La Quittance de minuit/04/08

Méline, Cans et Compagnie (Tome quatrièmep. 175-200).


VIII

Le dernier jour.


Le chien de maître Allan, qui était presque aussi peu civilisé que ses maîtres, tirait sur sa grosse chaîne et hurlait contre les Mac-Diarmid, en ouvrant une gueule énorme.

— La paix ! mon petit ami, lui disait le bon Nicholas tout doucement ; ces honnêtes garçons font presque partie de la maison… Ne vous formalisez pas, Morris, je vous prie, ni vous non plus, Mickey, Sam et les autres… Ma foi ! mes fils, vous avez là du wiskey dont l’odeur fait du bien !

Il se pencha sur l’une des cruches, et, sous prétexte de sentir, il en huma une forte gorgée.

— Que faites-vous là, Nicholas ? gronda derrière lui la voix redoutable de maître Allan.

Le porte-clefs se releva confus.

— On ne sait pas ce que la malveillance pourrait introduire dans la prison de Galway.…, balbutia-t-il.

Maître Allan lui imposa silence d’un geste rude, et s’approcha des cruches à son tour. Il choisit la plus pleine, la souleva, et but à sa soif.

— Voilà de passable wiskey, dit-il en tendant la cruche à Nicholas ; portez cela chez ma femme, maître Adams… Merci, Morris, d’avoir pensé à nous.

Les Mac-Diarmid ne discutèrent point cet impôt que le geôlier levait sur leurs provisions. Celui-ci reprit :

— Il y avait longtemps qu’on n’avait fêté le dernier jour à la prison de Galway… Entrez, mes garçons !… mais soyez retournés au diable avant le coucher du soleil, ou je ferme les portes sur vous. Que Dieu damne les papistes !

Chacun des cinq frères prit sa part des provisions, et ils se dirigèrent, sous la conduite du porte-clefs Nicholas, vers la cellule du vieux Mill’s.

Dans les dortoirs communs qu’ils étaient forcés de traverser, les prisonniers s’agitaient curieusement, et sur leur passage, un murmure confus s’élevait où dominaient ces mots :

Le dernier jour ! le dernier jour !

Il est un usage dont les traces se retrouvent par tous pays et qui consiste à prendre en pitié les dernières fantaisies du condamné qui va mourir. Ce sentiment de passagère et vaine compassion règne depuis des siècles dans toutes les prisons de l’Europe. À l’homme bien portant et dispos dont la loi va trancher la vie dans quelques heures, il est d’usage de ne rien refuser.

En Irlande, cette coutume est, comme bien d’autres, poussée à sa plus extrême expression. Il ne s’agit plus là de satisfaire un caprice isolé, mais bien de passer joyeusement les heures qui précèdent la mort.

Le condamné a le choix entre un confesseur et l’orgie. Il est douteux qu’un geôlier eût le droit de refuser l’entrée aux convives du dernier jour[1] ou de mettre arrêt sur les vivres qui vont composer ce repas suprême.

Si le prisonnier est trop pauvre et trop dépourvu d’amis pour s’héberger lui-même, la geôle lui doit un petit morceau de viande, comme au jour de Noël, et une ample cruche de wiskey.

Telle est la règle. Les cinq frères ne couraient donc aucun risque d’être arrêtés au début de leur entreprise.

Nicholas ouvrit la porte de la cellule.

— Voilà de la compagnie, vieux Mills, dit-il gaiement. Vous allez vous en donner ce soir, mon camarade !… Allons ! allons ! il faut bien que chacun ait ses bons moments dans la vie… Amusez-vous bien, mes chéris, Si vous me gardez un verre de wiskey, je viendrai chercher les cinq garçons un quart d’heure avant la fermeture des portes…

Les cinq jeunes gens étaient seuls avec leur père.

— Soyez les bienvenus, enfants, dit le vieillard, qui mit un baiser au front de chacun d’eux ; je vous remercie de la joie que vous apportez à mon dernier repas.

— Père, nous vous avons obéi, répliqua Morris ; puisque vous n’avez pas voulu être sauvé, nous venons demander votre bénédiction et vous dire l’adieu.

