La Quittance de minuit/04/04

Méline, Cans et Compagnie (Tome quatrièmep. 79-101).


IV

Les enfants de Gib.



Le soleil venait de se lever, et ses rayons perçaient à grand’peine l’épais brouillard qui enveloppait les bogs, entre Ballynderry et Tuam. Le jour pénétrait peu à peu dans la pauvre chaumière de Gib Roe.

Le coupeur de tourbe et ses deux enfants dormaient tous les trois sur leur mince litière de paille. La cabane présentait toujours son même aspect de misère : les lueurs du dehors pénétraient autant par les fissures des murailles que par la fenêtre ouverte ; du moins on n’y avait pas souffert de la faim depuis la veille, car on voyait, épars sur le sol, de nombreux débris de pain et des pelures de pommes de terre.

Quand les bonnes gens du Connaught font fi des pelures, c’est que l’abondance règne dans leur maison.

La tête de Gib restait encore dans l’ombre, tandis que les visages des deux enfants étendus à ses pieds commençaient à s’éclairer vivement. Leur sommeil souriait ; l’innocence gaie de leur âge était sur leurs petites figures amaigries, mais contentes.

Le jour qui venait chatouiller leurs yeux, à travers leurs paupières closes, allait les éveiller bientôt ; ils luttaient déjà contre un reste de sommeil, et leurs bras s’agitaient à l’aveugle, obéissant encore aux fantaisies de leurs rêves.

Paddy s’éveilla le premier ; il s’assit sur la paille et se frotta les yeux.

— J’ai mangé hier ! murmura-t-il avec bien-être. J’ai mangé tant que j’ai pu… Aujourd’hui, je mangerai encore ; nous n’aurons plus faim jamais ! jamais ! notre père Gib l’a dit.

Il se tourna vers sa sœur qui dormait encore. La petite fille se faisait un oreiller de l’un de ses bras et tenait l’autre arrondi au-dessus de son front, comme pour garder ses yeux du jour déjà trop vif. Ce petit bras faible et délié montrait sa peau blanche à travers les mille trous des haillons qui le couvraient. Paddy passa ses doigts en riant par le plus large de ces trous, et pinça doucement la peau blanche.

Su se dressa sur son séant. Son premier mouvement fut d’être triste et de toucher son estomac qui souffrait tous les jours au réveil.

Ce matin elle ne souffrait pas.

— Oh ! ma sœur Su, dit le garçon, c’est fini !… il faut rire… Tu sais bien que nous n’aurons plus faim !

Une expression de bonheur se répandit sur les traits de la petite fille.

— C’est vrai ! c’est vrai ! répliqua-t-elle en joignant les mains. Nous n’aurons plus faim ! nous ne souffrirons plus ! nous serons bien heureux avec notre père Gib !

— Bien heureux, répéta Paddy, et que j’aurai de joie à vous voir toujours contente, ma petite sœur !

Su tendit sa joue ; ils s’embrassèrent en se roulant sur la paille.

Nous serons beaux, disait Su, la coquette ; beaux et frais comme les enfants des lords qui n’ont jamais eu faim dans leur vie !

Et le vaillant garçon répondait :

— Nous engraisserons ! j’aurai de gros bras forts, et gare aux Saxons maudits !

— Nous aurons des habits tout neufs !

— Notre père Gib me donnera un grand fusil !

— Sainte Vierge ! sainte Vierge ! s’écrièrent-ils ensemble ; hier encore nous étions si malheureux !

Ils bondirent, riant et chantant, jusqu’au milieu de la chambre ; puis Su s’arrêta tout à coup et mit un doigt sur sa bouche.

— Chut ! dit-elle, notre père Gib était bien las hier au soir ; il ne faut pas l’éveiller.

Paddy se tut aussitôt.

Les deux enfants s’avancèrent sur la pointe des pieds et s’agenouillèrent auprès de Gib endormi.

— Faisons notre prière, dit Su ; Dieu et la bonne Vierge nous envoient du bonheur ; remercions-les, et prions pour notre père.

Leurs visages espiègles se recueillirent. Ils joignirent leurs mains avec une dévotion naïve, et récitèrent pieusement cette belle oraison que l’enfant catholique apprend à balbutier en même temps que le nom de sa mère…

Le jour gagnait sans cesse, éclairant successivement toutes les parties du corps de Gib ; mais son visage était encore à l’ombre de la muraille, qui servait d’oreiller à sa tête chevelue.

