La Réforme de Malherbe et l’évolution des genres

La Réforme de Malherbe et l’évolution des genres
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 660-683).
LA
RÉFORME DE MALHERRE
ET
L’ÉVOLUTION DES GENRES

De dire que, dans l’histoire de la littérature et de l’art, comme dans la nature même, les genres, sous l’influence de causes qui ne diffèrent pas beaucoup de ce que l’on appelle des noms de concurrence vitale et de sélection naturelle, évoluent et se transforment, il semble à de fort bons esprits que ce ne soit après tout qu’une métaphore ambitieuse, mais non pas l’expression de la réalité des choses, et bien moins encore le principe d’une méthode féconde. Je suis persuadé, pour ma part, qu’ils ont tort, et, ici même ou ailleurs, à diverses reprises, c’est ce que j’ai tâché de montrer. Mais, puisqu’il n’y a pas de raisonnement, — fût-il d’Aristote ou de saint Thomas en personne, — dont le pouvoir démonstratif égale celui d’un bon exemple, bien choisi, bien développé, je suis heureux que deux ou trois publications récentes me procurent aujourd’hui l’occasion d’en étudier l’un des plus instructifs assurément qu’il y ait dans l’histoire entière de notre littérature. Je veux parler de la réforme, — ou plutôt de la transformation, — qui s’est opérée dans notre poésie, de 1605 à 1630 environ, et à la- quelle, depuis deux cent cinquante ou soixante ans passés, on est convenu d’attacher le nom de Malherbe. Il y en a peu de plus profondes ; et, jadis, en prétendant « qu’elle avait influé non-seulement sur la poésie, mais aussi sur la prose, sur ses destinées futures et sur toute la direction nouvelle du langage, » Sainte-Beuve n’en a pas exagéré l’importance. Mais je crains qu’il n’en ait peut-être méconnu le vrai caractère, en faisant de Malherbe une façon de grand poète, ou tout au moins le principal ouvrier, si je puis ainsi dire, d’une transformation dont les causes, en vérité, le dépassent de toutes les manières. Ce sont quelques-unes de ces causes que je voudrais essayer de mettre en lumière, les plus générales, celles qui se lient le plus étroitement à la définition du génie national, en m’aidant pour cela de la récente édition des Œuvres poétiques de Bertaut, donnée par M. Adolphe Chenevière dans la Bibliothèque elzêvirienne, du Malherbe de M. Gustave Allais, et surtout du livre très savant, très intéressant, et excellent de M. Ferdinand Brunot sur la Doctrine de Malherbe. Si j’y réussissais, j’aurais montré, je crois, comment un genre littéraire dépérit pour avoir voulu se développer dans un milieu qui n’était pas fait pour lui ; comment, s’il ne meurt pas d’abord de cette expérience, il lui faut alors, pour continuer de vivre, échanger un à un les caractères qui le définissaient contre de nouveaux, plus appropriés, mieux adaptés, comme l’on dit, à ce milieu même ; et comment enfin, quand la somme de ces caractères arrive à dépasser celle des anciens, le genre, ayant changé de nature, doit aussi changer de nom.


Écartons avant tout un élément d’erreur, et ne croyons pas du tout que Malherbe lui-même ait débuté « par une disposition, par une inspiration en quelque sorte négative, par le mépris de ce qui avait précédé chez nous en poésie. » Rien ne se crée de rien, dans l’histoire, mais surtout rien ne se perd. De même donc qu’il y a dans Ronsard quelque chose de ce Marot et de ce Mellin de Saint-Gelais que des hauteurs de son pindarisme il avait cru précipiter dans l’éternel oubli, de même il y a quelque chose aussi de Ronsard dans Malherbe, et d’abord, la prétention ou le projet de fondre ensemble, dans une forme à peu près française, l’imitation de l’antique et celle de l’Italie.


Le guerrier qui, brûlant, dans les cieux se rendit,
De monstres et de maux dépeupla tout le monde,
Arracha, d’un taureau la torche vagabonde,
Et sans vie, à ses pieds, un lion étendit ;

Antée dessous lui la poussière mordit,
Inégal à sa force à nulle autre seconde,
Et l’Hydre, si souvent à renaître féconde.
Par un coup de sa main les sept têtes perdit…


On ne voit pas pourquoi ces vers mythologiques, ambitieux, fort beaux d’ailleurs, ne seraient pas aussi bien de Ronsard ; et ce sont les deux quatrains du premier sonnet que nous connaissions de Malherbe. Il est daté de 1585. Les Larmes de saint Pierre, imitées de Tansillo, sont de 1587. André Chénier, dont nous avons un intéressant commentaire sur quelques pièces de Malherbe, trouvait la versification de ce poème « étonnante ; » et Sainte-Beuve, depuis, y a signalé « un éclat d’images, une fermeté de style, et une gravité de ton qui ne pouvait, dit-il, appartenir qu’à la jeunesse de Malherbe. » Mais aucune de ces qualités, que je sache, n’avait non plus été tout à fait étrangère à Ronsard, et peut-être y a-t-il moins de » fermeté de style, » ou de « gravité de ton, « dans des vers comme ceux-ci, que de mollesse ou de « morbidesse » à l’italienne :


Pas adorés de moi, quand par accoutumance
Je n’aurais, comme j’ai, de vous la connaissance,
Tant de perfections vous découvrent assez ;
Vous avez une odeur des parfums d’Assyrie ;
Les autres ne l’ont pas ; et la terre flétrie
Est belle seulement où vous êtes passés.


Voici encore un joli tableau de l’Aurore, — dans le goût du Guide ou de l’Albane, ses contemporains, — que Ronsard ou Desportes même, beaucoup plus maniéré que Ronsard, aurait pu envier à Malherbe :


L’Aurore d’une main, en sortant de ses portes,
Tient un vase de fleurs languissantes et mortes ;
Elle verse de l’autre une cruche de pleurs,
Et d’un voile tissu de vapeur et d’orage
Couvrant ses cheveux d’or, découvre en son visage
Tout ce qu’une âme sent de cruelles douleurs.


Ce mot de « cruche, » que certainement le poète aurait rayé plus tard, et le prosaïsme du dernier vers sentent encore leur XVIe siècle. Mais quelques fadeurs ne le sentent pas moins, et font plutôt songer du poète favori d’Henri III, — c’est toujours Desportes, — que du futur Malherbe :


Beau ciel, par qui mes jours sont troubles ou sont calmes.
Seule terre où je prends mes cyprès et mes palmes,
Catherine, dont l’œil ne luit que pour les dieux,
Punissez vos beautés plutôt que mon courage,
Si, trop haut s’élevant, il adore un visage
Adorable par force à quiconque a des yeux.


Est-il seulement vrai que « sur le but, sur la nature, sur le principe même de la poésie, » Malherbe et l’école de Ronsard « soient en complet désaccord, » ainsi que le dit M. Brunot ? Oui et non, car il faut distinguer, et c’est ce que nous ferons tout à l’heure. Mais, en attendant, quand M. Brunot oppose à l’ardeur désintéressée de Ronsard la philosophie, très pratique ou un peu cynique même, de Malherbe, n’abuse-t-il pas contre celui-ci de quelques boutades éparses dans ses lettres, et des dires de quelques anecdotiers ? Si Malherbe, en le plaçant ailleurs, n’avait pas mis tout aussi haut que Ronsard l’objet de la poésie, pourquoi donc, ajoutant, corrigeant, et raturant sans cesse, aurait-il employé six ans à taire une ode ? On lui reproche d’avoir dit qu’un bon poète n’était pas plus utile à l’État qu’un bon joueur de quilles. Mais une plaisanterie n’est pas toujours une opinion ; et personne, en réalité, n’a porté plus haut que Malherbe le respect ou l’orgueil de son art. Notez qu’encore je ne chicane pas l’ardeur de Ronsard, ni le désintéressement de Desportes. Nous avons de Ronsard d’étranges Folâtreries, qui sont d’un poète, mais non pas d’un hiérophante, ou d’un « mage, » comme disait Hugo, Et Desportes, aux gages de son maître, s’est chargé, même en vers, de plus d’une malpropre besogne, où il y avait de l’art, sans doute, mais qui tenait moins du poète que de l’entremetteur. Dans la mesure donc où la Pléiade avait relevé la poésie française de son antique vulgarité, si c’est aussi vers les hauteurs que Malherbe a tendu de tout son effort, — ad augusta per augusta, c’est le cas de le dire, — sa poétique n’a pas différé celle de l’école de Ronsard ; et il a conçu autrement qu’eux la beauté, mais, comme Ronsard, c’est bien la réalisation de la beauté qu’il a donné pour but à la poésie.

