autre en 1930, et ainsi de suite. Rien n’est plus judicieux : c’est de la sorte, en effet, qu’il faudrait procéder ; mais peut-être alors sera-t-il plus à propos de ne pas exhiber dès à présent tout le programme. On réussira plus sûrement en produisant chaque demande à part et comme s’il n’était question de rien autre.

Pour venir à quelque chose de plus général, je dirai que le principal tort de ces projets est de nous arriver un peu tard. C’est un reproche qui s’adresse, non aux auteurs, cela est clair, mais aux générations qui nous ont précédés. On accuse les Français d’être un peuple avide de nouveautés : notre défaut ne serait-il pas plutôt de laisser trop durer les choses ? Ce qui nous manque, pourrait-on croire, c’est cette dose moyenne de décision qui permet d’intervenir au moment voulu et de redresser les défectuosités à mesure qu’elles se déclarent. Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, faisait ranger à la lettre f l’article PHILOSOPHE, et disait : « Écrivez filosofie ou philosophie, comme il vous plaira. » Nous avons toujours notre ph, dont les Italiens et les Espagnols sont heureusement débarrassés.

Il semble que ce soit vers 1750 ou 1760, quand les esprits, disposés au nouveau, n’étaient pas encore détournés des petites améliorations par l’idée des grandes, c’est au temps de Voltaire et de Duclos que l’orthographe française aurait pu, sans trop d’obstacles, être retouchée et simplifiée. Nos auteurs classiques n’étaient pas encore répandus par centaines d’éditions. Des milliers d’instituteurs n’enseignaient pas encore la grammaire d’après des règles sévères et méticuleuses. Le journalisme, aujourd’hui multiplié au-delà de toute idée, n’avait pas encore pris les esprits et les yeux dans les liens de l’habitude. À mesure qu’augmente le nombre des gens sachant lire et écrire, l’effort exigé pour une réforme devient plus grand. Chaque nouveau dictionnaire est un poids ajouté dans la balance au plateau de la conservation. Duclos, en 1754, comptait sur l’appui des femmes. « L’ortografe des fames, écrit-il, que les savans trouvent si ridicule, est plus raisonable que la leur. Quelques-unes veulent aprendre l’ortografe des savans ; il vaudrait bien mieus que les savans adoptassent cèle des fames, en y corigeant ce qu’une demi-éducation y a mis de défectueus, c’est-à-dire de savant. » Aujourd’hui il est trop tard : les femmes ont appris l’orthographe, elles la savent trop bien, et si on faisait voter, si on décrétait le referendum, je crois bien qu’elles mettraient des non. Joignez cette circonstance qu’à l’envers de ce qui se passe en politique, il y a fatalement des divergences dans le parti du changement, au lieu que celui de la conservation présente la plus complète unité.

Il est juste d’ajouter que nous ne sommes pas seuls à lutter contre ces difficultés. La commission de réforme orthographique convoquée à Berlin, en 1876, dont nous parlions plus haut, a abouti, après de laborieuses délibérations, à un si faible résultat, qu’il peut être considéré comme un échec. En Angleterre et aux États-Unis, plusieurs sociétés se sont établies pour le même but ; mais leur action positive ne s’est pas encore fait sentir. Il y a là, sans doute, quelque raison plus profonde : quand un peuple a produit une littérature, quand il a donné des œuvres classiques et fourni sa part au patrimoine intellectuel de l’humanité, il est jusqu’à un certain point enchaîné par son passé : la solidarité s’impose aux générations nouvelles. Les peuples sans histoire sont, à cet égard, plus libres : c’est la raison aussi pour laquelle on écrit les patois selon la prononciation du jour. Mais les nations qui n’ont pas attendu jusqu’au moment actuel pour paraître sur la scène du monde sentent qu’elles ont des obligations spéciales : gêne ou soutien, il faut qu’elles en prennent leur parti et qu’elles y fassent honneur.


III

Il nous reste à présenter la troisième catégorie de critiques : ceux qui veulent qu’on écrive exactement ce qu’on entend, et rien de plus. On les appelait autrefois les phonographes ; mais depuis qu’Edison a illustré et confisqué ce nom en le donnant à son appareil, — lequel est effectivement et au plus haut degré l’écrivain phonographe par excellence, — force est bien de chercher une autre dénomination pour cette secte de réformateurs. Nous les appellerons les fonétistes. Avec eux, nous allons nous trouver en pleine révolution.

Eux aussi, du reste, ils peuvent se mettre à couvert sous de nobles aïeux. Le plus connu est Louis Meigret, l’inventeur ou le propagateur de plusieurs signes dont nous nous servons encore aujourd’hui dans notre écriture. Meigret disait en 1542 : « Les voix sont les elemens de la prononciation, et les lettres les marques ou notes des elemens… Puisque les lettres ne sont qu’images de voix, l’escriture deura estre d’autant de lettres que la prononciation requiert de voix ; si elle se treuve autre, elle est faulse, abusiue et damnable. »

Jusque-là il se bornait à une profession de foi. Mais six ans plus tard il publie le Treité de la Grammere francoeze, où il applique ses idées et introduit une orthographe de son invention. Cette entreprise, qui était bien d’accord avec l’esprit aventureux du XVIe siècle, trouva des approbateurs parmi les poètes de la Pléiade ; Ronsard, Du Bellay, Bail, y donnèrent leur assentiment. Il faut dire, pour être vrai, que l’écriture phonétique de Louis Meigret passerait à présent pour une écriture étymologique très acceptable. Nous en avons vu d’autres depuis.

Un de ceux dont le souvenir, quoique remontant à plus d’un demi-siècle, est resté le plus vivant, est M. Marie, qui fit scandale, vers 1830, par son Apel o Fransé, et par la publication de certaine lettre d’Andrieux, manbre de l’Aqadémie fransèze, qu’il avait, contre tout droit des gens, transcrite en fonétique :

« Mosieu,

« Il è d’un bon èspri de déziré la réforme de l’ortografe francèze aqtuèle, de vouloir la randre qonforme, ôtan qe posible, à la prononsiasion ; il è d’un bon grammèriin é même d’un bon sitoiiin de s’oqupé de sète réforme… »

On se figure l’indignation de l’auteur du Meunier de Sans-Souci. L’Académie française partagea les sentimens de son secrétaire perpétuel ; elle fut si irritée qu’elle se jeta dans la réaction, et que, publiant en 1835 sa nouvelle édition du Dictionnaire, elle ne voulut entendre à rien et repoussa tous les changemens proposés.