Sam et Owen arrachèrent les draps du lit et les étendirent par terre. Sur cette nappe ils rangèrent les pains d’avoine et les pommes de terre chaudes. Au milieu ils placèrent la poitrine de porc.

Les yeux du vieillard étaient devenus pensifs.

— Dieu aura pitié de moi, murmura-t-il, et me recevra en sa miséricorde… Cette mort que je subis n’est pas le fait de ma volonté… Ne me dites point cela, enfants, car je suis bien vieux, et j’ai besoin de tout ce qui me reste de courage… J’obéis à la loi, suivant que nous l’ordonnent nos prêtres et notre père O’Connell.

— Votre volonté sera faite, répliqua Morris, et nous ne prononcerons plus une parole qui ait trait à ce sujet… Prenez place, Mac-Diarmid ; mes frères, asseyez-vous.

On avait jeté à terre la paillasse du lit. Le vieillard, Morris et Mickey se placèrent sur ce siège ; les trois autres frères s’assirent sur le sol.

Avant de toucher aux mets, Mill’s compta du regard ses enfants qui l’entouraient, et le calme austère de son visage se voila de tristesse.

— J’avais espéré voir tous ceux que j’aime réunis à ce dernier repas, dit-il. Mais il y a bien des absents !… La noble Ellen a-t-elle oublié son vieux père ?

À cette question personne ne répondit.

Mill’s attendit quelques instants, puis il reprit :

— Elle a craint peut-être les tristesses de la séparation… Je prie Dieu qu’il protège la fille de la race sainte des rois… Je suis sûr de l’avoir aimée et respectée comme je devais durant ma vie… Quand je serai auprès de Dieu, je lui parlerai d’elle… Où sont Natty, Dan et Jermyn ?

— Natty est malade, répondit Morris.

— Où sont Dan et Jermyn ? répéta le vieillard.

Les cinq frères baissèrent les yeux et se turent.

Un silence suivit. Puis le vieux Mills prononça les paroles latines du Benedicite, et l’on ne parla plus des absents.

Le repas commença. Il régnait dans l’air, à ce moment, quelque chose de solennel et de lugubre. Les cinq frères trouvaient à peine la force de porter les morceaux à leur bouche. Le vieillard seul mangeait comme aux jours écoulés, où l’heure du soir rassemblait toute la famille autour de la table commune.

La fenêtre était ouverte. Le soleil jouait dans le grêle feuillage des petits arbres qui plantaient la cour. Au delà de ces arbres, on voyait la maison neuve où la courtoisie du juge Mac-Foote avait logé Daws et sa famille.

À l’une des fenêtres de cette maison, un blanc rideau de mousseline, collé contre les carreaux, s’agitait parfois doucement. Parfois il se soulevait à demi, et l’on aurait pu voir à l’ombre de ses plis diaphanes une charmante figure de jeune fille, dont l’œil bleu se fixait avec mélancolie sur la croisée étroite de la prison…

Les verres s’emplirent de wiskey et d’eau pour la première fois.

— À la santé de notre père O’Connell ! dit le vieux Mills.

Tout le monde but. Les jeunes gens restèrent froids, mais un peu de sang monta au visage du vieillard.

— Il y avait bien longtemps que la liqueur de nos montagnes n’avait touché mes lèvres, reprit-il. Enfants, faites-moi raison encore… je porte la santé de ma chère fille Ellen !

Les verres s’emplirent de wiskey pur et se vidèrent.

— Allons ! de la joie, fils de Diarmid ! s’écria le vieillard dont l’œil s’animait peu à peu ; pourquoi restez-vous tristes et mornes devant moi ?… Nos pères mouraient au combat, et je fais comme nos pères, puisque je succombe en cette lutte de l’Irlande opprimée contre l’infâme Angleterre !… Buvez, Morris ! buvez, Mickey ! et vous tous, mes fils aimés !… il faut vous réjouir, car c’est une belle mort que celle de votre père !

