La Quittance de minuit/04/11

Méline, Cans et Compagnie (Tome quatrièmep. 247-273).


XI

Grande tombe.


C’était la reproduction agrandie de la scène qui ouvre ce récit. Montrath, le brillant et noble manoir, était la proie des flammes. Un furieux incendie, activé par le vent qui soufflait de la mer avec violence, dévorait à la fois toutes les parties du château. C’étaient des mains habiles et savantes au mal qui avaient opéré cette œuvre de destruction. Les mesures avaient été prises avec une précision diabolique ; le fier édifice n’avait pas une toise de muraille qui ne fût noircie déjà et attaquée par la flamme envahissante. D’énormes langues de feu sortaient par toutes les fenêtres. Le long de la toiture fumante, des jets lumineux commençaient à courir, s’allumant, s’éteignant, pour s’allumer encore : on eût dit que le fléau vainqueur jouait ici avec sa proie. Mais le feu gagnait, gagnait ; la charpente trouée donnait déjà passage à de longues colonnes de vapeurs embrasées. Malgré l’épaisseur de ses orgueilleuses murailles, le château cédait vite à l’incendie attisé par l’ouragan. C’était un vaste brasier, conservant des formes architecturales, mais enveloppé de la base au faîte par de grandes flammes que le vent emportait et faisait ondoyer comme une ardente chevelure.

Ici, comme chez Luke Neale le middleman, il y avait, autour de l’incendie, un long cordon de spectateurs immobiles, qui semblaient être là pour garder le désastre et empêcher tout secours d’arriver à la demeure embrasée.

C’était Molly-Maguire signant à lord George Montrath sa quittance de minuit

Le signal avait brillé, dès la fin du jour, au sommet de Ranach-Head. Parmi les ribbonmen, beaucoup restèrent sourds à cet appel, parce que l’impression de leur défaite dans le bog était pour eux trop récente encore ; mais Molly-Maguire est une bonne mère qui ne gâte point ses enfants ; les membres des sociétés secrètes ont au moins autant de peur les uns des autres que de leurs adversaires directs, les soldats de la reine.

Et puis on aime à savoir…

Quelques-uns vinrent par curiosité, un plus grand nombre par frayeur ; d’autres enfin parce qu’ils étaient vaillants et qu’ils croyaient remplir un devoir.

Les Mac-Diarmid avaient allumé le feu de Ranach de leurs propres mains, cette fois. La querelle qu’on allait venger était la leur : l’attaque du château avait pour but de mettre Montrath et ses complices sous la main de Molly-Maguire, afin de les forcer à faire connaître la retraite de Jessy O’Brien. Avant de quitter Galway, les fils du vieux Mill’s étaient entrés dans les public-houses du Claddagh ; ils avaient convoqué le bon roi Lew et ses hardis matelots. Lew se souvenait de sa sœur que les amis de lord George avaient emmenée à Londres, et qui n’était pas vengée. Il arriva des premiers au rendez-vous.

Les gens de Corrib et de Knockderry, de Kilkerran et du Connemara se rendirent successivement à la pointe de Ranach. Le géant Mahony ne fut pas des derniers, bien que ce soir il eût porté sur ses épaules le vieux Mill’s Mac-Diarmid, depuis les portes de la prison de Galway jusqu’à la ferme des Mamturcks.

Il avait déposé sur le lit d’Owen le vieillard endormi, et s’était fait donner par la petite Peggy une pinte de potteen. Puis il avait repris sa course en brandissant son énorme shillelah.

En arrivant sur le galet, le Brûleur était un peu essoufflé ; mais il aimait son métier de passion, et dès qu’il entendit parler d’allumer la torche de bog-pine, il se sentit tout ragaillardi et dispos.

Avec son aide et celle du roi Lew, Mickey Mac-Diarmid parvint à échauffer le reste de l’assemblée. Patrick Mac-Duff lui-même, cette fois, se rangea parmi les plus entreprenants. Il avait, lui aussi, un outrage personnel à venger.