Mais, à son tour, M. Marie s’est trouvé dépassé par M. Edouard Raoux, professeur à l’Académie de Lausanne, qui donna, en 1865, son Orthographe rationnelle. Voici, comme spécimens, deux sentences de M. Raoux :

« Tan qe l’ijiène publiqe é la morale universèle ne seron pa sérieuzemant anségnée dan toute le z éqole primère, le flô du mal montera toujour. »

« Le jeune z èntellijanse son qome de bouton de fleur qe lon orè plongé dan lô boulante ; èle z on perdu leur forse vitale dan le chôdron fuman de la moderne éduqasion. »

Lors des premiers prospectus de M. Raoux, des comités s’étaient organisés dans les cantons de Vaud, de Neufchâtel, de Berne et de Genève, pour appuyer le mouvement. Mais, après la publication de son livre, il faut croire qu’un refroidissement se produisit, car l’auteur eut le regret de constater lui-même que la phonographie venait de subir un échec.

Faut-il considérer comme un successeur de M. Raoux le directeur du journal : « le mestr fanetik, organ de 1 asosjâSJO fonetik de profesœr da làg vivat, katrum ane, » M. Paul Passy ? Le numéro d’octobre de ce journal commence ainsi : « Dp" sykss. Nuz avô a àrgistre, s mwA si, dp’ sykss êportâ. 1 œ s. 1 vot râdy a 1 ynanimite par la kôgrc d 1 aljâs frâsEZ, da sa seàs dy 7 au, syr la propozisjô d mesjo’ B. Fourès, L. Havet e J. P. Martin, domàdà k tut latityd swa le : se o me : tr ki dczirrs s servir d œn alfabs fonetik kom pro-sede pedago^ik… »

On pourrait être tenté de voir en M. Paul Passy le fonétiste par excellence, la gauche révolutionnaire extrême. Mais ce serait, je crois, faire tort au jeune et ardent professeur. Il a effectivement, en orthographe, des idées avancées, qu’il soutient tous les mois avec conviction. Mais les spécimens que nous venons de donner se rapportent à une entreprise d’une autre sorte, parfaitement sérieuse et digne d’attention. Il s’agit d’une méthode particulière pour enseigner les langues étrangères, en figurant exactement la prononciation, et en mettant le témoignage des yeux d’accord avec celui de l’oreille. Ceci n’a qu’un rapport indirect avec la réforme de l’orthographe, et il y aurait erreur à confondre les deux tentatives.

Ainsi qu’on devait s’y attendre, puisque c’est la loi des révolutions, M. Paul Passy a trouvé des imitateurs qui ont outrepassé son système. Il annonce lui-même un traité qui vient de paraître à Lausanne, et qui est ainsi intitulé : « J. Ferrette, Trété d ekritûr fonetik : prœmïêr luœr dœ la sïàs fonetik proprœmà dit, e èstru-màt èdispàsàbl dœ twt rœccrc fîlolojik serïœz, kom dœ 1 àsonïmà regulïo dœ twt làg, etràjer w maternel 3e éd. (40 p. in-8o : Lausanne, Duvoisin, 1889 ; 0 fr. 60.) »

Mais l’auteur, paraît-il, a mêlé des questions qui, pour être voisines, n’en sont pas moins distinctes : « s et œ travaj a rvwar. »

Que faut-il penser de l’école fonétiste ?

Il serait inutile d’invoquer l’histoire et la tradition avec des hommes qui veulent être modernes et dont le désir est précisément de rompre avec le passé. Il serait vain aussi de leur demander ce que deviendraient les vers : la poésie n’est pas ce qui les préoccupe ; on étudiera Corneille et Racine, Lamartine et Musset comme on fait de Sophocle et de Pindare. Mais nous pourrons appeler leur attention sur quelques points qui rendent l’expérience particulièrement difficile et le succès plus que douteux en français.

Il n’est point de langue qui ne sortît défigurée de la main des fonétistes : mais de toutes les langues, la moins propre à subir cette épreuve, c’est la nôtre. Ni l’italien, ni l’espagnol n’auraient à souffrir au même degré. Qu’on veuille d’abord songer à ces lettres finales qui, muettes à certains momens, se font entendre à d’autres : on pourrait les appeler des lettres assoupies, parce que, inertes à l’ordinaire, elles se réveillent à certains momens et reprennent vie dans la phrase. Il suffit de comparer le t dans saint François et dans saint Eugène. Le g final ne s’entend pas dans un sang généreux ; mais il s’entend, et il se renforce même en c, dans un sang impur. On n’entend pas le c dans la locution : jouer franc jeu ; mais on l’entend dans courir à franc étrier. Comment feront donc les fonétistes ? Le mot sera-t-il écrit de deux manières, selon la place où il se trouve ? Il y a des langues qui procèdent ainsi, par exemple le sanscrit ; mais ce ne sont pas les plus claires, ni les plus faciles à apprendre. Ou bien, suivant la méthode de M. Raoux, isolera-t-on les lettres finales quand elles sont perceptibles à l’oreille, de manière à semer l’écriture de caractères qui n’auront l’air d’appartenir à aucun mot ? Notre langue est la plus discrète des langues romanes : elle réduit les mots au strict nécessaire et supprime tout ce qui peut être omis. Mais à cause de cela elle ne peut rien perdre : telle lettre a l’air d’être une fibre morte ; mais si vous voulez la retrancher, aussitôt vous sentez que vous coupez dans le vif. Vous pouvez trouver que le d de pied est superflu, et en effet au XVIIe siècle on écrivait souvent le pié : mais la consonne finale reparait et s’impose dans un pied-à-terre. Aussi longtemps que nous garderons l’habitude de lier les mots en parlant (et c’est l’un des caractères distinctifs du français), il y aura dans notre orthographe des lettres qui, à certains momens, auront l’air de lettres inutiles.