— Notre père a raison, dit Morris, dont la voix démentait les paroles ; soyons joyeux et apprenons de lui à mourir pour l’Irlande.

Les autres frères voulurent parler à leur tour, mais les mots s’étouffaient dans leur gorge oppressée.

— Demain, reprit le vieillard, quand vous reverrez la noble heiress, dites-lui que j’aurais voulu baiser sa main chère avant de m’en aller de ce monde… dites-lui que je vous ai légué mon dévouement et mon amour… dites-lui qu’elle sera heureuse et grande et vénérés tant qu’un seul fils de Diarmid restera vivant !… Quant à Natty, à Dan et à Jermyn, dites-leur que j’ai pardonné leur absence… Natty et Dan sont de vaillants garçons… mon beau Jermyn sera un homme, j’espère… Oh ! que j’étais un heureux vieillard et que Dieu m’avait donné de dignes fils !

Sa voix trembla légèrement sur ces paroles, et cette émotion combattue alla remuer le cœur des jeunes gens.

Mills passa le revers de sa main sur son front.

— Vous souvient-il, Morris, reprit-il, d’un soir où Gib Roe vint à notre maison des Mamtureks ?… Nous étions bien pauvres en ce moment ; la récolte avait manqué ; il n’y avait plus de bestiaux derrière la corde… mais le pauvre Gib pleurait, parce que ses deux petits enfants mouraient de faim dans les bogs…

— Vous lui donnâtes tout ce qui vous restait, mon père, interrompit Morris.

— Vous lui donnâtes, ajouta Mickey, du pain pour nourrir ses enfants et des vêtements pour les couvrir…

— Et c’est lui qui vous a tué ! dit Owen.

Mills leva les yeux au ciel.

La colère était peinte sur les visages des jeunes gens, qui murmuraient des paroles de vengeance.

Morris seul restait calme comme son père.

— Comme il a dû souffrir, reprit le vieillard, avant de se déterminer à ce crime !… Comme ses pauvres enfants ont dû avoir faim souvent et longtemps ! Avez-vous vu dans la salle du tribunal la pâleur de Gib et les petits visages amaigris des enfants ?… Oh ! la misère ! la misère ! qui tue notre belle Irlande et qui la déshonore !

Le front de Mills se courba ; un instant il demeura muet.

Quand il reprit la parole, ce fut pour exiger d’un ton d’autorité le pardon du coupeur de tourbe et de ses deux enfants.

— Mes fils, dit-il ensuite en redressant sa belle tête de patriarche, vous êtes tous des hommes à présent et vous n’avez plus besoin de moi pour guider votre marche dans la vie… Je sais : que vous êtes de dignes chrétiens et de braves cœurs… En mourant, je n’ai qu’une recommandation à vous faire : aimez l’Irlande comme une mère chérie ; donnez-lui les forces de votre corps et les élans de votre cœur… Vivez pour elle ; mourez pour elle !

Il repoussa le mets qui était devant lui, et joignit ses mains blanchies par la longue oisiveté de la prison.

— L’Irlande ! répéta-t-il avec un accent qui peignait toute sa passionnée tendresse ; l’Irlande ! la terre sacrée que Dieu châtie aujourd’hui dans sa justice, mais qu’il relèvera demain !… Vous vivrez assez, enfants heureux, pour voir la jeune splendeur de la patrie !.… Car nous vaincrons, je vous le dis, je vous le dis ! et Dieu donne la vérité aux paroles de ceux qui vont mourir… De Londonderry à Cork et de Dublin à l’embouchure du Shannon, il y aura des Irlandais libres et riches… La sainte religion catholique sera reine, et l’hérésie vaincue ira cacher sa honte au delà de la mer. Les lois ne nous viendront plus de Londres, la cité criminelle et corrompue ; c’est à Dublin que siégeront nos parlements reconquis… L’Irlande, redevenue une nation, aura son drapeau antique et son vieux cri de guerre… Oh ! bien heureux ! bien heureux ceux qui verront la noble Érin s’éveiller de son long sommeil et chasser le Saxon maudit qui souille les murs illustres des manoirs de nos pères !… Travaillez, travaillez, enfants ! soyez patients et forts ! le salut de la patrie est aux mains de ses fils !