Allons plus loin : si la grande innovation de Ronsard est d’avoir mis le poète à l’école de l’antiquité, d’avoir essayé de substituer aux « épisseries » de son temps, — ballade et virelai, chant royal et rondeau, — l’ode horatienne ou pindarique, le sonnet de Pétrarque, l’épopée d’Homère ou de Virgile, et d’avoir enfin ramené de l’exil les dieux de l’Olympe païen, sous ce rapport encore, Malherbe est bien son disciple et son héritier. Il se piquait, je le sais, d’être particulièrement ennemi du « galimatias de Pindare, » et on en verra dans un instant les raisons. « Virgile n’avait pas l’honneur de lui plaire, et il y trouvait beaucoup de choses à redire. » Il disait aussi d’un sonnet ou d’une épigramme sans aiguillon ni pointe qu’ils étaient « à la grecque. » Cela prouve tout simplement qu’il n’aimait pas Virgile et qu’il ne savait point le grec. On a le droit de choisir ses modèles, et Malherbe, quant à lui, les préférait latins, et de la décadence. Disons, si l’on le veut, que c’est une preuve de peu de goût. Mais a-t-il cru, comme Ronsard, que les anciens, en général, étaient et devaient demeurer nos maîtres ? A-t-il, comme Ronsard, — quoique d’ailleurs avec moins d’appareil, et sans se soucier de strophe, d’antistrophe ni d’épode, — rythmé le contour de son ode sur celui de l’ode horatienne ? Et enfin, comme Ronsard toujours, — sans peut-être en faire autant d’étalage, — a-t-il, aussi lui, plus qu’usé de la friperie mythologique ? Je prends l’une de ses premières odes : A Marie de Médias, sur sa bienvenue en France, et en moins d’une cinquantaine de vers j’y vois défiler tour à tour : Vénus, Diane, l’Aurore, Céphale, les Grâces, Neptune, Hercule, Ganymède, Achille, les Parques, Encelade, Apollon, Phaéton, Eurysthée, qui sais-je encore ?


La voici, la belle Marie.
............
Telle n’est point la Cythérée,
Quand, d’un feu nouveau s’allumant,
Elle sort, pompeuse et parée,
Pour la conquête d’un amant.
Telle ne luit en sa carrière
Des mois l’inégale courrière.
Et telle, dessus l’horizon
L’Aurore au matin ne s’étale,
Quand les yeux mêmes de Céphale
En feraient la comparaison.


En voulez-vous une autre ?


Cet Achille de qui la pique
Faisait aux braves d’Ilion,
La terreur que fait en Afrique
Aux troupeaux l’assaut d’un lion,
Bien que sa mère eût à ses armes
Ajouté la force des charmes,
Quand les Destins l’eurent permis,
N’eut-il pas sa trame coupée
De la moins redoutable épée
Qui fut parmi ses ennemis ?


Pour retrouver une semblable accumulation de souvenirs mythologiques, c’est à Ronsard qu’il faut que l’on remonte, jusqu’à l’ode fameuse Au chancelier de l’Hospital. N’ajouterai-je pas à ce propos que, de cent cinquante ou soixante Odes que nous avons de Ronsard, il n’y en a pas plus d’une quinzaine où le poète ait affecté de reproduire le dessin de l’ode grecque. Mais, de l’ode pindarique, il s’est laissé, comme Malherbe, insensiblement glisser à l’ode horatienne ou anacréontique. Et si ce n’était chez Ronsard ou chez quelqu’un des siens, à moins que ce ne fût dans Horace, on ne voit pas enfin où Malherbe aurait pris les modèles de ses entrelacemens de rimes et de rythmes. L’Ode à Marie de Médicis est de l’année 1600, et le poète approchait de la cinquantaine. S’il s’est donc séparé de Ronsard, c’est assez tard, comme on le voit, par un effet des circonstances plutôt que de sa volonté peut-être, pour des raisons tirées de son désir de réussir en cour et à Paris autant que de son inspiration ; et, très habilement, bien loin de débuter « par supprimer tout ce qui l’avait précédé, » au contraire, il a commencé par en sauver, pour le retenir, tout ce qui lui semblait de convenable à son nouveau dessein. Quel était ce dessein ? À quelle occasion ou dans quelles circonstances l’a-t-il conçu ? Et comment l’a-t-il exécuté ? C’est ici qu’interviennent ces raisons qui le dépassent, comme nous disions ; — et dont on ne peut comprendre toute la force qu’en remontant rapidement, par-delà Malherbe et Desportes lui-même, jusqu’à Ronsard et jusqu’à du Bellay.

Car pourquoi la Pléiade, animée qu’elle était de si hautes, et de si généreuses, et de si ardentes ambitions, n’avait-elle, à vrai dire, qu’à moitié réussi ? Certes, j’aime et j’admire le génie de Ronsard, l’extraordinaire fécondité de son invention verbale et rythmique ; son intelligence de l’antiquité ; l’audacieuse largeur de son inspiration ; tant de beaux Sonnets, d’Hymnes et de Poèmes un peu prolixes par malheur, et dont la langue est encore incertaine et mêlée, mais où brillent tant de beaux vers, où la grâce du sentiment, un peu précieux et un peu mièvre, s’allie de façon si curieuse à l’éclatante magie des mots, où si souvent enfin respirent à la fois tant de mélancolie et tant de volupté. Je n’aime guère moins le talent de Joachim du Bellay, Moins grand, plus faible et plus délicat que Ronsard, il a quelque chose de plus pénétrant, et, — je le dirai, quoique l’on ait bien abusé du mot, — quelque chose de plus moderne. Peut-être a-t-il aussi plus d’élévation naturelle ; et la mélodie de sa plainte, pour être soutenue d’une orchestration moins diverse et moins riche, n’en est que plus touchante. Nous avons encore, je le sais, de ce doux élégiaque de jolis Sonnets satiriques. Mais, après tout cela, et quand à l’admiration de Ronsard et de Du Bellay je pourrais joindre encore celle de Baïf et de Belleau, — ce qui me serait, je l’avoue, difficile, — l’histoire est là qui nous l’apprend, si l’effort n’a pas été stérile, puisqu’enfin le classicisme nous est venu de là, ce que la Pléiade a le moins renouvelé, c’est peut-être la poésie.

