La Quittance de minuit/04/09

Méline, Cans et Compagnie (Tome quatrièmep. 201-218).


IX

En pleine poitrine.


La trêve accordée par Jermyn était expirée depuis longtemps déjà lorsque Ellen et le major arrivèrent au terme de leur course. La faiblesse de Percy était extrême ; Ellen elle-même, épuisée par deux nuits d’insomnie et les fatigues continuelles de ces deux derniers jours, avait grand’peine à soutenir les pas chancelants du major. Ils s’étaient arrêtés bien des fois en chemin.

Au moment où ils mirent le pied sur la grève, le soleil baissait déjà à l’horizon.

Chaque fois qu’ils s’étaient arrêtés sur la route, Ellen avait regardé derrière elle avec inquiétude, fouillant de l’œil la route parcourue, et craignant sans cesse de voir surgir quelque part dans la campagne la forme ennemie de Jermyn.

Elle n’avait rien aperçu de suspect jusqu’alors, et, à mesure que s’augmentait la distance qui la séparait des Mamturcks, elle prenait courage. La fuite du major était désormais assurée. Jermyn mettrait sans doute à le poursuivre toute l’activité de sa haine ; mais sa première pensée serait de courir sur le chemin de Galway, tandis que Percy, achevant sa route laborieuse, se reposerait à l’abri dans les grottes de Muyr.

Avant de s’engager parmi les roches couvertes de goëmon qui s’étendaient entre la grève et le galet servant de base à l’escalier de Ranach, Ellen jeta encore en arrière son regard attentif et perçant.

Elle ne vit rien, si ce n’est un léger mouvement dans le taillis qui bordait l’avenue du château de Montrath.

Les branches de ce taillis s’agitèrent un instant, puis redevinrent immobiles. Ce pouvait être quelque daim, bondissant sous le couvert ; ce pouvait être le vent du large…

Ellen se hâta néanmoins, et entraina le major d’un pas plus rapide vers la pointe du cap. Mortimer perdit à franchir ces roches glissantes ce qui lui restait de vigueur.

— Je ne puis plus avancer, dit-il.

Ellen mesura de l’œil la route ardue qui conduisait du galet aux grottes de Muyr ; il fallait toute l’agilité d’un homme robuste et dispos pour gravir ce sentier pierreux et coupé à pic. Ellen dut renoncer pour le moment à tout espoir d’atteindre les grottes.

— Nous sommes arrivés, répondit-elle, encore quelques pas, et nous allons trouver un sûr abri.

Elle se dirigea vers la fissure qui donnait entrée dans la galerie du Géant. Sur le point d’y pénétrer, elle eut un moment d’hésitation et d’effroi : dans quelques heures, en effet, les Molly-Maguires pouvaient venir à leur rendez-vous ordinaire.

Mais Ellen n’avait point le choix ; il fallait du repos à Mortimer que la fatigue accablait. D’ailleurs les galeries avaient tant de recoins cachés, tant de réduits obscurs et d’enfoncements inconnus aux Molly-Maguires eux-mêmes, que l’heiress n’eût point désespéré d’y dérober le major à tous les yeux, dans le cas même où une réunion des ribbonmen viendrait la surprendre à l’improviste.

Elle comptait bien en outre quitter cet abri avant la nuit tombée.

Durant cette longue route, Ellen avait employé toute l’éloquence de son amour à éloigner du major l’idée d’un retour immédiat à Galway. Elle lui avait rapporté les bruits recueillis par elle le matin même. Ces bruits, contradictoires et tout imprégnés de l’exagération populaire, arrivaient au vrai cependant lorsqu’ils parlaient de la haine envenimée du colonel Brazer et des autorités protestantes. Percy devait être mis en jugement selon les uns ; suivant les autres, on le passerait par les armes comme ayant été pris en flagrant délit de haute trahison, sans autre forme de procès.

Ces révélations produisirent sur le major l’effet qu’aurait dû prévoir la pauvre Ellen. Son énergie, un instant domptée par l’épuisement physique, se redressa plus fière devant cette menace. Il opposa aux supplications d’Ellen l’inflexible loi de l’honneur et sa volonté revenue.

Ellen céda. Il fut convenu seulement que le major attendrait la nuit afin de pouvoir se présenter de lui-même à ses juges, sans courir le risque d’être arrêté en chemin comme un criminel.

Ils devaient attendre le crépuscule du soir dans le souterrain et gagner Galway à l’aide des poneys qui paissent toute la nuit aux environs des fermes.

Les galeries du Géant n’ont point d’autre ouverture que la fente étroite qui donne sur le galet, au pied de Ranach-Head.