Les traits de Mills rayonnaient d’un enthousiasme inspiré. Sa voix vibrait, sonore et puissante. Les cinq frères écoutaient, dominés et saisis d’une sorte de crédulité superstitieuse.

— Cette voix de leur père, incliné au bord de sa tombe, était pour eux comme la voix d’un prophète.

Le vieillard se tourna vers le portrait de Daniel O’Connell, collé aux pierres de la muraille.

— Toutes ces choses arrivent, reprit-il ; je le crois, je le sais, puisque Dieu nous a envoyé, dans sa pitié souveraine, ce grand et pacifique sauveur… Les temps d’épreuves sont accomplis, et ce dur eselavage où les pères ont vécu, les fils délivrés refuseront d’y croire… Que de gloire, enfants ! que de force, que de bonheur dans l’avenir !…

Il leva son verre jusqu’à ses lèvres, et but en s’inclinant silencieusement devant l’image d’O’Connell.

Puis il repoussa de la main son verre vide.

— Mes lèvres ne toucheront plus une goutte de cette liqueur, dit-il. J’ai bu ma dernière santé… Maintenant, mes fils, nous allons nous séparer… S’il est vrai que les magistrats aient avancé l’instant de ma mort, je veux donner les heures qui me restent au salut de mon âme.

Aux premières paroles du vieillard, Morris avait tressailli vivement, comme un homme surpris au milieu de sa rêverie par l’heure qui sonne et qui lui rappelle tout à coup un devoir omis.

Ses frères et lui échangèrent des regards inquiets. Le soleil baissait à l’horizon et glissait ses rayons obliques jusque dans l’intérieur de la cellule.

Au dehors on entendait les voix murmurantes des prisonniers répandus dans les cours et dans les préaux pour la récréation du soir.

La figure de jeune fille était toujours derrière le rideau, à la croisée de la maison de Daws. Elle regardait, pensive et surprise, cet étrange festin qui se poursuivait sous ses yeux.

Parmi les convives de ce repas funèbre, il y en avait un surtout qu’elle ne perdait point de vue. Les heures s’étaient écoulées sans qu’elle s’aperçût de leur passage, et ses grands yeux bleus restaient fixés obstinément sur la figure pâlie de Morris Mac-Diarmid.

Pauvre Francès ! elle aussi était bien pâle ! À la place de ces riants et beaux espoirs qui lui donnaient naguère à rêver si doucement, il n’y avait plus en son cœur que tristesse.

Tout à coup son œil distrait devint plus attentif. Elle frotta du doigt la vitre, obscurcie par son haleine.

Morris venait de porter précipitamment la main à son sein et d’en retirer un objet dont Francès ne pouvait point distinguer la nature.

Il semblait à la jeune fille que Morris épiait les mouvements de son père. Et, en effet, ce dernier s’étant tourné vers la fenêtre pour reconnaître l’heure à la hauteur du soleil, Morris saisit vivement un verre, y déposa quelque chose et le remit sur la table.

— Mes fils, disait en ce moment le vieillard, il est temps de vous retirer.

Les Mac-Diarmid se levèrent,

Morris prit une cruche de wiskey pleine encore, et emplit les verres à la ronde.

— La rosée de nos montagnes est une amie perfide, dit le vieux Mills qui secoua en souriant sa tête blanchie. Je ne veux plus boire, mon fils Morris, parce que le prêtre va venir et qu’il me faut toute ma raison pour entendre parler de Dieu.

Un craintif embarras se peignit sur les traits des jeunes gens.

— Un dernier toast ! murmura Mickey.

— Non, répliqua Mills d’un ton ferme. Nous ne sommes pas à la maison des Mamturcks où le sommeil de la nuit dissipait les fumées du potteen… Je veillerai jusqu’au jour, et je veux toute ma force pour regarder en face ma dernière heure… Enfants, retirez-vous.

Les Mac-Diarmid demeuraient immobiles et les yeux baissés, Morris avait aux tempes des gouttes de sueur.