Je n’en donnerai, pour aujourd’hui, qu’une seule raison. C’est qu’il y avait contradiction entre l’esprit du temps et les conditions même d’existence ou de développement du lyrisme. N’allons pas à ce propos nous embarrasser du lyrisme antique, et ne parlons ici ni de Pindare ni de l’auteur, quel qu’il soit, des Psaumes de David. Mais, dans nos temps modernes, depuis que Dante et Pétrarque ont paru, le lyrisme, c’est la poésie personnelle ou individuelle, c’est l’expression du Moi du poète, c’est le monde réfléchi d’abord, et ensuite rétracté par son imagination. Ronsard le savait bien, et aussi du Bellay. Seulement, et par malheur pour eux, tout autour d’eux, vers 1550, si l’on tendait à quelque but, c’était, par la limitation de l’individualisme, à organiser la vie sociale. Effrayé du débordement de passions égoïstes que la renaissance et la réforme avaient favorisé, l’on s’efforçait de toutes parts à constituer, pour ainsi dire, — aux dépens de quelques-uns, mais dans l’intérêt de tous, — une manière de penser et de sentir communes. Évidemment, ni du Bellay ni Ronsard ne pouvaient rien là contre. Un genre, pour se développer, a besoin de trouver son atmosphère morale, son climat intellectuel, dans la complicité des opinions ambiantes. Et, comme après tout, quelque estime que l’on fasse des odes ou des élégies, il importe moins à une société d’en avoir, que de trouver son équilibre, il fallait, dès ce temps-là, que le lyrisme pérît ou, pour continuer de vivre, il fallait qu’il se transformât.

C’est ce qui explique le prompt découragement du faible du Bellay ; ses Regrets ; et qui sait ? peut-être aussi sa mort prématurée. Ni son talent, tout personnel, et même singulier, presque secret, pour ainsi parler, ami de l’ombre et de l’intimité, ne convenait au siècle, ni le siècle de son côté n’était capable de l’apprécier ou seulement de le comprendre. Ronsard, plus confiant ou plus orgueilleux, fit mine de vouloir résister. Mais si l’on prend la peine, — que l’on a rarement prise, — de distinguer les époques de son talent, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’il fallut bien qu’il cédât aussi lui. Toute son œuvre lyrique n’est-elle pas, en effet, comprise entre 1550 et 1560 ? Et de 1560 à 1575 environ, qu’écrit-il ? Un poème épique, sa Franciade, qu’il doit laisser inachevée ; et ses Discours sur les misères de ce temps, où sans doute il y a moins de poésie que d’éloquence. Au lieu, comme autrefois, d’absorber lui-même son sujet, de lui imposer sa propre personnalité, de le transformer comme qui dirait en soi, Ronsard, maintenant, s’y subordonne, il se plie à d’autres convenances que celles de son génie, et des intentions morales ou didactiques s’insinuent dans son œuvre. C’est une transformation profonde qui commence. Parmi le tumulte des guerres civiles, — où l’on peut voir les dernières convulsions de l’individualisme expirant, — un besoin d’ordre, de discipline, d’unité sous la loi se fait universellement sentir. La fonction sociale de la littérature s’en dégage ; les œuvres deviennent des actes ; et la poésie même, pour se faire entendre, est obligée d’abdiquer ses anciennes ambitions.

Je n’écris pas l’histoire de la Pléiade. Franchissons donc un intervalle de vingt-cinq ou trente ans. L’apaisement s’est fait dans les mœurs, Henri IV règne, et la société française, après tant d’agitations, semble avoir enfin atteint cet équilibre qu’elle cherchait. La littérature, presque sous toutes ses formes, s’emploie à le consolider. Sans doute, quelques irréguliers ou, comme on les appelle encore, de nombreux « libertins, » font entendre une voix discordante. C’est Béroalde de Verville qui donne son Moyen de parvenir ; c’est Régnier ; ce sont ses amis qui remplissent le Cabinet satyrique de leurs épigrammes ordurières. Mais là-bas, au fond de sa province, dans sa maison du Pradel, Ollivier de Serres écrit son Théâtre d’agriculture, et le mélancolique Honoré d’Urfé, marquis de Verromé, comte de Châteauneuf et baron de Châteaumorand, sur les bords du Lignon, dans son château de la Bâtie, compose lentement son Astrée. L’un et l’autre livre sont dédiés au prince, dont ils servent les intentions. Mais lui-même, dit-on, n’a-t-il pas exprimé le désir que, pour sanctionner son œuvre pacificatrice, une voix autorisée réconciliât la religion même avec le monde ? Pour répondre à ce vœu, l’évêque de Genève, François de Sales, écrit son Introduction à la vie dévote où la pratique même des vertus chrétiennes n’a rien que de civil, que de « traitable, » que de riant. Cependant, à deux pas du Louvre, dans sa belle chambre tendue de bleu, celle que l’on appellera bientôt l’incomparable Arthénice s’efforce doucement à régler par les mêmes leçons la conversation et les mœurs. Les poètes aussi se convertissent. Après avoir chanté les mignons d’Henri HI, Desportes, renonçant même à chanter ses maîtresses, paraphrase ou traduit maintenant les Psaumes, Autant en fait déjà Duperron. Autant en fera bientôt Bertaut. Visiblement, au poète et à l’écrivain, on demande quelque chose de plus que le « papier-journal, » comme disait du Bellay, de leurs impressions personnelles. On leur permet encore de parler d’eux dans ses vers, mais on ne leur permet plus de n’y parler que d’eux. L’auteur même des Essais commence à déplaire, pour ce qu’il a de trop personnel, et on lui préfère son disciple Charron, pour avoir dépersonnalisé, si je puis ainsi dire, les observations du maître.

C’est à ce moment que Malherbe paraît. Il a cinquante ans, et il arrive du fond de la Provence. Un de ses compatriotes, Vauquelin des Yveteaux, en parle à Henri IV. Son nom rappelle au roi d’assez beaux vers, naguère adressés à la reine, Sur sa bienvenue en France, et où lui-même était adroitement loué. Il se souvient également qu’un jour, comme il demandait au cardinal Duperron s’il faisait encore des vers, celui-ci lui a répondu « qu’il ne fallait plus que personne s’en mêlât, après un gentilhomme de Normandie, établi en Provence, nommé Malherbe. » Voilà décidément un homme qu’il faut s’attacher. Mais auparavant, on l’essaie, un peu dans tous les genres ; on le fait « composer ; » on lui commande un psaume, une ode, une chanson. Il s’empresse de lui-même à écrire des stances : Pour les paladins de France, assaillans dans un combat de barrière ou un sonnet : Pour le premier ballet de monseigneur le Dauphin. Et, à la vérité, on ne lui donne encore ni pension, ni titre à la cour ; mais le grand écuyer, M. de Bellegarde, est prié de le coucher sur l’état de sa maison. Sa fortune était assurée désormais, et Marie de Médicis devait largement acquitter les promesses d’Henri IV. On nous pardonnera d’insister sur ces détails. Ils prouvent, en effet, comme on se méprendrait si l’on voulait voir dans la réforme de Malherbe rien de systématique ou de délibéré. L’occasion, ou plutôt, — car ce mot d’occasion laisserait trop de part au hasard, — les conjonctures ont tout fait. Mais ce qu’ils prouvent encore mieux, c’est l’analogie ou la conformité de l’œuvre du poète avec les intentions et le désir du prince. Ce que l’on a dit si souvent, et d’ailleurs si faussement de Louis XIV et de Bossuet, qu’en se voyant, ils se reconnurent, est littéralement vrai de Malherbe et d’Henri IV. L’ordre et la discipline, l’exacte probité que le roi s’efforçait d’introduire dans les affaires et dans les mœurs, Malherbe eut comme la mission de les faire, lui, régner pour la première fois dans l’empire du caprice même, et de la fantaisie.

Pour y réussir, il commence par éliminer de son œuvre et de sa conception de la poésie l’élément personnel. Nous avons de lui des vers d’amour, mais ce sont sans doute les moins bons qu’il ait faits. Les sujets qu’il préfère sont les sujets d’intérêt général et public, événemens historiques ou lieux-communs de morale. Au roi Henri le Grand, allant en Limousin ou : Au roi Henri le Grand, sur le succès du voyage de Sedan, tels sont les thèmes qui l’inspirent, et auxquels il excelle à mêler quelque chose de plus général qu’eux-mêmes : la considération de la fragilité des choses, ou l’éloge des joies de la paix :


La terreur de son nom rendra nos villes fortes,
On n’en gardera plus ni les murs ni les portes ;
Les veilles cesseront au sommet de nos tours ;
Le fer mieux employé cultivera la terre ;
Et le peuple qui tremble aux frayeurs de la guerre,
Si ce n’est pour danser, n’aura plus les tambours.