Seul, le major se fût égaré dans ces détours inconnus ; mais Ellen avait parcouru bien des fois avec un flambeau l’intérieur de la caverne ; elle pouvait s’y guider comme si le jour en eût éclairé les ténébreuses profondeurs.

Elle prit Mortimer par la main et le conduisit dans l’obscurité jusqu’à l’un des nombreux enfoncements creusés dans le roc. Elle étendit sa mante sur le sol, et ils s’assirent tous deux…

Ce n’était point un daim, bondissant sous le couvert, qui avait agité les branches du taillis, le long de la grande avenue du château de Montrath ; ce n’était point le vent du large…

Au moment où Ellen et le major, engagés dans les rochers, disparaissaient derrière la pointe du cap, la figure pâle de Jermyn Mac-Diarmid se montra entre les feuilles écartées.

Il suivait les deux amants depuis la ferme, mesurant son pas jeune et fort sur leur marche ralentie, se cachant derrière les troncs d’arbres de la route, rampant dans l’herbe quand il n’y avait point d’arbres, et se glissant derrière eux comme un de ces Indiens, chasseurs d’hommes, dont Cooper aime à poétiser la sauvage et terrible patience.

Il tenait à la main son fusil chargé.

Bien des fois, le long de la route, l’arme s’abaissa d’elle-même pour ainsi dire, cherchant du bout de son canon les endroits où le bras d’Ellen ne protégeait point le corps de Percy Mortimer.

Mais le doigt de Jermyn s’arrêtait toujours avant de presser la détente. Il sentait sa main trembler si fort ! Et l’heiress était si près du Saxon !

Au moment où les deux fugitifs se cachaient derrière les rochers qui protégent, comme d’énormes brise-lames, la base incessamment minée du cap, Jermyn sortit du taillis. Ses traits bouleversés peignaient l’angoisse de cette longue poursuite où chaque minute avait eu sa torture. Il y avait sur sa figure vieillie plus de souffrance encore que de haine. Depuis quatre heures, il voyait le bras d’Ellen soutenir les pas chancelants de son rival. Il voyait Ellen se pencher tendrement et prodiguer à cet homme ses caressants sourires. Et ce qu’il ne voyait pas ! les douces paroles qu’il devinait et qu’il eût payées au prix de tout son sang ! le silence ému, les battements jumeaux de ces cœurs qui se touchaient ! l’amour ! l’amour qu’il sentait couler à flots de l’une à l’autre de ces poitrines ! le bonheur d’autrui qui raillait son martyre !

Il se glissa contre les rochers à son tour, serrant convulsivement le canon de son fusil.

Il déboucha sur le galet, au moment même où l’uniforme de Percy disparaissait dans la fissure.

Ses lèvres se relevèrent en un amer sourire.

— Je savais bien qu’elle lui avait donné notre secret, murmura-t-il. Oh ! je savais bien, je savais bien !… on ne résiste pas quand on aime… N’ai-je pas trahi l’autre soir, sur un seul mot de sa bouche ?

Il mit la crosse de son fusil contre le sol et appuya sur le canon ses deux mains croisées. Son œil creusé se fixa, sombre et brûlant, sur l’ouverture des galeries.

— Elle, la fille de l’heir ! dit-il ; un Saxon ! que d’amour ! que d’amour !… et jamais je ne l’ai vue si belle !

Son corps eut un frissonnement violent. Il atteignit d’un bond la fissure, et s’y coula sans bruit.

Il rampa sur les pieds et sur les mains le long du boyau étroit ; il monta les trois degrés ménagés dans le roc, et sa tête dépassa les parois de la galerie.

Les voix des deux amants s’entendaient dans le silence du vaste souterrain. Ce n’étaient point des paroles de tendresse qu’ils échangeaient en ce moment. Il y avait chez Percy Mortimer une réaction vive contre sa récente apathie ; son fier courage revenait, faisant taire tout autre sentiment devant la voix de l’honneur.

— Je vous obéirai, Percy, disait Ellen ; ne savez-vous pas que votre volonté est la mienne ?… Dans quelques heures, vous serez à Galway, et Dieu veuille que votre innocence triomphe des embûches perfides de la haine !

— Ma présence seule suffira pour me justifier, répondait le major ; ne craignez rien, Ellen… demain, vers le milieu du jour, je serai aux grottes de Muyr, et je vous rendrai grâce pour tout l’amour que vous m’avez montré depuis hier. Demain nous serons heureux, reprit Mortimer. La lâche envie de mes ennemis sera vaincue, et je reviendrai tout à vous, mon Ellen !