Vers onze heures du soir, les ribbonmen se glissèrent dans les taillis qui avoisinaient le château ; ils escaladèrent la grille du parc. Le Brûleur, qui avait repris haleine, jeta bas la porte en deux ou trois coups de hache. Ce fut alors une scène de tumulte et de sauvage triomphe ; personne n’avait plus peur ; l’ivresse de la vengeance avait gagné les plus timides.

En un clin d’œil, le château fut fouillé des caves aux combles par cette troupe hurlante et déchaînée. On cherchait Montrath, Crackenwell et Mary Wood. On ne trouva que Mary Weod endormie auprès d’un flacon de vieux rhum. Quand on se saisit d’elle pour l’emmener, elle ne manifesta ni surprise ni frayeur. Elle ne s’informa point du motif qui amenait les assaillants auprès d’elle à cette heure. Seulement, l’un d’eux ayant voulu faire connaissance avec son flacon de rhum, Mary sauta hors de son lit et repoussa l’insolent à grands coups de poing. Le flacon lui resta ; elle le mit sous son bras et suivit les vainqueurs sans autre résistance.

Quant au lord et à l’intendant, ils avaient disparu. Personne au château ne savait le secret de leur absence, et les valets épouvantés, qui avaient ouvert eux-mêmes, à la première réquisition, les portes de leurs chambres, ne purent point dire où ils s’étaient cachés.

— Mettons le feu ! s’écria Mahony ; l’odeur de la fumée les fera bien sortir, s’ils sont dans quelque trou !…

L’idée fut approuvée tout d’une voix, et chacun répéta :

— Mettons le feu !

Quelques minutes après, les boiseries sculptées suaient et se fendaient en craquant ; les carreaux de vitres éclataient derrière les draperies en flammes. Il ne restait rien des magnificences intérieures du beau château de Montrath.

Au même instant, on avait mis le feu à tous les étages et dans toutes les chambres.

Les riches meubles de France n’étaient plus que cendre ; les tableaux de maîtres flambaient ; tout se consumait, jusqu’au manuscrit du joli petit roman fashionable de la pauvre lady Montrath. Heureusement que, dans le même moment, à Londres, quelque lady Arabella, quelque miss Diana, quelque mistress Ophelia occupaient leurs loisirs à composer exactement la même histoire, laquelle a été inventée quatre cents fois au moins par les ladys de lettres de la joyeuse Angleterre, sous prétexte que Richardson en a fait un magnifique roman jadis.

Les Molly-Maguires s’étaient retirés au dehors, emmenant avec eux Mary Wood, ses quatre laquais et toute la maison de Montrath.

Suivant leur habitude, ils se rangèrent autour du château en flammes. Cette fois, ils avaient un autre but que de contempler leur œuvre : ils étaient persuadés que le lord et son intendant étaient cachés quelque part dans le manoir, et ils les guettaient au passage.

Auprès de la grille, vis-à-vis de l’avenue, se tenait le groupe des prisonniers, gardés par Mac-Duff et quelques paysans de Knockderry. Parmi ces prisonniers, il y en avait qui ne venaient point du château. Suivant l’habitude, les magistrats de Galway ne s’étaient plus occupés beaucoup du pauvre Gib, après que sa déposition faite l’avait rendu inutile. Suivant l’habitude encore, les ribbonmen avaient mis tout en œuvre pour s’emparer de Gib, non point parce qu’il était un faux témoin, mais parce qu’il avait trahi l’association. En Irlande, on dit que Molly-Maguire voit tout. Gib s’était caché de son mieux en attendant l’exécution des promesses de Joshua Daws. Molly-Maguire le trouva, et il était maintenant garrotté, entre ses deux enfants, sur la pelouse, devant le château de Montrath.

Il ne disait rien et gisait comme abêti par le désespoir.