Les enfants se relevèrent bientôt et se prirent à jouer sans bruit : le garçon avec une aigrette rouge qui gardait son support de métal, la petite fille avec une écharpe de soie blanche, garnie d’une longue frange d’or.

Paddy essayait d’adapter l’aigrette à sa coiffure ; Su se drapait de son mieux dans l’étoffe moelleuse de l’écharpe ; et tous deux riaient, et tous deux caquetaient bien gaiement, les enfants joyeux !…

L’aigrette et l’écharpe avaient appartenu à quelqu’un des pauvres dragons qui étaient morts dans le bog de Clare-Galway.

— Voyez, ma sœur, disait Paddy gravement, si je n’ai pas l’air d’un homme avec cela sur ma tête !

— Et moi, petit frère, répondait Su, voyez, voyez ! les femmes des marchands de Galway ont-elles de la soie plus belle ?… Que de pence y a dans cette frange de cuivre !

Leur toilette était achevée. Paddy avait fixé solidement l’aigrette aux lambeaux de son chapeau, et Su avait roulé cinq ou six fois l’écharpe autour de son petit corps.

Ils s’assirent fièrement par terre l’un auprès de l’autre.

— Ma sœur, demanda le garcon, vous souvenez-vous de la leçon que nous a faite hier notre père Gib avant de s’endormir ?

Su perdit son sourire.

— Je m’en souviens, répliqua-t-elle.

— Dites-la-moi, ma sœur, reprit Paddy, je crois que je l’ai oubliée…

La petite fille baissa les yeux ; son front, si joyeux naguère, devint triste.

— Hier matin, murmura-t-elle, notre pêre Gib nous fit une autre leçon… nous nous en sommes souvenus, Paddy… et que de pauvres gens sont morts, quelques heures après, dans les bogs !

Le garcon regarda sa sœur comme s’il ne l’eût point comprise ; puis il devint triste tout à coup à son tour.

— C’est vrai ! dit-il tout bas, comme ils souffraient !… comme ils tendaient leurs bras vers le ciel en criant !

— Je les ai revus cette nuit en rêve, reprit Su. Les pauvres malheureux !

Elle dénoua l’écharpe de soie pour s’en débarrasser. Les plis, en se déroulant, lui montrèrent deux ou trois taches rouges qu’elle n’avait point encore aperçues.

— C’est du sang ! murmura-t-elle.

— Le sang d’un homme mort ! ajouta Paddy.

Les deux enfants restèrent bouche béante ; leurs yeux grands ouverts et arrondis par l’effroi se fixaient sur la soie ensanglantée. Su rejeta l’écharpe loin d’elle, et Paddy arracha l’aigrette qu’il venait d’attacher à son chapeau.

Puis tous deux demeurèrent tristes et silencieux.

Le jour continuait de monter le long du corps de Gib ; un rayon vif toucha enfin son visage, et le coupeur de tourbe s’éveilla en sursaut.

Il se dressa d’un bond sur ses pieds, et regarda par la fenêtre pour mesurer la hauteur du soleil.

— Vite, enfants ! vite ! dit-il, nous sommes en retard et l’on nous attend au tribunal… Déshabille-toi, Paddy !… à bas les haillons, petite Su !… Il faut des habits neufs, mes chéris, pour témoigner devant la justice du comté.

Ce mot habit neuf fit une diversion puissante à la mélancolie des deux enfants. Leurs yeux avides cherchèrent de tous côtés les toilettes promises.

Gib remua la paille à l’endroit où sa tête reposait naguère ; il en retira trois paquets.

— Voilà pour vous, Su, mon trésor, dit-il ; pour vous, Paddy, et voilà pour moi.

Le paquet de la petite fille contenait une robe de laine, une chemise blanche comme neige et une mante rouge. Le paquet de Paddy renfermait un pantalon, une veste et un petit carrick.

Les cris de joie des deux enfants se croisèrent.

— Allons ! allons ! dit Roe ; la route est longue, nous nous réjouirons en chemin.

Tout en parlant, il se hâtait de passer lui-même l’habillement neuf que nous lui avons vu à l’hôtel du Roi Malcolm.

Il affectait une grande gaieté, mais une obsédante pensée assiégeait son esprit, et, quoi qu’il en eût, son front ridé se chargeait bien souvent de nuages.