Pour la même raison, parce qu’il ne faut pas que le Moi du poète paraisse dans son œuvre, il s’interdit les digressions, ce « beau désordre » que Boileau louera dans Pindare, cette liberté d’ordonnance où, sous le dessin de l’ode, on peut surprendre l’émotion du poète encore palpitante. André Chénier, dans son commentaire. fait à ce propos une note curieuse. Il vient de lire l’Ode à Marie de Médicis, et il écrit : « Au lieu de l’insupportable et fastidieux amas de galanterie dont Malherbe assassine cette pauvre reine, un poète fécond et véritablement lyrique, en parlant à une princesse du nom de Médicis, n’aurait pas oublié de s’étendre sur les louanges de cette famille illustre, qui a ressuscité les lettres et les arts en Italie, et de là en Europe. Comme elle venait régner en France, il en aurait tiré un augure favorable pour les arts et la littérature de ce pays. Il eût fait un tableau court, pathétique et chaud de la barbarie où nous étions jusqu’au règne de François Ier…Je demande si cela ne vaudrait pas mieux pour la gloire du poète et le plaisir du lecteur. Il eût peut-être appris à traiter l’ode de cette manière s’il eût mieux lu, étudié, compris la langue et le ton de Pindare qu’il méprisait beaucoup, au lieu de chercher à le connaître un peu. » Mais Chénier n’a pas vu que ce que Malherbe « méprisait)) dans Pindare, c’était justement cette manière de s’échapper de son sujet, d’entraîner, d’emporter avec lui son lecteur ou plutôt son auditoire à sa suite, et de lui imposer sa manière de sentir. Malherbe va par les routes frayées, connues et fréquentées de tous, qu’il élargit, qu’il aplanit, qu’il consolide, qu’il rectifie, mais dont il ne veut pas que jamais on s’écarte. Relisez là-dessus telle strophe d’une autre ode à Marie de Médicis : Sur les heureux succès de sa régence.


C’est en la paix que toutes choses
Succèdent selon nos désirs ;
Comme au printemps naissent les roses,
En la paix naissent les plaisirs ;
Elle met les pompes aux villes,
Donne aux champs les moissons fertiles,
Et, de la majesté des lois
Appuyant les pouvoirs suprêmes,
Fait demeurer les diadèmes
Fermes sur la tête des rois.


Laissant le rythme à part, cette strophe ne diffère de celle que nous avons citée plus haut que par les « circonstances ; » et les circonstances ne sont données que par la « situation. » Il parle ici de « printemps » et de « roses, » de « plaisirs » et de « pompes, » comme s’adressant à une femme, de même que, tout à l’heure, s’adressant à un homme, il parlait de « tambours » et de « fer, » de « tours » et de « remparts. » Son goût personnel n’est de rien dans le choix de ces mots. Également royales, ces images conviennent, par elles-mêmes, les unes à la reine et les autres au roi. « Quelle auguste et souveraine image de la stabilité ! » s’écrie ici Sainte-Beuve ; et il a raison quand il ajoute encore : « c’est le bon sens politique élevé à la poésie. » Mais les expressions mêmes dont il use, leur caractère d’abstraction et d’impersonnalité n’indique-t-il pas aussi la nature de la transformation accomplie ? Si l’auteur de ces très beaux vers n’est sans doute pas absent de son œuvre, il ne nous livre cependant que le moins qu’il peut de lui-même ; et son intention n’est pas du tout de traduire ici ses sentimens, à lui, mais bien ceux qui doivent être les nôtres comme les siens.

Une conséquence en résulte, qui est l’effacement ou la décoloration des images. Qui donc a jadis composé un Dictionnaire des métaphores d’Hugo ? C’est qu’en effet les métaphores d’Hugo ne sont point celles de Lamartine, ou de Vigny, ou de Sainte-Beuve, ou de Musset. Et, généralement, n’ayant rien de plus personnel que leur sensibilité, les lyriques, les vrais lyriques n’ont rien aussi qui soit plus à eux que leurs « figures. » Leurs catachrèses expriment leurs états d’âme, et leurs manières d’être se trahissent dans leurs métonymies. Je consens, d’ailleurs, qu’ils en aient d’étranges quelquefois, dont l’étrangeté même révèle ou dénonce quelque chose de morbide. Mais ce n’est pas le point, et il suffit ici qu’une part au moins du lyrisme consiste assurément dans la nouveauté, dans la rareté, dans la beauté des images. Souvent belles et parfois gracieuses, les images de Malherbe ne sont point nouvelles, ou, quand elles le sont, elles n’ont pas l’air de l’être. Elles ont surtout je ne sais quoi de moins expressif qu’allégorique, d’éloigné de sa source, et comme d’inéprouvé. La sensation du poète ne vibre pas dans son vers, et il ne semble pas qu’il ait essayé de la fixer toute vive. Ou plutôt il n’a rien senti, que d’une émotion purement intellectuelle, et sachant ce qu’il voulait dire, c’est alors seulement que, pour le mieux dire, d’une manière plus vive, qui frappe davantage, et qu’on retienne mieux, il a cherché de quelle image il pourrait revêtir sa pensée. C’est le contraire même de l’invention lyrique, si le propre en est de suggérer les idées par les images et non pas de surajouter les images aux idées.

En même temps que les images pâlissent, le mouvement se ralentit, se règle, ou se compassé. Je veux parler de ce mouvement dont les inflexions, si je puis ainsi dire, imitent, reproduisent et nous communiquent la diversité, la soudaineté, la contrariété des émotions du poète. Tantôt plus lent et tantôt plus pressé, plus fort ou plus doux, plus impétueux ou plus languissant, il est, dans l’ode ou dans l’élégie, comme le souvenir de leur alliance avec la musique, et à ce titre il fait une partie nécessaire de la notion ou de la définition même du lyrisme. C’est pourquoi, chez tous les grands lyriques, indépendamment de la valeur des idées ou du sens des mots, les « mouvemens, » comme en musique, ont en eux, par eux seuls, et leur pouvoir, et leur valeur, et leur beauté. Malherbe en a quelques-uns de fort beaux :


Tel qu’à vagues épandues
Marche un fleuve impérieux,
De qui les neiges fondues
Rendent le cours furieux,
Rien n’est sûr en son rivage ;
Ce qu’il trouve, il le ravage ;
Et traînant comme buissons
Les chênes et leurs racines,
Ote aux campagnes voisines
L’espérance des moissons.

Tel, et plus épouvantable
S’en allait ce conquérant,
À son pouvoir indomptable
Sa colère mesurant.
Son front avait une audace
Telle que Mars en la Thrace ;
Et les éclairs de ses yeux
Étaient comme d’un tonnerre
Qui gronde contre la terre.
Quand elle a fâché les cieux.


Mais si Malherbe a de beaux mouvemens, s’il en a de puissans et de larges, il faut convenir qu’il n’en a ni de très variés, ni surtout de « composés, » qui sont les plus beaux et les plus lyriques de tous. On en trouverait de nombreux exemples dans Lamartine, ou dans Hugo surtout. Mais je ne crois pas qu’aucun d’eux fût aussi clair qu’une admirable comparaison de Goethe. Il était tout chaud, ce jour-là, d’une lecture de Pindare, et il écrivait à Herder : « Les mots de Pindare, ἐπιϰρατεῖν δúνασαι, m’ont enfin révélé ma nature… Si tu te tiens debout, avec hardiesse, sur ton char, et que quatre jeunes chevaux se cabrent en désordre sous tes rênes, que tu diriges leur force, ramenant de ton fouet celui qui s’écarte, modérant celui qui s’emporte, et que tu les chasses devant toi, et les conduises, et les fasses tourner, les fouettes, les retiennes et chasses de nouveau jusqu’à ce que tous les seize pieds te portent au but en une seule cadence… C’est là être maître de son art, ἐπιϰρατεῖν, c’est là de la virtuosité. » Malherbe, homme sage et de sens rassis, n’a jamais essayé, lui, d’atteler ou de conduire à quatre. L’eût-il voulu d’ailleurs, je doute qu’on le lui eût permis ; et, après un peu de curiosité que ses exercices auraient pu soulever, comme autrefois ceux de Ronsard, il eût fallu qu’il y renonçât.