La petite Su et le petit Paddy avaient pleuré tout le long de la route ; maintenant leurs yeux s’étaient séchés : ils regardaient, ébahis, la grande maison en flammes…

Mais ils ne s’amusaient pas tant que Mary Wood ! Mary Wood trépignait d’aise et battait des mains, en riant à gorge déployée. Elle regrettait seulement de ne s’être point donné plus tôt ce divertissant spectacle. Elle en oubliait jusqu’à la bouteille de rhum qu’elle tenait sous le bras !

Cependant Mickey et ses frères attendaient en vain l’apparition du lord. Montrath restait introuvable, et pour eux le but de l’expédition était manqué, car Mary Wood, interrogée sur le sort de Jessy dès le premier moment, avait haussé les épaules et refusé de répondre.

L’incendie était si avancé déjà, qu’il n’y avait plus guère d’espoir qu’une créature vivante pût rester à l’intérieur.

Mickey et ses frères s’étaient éloignés des rangs des ribbonmen et s’entretenaient à l’écart. Ce fut en ce moment qu’ils aperçurent deux hommes sortant des ruines de Diarmid.

D’un seul coup d’œil Mickey avait reconnu le lord. Il s’élança, suivi de ses frères. Montrath et Crackenwell étaient prisonniers. Ce fut une grande clameur de joie dans l’armée de Molly-Maguire.

— Aux galeries ! aux galeries ! cria-t-on de toutes parts.

Tous ces hommes si longtemps courbés sous la misère avaient hâte de voir, humilié à leurs pieds, le maître puissant qui la veille encore pouvait d’un signe les chasser de leurs demeures. Il y avait, en outre, un traître à juger : ce devait être une mémorable assemblée.

Le long cordon des ribbonmen se replia sur lui-même et se forma en groupe pour descendre l’avenue. Avant de s’ébranler, ils se tournèrent encore une fois vers le château.

Le géant Mahony se détacha et s’avança seul vers la fournaise. Un instant son énorme silhouette trancha en noir sur le rouge ardent de l’incendie.

Il s’arrêta au-devant de la porte principale et planta en terre une longue perche qu’il tenait à la main. Cette perche supportait à son sommet l’écriteau funeste où Molly-Maguire affiche sa vengeance accomplie. On y lisait en gros caractères :


QUITTANCE DE MINUIT.

Cela se passait au moment où Morris, heureux, épiait à quelques pas de là, sous les ruines muettes du vieux château, le réveil de sa fiancée.

À la ferme des Mamturcks, le vieux Mill’s subissait toujours l’effet de l’opium qu’il avait bu en portant le dernier toast du repas funèbre célébré à la prison de Galway. Il dormait profondément dans sa demeure déserte. Au lieu de la famille nombreuse et forte qui fleurissait naguère sous le toit de la ferme, il ne restait là qu’une pauvre enfant dont les veines n’avaient pas une goutte du royal sang de Diarmid.

Peggy veillait, tremblante, dans la solitude de la salle commune.

Elle attendait Ellen, sa maîtresse chérie, les six garçons qu’elle aimait, et Kate, la douce femme d’Owen, qui l’aidait dans sa tâche de tous les jours.

Et personne ne revenait, ni la noble heiress, ni les six maîtres, ni Kate, la bonne épouse !

Voici ce que faisait Kate en ce moment :

Les dragons de la reine, rencontrés cette nuit par Morris sur la route de Kilkerran, n’avaient point tourné à gauche du parc de Montrath pour aller dormir dans la petite ville. Ils avaient, eux aussi, aperçu le feu allumé au sommet de Ranach-Head.

Il n’était pas temps de se reposer. Le colonel Brazer avait fait mettre pied à terre à ses dragons, et les avait dirigés vers le cap, en leur recommandant le silence.

Kate marchait au milieu d’eux morne et muette. Elle tâchait de songer à son père mort pour se redonner du courage ; mais chaque fois qu’elle appelait la pensée de Luke Neale, c’était

l’image d’Owen qui descendait au fond de son cœur.