Une autre source de difficultés vient des e muets, qui tantôt sonnent faiblement à l’oreille, tantôt comptent seulement dans la phrase à la façon des silences en musique. Avec les phonétistes, l’e muet, « cette bulle d’air sonore qui donne à notre langue tant de charme, de légèreté et de douceur, » aurait bientôt fait de disparaître. Tout le monde connaît ces publications plus ou moins populaires, scènes de comédie, chansons, caricatures, où les mots sont raccourcis et comprimés à plaisir : ce sont des échantillons intéressans de langue rustique ou militaire. Quelques pessimistes y voient le français de l’avenir. Mais si cette prédiction doit se réaliser, il n’y a pas lieu de devancer l’œuvre des siècles et d’imposer cette phonétique à la langue littéraire d’aujourd’hui.

Une fois entré dans cette voie, on constaterait que l’e muet n’est pas la seule lettre qui doit tomber ; nous ne savons pas nous-mêmes combien nous abrégeons les mots en parlant. Un linguiste a savamment démontré, il y a peu de temps, que dans la conversation familière les syllabes finales le, re ne se prononcent plus. C’est ainsi que Vanvres est devenu vanves. L’écriture, se tenant au courant des découvertes de la science, devra donc enregistrer des épels comme un simp soldat, un memb de l’Institut, sous peine d’être accusée de nous ramener à la langue académique. Mais c’est M. Paul Passy qui nous fait, sur ce chapitre, les révélations les plus cruelles : ne nous a-t-il pas appris l’autre jour que nous ne disons plus celui-ci, mais suisi[3] ? Nous ne sommes pas loin de la langue bien connue où peut-être devient p’têt et où seulement se réduit à s’ment. Ceux qui ont lu en anglais les désopilantes lettres d’Artemus Ward, le montreur de botes américain, savent à quels irrésistibles effets de rire on peut arriver au moyen de cette photographie auditive : mais le spirituel auteur ne prétendait pas en faire un système d’orthographe.

Et les séparations de mots, n’est-ce pas aussi un emprunt fait à la tradition savante ? Où voyons-nous que, dans la parole vivante, les articles soient séparés des substantifs ? Toute la phrase, au contraire, forme une chaîne plus ou moins serrée dont il nous serait difficile de distinguer les anneaux, si nous n’y étions pas préparés et instruits depuis l’enfance.

Il n’est sorte de méfaits qu’il ne soit de mode d’attribuer aujourd’hui à l’écriture. Elle est en retard sur la langue, elle déguise la vraie prononciation, elle maintient d’apparentes exceptions qui masquent la régularité des lois du langage, elle le pervertit même en substituant une uniformité de mauvais aloi à la variété et à la souplesse de la parole. Il y a sans doute quelque vérité dans ces reproches. Mais qu’est-ce que ces défauts, dont plusieurs ne sont visibles qu’à l’homme du métier, en regard des services que l’écriture rend tous les jours à la conscience linguistique de chacun ? Sans elle, le mot, c’est-à-dire l’unité irréductible de tout langage, n’existerait qu’à l’état vague et flottant. Les fonétistes sont des ingrats et des barbares qui, si on les écoutait, nous feraient perdre le bénéfice de vingt-cinq siècles de culture. Si on les laissait agir à leur guise et s’ils étaient conséquens avec eux-mêmes, ils feraient rapidement du français une sorte de conglomérat fossile où les seuls linguistes pourraient encore démêler les mots et découvrir la trace d’une ancienne grammaire.


IV

Avant de chercher quelles modifications de détail pourraient être introduites, il faut examiner les raisons d’utilité qu’on allègue pour une refonte d’ensemble. Ces raisons sont de diverses sortes : économie d’argent, facilité plus grande fournie aux étrangers, commencemens aplanis pour l’enfant, plus large diffusion assurée à la langue française.

L’économie d’argent est un motif fait pour frapper les calculateurs. Un statisticien a reconnu qu’avec le système de M. Raoux, on épargnerait un tiers, ou au moins un quart des lettres. « Si l’on admet que sur 35 millions de Français, 1 million, en terme moyen, consacrent leur journée à écrire ; si l’on évalue le prix moyen de ces journées à 3 francs seulement, on trouve un milliard, sur lequel on économiserait 250 millions par année. La librairie dépense bien une centaine de millions en papier, composition, tirage, port, etc., sur lesquels on gagnerait encore 25 millions. Mais le nombre des gens sachant lire et écrire décuplerait… De sorte que ce profit de 275 millions serait doublé ou quadruplé et l’économie imperceptible d’une lettre par mot donnerait un bien plus grand bénéfice que les plus beaux progrès de la mécanique[4]. » Je crains qu’il n’y ait là quelque fantasmagorie. Je ne répondrai pas avec un mauvais plaisant qu’on n’y gagnera rien et qu’au bout de l’année il y aura autant de papier noirci. Mais puisqu’il est question de journées d’ouvrier, la qualité du travail ne doit-elle être estimée pour rien ? la malfaçon n’a-t-elle pas toujours été comptée comme une perte sèche ? Une seule obscurité dans le texte peut coûter plus cher que beaucoup de lettres économisées.

Assurément, il faut souhaiter que la plus grande facilité soit offerte aux étrangers pour apprendre notre langue. Tout ce qu’on pourra faire en ce sens doit être approuvé. Je rappellerai néanmoins, et personne ne le sait mieux que les représentans du phonétisme, qu’une langue s’apprend surtout en l’entendant parler et en la parlant : les moyens de communication, devenus plus rapides et plus nombreux, sont à cet égard le meilleur auxiliaire. Je suppose que, toutes choses restant égales, les difficultés grammaticales qui n’ont arrêté autrefois ni Leibniz, ni Walpole, et qui plus près de nous n’ont pas été un obstacle pour Alexandre de Humboldt, ne décourageront pas les hommes distingués du XXe siècle. Mais c’est précisément à cause des étrangers que je recommanderais aux réformateurs la plus grande prudence, et que je voudrais les mettre en garde contre tout changement trop soudain. Il existe à l’heure actuelle un bon nombre d’étrangers qui savent notre langue, qui l’aiment et qui s’en font honneur : serait-il utile de les déconcerter et de les troubler dans leur possession ? Est-il bon de donner aux spectateurs du dehors, sur ce terrain qui n’a pas bougé jusqu’à présent, le sentiment de l’instabilité ? Une altération trop soudaine dans l’air extérieur de notre langue pourrait faire croire à quelque gros ébranlement interne. Il serait à craindre qu’à ce moment une partie de nos cliens littéraires ne profitât de la circonstance pour nous abandonner. Non-seulement on apprend le français au-delà de nos frontières, mais on écrit, on imprime des journaux et des livres français. Rien ne prouve qu’une révolution radicale serait reconnue : quelques-uns, plus fidèles que nous au passé, pourraient maintenir l’ancienne observance ; d’autres, une fois lancés sur cette piste, nous trouveraient trop timides et nous dépasseraient. Au lieu de constater un succès, l’Alliance française, qui tient avec raison à notre influence linguistique, aurait peut-être à combattre le danger d’une dislocation.