Car, sans compter que, pour apprécier la « virtuosité » dont il aurait fait preuve, ni l’éducation de l’oreille même, ni celle de l’esprit français n’étaient alors assez avancées, sa tentative se fût toujours heurtée au même obstacle. On lui eût reproché de vouloir étonner plutôt qu’instruire son lecteur, et de songer bien plus à lui-même qu’au public. On l’eût traité de fantasque ou d’indiscipliné, qui refusait de s’astreindre au commun usage, et, avec tous les « honnêtes gens, » de travailler à l’œuvre commune. Dans une société qui s’organisait, et, naturellement, où l’on exigeait que chacun abdiquât une part de lui-même pour le plus grand profit et le plus grand plaisir de tous, on n’eût pas fait de lui plus de cas que d’un Motin, d’un Sigogne ou d’un Berthelot, gens de peu, gens de rien, bohèmes de lettres, dont on pouvait s’amuser en passant, mais qui ne comptaient point, comme n’étant occupés uniquement que d’eux-mêmes. Et on voit aisément ce qu’il y eût perdu de réputation ou d’influence ; mais ce que la littérature en général, ou la poésie même y eussent gagné, c’est ce que l’on ne voit pas du tout.

On ne s’est pas en effet rendu compte, mais j’espère que l’on commence à le discerner maintenant. Oui, si l’on le veut, — et pour employer ici l’expression de M. Brunot, — oui, Malherbe, en un certain sens, « a tué le lyrisme. » Toutes les qualités, tous les caractères qui définissaient le lyrisme dans la pensée, d’ailleurs un peu confuse encore, de Ronsard et de ses amis, Malherbe, nous venons de le constater nous-mêmes, l’en a comme systématiquement dépouillé. Ce que le mouvement de l’inspiration pouvait avoir de libre encore, d’indépendant et de capricieux au besoin, il l’a contraint sous la règle. Il a comme éteint l’éclat de l’imagination : — « Il avait aversion pour les fictions poétiques, nous disent ses biographes, et en lisant à Henri IV une élégie de Régnier où il feint que la France s’éleva en l’air pour se plaindre à Jupiter du misérable état où elle était pendant la Ligue, il demandait à Régnier en quel temps cela était arrivé, qu’il avait toujours demeuré en France depuis cinquante ans, et qu’il ne s’était point aperçu qu’elle se fût enlevée hors de sa place. » — Mais n’oublie-t-on pas, quand on le lui reproche, que tout cela n’a pas été sans quelque compensation ; et si le gain avait peut-être balancé la perte, ne conviendrait-il pas d’atténuer la sévérité du jugement qu’on porte sur son œuvre ? En interdisant au poète une préoccupation puérile ou souvent maladive de lui-même, ne l’a-t-il pas rendu sans doute attentif à des intérêts d’un ordre à la fois plus général et plus élevé ? S’il a rabattu quelque chose de la luxuriance de l’esprit du XVIe siècle, n’a-t-il pas aussi par là même dirigé l’esprit français dans ses voies véritables ? Ou encore, et, pour tout dire d’un mot, s’il a « tué le lyrisme, » n’a-t-il pas créé « l’éloquence ? » c’est ce que je voudrais montrer maintenant.

Il est d’abord assez évident que, de condamner et de proscrire ce que Malherbe appelait impitoyablement, non pas même le désordre, mais le « galimatias » de Pindare, ce n’était pas encore énoncer les règles d’une autre manière de composer, mais c’était du moins en faire pressentir l’existence, et décréter, « même en chansons,» la nécessité d’un ordre apparent, d’une logique pour ainsi dire palpable, et d’un squelette extérieur. S’il y a de l’ordre, en effet, dans une ode de Pindare, on ne le saisit pas d’abord, et la logique, interne et cachée, n’en est sensible qu’aux initiés. C’est ce qui choque Malherbe. Il veut des idées qui se suivent et qui s’enchaînent rigoureusement entre elles, ou, pour mieux dire encore, il veut des idées qui s’engendrent nécessairement les unes des autres. Le président de Verdun était inconsolable de la mort de sa femme :


« Sacré ministre de Thémis,
Verdun, en qui le ciel a mis
Une sagesse non commune,
Sera-ce pour jamais que ton cœur abattu
Laissera sous une infortune,
Au mépris de ta gloire, accabler ta vertu ?


« Non, en vérité, tu ne le peux, continue le poète, ni comme magistrat,


Toi de qui les avis prudens
En toute sorte d’accidens
Sont loués même de l’envie ;


ni comme homme, si tout homme est mortel. Car, nous pouvons fléchir Jupiter, nous pouvons apaiser Neptune, mais nous ne pouvons pas reprendre à Pluton ce qu’il nous a pris. L’exemple d’Orphée n’en sert-il pas d’une preuve assez éclatante ? Que si, d’ailleurs, les morts pouvaient revivre, qui de nous le leur souhaiterait ? et surtout dans les temps où nous sommes ?


« Mais quand tu pourrais obtenir
Que la mort laissât revenir
Celle dont tu pleures l’absence,
La voudrais-tu remettre en un siècle effronté
Qui, plein d’une extrême licence,
Ne ferait que troubler son extrême bonté ?

« Quelle horreur de flamme et de fer
N’est éparse, comme en enfer,
Aux plus beaux lieux de cet empire ?
Et les moins travaillés des injures du sort
Peuvent-ils pas justement dire
Qu’un homme dans la tombe est un navire au port ?


« Soumettons-nous donc à la nécessité. S’il nous est dur de survivre à ceux que nous avons aimés, vivons du moins, comme hommes, pour nos concitoyens. Mais, comme magistrat, vivons pour le prince et pour la justice, car


« La Justice, le glaive en main,
Est un pouvoir autre qu’humain
Contre les révoltes civiles.
Elle seule fait l’ordre, et les glaives des rois
N’ont que des pompes inutiles,
S’ils ne sont appuyés de la force des lois. »


Si j’ai choisi cette Consolation parmi beaucoup d’autres pièces, la raison n’en est pas que, Malherbe ayant mis trois ans à l’écrire, son président était remarié quand il put la lire. Ce n’est pas non plus qu’il en manque d’aussi sévèrement composées. Mais je n’en connais guère où l’on voie mieux ce que la composition de Malherbe a de proprement oratoire, en tant qu’appropriée à toutes les intelligences. Je n’y trouve même plus de dieux ignorés, ni de ces légendes empruntées des Argonautiques, ou de l’Alexandra comme autrefois dans Ronsard, mais, pour tous souvenirs classiques, ceux que tout le monde a gardés du collège, qui n’étonneront donc personne, et qui feront plaisir à tout le monde. Point d’idée qui ne soit également commune, à la portée des ignorans comme des beaux esprits, facile à concevoir, plus facile à vérifier, générale ou universelle. Et, enfin, idées générales ou souvenirs classiques, pour lier ensemble tout cela, des « passages, » comme on disait alors, des « transitions, » comme nous disons aujourd’hui, qu’un enfant même au besoin trouverait.