Les dragons passèrent à deux ou trois cents pas, sur la gauche du château, dont l’incendie n’était pas commencé encore, et gagnèrent le sentier à pic qui descend du sommet de la montagne au galet, et sur lequel s’ouvrent les bouches des grottes de Muyr. Une fois déjà nous avons vu le pauvre Pat faire usage de ce chemin presque impraticable ; mais Pat avait ôté ses souliers de bois, et il était du pays.

Les dragons, avec leurs lourdes bottes, glissèrent bien des fois sur cette pente abrupte. Leurs mains se déchirèrent aux pointes du roc. Dans la nuit noire ils ne voyaient rien, sinon le vide sans fond sous leurs pieds chancelants.

Le hasard les servit. Ce qu’ils n’eussent point fait en plein jour peut-être, ils l’accomplirent protégés par ces ténèbres opaques qui leur cachaient les trois quarts du danger.

Ils atteignirent la base du cap.

C’était l’heure où les Molly-Maguires, décidés à envahir le château de Montrath, s’engageaient dans les rochers qui séparent le galet de la grève, afin de gagner l’avenue du château.

Brazer et ses dragons virent un mouvement confus, auquel se joignait une rumeur sourde. Ils aperçurent des formes humaines qui glissaient dans l’ombre, puis tout disparut. Les ribbonmen avaient tourné l’angle du cap.

— Où est l’entrée des galeries ? demanda Brazer à Kate.

Kate désigna du doigt la fissure. Quatre ou cinq dragons allèrent la reconnaitre, et revinrent en disant qu’on n’entendait aucun son à l’intérieur.

Il fallait attendre. À gauche de la colonnade de Ranach, se trouvait un enfoncement pareil à celui qui avait servi de retraite à Jermyn, dans la partie opposée du galet, pour guetter, quelques heures auparavant, la sortie de l’heiress. Brazer et sa troupe se cachèrent dans cet enfoncement, où un escadron tout entier aurait pu tenir à l’aise, La base de la colonnade, qui avançait entre eux et la fissure, eût assuré leur embuscade par une nuit ordinaire et même à la clarté de la lune ; et, cette nuit, il faisait si noir !

Les dragons attendirent, tapis derrière leur abri, et bien sûrs de n’être pas surpris, à moins d’une trahison. Mais ils attendirent longtemps. Pas une âme ne se montrait sur le galet. La mer brisait, furieuse, à quelque cent pas d’eux, et le vent du large glaçait leurs os.

Quand la tempête faisait trêve un instant, il leur semblait entendre comme une clameur lointaine, au delà du sommet du cap. Parfois encore, il leur semblait que le ciel prenait des reflets rouges au-dessus de leurs têtes, comme si un immense incendie se fût miré dans les nuages abaissés…

Ce ne pouvait être le feu du cap Ranach, qui s’éteignait maintenant et ne jetait plus que des lueurs assombries.

Quelques-uns, pressés de voir, s’écartaient de la base du cap, malgré les ordres de Brazer, et regardaient de tous leurs yeux. Mais l’immense colonnade surplombait au-dessus d’eux. Ils n’apercevaient que le ciel sanglant, qui s’éteignait par intervalles et ramenait la nuit plus noire.

Brazer désespérait et proférait déjà contre Kate, insensible et comme pétrifiée, de sourdes menaces.

Les heures s’écoulaient l’une après l’autre, la tempête mugissait toute seule.

Enfin une lueur parut dans les rochers, à l’angle du cap. Les dragons se reculèrent et retinrent leur souffle.

Brazer seul et Kate Neale, qui était auprès de lui, avançaient leurs têtes avec précaution pour voir les nouveaux arrivants.

Ce fut d’abord le géant Mahony, secouant une torche de bog-pine au-dessus de sa tête.