Il avait manqué l’occasion d’agir, et l’occasion perdue s’enfuyait ; il ne savait plus comment la ressaisir.

— Père, dit-il tout à coup, vous nous avez raconté souvent la fin héroïque de notre aïeul Patrick Mac-Diarmid, tué par le tyran George III, et qui, avant de mourir, provoqua ses douze fils à boire au salut de l’Irlande…

L’œil de Mills, qui était redevenu calme et grave, s’alluma soudain de nouveau.

Il saisit son verre plein et l’éleva au-dessus de sa tête.

— Patrick Mac-Diarmid fit cela, dit-il, c’est vrai !… et l’usquebaugh de ce dernier toast ne l’empêcha pas de mourir comme un saint, en baisant l’image de Jésus sur un crucifix… À genoux, enfants, à genoux !

Le vieillard se prosterna et mit la main sur son cœur.

Erin go braegh ! dit-il.

Et il avala son verre d’un trait.

Erin go braegh ! répétèrent les cinq Mac-Diarmid, dont les traits s’éclairèrent d’une joie subite.

La liqueur que le vieux Mills venait de boire contenait la poudre achetée par Morris chez l’apothicaire, au prix de deux schellings et six pence. Ce fut comme un coup de foudre. Le vieillard eut à peine le temps d’apercevoir la fraude pieuse employée par ses fils pour le sauver.

Il réussit pourtant à se lever sur ses pieds, mais ce fut pour retomber, vaincu, entre les bras de Morris qui l’étendit sur le matelas.

— Dépêchons, frères ! dit le jeune maître, Le jour baisse, et maître Nicholas va venir…

Morris ôta précipitamment son pantalon, sa veste et son carrick. En même temps les autres frères dépouillaient également, au plus vite, le vieillard endormi.

L’échange de vêtements fut fait en quelques minutes.

Morris, la tête enveloppée du bonnet de son père, s’assit dans un coin obscur et prit la pose habituelle du vieillard…

Celui-ci, dont les cheveux blancs se cachaient sous le collet relevé du carrick, fut pris à bras-le-corps par Sam et Mickey qui le soulevèrent.

Le jour baissait, baissait rapidement ; il ne régnait plus qu’une douteuse clarté dans la cellule…

On entendit bientôt dans le corridor le pas régulier et discret de maître Nicholas, qui mit sa grosse clef dans la serrure.

— Allons, mes bons amis, dit-il en ouvrant la porte, je vous ai donné un quart d’heure de plus que je n’aurais dû, et Dieu sait quelle gamme va chanter maître Allan !.…

Mickey lui répondit par un couplet du Lilliburo, et Owen feignit de chanceler comme un homme ivre…

Nicholas eut un rire paternel.

— À la bonne heure ! à la bonne heure ! dit-il. Les jolis garçons ont fêté comme il faut le dernier jour… et le vieux Mills a-t-il bien bu, le digne homme ?

Arrah ! soutenez donc notre frère Morris, Sam du diable ! s’écria Mickey ; vous voyez bien qu’il va tomber comme un sac de pommes de terre !

Nicholas n’avait point pris garde jusqu’alors au prétendu Morris, que ses frères portaient par la tête et par les pieds.

Il se prit les côtes à deux mains pour éclater de rire.

— L’excellent garçon ! s’écria-t-il. Oh ! oh ! oh ! le brave cœur !.… Est-il ivre ! est-il ivre !… on dirait un mort…

Il traversa la cellule et s’approcha du coin où le vrai Morris jouait le rôle de son père. Les Mac-Diarmid le suivirent d’un regard inquiet.