Nous avons plus d’un témoignage de l’effet que produisit cette manière nouvelle d’écrire. Elle paraissait surtout aisée à imiter, et encore plus à contrefaire. Godeau, dans son Discours sur les œuvres de M. de Malherbe, en a bien marqué le caractère logique. « Le discours, dit-il, ou l’oraison, par laquelle l’esprit fait entendre ce qu’il a conçu, est de deux sortes, l’une libre, étendue et comme négligée ; l’autre, contrainte sous de certaines lois, renfermée dans quelques bornes, et parée avec un soin particulier… Les maîtres de l’art donnent plusieurs règles pour reconnaître quand cette partie qu’ils appellent composition est parfaite, mais il me semble que toutes peuvent se rapporter à ces trois choses : l’ordre, la liaison ou la suite, et le nombre. L’ordre ne range pas seulement les mots selon les règles de la grammaire, il dispose les matières, donne la place aux raisons, selon qu’elles sont ou plus fortes ou plus faibles… La liaison unit toutes les parties du discours, en forme un corps agréable, et fait que celui qui lit ou qui écoute, étant conduit d’un point à un autre par une méthode facile, imprime si parfaitement les choses dans sa mémoire qu’elles n’en peuvent plus échapper… Le nombre chatouille les oreilles par la cadence agréable des périodes… » Si l’on ne saurait, je crois, mieux dire, ni mieux caractériser ce que Malherbe a prétendu faire, ce que même il a fait, on ne saurait non plus imposer plus résolument à la poésie les qualités qui sont celles du discours. On ne demande pas encore aux vers d’être beaux comme de la belle prose ; mais on exige déjà d’une Ode qu’elle soit « construite » comme un Sermon.

Une transformation de la langue en est naturellement résultée. Devenant plus oratoire, il a fallu que la langue devînt plus abstraite, partant plus générale, et partant plus conforme ou plus analogue à celle de tout le monde. afin d’être compris de l’un à l’autre bout de la France, il a fallu que le vocabulaire de la cour se dégasconnât, comme disait Malherbe, ou qu’il s’épurât de tout ce qu’il pouvait encore contenir de provincialismes, d’italianismes, d’hispanismes… et de pédantisme. Ronsard avait précisément enseigné le contraire. En revanche, on remarquera que la leçon de Malherbe est déjà celle de Buffon. Ce n’est point de propos délibéré qu’il tend ni qu’il atteint à la noblesse du style, — lui qui se vante que ses maîtres de langue sont les crocheteurs du Port-au-Foin, — mais c’est qu’en devenant plus généraux, devenant aussi ce que les logiciens appellent moins « compréhensifs, » les mots se dépouillent eux-mêmes de leurs particularités d’origine. J’en aurais long à dire sur ce point, si je voulais insister, et que c’en fût ici le lieu. Mais sans doute on comprend de reste que, si ce vocabulaire est moins apte à traduire les émotions personnelles, — qui ne sont personnelles qu’autant qu’elles ont quelque chose d’unique, — il est infiniment plus apte à l’expression des idées générales. C’est ce qu’il faut dire aussi de la substitution de la syntaxe directe ou analytique, dans la langue de Malherbe, à la syntaxe encore synthétique, et violemment inversée de Ronsard. On n’écrit plus désormais pour quelques-uns, mais pour tout le monde ; si le poète lyrique pouvait prétendre à se séparer et à s’isoler du a rude populaire, » l’orateur ne le peut pas ; et ainsi le changement de la langue vient s’ajouter au changement opéré déjà dans l’art de composer, pour continuer la transformation du genre.

Mais ajoutons un dernier trait encore : la force intérieure du principe d’évolution est si grande à ce moment du siècle, qu’entre les mains de Malherbe il n’y a pas jusqu’aux lieux-communs, qui ne perdent ce qu’ils peuvent avoir quelquefois de personnel dans l’expression que l’on en donne. Écoutez-le plutôt, dans les strophes célèbres, nous parler de la Mort :


La Mort a des rigueurs à nulle autre pareilles.
On a beau la prier,
La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles
Et nous laisse crier.

Le pauvre, en sa cabane où le chaume le couvre,
Est sujet à ses lois,
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend pas les rois.


Ces vers sont de 1599 ; en voici qui sont de 1605 :


Mais, ô loi rigoureuse à la race des hommes,
C’est un point arrêté, que tout ce que nous sommes,
Issus de pères rois et de pères bergers,
La Parque également sous la tombe nous serre ;
Et les mieux établis au repos de la terre
N’y sont qu’hôtes et passagers.


Mais on en citerait aussi bien de 1626.


Ont-ils rendu l’esprit, ce n’est plus que poussière
Que cette majesté si pompeuse et si fière,
Dont l’éclat orgueilleux étonnait l’univers ;
Et dans ces grands tombeaux, où leurs âmes hautaines
Font encore les vaines,
Ils sont mangés des vers.


Non-seulement, on le voit, le poète en ces vers ne parle pas en son nom, sous le coup d’une émotion personnelle ou actuelle, mais encore, et au contraire, si quelque circonstance de personne, de temps, ou de lieu pouvait particulariser l’idée de la mort, il l’écarte. C’est ce que Chapelain, quelques années plus tard, dans la préface de sa Pucelle, appellera d’un nom barbare, mais singulièrement expressif, la réduction à l’universel. Également inévitable, également inflexible pour « tout ce que nous sommes, » la Mort, aux yeux de Malherbe, est la Mort, absolument, sans plus de distinctions ni de nuances. Nous mourons tous, et non-seulement « issus de pères rois ou de pères bergers, » mais, que ce soit de la peste ou de quelque autre maladie, jeune ou vieux, homme ou femme, dans notre lit ou sur une grande route, nous mourons tous de la même manière. Ou, en d’autres termes encore, quelque différence qu’il y ait dans les conditions des hommes, et par quelque côté que la Mort nous assaille, il y a toujours en elle quelque chose de semblable ou d’identique à elle-même, qui est tout ce que Malherbe en prétend retenir pour l’exprimer dans ses vers. C’est ce que tout le monde enveloppe d’abord sous le nom de la Mort, séparation ou destruction, et, à cet égard, c’est pourquoi, dans ses vers, on croit entendre et reconnaître, déjà, l’accent de Bossuet et de Bourdaloue.

Or, on le remarquera, — sans vouloir énumérer tant de manières qu’il y a de mourir, si différentes, et comme accompagnées de circonstances physiques si diverses, — les grands poètes lyriques ne le sont pas plus pour la splendeur nouvelle et la grâce imprévue de leurs images, ou par un art à eux d’associer leurs idées, que pour avoir de la Mort, comme de l’Amour et de la Nature, une conception particulière et personnelle. C’est ce qu’il serait sans doute intéressant de montrer, et que, dans le siècle où nous sommes, la Mort n’a été ni pour Vigny, ni pour Hugo, par exemple, ce qu’elle était pour Lamartine.


Ton bras n’est point armé d’un glaive destructeur,
Ton front n’est point cruel, ton œil n’est point perfide,
Au secours des douleurs un Dieu clément le guide,
Tu n’anéantis pas, tu délivres !..


s’écriait l’auteur des Méditations. Mais l’auteur des Contemplations, génie moins lumineux, ne voyait, lui, de la Mort que « la quantité d’ombre et d’horreur » qu’elle mêlait à la joie de vivre.


Elle est l’extinction du flambeau, toujours prête.
Il suffit qu’un tyran y pense dans ses fêtes
Où les rois sont assis,
Pour que sa volupté, sa gaîté, sa débauche
Devienne on ne sait quoi de lugubre, où s’ébauche
La pâle Némésis.


Et pour l’auteur enfin de Moïse et des Destinées la Mort était la « demande sans réponse, » « l’énigme inextricable, » à l’ironie de laquelle il opposait le superbe, aristocratique, et glacial dédain de son stoïcisme :


Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue ou courte tâche,
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler.
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.