Je parle en ce moment de l’Europe et non de l’Orient, non de la France coloniale, à laquelle je viendrai tout à l’heure.

Aplanir à nos enfans les commencemens de l’étude, débarrasser l’école primaire des broussailles qui l’encombrent, voilà enfin un motif qui a une réelle valeur. Si une réforme de l’orthographe doit amener ce bienfait, quelles que soient les objections qui pourront venir d’ailleurs, il faudra y souscrire sans retard. Mais là encore prenons garde de rien exagérer : je ne crois pas qu’il y ait aucune orthographe, — même phonétique, — qui dispense nos maîtres d’école d’avoir du bon sens et de la modération. Tout deviendra entre leurs mains matière à examen et à concours, si leur esprit est orienté de ce côté : les tours de force en chronologie vaudraient-ils beaucoup mieux ? La nouvelle orthographe n’aurait-elle pas bientôt elle-même ses arcanes et ses pièges ? Il appartient à ceux qui instruisent et qui dirigent nos maîtres, de leur faire comprendre que tous les enfans ne doivent pas être élevés comme s’ils étaient destinés à devenir instituteurs. Les rafïinemens de l’orthographe n’auraient jamais envahi l’école, si l’école avait eu dès l’origine ses patrons s’intéressant à l’éducation populaire, la voulant sobre et solide. On ne voit pas ce que l’irruption de la néographie changerait aujourd’hui à cet état de choses. Elle y ajouterait sans doute un nouvel élément de confusion, et elle ferait perdre, en doutes et en disputes, un temps déjà trop envahi par des occupations d’une utilité contestable. C’est en ôtant dans les examens à la dictée sa valeur prépondérante et éliminatoire, c’est en pesant les fautes au lieu de les compter, et en ayant toujours devant les yeux le but général de l’examen, qu’on parviendra à diminuer peu à peu la force du préjugé orthographique.

A plus forte raison doit-on épargner les subtilités de l’orthographe aux nouveaux Français de la Cochinchine, du Tonkin et du Sénégal. Ce n’est pas l’orthographe seulement, mais c’est la langue qu’il faut simplifier à leur intention. Le général Faidherbe a consacré les dernières forces de sa vie à cette cause. J’ai vu, comme tout le monde, à l’Exposition de l’esplanade des Invalides, les cahiers des petits écoliers annamites et cambodgiens. Quelques maîtres ont déjà compris qu’il y a un choix à opérer dans la civilisation qu’on leur apporte. Ils n’ont que faire du détail de nos règles grammaticales, comme j’espère aussi qu’on leur fera grâce de nos rois mérovingiens, de nos quatre-vingt-six départemens et des affluens de nos rivières de France. L’école sera un puissant agent d’assimilation à condition d’offrir des connaissances d’une application immédiate : il me semble que des ateliers où l’on apprendra à travailler le bois et le fer avec les outils perfectionnés de l’industrie moderne seront d’excellentes annexes de l’école, et rempliront heureusement le temps qu’on pourra gagner en sacrifiant une partie de notre savoir scolaire.

V

Revenons à ces amis de l’orthographe française qui, sans désirer pour elle une refonte totale, s’étonnent de ses fantaisies et lui voudraient un peu plus de conséquence et de logique. Voici d’abord ce qu’on peut dire, non pour légitimer, mais pour expliquer les contradictions dont ils sont offusqués.

Une langue n’est pas, comme on le suppose trop souvent, un système. Elle n’est pas davantage, comme on le répète trop de nos jours, un organisme. Elle est un ensemble de signes accumulés par les siècles et qui n’ont ni le même âge, ni la même provenance. Ces signes ont été emmagasinés à des époques éloignées les unes des autres par des hommes qui différaient entre eux de culture, d’idées et d’habitudes. Quoi d’étonnant qu’il y ait quelque bigarrure dans un assortiment ainsi créé par acquisitions successives et sans dessein préconçu ? Ce qui serait surprenant, ce serait l’uniformité. On parle aujourd’hui d’orthographe historique et l’on nous propose de prendre pour modèle celle du xii° siècle : mais il n’y a aucune raison pour que le haut moyen âge fasse la loi aux siècles qui ont suivi et qui mériteraient sans doute aussi d’être respectés en leur individualité. La langue est un bien héréditaire que chaque âge cultive, aménage, transforme selon ses besoins et ses moyens : nous appliquerons la vraie méthode historique en nous attachant au dernier état, pour en comprendre la formation et pour en tirer à notre tour le meilleur parti.

Si l’on examine l’œuvre de nos prédécesseurs immédiats, on y peut trouver sans doute des défectuosités : mais, en somme, on doit reconnaître qu’ils n’ont manqué ni de soin, ni de rectitude. Ils ont administré l’orthographe française en bons pères de famille, dans des vues d’utilité pratique. En fait de langage, il est une loi qui primo et domine toutes les autres : la nécessité d’être clair et le devoir d’être compris. Plutôt une inconséquence qu’une obscurité ! Telle est la règle qui, dans les cas douteux, paraît avoir guidé nos pères. Ils n’ont ni l’envie de faire vivre un passé mort, ni le désir de l’effacer à tout prix. Ils ont voulu façonner un instrument, et non produire un travail scientifique, ni mettre au jour une œuvre d’art.

Il est intéressant de consulter à ce sujet les cahiers que les membres de l’Académie française avaient couverts de leurs notes lors de la première édition du dictionnaire[5]. On y voit l’opinion d’hommes tels que Bossuet, Pellisson, Mézeray, Régnier des Marais. C’est l’utilité qui leur sert de règle : ils sont à mille lieues de toute idée de système ou de dilettantisme. A côté d’eux, quelques esprits plus subtils proposent des finesses qui sont aussitôt repoussées. Ainsi l’académicien Doujat penchait fort pour les distinctions. A l’occasion du mot dauphin, voici le dialogue qui s’engage :

« Je voudrais dauphin, dit Pellisson. — Ne pourrait-on pas, insinue Doujat, apporter ici quelque distinction entre dauphin, poisson, et daufin, homme. — Non, » répond brusquement Régnier.