Les enfants ne voyaient que son sourire, parce qu’ils étaient heureux. Ils se regardaient tous les deux avec admiration. Paddy faisait de vains efforts pour se voir par derrière ; Su disposait avec une coquetterie instinctive les plis grossiers de sa mante. Elle était femme déjà, car elle eût donné le pain de sa journée pour un miroir.

Ils sortirent tous les deux, sur l’ordre de Gib, après avoir jeté, en guise d’adieu, à leurs haillons de la veille, un coup de pied dédaigneux.

Ils descendirent le tertre et franchirent la douve, mais ils avaient perdu ce pas leste et bondissant que nous admirions naguère ; leurs pieds, habitués à courir libres sur le gazon du bog, étaient maintenant alourdis par de bons souliers à semelles de bois ; ils avaient peur de gâter leurs vêtements tout neufs ; ce nouvel accoutrement, qui les rendait si fiers, leur ôtait la meilleure part de leur gentillesse sauvage.

Ils s’arrêtèrent pour attendre Roe, qui les prit par la main et les guida vers le cours de la Moyne.

Ainsi habillés de neuf tous les trois, marchant d’un pas égal et sage, ils avaient l’air d’une petite famille endimanchée qui se rendait pieusement à la paroisse. Ils passèrent la Moyne sur un pont de bois construit autrefois par Luke Neale, le middleman, pour les besoins de sa ferme.

Le coupeur de tourbe fit halte sur l’autre bord.

À la place où s’élevaient quelques mois auparavant les vastes bâtiments de la ferme, il n’y avait plus que quelques débris, recouverts à moitié déjà par les efforts d’une végétation puissante. On distinguait encore néanmoins les assises de pierre des murailles, et çà et là quelques pans de maçonnerie que le feu n’avait pu dévorer.

C’était tout. La vengeance de Molly-Maguire ne fait point les choses à demi.

À une vingtaine de pas des ruines du bâtiment principal, Gib désigna du doigt un petit tertre.

— C’est là que vous étiez en novembre dernier, dit-il en essayant de donner à sa voix une inflexion badine ; vous vites arriver beaucoup d’hommes avec des masques de toile sur leurs visages… au-devant d’eux était un grand vieillard qui secouait une torche de bog-pine… vous vous souvenez bien ?

Mon père Gib, murmura la petite Su, nous étions bien loin d’ici en novembre dernier !

— Nous n’avons rien vu de tout cela, ajouta Paddy.

Gib frappa du pied et les regarda tour à tour en fronçant le sourcil.

Il le faut ! prononça-t-il d’une voix sourde et contenue, je le veux !… vous étiez ici et vous avez tout vu !…

Les deux enfants secouèrent leurs longs cheveux sans répondre. Avez-vous oublié ce que je vous ai dit hier au soir ? demanda Roe.

— Non, père, répliqua la petite Su ; mais le

vieux Mill’s Mac-Diarmid est si bon !… si nous allions le faire mourir, comme les soldats anglais !

Gib détourna la tête pour cacher la rougeur qui lui montait au front.

— Petite folle ! murmura-t-il. Je dirai comme vous… Pensez-vous que votre père puisse faire mal ?

— Oh ! non ! répondirent à la fois les deux enfants.

Gib les enleva tour à tour dans ses bras et les baisa. Il y avait de la sueur à son front.

— C’est un digne et saint vieillard que Mill’s Mac-Diarmid ! reprit-il en baissant les yeux. Qui donc voudrait lui causer de la peine ?… Ne vous inquiétez point de choses que vous ne pouvez pas comprendre, et songez plutôt aux bons jours qui vont succéder à notre misère… Plus jamais faim. Paddy ! plus jamais froid, petite Su ! plus de travail dans la boue glacée des bogs !… et des habits encore plus beaux que ceux-là !

Il n’en fallait pas tant pour faire taire les vagues scrupules des deux enfants, pauvres créatures ignorantes en qui l’instinct du bon dépérissait comme le grain semé dans une terre inculte.

Ils se reprirent à contempler leurs chères parures ; ils s’admirèrent de nouveau et davantage ; ils oublièrent tout ce qui n’était pas leur joie.

Encore plus beaux ! s’écria la petite Su ; entendez-vous, mon frère ?

— Oh ! si j’entends ! répliqua Paddy ; nous serons habillés peut-être comme les enfants des hommes riches de Galway !

— Et nous jouerons du matin au soir !