Des groupes nombreux le suivaient dans l’ombre, et se dirigeaient tous vers la fissure.

Mahony s’arrêta à une trentaine de pas de l’entrée et leva sa torche, pour reconnaître, un à un, les membres de l’association.

Tantôt la torche brillait, dressant sa flamme colorée ; tantôt le vent l’inclinait et l’empêchait de luire.

Quand la flamme se relevait, Kate, qui mettait son âme dans son regard, distinguait sous les masques de toile relevés par le vent des figures connues : des matelots du Claddagh, des fermiers de Corrib ou de Knockderry. Son cœur battait d’espoir, parce qu’elle ne voyait aucun des frères d’Owen ni Owen lui-même.

Il avait dit vrai sans doute au pied de la croix de saint Patrick, sur le sommet de la montagne. Les serments d’Owen ne l’avaient point trompée. Elle allait venger son père et retrouver son époux endormi paisiblement dans la maison de Mac-Diarmid…

La foule marchait toujours. Il n’y avait plus que quelques groupes, qui passèrent à leur tour devant Mahony. Enfin un dernier groupe resta seul. Il était composé de quatre hommes de grande taille et vêtus de carricks.

Le cœur de Kate battit dans sa poitrine. Sa tête se pencha en dehors de la roche.

Trois des quatre hommes avaient déjà dépassé Mahony. Le vent souffla ; le masque du quatrième se souleva. Kate poussa un cri déchirant et s’élança, laissant des lambeaux de ses vêtements entre les mains de Brazer qui voulait la retenir.

— Owen ! Owen ! criait-elle, oh ! fuyez ! fuyez !…

— Feu ! dit Brazer à ses dragons.

Le Brüleur entendit cet ordre et leva sa torche pour éclairer le galet. Une détonation éclata. Le géant tomba lourdement à la renverse.

Un cri d’épouvante et de rage s’éleva entre le cadavre de Mahony et l’entrée de la caverne, où quelques ribbonmen avaient déjà pénétré. La torche du Brûleur s’était éteinte. Les ténèbres profondes régnaient de nouveau sur la grève.

Les Molly-Maguires demeuraient immobiles dans l’ombre comme si la foudre les eût frappés. Ils n’osaient ni combattre leurs ennemis invisibles, ni se réfugier dans les galeries sans issue.

Pendant qu’ils hésitaient, les dragons avaient rechargé leurs armes. Une partie d’entre eux, sous les ordres du cornette Dickson, traversa silencieusement le galet et vint se poster sur la route qui conduisait au château de Montrath.

— Feu ! dit encore Brazer.

La grève s’éclaira de nouveau, et plus d’un Irlandais tomba mort au pied de la grande colonnade. Mais cette seconde décharge avait montré la position de l’ennemi.

Parmi les ribbonmen une voix forte s’éleva.

— Molly-Maguire pour toujours ! cria-t-elle ; en avant ! en avant !

C’était Mickey Mac-Diarmid.

Quelques-uns répondirent à son appel. Larry et Sam, ses frères, s’élancèrent les premiers sur ses traces. Durant deux ou trois minutes les soldats de la reine eurent à combattre contre cette poignée d’hommes robustes et sans peur.

Mais ils étaient trop peu. Ils succombèrent tous l’un après l’autre, et plus d’un Saxon mourut avec eux. Mickey tomba le dernier en poussant le vieux cri des enfants de l’Irlande.

Ce qui restait de Molly-Maguires était un troupeau sans défense, anéanti par la frayeur. Les Anglais, échauffés par la lutte et obéissant d’ailleurs aux ordres impitoyables de leur chef, se ruèrent, l’épée à la main, au milieu de cette foule inerte et foudroyée. Ils tuèrent, frappant au hasard tout ce qui se trouvait de la chair humaine devant la pointe ensanglantée de leurs armes.