« On pourrait, dit encore Doujat, retenir le c pour faire différence entre un lict et il lit. — Il faut, reprend Régnier, le c partout où il se prononce ; hors de là, point. — J’en suis d’accord, ajoute Bossuet. Personne n’écrit plus autrement que saint, sainte, droit, toit, effet, préfet, etc. Pour infect, il me semble qu’on le sonne un peu comme à respect. Ainsi je le retiendrais. »

Mais ces mêmes hommes consentent à des distinctions d’orthographe lorsque, entre deux mots primitivement identiques, l’usage a introduit quelque différence un peu profonde et sérieuse. C’est ainsi qu’après discussion ils ont laissé passer dessin et dessein, compter et conter, anoblir et ennoblir.

Ennoblir, j’en doute (Tallemant).

Je doute d’ennoblir (Segrais).

On écrit annoblir. Il a été décidé dans la compagnie qu’anoblir est rendre noble et ennoblir rendre illustre (Doujat).

Je doute un peu d’ennoblir, mais je me rends à l’autorité de la compagnie (Bossuet).

J’appelle ad majus concilium sur la distinction prétendue d’anoblir et ennoblir. Je crois le dernier mauvais (Pellisson).

La distinction a fini par passer, et il n’y a pas lieu de la regretter, puisque la nuance existe dans la réalité.

Une telle manière de procéder est bien éloignée de celle de nos réformateurs. Mais s’il est une vérité qui ressort de ce qui précède et qu’enseigne l’expérience du passé, c’est qu’il est impossible de se tenir à un principe exclusif et unique. Comme ces organes du corps humain qui doivent répondre simultanément à plusieurs fins, l’orthographe est obligée de remplir des conditions diverses, simplicité, clarté, élégance, fidélité à l’usage. On voit d’époque en époque reparaître cet axiome, que l’écriture doit être l’image de la parole. Sans doute elle est l’image de la parole, mais elle est encore quelque chose de plus. Elle doit apporter à la parole un surcroît de limpidité, car nous voyons les mots en même temps que nous les entendons, et le trait complète ce que le son ne fait qu’ébaucher. C’est ne pas faire de l’écriture l’estime qu’il convient, de la mettre sur le rang d’une simple sténographie. Quoique intimement unie à la parole et ne pouvant exister sans elle, l’écriture est jusqu’à un certain point un art ayant ses règles à lui et ses obligations spéciales. C’est ainsi qu’en rédigeant on nous demande d’autres qualités qu’en parlant, exigence légitime et fondée, puisque en écrivant nous avons à la fois plus de temps pour réfléchir et moins de facilité pour nous reprendre[6].

Je suis obligé, à ce propos, de dire à mes confrères les linguistes que notre point de vue n’est pas tout à fait celui du reste des hommes : il en est même quelquefois l’opposé. Le linguiste étudie par profession les changemens que l’usure et le temps apportent aux mots : la régularité des lois phoniques est pour lui un spectacle intéressant, dont il désire ne rien perdre. Il observe, par exemple, comment des mots très différens à l’origine se sont peu à peu, sous l’influence de lois connues et nécessaires, rapprochés l’un de l’autre jusqu’au point de se confondre. Ce n’est jamais sans une sorte de satisfaction qu’un homme de science constate la vérification d’une loi : il demandera donc qu’on la mette dans tout son jour, et qu’on éloigne tout ce qui pourrait en déguiser les effets. Mais la préoccupation du grand nombre n’est point là : la masse des hommes, sans chercher plus loin, se sert de l’écriture pour être comprise ; elle se résoudra plus facilement à ajouter un signe de convention qu’à laisser subsister le doute. Ce n’est pas la première fois qu’on voit le grand nombre juger les choses d’une autre façon que les spécialistes : comme il est question ici d’un intérêt général, c’est évidemment le grand nombre qui est dans le vrai et c’est le spécialiste qui devra lui faire le sacrifice de ses préférences. Ne lui reste-t-il pas, pour se dédommager, la consolation de la critique et le plaisir de voir plus loin que la foule ?


VI

En prenant pour base l’état actuel, qu’il s’agirait de conserver, quels changemens de détail serait-il utile d’introduire ? Il s’est fait là-dessus, en ces derniers temps, un certain échange de vues. Des esprits réservés et sages se sont fait entendre[7]. Ce n’est pas ici, on le conçoit, le lieu d’introduire une discussion sur un tel sujet. Je me bornerai à donner brièvement mon avis.

Plutôt que de faire la guerre à quelques mots isolés, il vaudrait mieux porter l’effort sur certaines règles grammaticales, telles que la formation du pluriel, parce que ces règles trouvent leur application à tout instant, et parce qu’avec leurs exceptions, qui souffrent elles-mêmes des exceptions, elles sont tout particulièrement le cauchemar des écoliers. Des pluriels comme châteaus, chevauz, caillous, cieus, n’auraient rien de trop étrange. Les romanistes assurent que l’a ; s’est introduit dans ces pluriels par une erreur de lecture : faisons donc disparaître l’erreur, ce qui aura l’avantage de ramener un assez grand nombre de mots dans la règle générale. Je ne réclame point pour ce changement un commandement exprès, avec arrêt de proscription contre l’ancienne orthographe : je voudrais qu’une période de transition pût s’établir, pendant laquelle les deux manières seraient admises sur le pied d’égalité. C’est ainsi que peuvent se faire les changemens, car les yeux et l’esprit ont alors le temps de s’habituer aux nouveautés, et quand la confirmation définitive arrive, elle ne déroute ni ne surprend personne.

