La Quittance de minuit/04/12

Méline, Cans et Compagnie (Tome quatrièmep. 275-282).


ÉPILOGUE.

O’Connell.


Quelques mois après cette catastrophe il y avait grand tumulte et grande joie dans la cité de Galway. On se pressait dans les tavernes, on chantait, on buvait, et les shillelahs, sans lesquels il n’y a point de bonne fête en Irlande, mêlaient de temps en temps le bruit de leurs coups au concert d’allégresse.

La ville entière était enthousiaste et folle ; on brandissait des rameaux verts par les rues, et depuis le Claddagh jusqu’au tribunal ce n’était qu’un immense et bruyant hourra ! C’est que la bataille commencée au mois de juin précédent venait d’être décidée ; la grande lutte électorale avait son dénoûment : Sullivan, le saint devant le Seigneur, et William Derry étaient montés de nouveau sur les hustings, et malgré les menées habiles des membres de la loge supérieure, soutenus par la sagesse de Joshua Daws, esq., le candidat catholique l’avait emporté à une énorme majorité.

O’Connell était venu combattre de sa personne pour enlever l’élection de son protégé ; il y avait eu un meeting monstre au pied des Mamturcks. Le Libérateur avait arboré sa toque verte semée de harpes d’argent, et son éloquence stéréotypée avait anéanti Robert Peel et fait des compliments aux dames.

Entre ce puissant esprit et le peuple d’Irlande, il y a comme un fluide magnétique. Les bonnes gens du Connaught envahirent la ville, et Sullivan fut obligé de s’enfuir, tandis que les orangistes se cachaient, honteux et vaincus.

William Derry, membre du parlement, fut porté en triomphe de taverne en taverne, et jeté sur son lit si plein d’usquebaugh et d’ale, que ce premier jour de sa carrière politique faillit en être le dernier.

On était au lendemain des élections, et c’était ce triomphe que fêtaient les bonnes gens du Connaught.

Dans le port il y avait un bateau à vapeur qui chauffait et faisait ses préparatifs de départ.

Sur la jetée, le long des quais, et dans toutes les voies environnantes, une foule compacte se pressait et jetait incessamment son grand murmure où dominait le nom de Daniel O’Connell.

À droite du débarcadére, et juste en face du paquebot, se tenait un groupe silencieux et grave, qui regardait en mépris l’enthousiasme général. Dans ce groupe, nous eussions reconnu le roi Lew, deux ou trois de ses matelots, et quelques-uns des ribbonmen échappés au désastre de la galerie du Géant.

Au-devant d’eux, debout et les bras croisés sur sa poitrine, un homme de grande taille, à la figure noble et belle, s’adossait contre les pierres du parapet. Une charmante jeune femme, dont les traits avaient une douceur angélique, s’appuyait à son bras. Tous les deux portaient sur leur visage une expression de tristesse ; tous les deux étaient vêtus de deuil, mais ils se souriaient.

De l’autre côté du débarcadère, vis-à-vis du groupe peu nombreux des ribbonmen, stationnait un détachement de dragons à cheval. L’officier qui commandait ces dragons portait avec une grâce hautaine son brillant costume de lieutenant-colonel. C’était un homme jeune encore ; son visage, d’une beauté irréprochable, se couvrait d’une mate pâleur, et sans la mélancolie amère de son sourire, on eût dit une figure de marbre.

Cet homme était le colonel Percy Mortimer. Le personnage vêtu de deuil qui lui faisait face était Morris Mac-Diarmid, qui donnait le bras à Jessy O’Brien, sa fiancée, rendue libre par la mort de Montrath.

Entre le colonel et Morris la foule encombrait le passage, et regardait curieusement le paquebot qui faisait ses préparatifs de départ. On discutait chaudement : les uns disaient que le Libérateur était à bord déjà, et qu’on allait voir bientôt le steamer gagner le large ; les autres se récriaient énergiquement, et protestaient que le vieux Dan était trop bon Irlandais pour quitter ainsi brusquement et sans mot dire les dignes repealers de Galway.

Une clameur qui s’éleva au loin parmi la cohue du côté de la vieille ville sembla donner raison à ces derniers ; le flot des têtes chevelues s’agita de toutes parts.