Qu’est-ce à dire, sinon que chacun d’eux a pensé ou senti la Mort d’une façon qui n’était qu’à lui, comme il faisait de l’Amour, comme il faisait de la Nature ? et c’est en cela qu’il est vraiment poète et vraiment lyrique. Mais aussi, c’est en cela qu’il ne s’adresse qu’à quelques-uns ; ou plutôt, il s’adresse bien à tous, mais il n’est immédiatement compris que de quelques-uns ; les autres lui résistent, ils opposent leur manière de sentir à la sienne, ils essaient de lui échapper ; et, même quand ils la subissent, ils continuent de murmurer encore contre la tyrannie de sa domination.

Malherbe et son école ont-ils voulu peut-être éviter ces murmures et cette résistance ? En tout cas, je dis qu’ils ont agi comme s’ils l’eussent voulu ; et là est la raison de leur complaisance pour ce que le lieu-commun nous semble avoir aujourd’hui de plus général ou de moins caractérisé. C’est aussi bien que, pour apprendre à écrire, il allait commencer par apprendre à penser, si c’était ce que Desportes, et Ronsard même, avaient sans doute le moins su. Mais pour apprendre à penser, comme il fallait convenir du pouvoir ou de la valeur des mots, en en fixant le sens et en en limitant l’usage, il fallait, pareillement, qu’après en avoir éprouvé le titre et l’aloi, on convînt de la valeur et du pouvoir des idées. Et pour y réussir, il fallait enfin n’en retenir que ce qu’elles avaient d’universellement incontesté. Malherbe, dans ses vers, n’a pas fait autre chose, ni non plus dans son fameux Commentaire sur Desportes. L’intérêt, sous ce rapport, en est de la même nature que celui des Remarques sur la langue française, de son disciple Vaugelas. Et le succès de leurs exemples ou de leurs leçons s’explique par le désir ou le besoin que l’on avait en leur temps de les voir paraître.

Est-il nécessaire de faire observer maintenant qu’en effet, de quelque côté que l’on tourne les yeux, c’est au même but, prosateurs ou poètes, que nous voyons alors tendre tous les écrivains ? On se tenait pour content des poètes que l’on avait, et, — si j’en crois le vieil Etienne Pasquier, dans un curieux chapitre de ses Recherches de la France, — Ronsard n’était pas le seul dont on trouvât les imitations égales ou supérieures même à leurs originaux. En revanche, Guillaume du Vair, dans son traité de l’Éloquence française, se plaignait, presque éloquemment, qu’elle fût demeurée jusqu’alors aussi « basse ». Tel était aussi l’avis des précieuses. Le désir que l’on éprouvait, c’était celui de « communiquer, » si je puis ainsi dire ; et, à l’expérience, on jugeait que la langue n’en fournissait pas les moyens. Malherbe les a recherchés, et il en a trouvé quelques-uns, non-seulement dans ses vers, mais dans ses traductions, qui sont une part considérable de son œuvre. D’autres en ont trouvé d’autres : Balzac dans ses Lettres, Vaugelas dans ses Remarques, Perrot d’Ablancourt dans ses «belles infidèles. » Il n’était rien encore que l’on discutât plus volontiers dans les assemblées qui se tenaient chez Conrart, et, quand Richelieu fondera l’Académie, la principale occupation des académiciens « sera de donner des règles certaines à notre langue, et de travailler à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences. » Traducteurs, grammairiens, critiques ou rhéteurs, le théâtre, — genre commun, s’il en fut, dont l’existence même dépend de la bonne volonté du public, — achèvera ce qu’ils ont commencé. Et le Discours de la Méthode enfin, à son tour, paraîtra, non point du tout, comme on l’a dit, pour inaugurer l’empire de la raison dans la littérature, mais seulement pour le consacrer, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, ou, si l’on veut, pour fonder en logique l’utilité sociale de l’éloquence et de la poésie. Pour résister à cette espèce de pression des circonstances, Malherbe n’avait ni l’humeur, ni surtout le génie qu’il fallait ; et ainsi, bien loin de nous étonner qu’étant d’ailleurs plutôt médiocre, il ait exercé de son temps une aussi grande influence, au contraire, c’est sa médiocrité qui a fait de lui, non pas le seul, ni le principal, mais l’un des utiles ouvriers de la transformation à laquelle son nom est demeuré attaché.

Que penserons-nous cependant de cette transformation même ? et nous associerons-nous au jugement de M. Brunot, quand il conclut que, « nulle part peut-être, on n’eût ainsi abandonné de gaîté de cœur, et sans pensée de retour, une voie où des Ronsard, des Du Bartas, et des Desportes étaient allés déjà si loin ? » Et il fait, en vérité, trop d’honneur à Du Bartas, comme aussi bien à Desportes. Mais nous avons déjà répondu. La transformation, ou la décadence du lyrisme dans les premières années du XVIIe siècle, est le prix dont nous avons payé le progrès et le triomphe de la poésie dramatique et de l’art oratoire. Non omnis fert omnia tellus. De même que dans la nature, deux espèces voisines ne sauraient croître et prospérer ensemble dans le même canton, et tout ce que l’une d’elles réussit à gagner dans le combat pour la vie, il faut que l’autre le perde ; ainsi, dans un temps donné de l’histoire d’une littérature, on n’a jamais vu qu’il y eût place pour tous les genres à la fois, et si quelqu’un d’entre eux y atteint sa perfection, c’est toujours aux dépens de quelque autre. Ne nous inquiétons donc pas que les étrangers « se soient étonnés du choix que nous avons fait de Malherbe pour maître ; » si d’abord, comme on l’a vu, Malherbe n’est devenu le maître des beaux esprits de son temps qu’après avoir commencé par en être le disciple ; si ce qu’il a fait, nous pouvons le dire, un autre, à son défaut, l’eût certainement fait ; et si enfin, comme nous avons tâché de le montrer, en tuant le lyrisme, il a créé l’éloquence. On s’étonnerait avec autant de raison que les Anglais du XVIIe siècle, au lieu de suivre la voie où des Shakspeare et des Marlowe étaient allés déjà si loin, se soient engagés dans celle que leur ouvrait Milton ou le chaudronnier Bunyan. Mais la vraie question, la seule, est de savoir quelles ont été les conséquences de la transformation, et c’est en général ce que l’on omet ou ce que l’on oublie de considérer.

L’oserons-nous donc condamner, s’il est vrai qu’elle ait émancipé l’esprit français d’une longue servitude, et qu’en le retirant pour ainsi parler, de l’école de l’Espagne ou de l’Italie, elle l’ait rendu à lui-même ? Je ne l’ai pas dit plus haut, en parlant des raisons de l’insuccès de la Pléiade, mais c’est le moment maintenant de le dire. Tout imprégnés encore d’italianisme, les Ronsard et les Du Bellay, mais Desportes surtout, ont failli exercer sur la direction générale de l’esprit français la même néfaste influence que l’admiration désordonnée des Carrache et du Guide sur les destinées de notre peinture classique. Utile ou nécessaire même, à sa date, — car je ne voudrais certes ni la nier, ni la diminuer, et au lieu de parler de Malherbe, si je parlais de Ronsard, on le verrait bien, — il était temps, entre 1610 et 1630, que l’influence de l’Italie cessât enfin de nous opprimer. Nous n’avions plus que faire d’imiter Bembo ni Pétrarque même, dont nos poètes avaient trop abusé, mais encore bien moins ces Tansille ou ces cavalier Marin, dont les inspirations ne manquaient de rien tant que de sincérité. En essayant de détourner d’eux, car Boileau seul y devait tout à fait réussir, l’admiration et l’imitation des poètes ses contemporains, Malherbe a donc remis l’esprit français dans ses voies. L’un des premiers, il l’a invité à oser être enfin lui-même. Cela ne vaut-il pas bien quelque reconnaissance ? Mais cela surtout ne l’excuse-t-il pas d’avoir tant maltraité Desportes ? L’heure étant venue pour nous de nous reprendre, on ne peut vraiment, ni sérieusement, en vouloir à Malherbe de l’avoir sonnée.