— Que les heures vont me sembler longues jusque-là ! répondit l’heiress ; mais il faut que votre volonté soit faite… Dès que la nuit sera tombée, je sortirai pour aller chercher des chevaux au bas de la montagne. Je reviendrai, poursuivit Ellen, et vous ne m’attendrez pas longtemps… Nous partirons… car vous voulez bien que je vous accompagne, n’est-ce pas ?

La bouche de Percy rendit un son en touchant la main de l’heiress.

Jermyn s’enfuit. Il alla se mettre en embuscade dans les rochers, à quelques pas de l’ouverture des galeries, et il attendit.

À l’intérieur du souterrain on ne parlait plus. Ellen se taisait pour laisser reposer le major, et comme la fatigue l’accablait elle-même, elle subit bientôt l’effet de ce silence. Sa tête s’appuya sur le sein de Percy. Elle dormait.

Mortimer ne l’imitait point. Il sentait ses forces revenir, et un monde de pensées s’agitait dans son cerveau.

Il repassait un à un, dans sa mémoire, les événements de ces deux jours. Son esprit était froid, lucide, positif, comme avant ce dernier choc moral qui l’avait jeté violemment hors de sa voie. Il établissait le compte de ses dangers et de ses espoirs avec rigueur, sans crainte ni faiblesse. Il savait le nombre et le pouvoir de ses ennemis à qui sa chute apparente donnait contre lui de terribles armes ; mais il savait la force de la vérité, soutenue par un vaillant vouloir. Il comptait sur l’appui du gouvernement, qui avait en lui une confiance absolue.

On pouvait l’attaquer, le blesser, l’abattre momentanément, mais on ne pouvait pas le vaincre tout à fait.

Cette conviction, qui grandissait en lui, exaltait son courage. Il avait hâte de se trouver en face de ses adversaires et de braver la ligue de leurs rancunes impuissantes.

Il attendait que la nuit fût venue. Le temps passait. Ellen ne s’éveillait point.

Percy se repliait sur lui-même, pour tromper son impatience croissante. Il revenait aux heures écoulées et si pleines de ces deux derniers jours.

Partout, au milieu de ces dangers, renouvelés sans cesse, il retrouvait Ellen veillant sur lui comme un ange sauveur. Il se voyait revivre aux lueurs de son beau sourire ; il se souvenait de ces paroles chères coulant comme un baume sur son épuisement ; il pressait doucement contre son sein la tête de l’heiress endormie.

Son amour n’était point de ceux qui éclatent fougueusement ou dont la flamme ardente dévore le cœur comme un incendie. C’était un amour profond et grave, ennobli par le respect et digne en tout de la belle âme de l’heiress.

Percy l’aimait comme elle devait être aimée ; de cette tendresse pure, élevée, sérieuse, que l’âge cimente et que la mort seule peut briser.

En ce moment, Percy se réjouissait de lui devoir la vie. Il était jeune, et si positif que soit un esprit, l’espoir riant s’y glisse à de certaines heures et secoue au-devant de l’avenir son voile tout étoilé de promesses. Mortimer entrevoyait dans le lointain les joies pures de l’union désirée, les jours tranquilles, le silencieux bonheur.

Ses mains s’égaraient dans la molle chevelure d’Ellen.

Mais tout à coup une pensée vint à la traverse de sa rêverie.

Ellen, par trop d’amour, l’avait trompé déjà deux fois. Le jour précédent, après le combat dans le bog, elle lui avait promis de le conduire à Galway, et il s’était éveillé dans une chambre inconnue. Ce matin même, il avait cru se diriger vers la ville, et les sentiers ignorés où l’avait guidé l’heiress aboutissaient à cette grotte lointaine…

Si Ellen allait essayer de le tromper encore !

Quelle puissance un jour de retard donnerait aux manœuvres de ses ennemis ameutés !

La respiration d’Ellen, égale et douce, annonçait un sommeil profond…

Au dehors, Jermyn veillait. La nuit était tout à fait tombée. Le vent se levait violent ; de gros nuages noirs couvraient le ciel.

La mer se brisait avec furie sur les rochers voisins ; il faisait tempête. Les ténèbres étaient si profondes que les profils gigantesques de la colonnade de Ranach ne se détachaient plus sur le ciel noir.

Une brume épaisse, qui luttait encore contre les premiers efforts de l’orage, ensevelissait la côte.

Jermyn grelottait dans le trou du roc qui lui servait de cachette.

Autour de lui, le brouillard s’étendait comme une muraille impénétrable à l’œil. À quelques pieds de lui, toute chose devenait invisible.

Il attendait, immobile et patient. Il attendait depuis bien longtemps…

Un bruit se fit enfin du côté de l’entrée des galeries. Jermyn devint attentif, et son regard le voile de brume qui s’étendait autour de lui.