Cela dura bien peu de temps. Au bout de quelques minutes, il n’y avait plus de ribbonmen sous l’escalier de Ranach. Tous ceux qui avaient échappé au fer des Saxons s’étaient réfugiés dans les galeries en poussant des plaintes lamentables.

Parmi ces plaintes, les soldats crurent distinguer des voix d’enfants et des voix de femmes.

Brazer n’osa point les suivre dans cet asile inconnu. Il fit ranger ses hommes des deux côtés de la fissure, afin d’attendre le jour.

Le silence s’était rétabli sur la plage, et le passant n’eût entendu d’autre bruit que le fracas affaibli de la tempête.

Le jour vint et montra quelques cadavres dispersés çà et là sur le galet. Les ribbonmen, suivant leur coutume, avaient emporté dans leur retraite le plus qu’ils avaient pu de leurs blessés et de leurs morts.

Les officiers du détachement, émus de pitié, demandèrent la grâce des malheureux cachés dans la caverne. Brazer leur imposa silence et fit recharger les armes.

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Vers cette même heure, le vieux Mac-Diarmid s’éveillait de son long sommeil. Gardant cette apathie intellectuelle que laisse après soi l’opium, il se leva sans donner un regard aux choses qui l’entouraient, et comme si rien ne se fût passé depuis le jour où il s’était éveillé en ce lieu pour la dernière fois.

Mais au moment où il mettait le pied hors du lit, son œil rencontra un objet qui gisait à terre, et il recula comme s’il eût été sur le point de marcher sur un serpent. Sa prunelle se distendait, fixe et comme fascinée. L’objet qu’il examinait avec tant d’émotion était un carré de toile bise, aux coins duquel s’attachaient deux rubans de fil. C’était le masque du pauvre Dan, que ses frères avaient oublié de détruire.

Le vieillard se baissa lentement et le saisit d’un geste convulsif. Puis il regarda tout autour de lui avec épouvante et le cacha vivement dans son sein.

Peggy avait préparé, comme d’habitude, le repas de famille : Mills vint s’asseoir à sa place accoutumée.

Son œil fit avec lenteur le tour de la table vide.

Il ne toucha point les mets rustiques placés devant lui. Pas une parole ne tomba de sa bouche. Il attendit.

Vers le milieu du jour, la porte de la ferme s’ouvrit enfin. Morris entra, soutenant Jessy, faible, entre ses bras.

Le visage du vieux Mills resta immobile et glacé. Il regarda sa fille chère comme s’il ne la reconnaissait point.

— Où sont mes frères ? demanda Morris à Peggy.

Peggy ne répondit pas.

— Où sont Kate et la noble heiress ?

La petite fille secoua la tête en pleurant.

Morris s’avança vers son père et voulut lui prendre la main.

Le vieillard retira la sienne.

— Pourquoi la maison de Mac-Diarmid est-elle déserte ? dit-il d’une voix creuse et morne.

— Ils vont revenir…, balbutia Morris, qui avait peine à maîtriser son inquiétude.

— Qui sait ? reprit le vieillard en fixant sur Morris un regard étrange. Déjà hier Natty, Dan et Jermyn peut-être étaient morts… Ne mentez pas, Mac-Diarmid, car j’ai tout deviné !

Morris ouvrit la bouche pour répondre. Un geste impérieux de son père la lui ferma.

Celui-ci tira de son sein le masque de toile, insigne bien connu des ribbonmen.

Morris, à la vue de cette preuve, baissa la tête en silence.

Le vieillard se leva.

— Je vais retourner à Galway, dit-il, car le pauvre Gib avait raison : c’est Mac-Diarmid qui a tué Luke Neale !… Mac-Diarmid doit du sang à la loi !

— Mon père ! oh ! mon père ! s’écria Morris qui tomba sur ses genoux.

— Si vos frères reviennent, reprit le vieux Mills, répétez-leur mes paroles. Je n’ai plus de fils. Vivants ou morts, je maudis les Molly-Maguires, qui sont les ennemis de l’Irlande !