— Merci ! merci ! notre bon père !…

Gib avait autour de la lèvre un sourire plein d’amertume.

— Sainte Vierge, priez votre fils Jésus qu’il me pardonne ! murmura-t-il. Je les ai vus souffrir si longtemps !… si longtemps j’ai entendu leurs pauvres petites voix crier famine, sans pouvoir leur donner un morceau de pain !… Vous serez obéissants, n’est-ce pas, mes beaux chéris ? reprit-il tout haut ; vous n’oublierez pas ce que vous a dit votre père ?

— Nous serons bien obéissants, répliquèrent les deux enfants.

Gib les reprit par la main et continua sa route vers la ville.

Les rues de Galway étaient, ce matin, aussi désertes et aussi muettes que nous les avons vues, la veille, bruyantes et encombrées.

L’auberge du Grand Libérateur se taisait à quelques pas du Roi Malcolm silencieux.

Le coupeur de tourbe et ses deux enfants traversèrent la ville d’un pas rapide, et c’est à peine s’il se trouva sur leur passage quelques pauvres tenanciers aux carricks en lambeaux pour leur jeter en dessous un regard soupçonneux.

La veille ils eussent attiré l’attention, et ce costume aisé qui remplaçait leurs haillons ordinaires n’aurait pas été pour eux sans danger ; mais aujourd’hui tout ce qui restait de gens des environs dans la ville envahissait les abords de la cour des sessions. C’était ce matin même que le jury devait prononcer sur le sort du vieux Mac-Diarmid.

Protestants et catholiques étaient animés d’une curiosité pareille, et l’enceinte du tribunal allait être trop étroite pour la foule empressée qui en assiégeait les portes depuis le lever du jour.

Gib Roe fit un long détour, et aborda prudemment le tribunal par derrière. De ce côté il n’y avait personne ; le coupeur de tourbe put être introduit sans encombre et gagner le cabinet du bon juge Mac-Foote, où il était impatiemment attendu.

Comme il arrivait au seuil, Mill’s Mac-Diarmid, qu’on amenait de sa prison, parut à l’autre bout de la galerie. Gib s’arrêta, incapable de faire un pas de plus ; une force invisible clouait ses pieds au sol.

Mill’s s’avançait lentement entre le porte-clefs Nicholas, qui souriait avec douceur, et maître Allan, le geôlier, dont la terrible prunelle trouvait pour cette circonstance des regards particulièrement fauves et féroces. Il se dirigeait vers la salle du jury.

En passant auprès de Gib, il le reconnut, bien que ce dernier lui tournât le dos.

— Salut, Roe, mon garçon, lui dit-il ; j’espère vous voir bientôt à ma table, comme par le passé, là-bas, à la vieille ferme du Mamturck.

Le coupeur de tourbe, pâle comme Judas sous le baiser du Sauveur, s’était retourné à demi.

— La porte de votre maison a toujours été ouverte aux malheureux, Mac-Diarmid, répliqua-t-il ; j’espère qu’on vous jugera comme vous le méritez.

Les deux enfants souriaient au vieillard.

— En avant ! commanda rudement le redoutable geôlier.

— Maître Allan a raison, appuya le doux Nicholas ; Mill’s, mon excellent ami, avancez, nous ne pouvons nous arrêter ici.

Mill’s tendit la main au coupeur de tourbe, qui la toucha et pensa défaillir à ce contact. Puis il poursuivit sa route avec son escorte, et Gib entra dans le cabinet du juge.

Dans ce cabinet étaient réunis Mac-Foote, Joshua Daws, le bailli Payne et deux ou trois officiers de justice subalternes. Dans un fauteuil, auprès de la fenêtre, Fenella Daws lisait une histoire sentimentale dans un vieux numéro du Blackwood’s Magazine.

Elle avait auprès d’elle son portefeuille ouvert et son crayon tout taillé.

Jamais femme n’avait pénétré peut-être dans ce tabernacle de la Thémis irlandaise. Mais Mac-Foote était un juge galant ; et pour qui seraient les privilèges, sinon pour les créatures d’élite comme était mistress Fenella Daws ?

À la vue de Gib Roe, l’importante figure du sous-intendant de police daigna se dérider quelque peu ; il fit même un geste comme pour se frotter les mains, car il avait engagé sa gloire à faire condamner le vieux Mill’s, et l’absence du coupeur de tourbe eût été pour lui une véritable défaite.