Telle était bien la nature, en effet, et telle surtout la portée de la transformation. Car, l’une après l’autre, repassez les leçons de Malherbe. Toutes ou presque toutes, si elles ont eu finalement pour objet de substituer dans notre littérature les qualités qui font les genres communs aux qualités qui font les genres individuels, elles ont donc eu pour objet aussi d’enseigner à notre littérature les moyens de conquérir cette universalité, dont peut-être avons-nous jadis porté trop haut l’orgueil, mais cependant qu’il ne faudrait pas affecter de mépriser. Nul ne fait plus d’estime que nous de Dante et de Pétrarque, de Byron et de Shelley, de Goethe et d’Henri Heine, mais ce n’est pas une raison de dédaigner Voltaire et Rousseau, Fénelon et Bossuet, Pascal et Descartes. Je ne nomme, on le voit, que de nos prosateurs. En un certain sens, ils doivent tous quelque chose à Malherbe, s’ils doivent tous quelque chose à la transformation que nous avons essayé de décrire. Logique et clarté, précision, simplicité de l’ordonnance et netteté du style, toutes ces qualités étaient presque étrangères à nos écrivains du XVIe siècle, et il est vrai, malheureusement, que nous en faisons aujourd’hui bon marché. Nous donnerions une Provinciale pour une métaphore nouvelle. Mais encore faut-il bien savoir que nos subtilités se développent à l’ombre, pour ainsi parler, de notre ancienne littérature, si c’est elle autrefois qui a fait la fortune de l’esprit français. Les étrangers ne l’ignorent pas, et qu’aucune autre ne saurait se vanter d’avoir exercé pendant cent cinquante ans une pareille action dans le monde. La gloire, ou le bonheur, ou la chance de Malherbe est d’être aux origines de cette influence, et son habileté, ou son adresse, ou son talent d’avoir compris qu’il n’avait, pour le mériter, qu’à se laisser faire aux circonstances.

Car, pour achever la démonstration, veut-on savoir ce qu’il serait advenu de lui, s’il avait, comme il le pouvait, continué d’imiter Desportes au lieu de le combattre ? L’histoire de Régnier, mais surtout celle de Théophile et de Saint-Amant nous l’apprennent ; et, pour le dire en passant, c’est ce que n’ont pas vu ceux qui, de notre temps, ont prétendu les venger des critiques de Boileau. Ils avaient bien, l’un et l’autre, autant de talent, chacun en son genre, que Malherbe dans le sien ; et, dans leurs œuvres à tous deux, les vers heureux, les vers gracieux, les vers pittoresques abondent. Qui ne connaît la Solitude ?


Dans ce val solitaire et sombre,
Le cerf qui brame au bruit de l’eau,
Penchant ses yeux dans un ruisseau,
S’amuse à regarder son ombre.

De cette source une Naïade
Tous les soirs ouvre le portal
De sa demeure de cristal
Et nous chante une sérénade…


« Comme ce brusque début vous transporte loin du monde, au milieu du calme, du silence et de la fraîcheur ! » disait un autre Théophile ; et comme on y respire, ajouterons-nous, ce sentiment de la nature qu’au contraire on rencontre si rarement dans Malherbe ! Le sonnet des Goinfres, ou tel autre encore de Saint-Amant ne sont guère moins célèbres :


Assis sur un fagot, une pipe à la main,
Tristement accoudé contre une cheminée,
Les yeux fixés en terre, et l’âme mutinée,
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain…


Citerai-je encore la Débauche avec le « mouvement » qui termine la pièce, et que Musset un jour ne devait pas dédaigner de reprendre dans sa Nuit d’octobre ?


Bacchus, qui vois notre débauche,
..........
Par ta couronne de lierre.
Par la splendeur de ce grand verre,
Par ton thyrse tant redouté,
..........
Par les hurlemens des Ménades,
Par le haut goût des carbonnades,
Par tes couleurs blanc et clairet,
Par le plus fameux cabaret,
Par le doux chant de tes orgies,
Par l’éclat des trognes rougies,
..........
Par le tambour et la cymbale,
Par tes cloches qui sont des pots.
Par tes soupirs qui sont des rots,
Par tes hauts et sacrés mystères,
Par tes furieuses panthères.
..........
Reçois-nous dans l’heureuse troupe
Des francs chevaliers de la coupe ;
Et pour te montrer tout divin,
Ne la laisse jamais sans vin.


Il y a certes là de la verve, ou même quelque chose de plus, que l’on verrait encore mieux, si la pudeur ne m’obligeait à faire quelques coupures. Et, cependant, on aura beau dire, multiplier les citations et les comparaisons, parler de Rubens et de Téniers, traiter, d’ailleurs Boileau de pédant, et Malherbe de « droguiste, » on ne leur égalera jamais dans l’histoire de la littérature, sinon dans celle de la curiosité, ni Saint-Amant ni Théophile. Pourquoi cela ? C’est que l’un et l’autre, avec tout leur talent, ne sont en somme que des attardés ; c’est qu’en persistant toute leur vie dans l’indépendance ou plutôt dans l’irrégularité littéraire, ils se sont eux-mêmes comme retranchés ou exclus de l’histoire ; c’est qu’enfin toute leur originalité, mal gouvernée, s’est insensiblement réduite à se vêtir encore au temps de Louis XIII et d’Henri IV comme on faisait à la cour de Charles IX ou d’Henri II. Lyriques d’ordre un peu inférieur, mais lyriques à l’ancienne manière, ils ont voulu résister à la force de ce mouvement, qu’après l’avoir lui-même reçu de l’opinion de ses contemporains, Malherbe à son tour transmettait à ses disciples et à ses successeurs. Ils ont voulu, ou, pour mieux dire, sans le vouloir, ni le savoir peut-être, ils ont contrarié des goûts dont le génie même alors n’eût pas pu triompher, parce qu’ils n’étaient, comme j’ai tâché de le montrer, que l’expression littéraire d’une profonde nécessité sociale. Tant il est vrai qu’à lui tout seul, le talent ne saurait suffire, et que les genres l’emploient à leurs fins, bien plus qu’il ne les fait, lui servir ou concourir aux siennes ! Il y a des temps d’être lyrique, et il y en a de l’être moins, ou quelquefois de ne l’être plus.


J’ai trop souvent, ici même, insisté sur ce que peut un seul homme dans la littérature ou dans l’art, comme aussi bien dans l’histoire ; et on ne me soupçonnera pas de vouloir aujourd’hui soumettre le talent à l’empire absolu de l’occasion et de la circonstance. Mais la vérité sur cet empire, c’est qu’il n’est donné de pouvoir s’y soustraire qu’à de rares génies, et Malherbe n’est pas un génie rare, ni même, je pense, du tout un génie. Les circonstances l’ont fait ce qu’il est devenu. Si l’on peut dire de quelqu’un qu’il soit un bel exemple de la manière dont les genres évoluent d’eux-mêmes dans l’histoire d’une littérature, c’est donc de lui. Ni grand poète, ni grand écrivain peut-être, ni même grand caractère, c’est aussi pour cela que l’histoire de son genre se lit comme à nu dans celle de son œuvre, aussitôt qu’on veut bien seulement la replacer dans le milieu dont elle est l’expression. Je ne me serais pas pardonné de laisser échapper l’occasion de le faire voir. Et comme on ne saurait d’ailleurs prendre trop de précautions pour se bien faire entendre, j’avertis le lecteur, qu’après avoir aujourd’hui parlé de l’homme entre les mains de qui le lyrisme s’est transformé jadis en éloquence, si je parlais quelque jour de l’homme entre les mains de qui l’éloquence à son tour s’est transformée en lyrisme, ce serait toujours le même fond d’idées, mais je m’y prendrais d’une autre manière, et je donnerais à la personne de Jean-Jacques Rousseau tout ce que je refuse à celle de François de Malherbe.


FERDINAND BRUNETIERE.