Le vieillard se dirigea vers la porte. Morris s’attachait à ses vêtements ; Jessy s’agenouilla, baignée de larmes, sur son passage. Il repoussa Morris durement ; il écarta Jessy d’un geste froid.

— Je vous défends de me suivre ! dit-il avant de passer le seuil.

On le vit descendre la montagne d’un pas ferme et se diriger vers la ville…

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Le soleil montait derrière les tours sombres de Diarmid. La tempête était calmée.

Brazer et ses dragons étaient toujours à leur poste.

La mer, que ne soulevait plus le vent, gardait une partie de son agitation. Les vagues moutonnaient au loin, et la côte s’entourait d’une large ceinture d’écume.

On avait poussé les cadavres au pied de la colonnade. Dickson et les autres officiers détournaient leurs yeux de ce spectacle avec dégoût. Ce mouvement portait leurs regards vers le large. Ils aperçurent un cutter de l’État qui doublait le cap, toutes voiles dehors.

Sur le pont de ce navire, il était facile de distinguer un officier revêtu du brillant costume des dragons de la reine.

Le cutter jeta l’ancre à l’endroit même où le sloop de Mary Wood avait mouillé deux jours auparavant.

On mit une embarcation à la mer, et l’officier y descendit seul avec les rameurs.

— Mes yeux sont fous, murmura le lieutenant Peters, ou c’est bien le major Percy Mortimer que j’aperçois là-bas !

À ce nom, Brazer releva la tête, et braqua son œil avide sur la chaloupe qui approchait rapidement.

— Dieu me damne ! s’écria-t-il, le misérable traître viendrait-il défendre ses bons amis ?… Débouchez le trou, afin qu’il voie que nous employons bien notre temps !

Les soldats se mirent en devoir de déblayer la fissure, que les assiégés avaient essayé de boucher pendant la nuit.

Sur la chaloupe, Percy Mortimer faisait des signaux avec son écharpe.

— Démène-toi, démène-toi ! grommela Brazer ; nous allons t’emmener à la ville, pieds et poings liés, afin qu’on ne nous reproche pas de n’avoir point fait de prisonniers !…

La chaloupe prenait terre en ce moment. Percy toucha le rivage et s’avança, soutenu par un des rameurs, car il avait grand’peine à marcher.

Dès qu’il fut à portée de la voix, il cria aux soldats d’arrêter.

Les dragons interrogèrent du regard le colonel Brazer, qui haussa les épaules en souriant avec un mépris haineux.

— Préparez les armes, dit-il.

Mortimer était maintenant à quelques pas de la troupe.

— Lieutenant Peters, dit-il d’un ton de commandement péremptoire, cornette Dickson ! je vous charge spécialement tous les deux, et sous peine de rébellion, de faire exécuter mes ordres… Qu’on ne brûle pas une amorce !

Officiers et soldats hésitèrent. Ils penchaient vers l’obéissance, car ils avaient pitié ; mais la discipline militaire ne laisse point aux subalternes le droit d’avoir une conscience.

Brazer était là, sa volonté faisait la loi suprême.

Un moment de silence eut lieu. Parmi ce silence on entendit comme un murmure sourd dans la caverne. Les voix des malheureux assiégés arrivaient au dehors, confuses et presque insaisissables.

Mortimer atteignait le groupe des soldats. Il passa devant Brazer et répéta son commandement avec un accent de menace. Son visage, pâle et blanc comme une figure de marbre, gardait cette apparence de calme froideur qui était son expression habituelle ; mais sous ce masque l’œil attentif eût découvert les traces d’une émotion poignante.

— En avant ! dit Brazer d’un ton provoquant et railleur.

— Bas les armes ! prononça Mortimer qui saisit l’un de ses pistolets. Brazer perdit son sourire moqueur, et sa lèvre trembla de rage.

il tira son épée.