— Mon cher collègue, lui dit Mac-Foote, je ne puis pas me mêler de tout ceci… Faites de votre mieux, je vous prie, pour arriver à la découverte de la vérité.

Il recula son siège. Le bailli Payne et les autres hommes noirs à perruques grisâtres l’imitèrent ; et mistress Fenella écrivit sur son carnet :

« Scrupules honorables et délicatesse ombrageuse des magistrats irlandais. »

Gib s’avança en saluant à la ronde, avec une gaucherie timide. Les deux enfants le suivaient de près ; leurs yeux effarés s’ouvraient tout grands ; ils regardaient, étonnés, ces manteaux noirs et ces perruques poudrées ; ils ne se souvenaient point d’avoir vu jamais des hommes aussi laids.

Gib s’arrêta devant Joshua Daws ; il se tint debout, son chapeau à la main.

— Eh bien ! mon ami, lui dit le sous-intendant de police, vous voilà fidèle au rendez-vous, et prêt sans doute à faire ce dont nous sommes convenus ?…

Gib restait sous le coup de sa rencontre avec le vieux Mill’s, sa voix s’étouffa dans son gosier ; il ne put pas répondre.

Le grave Joshua tira de sa poche austère une poignée de petits gâteaux qu’il offrit aux enfants, avec un sourire presque aimable.

Su et Paddy flairèrent un instant avec défiance cette friandise inconnue ; ils y portèrent la dent timidement d’abord, et finirent par les croquer de tout leur ceur.

Le sous-intendant de police avait fait d’un seul coup leur conquête.

Le crayon de Fenella courut sur le vélin de son portefeuille. Elle écrivait :

« Goût passionné des jeunes paysans du Connaught pour les gâteaux appelés croquignoles. »

Joshua Daws toisa le coupeur de tourbe d’un regard imposant et sévère.

— Je suis convaincu, mon ami, reprit-il, que vous n’avez point faibli dans votre bonne résolution, et que vous êtes toujours résolu à confesser la vérité.

— La vérité ! prononça Gib d’une voix sourde et toute pleine de sarcasme douloureux.

— La vérité ! répéta Joshua Daws, dont le roide visage se redressa plus imposant que jamais. J’aime à croire que vous ne vous serez point laissé influencer par les vaines rodomontades des ribbonmen ?

— Molly-Maguire exécute toujours ses menaces, murmura le coupeur de tourbe.

Daws haussa les épaules.

Mac-Foote et les autres, qui, malgré leur

éloignement discret, ne perdaient pas une parole de cet entretien, se regardèrent avec inquiétude. Ce n’étaient point, à proprement parler, de très-méchantes gens ; mais, outre qu’ils ne détestaient pas à voir condamner de temps à autre un catholique pour l’exemple, ils avaient sur le cœur une injure toute récente. L’espace d’une nuit les séparait seul de cette mystification cruelle qu’ils avaient subie dans la loge supérieure. L’épreuve par l’eau, que leur avaient infligée les partisans du repeal, leur laissait une sourde et implacable colère, qu’ils étaient bien aises de passer sur un homme important parmi les repealers. Les courroux bourgeois ne pardonnent pas plus que les grandes haines.

Si Mac-Diarmid n’était pas un ribbonman, du moins était-il un entêté suppôt de l’agitation.

Dans la balance orangiste, cette dernière accusation valait bien la première, et l’on ne courait, en conscience, aucun risque de le pendre à faux…

Joshua Daws éprouvait cependant une certaine inquiétude. Su et Paddy, qui avaient dévoré sa première offrande, regardaient avec concupiscence les vastes poches de son frac noir.

Il leur fit une nouvelle largesse.

— Est-ce à dire, reprit-il ensuite en s’adressant au coupeur de tourbe, que vous avez cru pouvoir railler la justice et l’engager dans une fausse voie ?… C’est dangereux, mon garçon, car la justice a le bras fort et se venge !

Gib secoua la tête avec mélancolie.

— Plût à Dieu que je n’eusse point d’autre motif de parler ! murmura-t-il. Ah ! Votre Honneur ! Votre Honneur ! ajouta-t-il en étreignant son front à pleines mains, si les enfants avaient de quoi manger, vous auriez beau me dire : « Tu seras pendu, Gib ! Gib, tu mourras ! la justice te tuera !… » la mort ne nous fait pas peur à nous autres pauvres gens pour qui vivre c’est souffrir.