Un autre point de la grammaire qui a causé bien des naufrages, ce sont les noms composés. Nos manuels se montrent sur ce chapitre singulièrement pointilleux. Ils veulent qu’on orthographie des porte-plume, parce que dans chacun il n’y a qu’une plume : mais ils demandent qu’on écrive un porte-cigares, parce que l’étui contient ou peut contenir plusieurs cigares. Ils prétendent qu’il faut écrire des arcs-en-ciel : mais en même temps ils sont assez honnêtes pour prévenir qu’on ne doit pas faire entendre l’s. Ce sont là de pures subtilités, qui n’ont pas été imaginées, je le veux bien, pour tracasser le monde, mais qui témoignent chez leurs inventeurs d’un excès de scrupule. Une chose qui devrait les rassurer, c’est que nous employons sans y penser quantité de composés de même sorte, que nous traitons comme mots simples : nous écrivons des plafonds, des vinaigres, des vauriens, des tocsins, un portefeuille, sans que la grammaire ni la logique en soit autrement compromise. On abuse des traits d’union : quand un mot composé est devenu assez familier à notre esprit pour que nous cessions de faire attention aux élémens dont il se compose, le moment est arrivé d’opérer la soudure.

Les participes ont une réputation proverbiale qu’ils doivent à leurs allures capricieuses et difficiles à comprendre. Il faut avouer que la langue n’est pas la seule coupable, mais que les règles de la grammaire officielle y ont quoique peu ajouté. On nous dit, par exemple, qu’il faut écrire : la maison que j’ai vu construire et la maison que j’ai vue tomber : mais dans les deux cas la syntaxe est la même, vu a pour vrai régime l’infinitif et devrait rester invariable. Il serait bizarre, dans une phrase ainsi orthographiée : les vaisseaux que j’ai vus arriver, de faire sentir l’s ; c’est la preuve que cette lettre est de trop.

Voilà, selon moi, dans quel sens on devrait surtout travailler à la simplification de notre orthographe, plutôt que de réviser les mots un à un pour leur retrancher quelque lettre. Je ne crois pas que cette révision du vocabulaire pourrait être conduite jusqu’au bout sans faire aucune concession à l’usage ou à la clarté, de sorte qu’on supprimerait d’anciennes inconséquences pour en créer de nouvelles. Je n’en citerai qu’un seul exemple, que j’emprunte aux lettres doubles. On pourrait, aux mots d’origine populaire, enlever les lettres doubles, ce qui mettrait l’écriture d’accord avec la prononciation : on écrirait donc home, honeur, anée, aporter, acorder, inocent. Mais il serait impossible de foire la même opération sur certains mots d’origine savante ; il faudrait, pour orthographier comme on prononce, écrire : appétence, acclamer, annuité, innovation. On aurait donc obtenu cet avantage de mettre l’écriture d’accord avec la langue parlée ; mais on serait encore loin de cette parfaite simplicité que rêvent quelques esprits rectilignes. Ajoutez cette circonstance que la prononciation n’est pas la même dans toutes les parties de la France, qu’elle n’est pas aujourd’hui, ce qu’elle était il y a cinquante ans, et que sans aucun doute elle est appelée à changer encore. Notre orthographe actuelle ne gêne point la parole, parce que personne ne lui demande une fidélité rigoureuse : avec une graphie nouvelle, qui prétendrait peindre le langage, on verrait aussitôt commencer les discussions. Au temps d’Etienne Pasquier, on reconnaissait à l’orthographe de quelle province chaque écrivain était originaire. Quand une nation est répandue depuis un millier d’années sur un grand territoire, c’est surtout la langue écrite qui fait son unité : n’y touchons donc pas à la légère.

J’ai laissé de côté à dessein des argumens d’une nature particulière, qui ont été donnés, non sans vivacité, en faveur de la conservation. Ces projets de réforme tombent dans une époque de raffinement où règnent simultanément les penchans les plus divers et où, à côté des plans utilitaires de simplification, on rencontre les besoins et les imaginations d’une culture de serre-chaude.

Nous sommes devenus capables de voir et de sentir quantité de choses dont nos aïeux étaient loin de se douter. Après tant de siècles de littérature, les mots existent pour les yeux presque plus encore que pour les oreilles. On s’est habitué à un certain groupement de lettres, lequel forme comme une manière d’hiéroglyphe qui représente directement l’idée. Plus ce groupement est singulier et rare, plus l’idée qu’il éveille semble avoir de distinction. En enlever ou y modifier quelque chose revient à diminuer ou à tronquer la pensée elle-même. Ce sont surtout les poètes qui ont ces délicatesses de sentiment. On a pu lire la lettre de l’un des plus brillans, qui déclare que supprimer les y, les ch et les th, ce serait enlever aux mots « leurs lettres de noblesse. » Ce disciple de l’école d’Alexandrie écrirait volontiers sans doute des rhoses et des catarrhactes. En y pensant un peu, il y a, au fond, quelque chose de légitime dans ce sentiment. Il est naturel que le poète aime jusqu’à l’apparence des mots qui lui rappellent ses lectures, qui ont été les confidens de ses émotions et qui ont été associés à ses triomphes. C’est ainsi que l’officier aime jusqu’à la dragonne de son épée et jusqu’aux boutons de son uniforme. Pour comprendre cet ordre d’idées, il suffit de songer aux noms propres : n’avons-nous pas tous dans la mémoire quelque nom chéri dont nous ne voudrions pas altérer ni perdre le moindre trait ?

Nous n’avons parlé jusqu’à présent que d’impressions intelligibles au commun des hommes. Mais on nous a appris en ces dernières années que les mots ont une couleur, une forme, un parfum, avec lesquels l’écrivain agit sur nos sens de façon matérielle et tangible. Ici il faut avouer que la question de l’orthographe se complique terriblement : est-elle pour quelque chose dans cette transposition des perceptions ? Je serais porté à le croire, car le secret de cette esthétique me paraît devoir être cherché dans l’effet des souvenirs personnels, dans l’action plus ou moins consciente des associations d’idées. Mais je ne voudrais pas me risquer parmi les détours d’un système aussi malaisé à vérifier. Il était utile de le mentionner, pour montrer comment on retrouve, jusque sur un domaine si étroit et si peu fait pour la fantaisie, les incertitudes d’une civilisation qui, sollicitée de côté et d’autre, a peine à reconnaître sa voie parmi tant d’entraînemens contraires.


VII

En tout ce qui précède, nous n’avons pas beaucoup parlé jusqu’à présent de l’Académie française. C’est cependant l’Académie qui est censée avoir en ces matières un pouvoir souverain : n’a-t-elle pas été instituée pour donner « des règles certaines » à la langue ? Tous les réformateurs s’adressent à elle et la mettent en demeure d’agir. M. Louis Havet, dans la pétition qu’il a lancée, se tourne vers elle. Tout ce qu’elle fera, dit-il, sera ratifié par la pratique universelle. D’autre part, des conservateurs inquiets envoient une contre-pétition pour engager l’Académie à ne pas céder. Confiance digne d’éloge, louable empressement, qui doit faire songer l’un des membres de la compagnie à cette Sagesse suprême dont les pauvres humains, dans les événemens de la vie, ne se lassent point d’invoquer la volonté !