— Eh bien ! vieux Mills, reprit Nicholas en lui donnant une petite tape sur le ventre, voilà un joyeux last-time, mon papa !… Je suis bien sûr que vous vous en souviendrez jusqu’à l’heure de votre mort !.…

Le prétendu Mills poussa un grognement sourd,

— Ah ! ah ! ah ! fit le porte-clefs, comme il sent le wiskey !… Mais quel est le plus ivre de lui ou de Morris, vous autres ?…

Sam répondit en chantant à tue-tête le fameux : Oh ! Kathleen dear :

Oh ! Kathleen chère, depuis longtemps nous nous aimons !
Nous devrions bien nous connaître l’un l’autre :
Tout petits nous avions coutume de jouer ensemble
Le long des ruisseaux de la montagne et au milieu des bois…

Owen lui répliquait :

Robert Callaghan était un gentilhomme !
Son shillelah tournait, tournait,
Rompant les côtes et les bras,
Fêlant les crânes et broyant les poitrines.
Robert Callaghan aimait Molly, la petite fille aux blonds
[ cheveux…

— Seigneur ! Seigneur ! balbutiait le porte-clefs, étourdi à force de rire ; s’en sont-ils donné, les bons chrétiens !…

Sam reprenait en gesticulant et en pleurant :

Oh ! hâte-toi de partir, cher, pourquoi tardes-tu ?…
Dans la nuit froide et glacée de la jeune lune,
C’est la mort, amour, de rester !
Hâte-toi de quitter Darn-Lary…
C’est triste de se séparer, mais il le faut, adieu !

Mickey, tout en feignant de secouer rudement son vivant fardeau, entama d’une voix avinée le second couplet de ce chant, appelé vulgairement Ned of the hills, et qui est la légende d’Edmond O’Ryan, le partisan de la maison des Stuarts.

Maître Nicholas revint vers la table et inspecta le contenu des cruches.

Chut ! chut ! chut ! mes bons amis, dit-il ; un peu de silence, ou maître Allan va vous mettre sous clef !

Il se versa du wiskey dans deux verres et les vida coup sur coup avec une manifeste satisfaction.

Allons-nous-en, allons-nous-en ! reprit-il ; du diable si le bonhomme a besoin d’un prêtre dans l’état où il est !…

Sam et Mickey passèrent le seuil avec leur fardeau. Owen les suivit en chantant.

Ce fut de toutes parts, sur leur passage, tandis qu’ils traversaient les dortoirs et les salles communes, un concert de hourras et de joyeuses moqueries. On ne pouvait point se lasser d’admirer ces dignes fils qui s’étaient enivrés bel et bien pour célébrer la mort prochaine de leur père. Maître Allan lui-même, qui faisait sa ronde, adoucit la férocité de son regard pour leur souhaiter la bonne nuit.

L’excellent Nicholas n’avait jamais tant ri. Quand il les eut poussés dehors et que la lourde porte se fut refermée sur eux, il s’appuya contre la muraille pour s’en donner à son aise.

De l’autre côté de la porte, sur l’un des bancs de pierre, le géant Mahony était assis et attendait.

Mickey et Sam, malgré leur vigueur, étaient à bout de forces ; mais Mahony avait des muscles de taureau.

Il souleva le vieux Mill’s sans effort et le plaça sur ses épaules ; puis il enfila les rues de Galway à grandes enjambées.

 

Il faisait nuit noire. On entendait dans la prison silencieuse les aboiements sourds des dogues de garde, déchaînés dans les cours solitaires. Les prisonniers étaient rentrés et parqués depuis longtemps.

Morris Mac-Diarmid, assis sur l’escabelle unique qui meublait la cellule de son père, s’appuyait au montant de la croisée ouverte.

Cette croisée, étroite et donnant sur l’intérieur de la prison, n’avait point de barreaux de fer.

Morris était immobile ; son front se courbait sous le poids de sa méditation découragée.

Un bruit léger se fit dans la cour plantée d’arbres qui était au-dessous de lui. Le jeune maître n’y prit point garde.

— Morris ! prononça au dehors une voix douce et timidement contenue.

Morris ne bougea point. Il avait entendu, mais cet incident se mêlait aux illusions de son rêve.

Pour lui, c’était la voix mourante de Jessy qui l’appelait et qui lui demandait secours.

— Morris ! répétait-on cependant au dehors ; Morris ! Morris !

Le jeune maître se leva enfin et se pencha sur l’appui de la croisée.

— Qui m’appelle ? demanda-t-il.