Gib s’interrompit et jeta un furtif regard à ses deux enfants, qui croquaient leurs gâteaux en souriant.

— Mais les chers innocents, reprit-il à voix basse ; oh ! si vous saviez comme ils pleurent quand ils ont faim !… Voyez comme ils sont maigres, comme leurs petites joues sont pâles !… Mon Dieu ! mon Dieu ! vous qui me les avez donnés, me punirez-vous pour les avoir trop aimés ?

Mac-Foote et ses compagnons échangèrent un sourire d’intelligence. La vérité allait triompher.

Quant à Fenella Daws, elle ne comprenait pas absolument la signification de cette scène, mais elle écrivit à tout hasard sur son album : « Conversation dramatique entre Joshua Daws, esq., et un paysan irlandais père de deux enfants qui aiment les croquignoles. »

Gib avait baissé la tête et tenait ses bras croisés sur sa poitrine.

— Vous êtes un bon père, mon ami, lui dit Joshua Daws ; ce que vous allez faire aujourd’hui assurera le bonheur de vos enfants.

— Je le crois, je le crois ! répondit tout bas le coupeur de tourbe.

— L’heure avance, reprit Daws ; êtes-vous prêt ?

Le juge, le bailli et les officiers de justice tendirent avidement l’oreille.

Gib ne répliqua point. À ce moment suprême, son cœur se soulevait contre sa propre infamie ; il ne trouvait point en lui la force de consommer sa trahison.

— Êtes-vous prêt ? répéta Joshua Daws.

Gib se redressa ; les veines de son front se gonflèrent ; il regarda l’intendant de police en face, et sa bouche s’ouvrit pour prononcer un refus. Mais en ce moment de silence le caquet des enfants qui parlaient tout bas vint frapper son oreille ; son regard, attiré invinciblement, glissa jusqu’à eux. Le sang abandonna sa joue ; ses yeux se remplirent de larmes ; sa tête se courba de nouveau.

— Et vous, répliqua-t-il d’un accent étouffé, êtes-vous prêts à faire ce que vous m’avez promis ?

— Récapitulation, dit Joshua Daws ; trois habillements neufs.

— Des pence, poursuivit Gib, tant que j’en pourrai soulever sur mon dos, dans un sac à pommes de terre…

— Je vous promets moitié en sus, mon fils.

— Et les moyens de passer sur-le-champ en Écosse avec les deux petits.

— Accordé !

Le souffle de Gib s’embarrassa durant un instant ; un combat navrant se livrait au dedans de lui.

— Êtes-vous prêt ? répéta une troisième fois le sous-intendant de police.

Gib ferma les yeux et répondit :

— Je suis prêt !

— Les enfants savent-ils ?… commença Joshua Daws.

— Ils savent, dit le coupeur de tourbe.

Daws se leva aussitôt ; Mac-Foote et les autres l’imitèrent. Fenella n’eut que le temps d’inscrire sur son album une dernière observation aussi ingénieuse que les précédentes.

Toute l’assistance quitta le cabinet du juge et se dirigea vers la salle des sessions.

Dans la salle des sessions, le jury était assemblé déjà ; l’attorney de la couronne s’asseyait à son poste ; les juges siégeaient et l’alderman de service faisait figure municipale dans sa tribune solitaire.

L’auditoire en haillons attendait, impatient, mais silencieux.

Le jury, suivant l’habitude, se composait entièrement de protestants. Parmi les membres honorables, nous eussions reconnu plusieurs des orangistes de la loge supérieure : le médecin Fitz-Roy, le chirurgien Knife, le professeur Hull, hulliste ; le banquier Bullion, et bien d’autres.

Le bon avocat Picklock était chargé de la défense.

Pour témoins il n’y avait que Gib et ses deux enfants, qui achevaient de croquer en souriant les petits gâteaux de Joshua Daws.

Ils étaient le point de mire de tous les regards, car personne n’ignorait dans la salle que leur venue était un présage certain de mort.

Au banc des accusés se tenait le vieux Mill’s, digne et calme comme toujours.

Derrière lui, Mickey, Sam, Larry et Owen étaient debout. Au moment où Mac-Foote et Daws entraient dans la salle, les rangs de la foule s’ouvrirent pour donner passage à Morris Mac-Diarmid.

Ses traits pâles étaient couverts de sueur et de poussière. Sa poitrine haletait comme s’il eût fourni une course épuisante.

Il se plaça sans mot dire entre ses frères.