Mais c’était en un moment où le vent, apaisé pour quelques minutes, sommeillait avant de faire rage. Le brouillard était opaque comme un mur de pierre. Jermyn ne vit rien.

Le bruit entendu s’éloignait de l’ouverture des galeries, c’était un pas timide qui s’avançait, irrésolu, dans l’ombre. On ne suivait aucune direction précise ; on semblait tâtonner et sonder le brouillard…

Jermyn devinait Ellen, et les yeux de son esprit la reconnaissaient, malgré la brume épaissie.

— Elle ne trouve plus sa route, se disait-il ; elle va s’égarer plus d’une fois dans les roches !…

Il s’interrompit, parce que les pas venaient de s’arrêter.

Les sourcils de Jermyn se froncèrent. Il craignit qu’Ellen, effrayée par cette nuit impénétrable, ne revînt sur ses pas et ne rentrât dans les galeries.

Mais en ce moment une furieuse rafale arriva du large et balaya la brume en un clin d’œil.

Jermyn put entrevoir une ombre indécise et sans forme distincte, qui profitait de l’éclaircie et se glissait vers les roches.

— Il a dit : Je veux !… murmura-t-il. Elle va… La mort même ne l’arrêterait pas !

Le bruit des pas ne s’entendait plus. La forme d’Ellen s’était perdue dans le lointain de la nuit.

Jermyn renouvela l’amorce de son mousquet et en battit la pierre humide à l’aide d’un caillou. Il s’achemina le long des flancs à pic du promontoire, et gagna la fissure.

Comme la première fois, il s’y engagea en rampant.

Au bout de quelques minutes, il se relevait, debout, entre deux colonnes.

Les sombres lueurs que gardait au dehors cette nuit de tempête disparaissaient ici entièrement. C’étaient des ténèbres lourdes et complètes où l’on ne pouvait se guider qu’à l’aide de l’ouïe et du toucher, comme font les aveugles.

Jermyn savait où était le major, parce qu’il avait entendu le bruit des voix, lors de sa première entrée dans la caverne.

Il se dirigea de ce côté avec des précautions infinies. Au bout de quelques pas, un son faible et régulier vint jusqu’à son oreille attentive. C’était le souffle d’une personne endormie. Jermyn n’avait plus besoin de tâtonner ; cet indice suffisait à le conduire.

Quelques pas encore, et il était si près de Mortimer qu’il aurait pu le toucher du bout de son fusil.

Il s’arrêta. Une sueur froide inonda ses tempes. Sa main défaillante avait peine à soutenir son arme.

Dieu ne l’avait point fait pour être un assassin. Le cœur lui manquait.

Mais tandis qu’il hésitait, des images navrantes envahirent sa mémoire. Il ressentit comme un contre-coup de ses tortures de la journée ; il revit Ellen soutenant le major ; ses oreilles troublées lui rendirent comme un écho du baiser entendu.

Sa main se crispa autour du canon de son arme. Sa figure, que nul œil, sinon celui de Dieu, ne pouvait épier à cette heure, s’épanouit en un sourire de sauvage triomphe.

Il abaissa le bout de son mousquet. Il tâta. L’arme rencontra des pieds, puis des jambes étendues, puis une poitrine…

Ce fut là qu’elle s’arrêta. La poitrine tressaillit faiblement sous le froid de l’acier.

Jermyn sentit le mouvement et pressa la détente. Le coup partit. Les voûtes rendirent un fracas tonnant. Les longues galeries mugirent, allumant à la fois les cent mille facettes de leurs cristaux.

Puis le silence revint morne, et les ténèbres retombèrent opaques…

Et, parmi le silence, une voix déchirante s’éleva. C’était la voix de Jermyn Mac-Diarmid.

— Seigneur ! Seigneur ! disait-elle, faites que ce soit un songe !… Ce n’est pas elle que j’ai vue !… Ces lumières infernales ont trompé mes yeux ! C’est Mortimer que j’ai tué, c’est Mortimer !

Il était à genoux auprès d’un cadavre. L’explosion, en illuminant les cristaux des galeries, lui avait montré, durant une seconde, comme à la clarté du soleil, Ellen étendue sur sa mante rouge.

C’était au milieu de la poitrine d’Ellen que s’appuyait le canon de son mousquet.

Le major était parti.

Mais Jermyn n’en voulait point croire ses yeux. Ses mains tremblantes parcoururent le cadavre couché à ses côtés. Il reconnut la robe de l’heiress, ses longs cheveux ruisselants, et ce beau sein sous lequel battait naguère le cœur noble de la vierge.

Le nom adoré d’Ellen mourut sur sa lèvre. Durant quelques secondes, son souffle râla dans sa poitrine ; puis aucun son ne troubla plus le silence éternel des hautes voûtes…