— Major Mortimer, dit-il en tâchant de se contenir, vous oubliez que vous parlez devant votre supérieur !

— Je parle devant mon égal ! répliqua Percy. Le courrier de Londres m’apporte ce matin ma commission de lieutenant-colonel.

— Bas les armes ! dirent à la fois Peters et Dickson.

Brazer ferma ses gros poings en blasphémant.

— Et je vous somme, poursuivit Percy, d’abandonner le commandement de ces soldats, qui ne sont point les vôtres !

Brazer, écumant de fureur, fit un mouvement comme pour s’élancer sur lui, l’épée haute ; mais il se contint, et sa main, que faisait trembler la colère impuissante, remit son arme au fourreau.

La bouche de la caverne fut déblayée en quelques minutes, et Peters, faisant un pas à l’intérieur, cria de toute sa force :

— Ceux qui sortiront auront la vie sauve.

Il fallut répéter ce cri bien des fois. Enfin, un bruit se fit à l’intérieur, et quinze ou vingt spectres traversèrent le galet en bondissant, pour se perdre, aussitôt après, parmi les rochers.

— Allumez des torches ! dit Mortimer.

Il s’élança dans le couloir, ses soldats l’y suivirent.

Dès les premiers pas, leurs pieds glissèrent dans le sang…

Mortimer passa le seuil des galeries où il avait laissé Ellen surprise par le sommeil. Il était toujours suivi par ses soldats ; les torches allumèrent les mille cristaux des parois et des voûtes ; la colonnade surgit, resplendissante ; le palais souterrain se para de ses fantastiques merveilles.

Mais, parmi tant de magnificences étincelantes, la mort gisait, livide et froide. Le sol était jonché de cadavres. De tous ceux que nous avons vus autour du château en flammes la nuit précédente, vainqueurs et vaincus, bien peu avaient gardé la vie.

Mortimer reconnut au premier rang lord George Montrath et son intendant Crackenwel, qui se couchaient, hideusement défigurés par les convulsions dernières.

Qui les avait tués ? les balles saxonnes ou la vengeance irlandaise ? Non loin d’eux, Mary Wood était étendue, son flacon de rhum débouché à la main. La mort l’avait surprise en son orgie solitaire ; sa bouche conservait son sourire insouciant et brutal.

Mickey, Larry et Sam Mac-Diarmid étaient tombés au dehors ; mais Owen et Kate, percés de la même balle peut-être, se tenaient encore embrassés. Kate avait sa tête dans le sein de son mari, qui souriait tendrement et semblait prononcer des paroles de pardon…

Puis c’étaient des cadavres inconnus entassés sur le sol ; puis, au pied d’une colonne, un groupe composé d’un vieil homme qui était mort et de deux petits enfants à demi étouffés par les larmes.

Su et Paddy, les deux pauvres êtres, se serraient contre le corps froid de leur père Gib, et priaient Dieu de lui rendre la vie.

Percy Mortimer passait. Ce n’était point là ce qu’il cherchait. Il allait, fouillant du regard ce pêle-mêle funèbre.

Tout à coup il poussa un cri déchirant.

Dans un enfoncement de la paroi, il venait d’apercevoir l’heiress, étendue sur sa mante rouge, belle et blanche comme une sainte. À ses pieds, Jermyn Mac-Diarmid tenait le bout de son fusil braqué encore contre la poitrine d’Ellen. Il était mort à genoux.

Percy se remit à la place qu’il avait quittée la veille, et appuya la tête de la noble vierge sur son cœur…

Les soldats continuèrent de parcourir les galeries. Et à mesure que les torches glissaient dans cette tombe immense, les feux de la colonnade et des voûtes multipliaient à l’infini leurs étincelles éblouissantes. Des flots de lumière ruisselaient sur le sol… et tous ces morts semblaient remuer ; tous ces visages pâles semblaient vivre ; tous ces yeux, éteints pour toujours, semblaient rallumer leurs regards !

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