Nous avons ici le spectacle singulier d’un grand corps jouissant d’une autorité en apparence sans limites. En ce pays, qu’on dit si difficile à gouverner, c’est déjà une étrangeté. Mais la surprise augmente, quand on considère que cette autorité, l’Académie ne l’a jamais briguée ni réclamée, et qu’elle l’exerce en quelque sorte malgré elle. Dans le dictionnaire qu’elle réédite de temps à autre, elle n’édicte jamais d’arrêts, personne, au contraire, n’est plus accommodant. « On écrit je payerai ou je paierai ou je paîrai… Remerciement ou remercîment… Terrein ou terrain… Zéphire ou zéphyr… Quelques-uns écrivent de cette manière… Plusieurs suppriment le tréma… » Ces formules de doute et ces alternatives laissées au lecteur abondent. Tel a toujours été le langage de l’Académie. « La première observation que la compagnie a cru devoir faire est que, dans la langue française, comme dans la plupart des autres, l’orthographe n’est pas tellement fixe et déterminée qu’il n’y ait plusieurs mots qui se peuvent écrire de deux différentes manières qui sont toutes deux également bonnes ; et quelquefois aussi il y en a une des deux qui n’est pas si usitée que l’autre, mais qui ne doit pas être condamnée. » Ainsi débute le cahier de remarques dont nous avons déjà parlé. Mais l’Académie avait beau prêcher la tolérance : le public voulait avoir une règle. Il la veut aujourd’hui plus que jamais, et il se plaint quand on ne l’impose pas de façon nette et impérative. Si vous le laissez dans le doute, il croit que vous lui cachez la vérité. Ce même Ambroise-Firmin Didot, que nous avons trouvé en projet d’humeur assez entreprenante, demande à l’Académie de fixer une bonne fois comment on doit, à la fin des lignes, séparer les groupes de consonnes, et s’il faut diviser en sous-cripteur ou en souscripteur, en coléop-tère ou en coléo-ptère. Ici le théoricien disparaît, le praticien se montre.

J’avoue avoir été longtemps parmi les partisans d’une honnête liberté en orthographe. Un caractère naturellement tolérant m’y portait. La curiosité du linguiste, qui fait son profit de toutes les anomalies (car elles sont en grammaire ce que sont les (monstres en histoire naturelle), ne pouvait qu’y trouver son compte. Mais c’est là une utopie à laquelle, devant les réalités de la vie, on est obligé de renoncer. Autre chose est pour un pays de n’avoir jamais eu d’orthographe, autre chose est de renverser celle qui existe depuis une suite de générations. Ce qui est la liberté dans un cas devient l’anarchie dans l’autre. Ni l’enseignement, ni l’administration, ni l’imprimerie ne pourraient s’accommoder de la liberté.

L’avantage d’une règle uniforme et incontestée est un de ces bienfaits dont on ne se doute pas aussi longtemps qu’on en jouit en paix, mais qu’on réclame avidement aussitôt qu’on en est privé. Je me souviens d’avoir lu la brochure d’un employé supérieur de chemins de fer allemand qui raconte comment, après avoir appris successivement dans ses classes trois orthographes différentes, celles de Heyse, de Becker et de Jacob Grimm, il s’en était ensuite formé, pour son usage personnel, une quatrième éclectique dont il était assez satisfait, quand il reçut tout à coup de ses chefs hiérarchiques une admonestation sévère avec ordre d’écrire selon la norme officielle. Ayant ensuite passé du service de Brunsnick à celui de la Prusse, il fallut de nouveau changer, ce qui ne le dispense pas de devoir en connaître encore deux ou trois autres pour ses fils, dont il surveille les devoirs et qui sont placés dans des classes différentes. Chaque fois qu’il leur vient en aide, il ne manque pas de leur recommander de ne pas écrire comme leur père, mais comme le veut le professeur du jour et la science du moment. Transportez ceci en France, où ne manquent ni les chefs de bureau, ni les commissions d’examen, ni le goût des paperasses symétriques, et vous aurez une idée des tracas, des pertes de temps, des polémiques creuses et des récriminations inutiles auxquelles nous avons échappé.

Voilà le service que nous a rendu l’Académie française il y a deux siècles, non par esprit d’usurpation et par le désir de nous régenter, mais parce que le public le lui demandait et parce que les conditions d’un grand état moderne l’exigeaient. On ne peut pas soutenir qu’elle se soit mal acquittée de sa tâche, puisque le but qu’on avait en vue, c’est-à-dire l’ordre, a été pleinement atteint.

Mais telle est l’action réciproque des choses de ce monde, que la haute autorité dont jouit l’Académie française est devenue à son tour un embarras. Ceux qui s’adressent à cette compagnie pour lui demander de décider, de sa pleine autorité, tel ou tel changement, attendent d’elle une chose qu’elle n’a jamais faite et dont, à vrai dire, elle n’est pas capable. Elle s’est toujours contentée de choisir entre deux usages celui qui lui paraissait le meilleur. Elle a rempli son rôle de « greffier » sans jamais prétendre en savoir plus que le public. Elle suit l’usage, elle ne le précède jamais. « Comme il ne faut point se presser de rejeter l’ancienne orthographe, dit la préface de 1718, on ne doit pas non plus faire de trop grands efforts pour la retenir. » Quand, en 1740, elle supprima les s et les d étymologiques dans les mots comme aspre, advocat, il y avait longtemps que dans l’usage des nouvelles générations ces lettres étaient omises. « L’Académie, dit d’Olivet, n’a fait que suivre le public, qui est allé plus vite et plus loin qu’elle » Lorsqu’on 1762, elle remplaça l’y par un i" dans les mots comme roi, foi, le changement était déjà fait en quantité de livres. Quand, en 1835, elle se décida à écrire : ils venaient au lieu de : ils venoient, il y avait quarante ans que le Moniteur imprimait de cette façon. C’est à cette réserve, à celle prudence, à cette déférence que tient son immense autorité : les étrangers seuls s’imaginent qu’elle exerce sur notre langue une sorte de tyrannie volontaire. Mais aujourd’hui, comment se déciderait-elle entre deux usages ? Depuis longtemps aucune dissidence ne s’est produite, aucune nouveauté ne s’est montrée. L’Académie subit la peine de tous les pouvoirs absolus : après qu’on lui a demandé l’uniformité et qu’elle l’a créée, on réclame d’elle le progrès, que l’uniformité a pour effet ordinaire de retarder et d’étouffer. Les novateurs exigent d’elle avec une insistance croissante ce qu’elle est de moins en moins en état de donner.