— Le voilà ! le voilà ! criait-on. Mais c’était une fausse alerte. Le mouvement de la foule était occasionné par le passage du grave Joshua Daws, esq., et de sa compagne Fenella. Le respectable couple n’avait plus rien à faire à Galway : le portefeuille de Fenella était plein, et le surintendant de police avait accompli son œuvre. Il s’embarquait sur le même paquebot que le Libérateur, et les dragons étaient là pour protéger son passage.

Grâce à leur secours, il put gagner le débarcadère, au milieu d’un concert de huées et de menaces bavardes qui n’aboutirent à aucune voie de fait. Francès, qui marchait derrière sa tante, baissa son voile en passant auprès de Morris Mac-Diarmid. Tandis qu’elle descendait les degrés du débarcadère, ses jambes chancelaient.

— Cette jeune fille vous a jeté un regard étrange, Mac-Diarmid, murmura Jessy ; la connaissez-vous ?

— Oui, répliqua Morris dont la voix tremblait d’émotion.

— Qui est-elle ?

Morris fut quelques secondes avant de répondre.

— Vous souvenez-vous de ce rêve que vous eûtes dans votre prison, Jessy ? dit-il enfin ; Dieu nous envoya un bon ange, au moment où la mort planait sur vous ; c’est cette jeune fille qui m’indiqua votre retraite.

Jessy se retourna vivement vers la chaloupe qui emmenait Joshua Daws, et fit un mouvement comme pour s’élancer ; mais les rameurs pesaient déjà sur leurs avirons, et la barque glissait sur l’eau tranquille du port.

En même temps une clameur plus haute s’élevait du côté de la ville. Cette fois, loin de s’éteindre ou de se transformer en sifflets railleurs, elle grandit en se propageant, elle monta, elle s’enfla jusqu’à éclater comme un tonnerre.

La foule, respectueuse et empressée, ouvrit au milieu de ses rangs une large voie. Le silence se fit ; toutes les têtes se découvrirent comme aux jours solennels où les prêtres catholiques promènent le saint sacrement par les rues.

Daniel O’Connell parut escorté de son état-major historique.

Il était tête nue et tenait à sa main l’illustre toque brodée par les dames de Tara.

Quand il saluait à droite et à gauche, la terre tremblait sous des hourras formidables ; quand il reprenait sa marche, foulant aux pieds les rameaux verts et les couronnes qui jonchaient son chemin, le fracas faisait place à un silence subit et religieux.

Un instant O’Connell, sur le point de mettre le pied dans la chaloupe, se trouva entre les dragons de la reine et le groupe silencieux des ribbonmen.

C’était comme une image matérielle de sa mission en cette vie.

Quand il fut passé, Percy Mortimer et Morris Mac-Diarmid échangèrent un long regard. On eût dit deux athlètes se mesurant avant la lutte prochaine.

C’était l’Angleterre vis-à-vis de l’Irlande.

Ils représentaient deux principes ennemis, forts tous les deux et impérissables parce qu’ils sont absolus : l’un tenait le drapeau de la conquête, l’autre relevait dans l’ombre l’étendard de la nationalité.

Entre eux il y avait cet homme, ce roi, ce triomphateur, dont la victoire ajournait leur bataille.

Mais ils pouvaient attendre. Ils étaient jeunes tous les deux, et ils voyaient le pas du demi-dieu chanceler sous un lourd fardeau de vieillesse…

La chaloupe accosta le steamer, dont les grandes nageoires se prirent à osciller en divers sens, comme si le moteur puissant, mais aveugle, n’eût point su de quel côté diriger leur effort. Cela dura une minute, puis les roues tournèrent en mugissant, et tracèrent deux larges sillons d’écume.

La foule poussa un suprême hourra. Le Libérateur agita de loin sa toque. La représentation était finie…

Il ne resta bientôt plus sur le pont du paquebot, à part les hommes de manœuvre, qu’une jeune fille, vêtue de blanc, qui s’appuyait, triste, contre le bordage. Ses regards étaient fixés sur Morris Mac-Diarmid et sa fiancée.

La ville disparaissait déjà dans le lointain qu’elle cherchait encore à les voir, Quand elle ne les vit plus, elle mit la main sur son cœur, et ses beaux yeux humides de larmes se relevèrent au ciel.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle, qu’ils soient heureux et qu’elle l’aime toujours !…


FIN.