— Vous ne savez pas mon nom, répondit la voix ; mais vous me connaissez… c’est moi qui vous avais promis de sauver votre père,

— Et comment savez-vous ?… voulut dire Morris.

— J’ai vu, répondit la voix, j’ai vu la fraude généreuse de votre dévouement… mais venez, Mac-Diarmid ; la fenêtre est basse, et je sais une issue qui vous conduira au dehors.

Morris hésitait. La voix reprit avec une impatience où il y avait de la tristesse :

— Venez, Mac-Diarmid, hâtez-vous !… il vous reste encore une personne chère à sauver !

Morris bondit sur l’appui de la croisée.

— Attachez vos draps ! s’écria la voix avec un accent d’épouvante.

Mais le jeune maître avait touché déjà le sol de la cour. Il se trouvait auprès de Francès.

Ils étaient émus tous les deux également, bien que pour des causes diverses, et leurs cœurs battaient à se briser.

Un instant ils restèrent tous deux incapables de parler.

Le bruit de la chute du prisonnier avait éveillé les dogues dans les préaux voisins, et un concert de hurlements sourds se faisait entendre de tous côtés.

Francès écoutait et tremblait. Morris recouvra le premier la parole.

— Voilà deux fois que vous me parlez d’elle, dit-il. Oh ! je vous en prie, dites-moi…

— Silence, au nom de Dieu ! interrompit la jeune fille dont la main froide se posa sur son bras ; venez… quand vous serez en sûreté, je vous dirai tout.

Elle l’entraîna, et ils commencèrent à traverser le préau, Ils essayaient d’étouffer le bruit de leurs pas, mais l’ouïe vigilante des dogues qui étaient éveillés ne pouvait être trompée, et des hurlements furieux emplissaient tous les préaux de la prison.

— Venez ! venez ! répétait Francès, sans plus savoir ce qu’elle disait.

Ils franchirent tous les deux la porte de la maison de Daws, que la jeune fille avait laissée ouverte. Instinctivement, elle la referma à double tour, puis elle s’engagea dans des corridors qu’elle connaissait à peine, et parvint, après bien des tâtonnements, à la porte de la rue, dont elle avait dérobé la clef pour sauver le vieux Mill’s Mac-Diarmid.

Elle sortit avec Morris dans la rue.

Celui-ci, absorbé par une seule pensée, ne songeait point à lui rendre grâce.

— Vous savez où elle est, dit-il, oh ! je vous en prie, parlez !…

Francès appuya sa main sur son cœur dont les battements désordonnés étouffaient sa voix.

— Puissiez-vous la sauver, Morris ! répliqua-t-elle enfin, et puisse-t-elle vous aimer !… Jessy O’Brien a été enfermée, sur l’ordre de George Montrath, par une femme nommée Mary Wood, dans la tour occidentale du vieux château de Diarmid.

Morris recula d’un pas, stupéfait et comme écrasé.

— Si près de moi ! murmura-t-il ; est-ce possible ?… Oh ! ne me trompez pas !…

Francès secoua lentement sa tête charmante, où sa mélancolie résignée mettait une expression angélique.

— Vous tromper ! dit-elle avec douceur. Oh non !… je l’aime, puisque vous l’aimez… et si Dieu écoute ma prière, elle sera heureuse pour vous faire heureux… Ne partez pas encore, ajouta-t-elle, je n’ai pas tout dit… un homme qui demeure dans les ruines, et qui se nomme Pat, je crois, est chargé de lui faire parvenir sa nourriture.

Le monstre !… murmura Morris, dont l’esprit s’éclairait à cette révélation soudaine.

— Cet homme vous dira, reprit Francès, par où l’on peut pénétrer dans la tombe murée… Allez maintenant, Mac-Diarmid, et que Dieu vous soit en aide !

Elle tendit sa main. L’obscurité empêcha Morris de voir ce mouvement, et il s’enfuit sans dire une parole, emporté par son ardent espoir.

La main de Francès retomba, lourde, le long de son flanc ; ses yeux se mouillèrent de larmes.

  1. Le mot est dernier temps (last time).