C’est alors que les impatiens scrutent les origines d’un pouvoir qu’on avait accepté de confiance jusque-là, relèvent dans ses actes des erreurs et des contradictions, et, dressant la liste de ses fautes, mettent en doute sa compétence. Il ne faut pas espérer l’équité chez des opposans. Nous avons pu lire des articles de journaux où l’on reproche à Pellisson et à Mézeray d’être restés étrangers aux leçons de la philologie moderne. La critique, n’ayant pas à se préoccuper des besoins multiples auxquels il s’agissait de répondre, se place à un point de vue exclusif et unique, et traite de haut, condamne comme ignorance et comme faute tout ce qui ne cadre pas avec ses visées du jour.

Voilà le point où nous en sommes aujourd’hui : d’une part, un corps littéraire un peu étonné de ce qu’on attend de lui, et demandant les indications du public pour modifier son œuvre ; d’autre part, le public, surpris d’entendre contester des directions qu’il est accoutumé à suivre, mais dépourvu par lui-même de lumières et d’initiative. Comment sortir de ce statu quo ?

Quand l’engourdissement s’est emparé d’un membre ou d’une institution, il faut rétablir l’activité par des mouvemens modérés et gradués. Je demanderais d’abord aux réformateurs de vouloir bien montrer un commencement d’initiative. Pourquoi ne feraient-ils pas eux-mêmes l’application et la preuve de leurs idées en choisissant un point particulièrement évident et en pratiquant dès à présent ce qu’ils conseillent ? De cette façon, l’opinion se familiariserait avec la possibilité d’un changement, le sommeil séculaire serait interrompu. Il n’est pas jusqu’aux proies, dont on accuse l’esprit de résistance, qui seraient plus faciles à mettre on mouvement si l’on se bornait à un seul changement[8]. En choisissant pour ses débuts une réforme qui en vaille la peine et qui soit une vraie simplification, le parti du progrès mettrait le public de son côté. L’Académie saurait alors où elle doit porter son attention ; pas plus que dans le passé, elle ne s’obstinerait à « retenir l’ancien usage. » Quel que soit le haut rang qu’elle occupe dans le monde des idées, quelles que soient les autres obligations qui sont venues se joindre à sa destination première, elle se montrerait encore prête à trancher ces menus différends. Pour reprendre cette portion de son rôle, elle attend seulement que le moment utile soit venu : car les mêmes censeurs qui accusent son inertie lui adresseraient peut-être, en cas d’initiative prématurée, le reproche de présomption et d’intervention indiscrète.

Une dernière réflexion pour finir. On aura remarqué, sans doute, avec quelle extrême lenteur les moindres changemens se font sur ce domaine, lenteur qui contraste avec la rapidité dont se précipitent parfois les idées et les mœurs. La langue elle-même marche d’un pas plus accéléré que sa représentation écrite. Nous sommes ici sur un terrain où la tradition règne en maîtresse : nulle part ailleurs on ne voit aussi bien la continuité d’une œuvre humaine. Nos enfans apprennent encore l’a b c exactement dans l’ordre où Palamède, selon la fable, pour charmer les ennuis de la guerre de Troie, enseignait aux guerriers grecs les lettres de l’alphabet phénicien. Qui peut dire combien de siècles celui-ci comptait déjà par devers lui quand les marchands de Sidon l’apportèrent aux Hellènes ? C’est que l’écriture est une de ces acquisitions élémentaires qui, par sa diffusion autant que par la peine qu’elle coûte, se dérobe aux brusques transformations. Tout le monde connaît l’histoire de ces empereurs, de ces rois, qui avaient imaginé d’ajouter une lettre nouvelle à l’alphabet, et qui ont échoué dans leur tentative. Les hommes de 80 et de 93, si hardis contre toutes les formes du passé, qui ont rompu avec les vieilles méthodes de mesurer l’espace et de diviser le temps, n’ont pas touché à ces humbles, mais nécessaires et indestructibles instrumens de civilisation. Il y a là pour les novateurs un avertissement et une leçon : les réformes proposées devront se faire petites et imperceptibles, elles devront se glisser une à une, pour être admises à s’annexer au capital de savoir qui est à la base de toute éducation.


MICHEL BREAL.

  1. La nouvèle ortografe. journal enciclopedique. Rédacteur en chef : M. Paul Passy. — la Société philologique française. Président : M. Pierre Malvezin.
  2. « Que dirons-nous d’arrest du parlement ? Vient-il du grec ἀρεστόν, où il n’y a qu’une r, et qui revient si bien à placitum ? » (Bossuet.) — En réalité, arrêt est un nom verbal tiré de arrêter.
  3. Les sons du fransais, deuxième édicion. Didot, 1880.
  4. Féline, cité par Didot, p. 354.
  5. Cahiers de remarques sur l’orthographe française pour être examinez par chacun de Messieurs de l’Académie, publiés par Ch. Marfy-Laveaux.
  6. Théodore de Bèze disait déjà, au XVIe siècle : « Une autre raison qui me semble bien à propos, est que l’écriture doit toujours avoir je ne sais quoi de plus élabonré et plus acoutré que la prolation (la prononciation), qui se perd incontinent. »
  7. Voir entre autres un travail de Ch. Lebaigur, la Réforme orthographique et l’Académie française, où la question est étudiée avec soin et savoir.
  8. Donnons ici une bonne note à la Revue où nous écrivons, qui a empêché la prescription et prouvé son désir d’indépendance, en continuant d’orthographier à sa manière, contrairement au modèle académique, les pluriels comme enfans, élémens. c’est l’ancienne façon, encore attestée par gens, tous. Nous avons tellement perdu le sens de la liberté, que j’ai vu des littérateurs se moquer de cette modeste, mais respectable protestation.