La Quittance de minuit/03/13

Méline, Cans et Compagnie (Tome troisièmep. 235-253).


XIII

Veillée de mort.


La nuit était sombre ; depuis plusieurs heures on n’entendait plus les échos lointains de la fusillade dans la direction du bog de Clare-Galway.

Quelques barques, venant de la rive orientale du lac, avaient abordé déjà au pied des Mamturcks.

Les équipages de ces barques, silencieux et tristes, avaient pris terre et s’étaient dirigés, soit vers le village de Corrib, soit vers Knockderry, soit enfin vers les hameaux dispersés de loin en loin sur la montagne.

La plupart du temps, les groupes qu’avait rassemblés le commun désir de passer le lac se divisaient en touchant la rive ; chacun regagnait sa demeure, et l’on se séparait en murmurant tout bas un morne : Au revoir !

Quelques groupes cependant ne se séparèrent point. Ceux-là, en quittant le bateau qui les avait apportés, tiraient après eux un fardeau lourd ; les plus robustes chargeaient ce faix sur leurs épaules, et les autres suivaient à pas lents, la tête découverte.

C’étaient les Molly-Maguires qui revenaient des bords du Doon et qui rapportaient leurs morts, car il y avait eu combat aux environs de la chaussée de planches.

Tandis que les ribbonmen s’acharnaient autour de leurs victimes, des secours étaient venus à la fois de Tuam et de Galway.

L’enseigne Brown et le cornette qui était parvenu à se sauver avaient fait leur devoir. Tuam envoyait toute sa petite garnison, conduite par le lieutenant Peters. Galway fournissait ses gens de police et les quelques dragons du colonel Brazer.

Il n’est pas dans les mœurs des Whiteboys de résister à la force armée, si inférieure en nombre qu’elle puisse être. D’ordinaire, la vue seule d’un habit rouge ou d’une masse de constable suffit à les mettre en déroute ; mais, en cette circonstance, il n’était pas en leur pouvoir de refuser la bataille. Ils étaient pris entre deux feux, et les dragons qui s’étaient accrochés aux débris de la chaussée de planches, étant parvenus enfin à se dégager avec l’aide des nouveaux arrivants, augmentèrent le nombre de leurs adversaires.

Les bateaux chargés de femmes que nous avons vus traverser le Corrib pendant qu’Ellen s’était mise à l’abri sous les saules de Ballilough, allaient chercher de l’aide à Knockderry et dans les villages environnants, pour dégager leurs maris et leurs frères qui se trouvaient pris à leur tour comme en un piége.

Une moitié des ribbonmen en effet avait pu gagner au large, lors de l’arrivée des dragons de Tuam et des policemen de Galway ; mais une centaine d’hommes s’étaient trouvés cernés. Il ne fallait rien moins que cette circonstance pour amener des Molly-Maguires à tenir pied, en plein jour, contre des dragons de la reine.

Le désavantage était maintenant tout entier de leur côté. Ils étaient mal armés, et le cours du Doon leur opposait un obstacle infranchissable.

Si les policemen eussent été plus hardis, et si les dragons ne se fussent point obstinés à rester en selle sur leurs pesants chevaux, il ne serait pas resté un seul des ouvriers de destruction qui avaient coupé la chaussée de planches.

Mais, soldats de la reine et hommes de police, intimidés par les périls que présentait le marais autour des Whiteboys, laissèrent le combat traîner en longueur, et se bornèrent à décimer de loin, à coups de fusil, les rangs de leurs adversaires.

Pendant cela les femmes revinrent, apportant des mousquets et des munitions. Quelques renforts les accompagnaient. La bataille s’engagea, plus vive, et vers le soir, ce qui restait de ribbonmen parvint à regagner le lac.

Les Saxons n’osèrent pas prolonger la lutte au delà du coucher du soleil, et firent retraite vers Galway.

Pour quelques cadavres de dragons ensevelis dans la fange du Doon, il y avait une soixantaine d’Irlandais couchés morts sur le gazon du bog.

Mais les dragons n’emmenaient point de prisonniers avec eux, et, en se retirant, ils savaient bien que tous ces cadavres étendus dans les diverses places où avait erré la bataille auraient disparu le lendemain.

Si les ribbonmen avaient manqué, en effet, à une de leurs coutumes en combattant sous la lumière du soleil, il n’était pas probable qu’ils pussent déroger à cet autre usage, consistant à faire disparaître durant la nuit les cadavres de leurs morts.

C’est là, parmi eux, une loi constante et qui arrête la plupart du temps les investigations de la justice. Molly-Maguire enterre toujours avant le lever du soleil ceux de ses enfants qui ont succombé en payant la dette de minuit.

Les dragons de la reine ne s’étaient point trompés. Les barques irlandaises, après s’être éloignées du rivage et s’être mises hors de portée des carabines, demeurèrent stationnaires ; elles attendirent : et quand la nuit fut venue, elles se rapprochèrent de la rive.

Des éclaireurs furent envoyés pour s’assurer de la retraite des dragons, puis tout le monde se dispersa sur le vaste champ de bataille qui s’étendait depuis la lisière des terrains cultivés jusqu’à la chaussée de planches.

Chacun savait où était tombé l’ami qu’il avait perdu ; les femmes allaient en pleurant chercher le cadavre de leur mari ou de leur frère. La lune éclairait cette scène funèbre à travers le voile diaphane des brumes d’été. On entendait çà et là des sanglots sourds et des plaintes étouffées.

Les uns trouvaient tout de suite, les autres cherchaient longtemps. Quelques cris de joie s’élevaient au milieu du commun désespoir, lorsqu’une main de sœur ou d’épouse sentait un cœur battre sous une chemise sanglante.

On s’appelait tout bas ; un groupe se rassemblait autour de chaque corps étendu sur le gazon du bog. Morts et blessés étaient chargés sur les épaules et dirigés vers le lac.

Ce fut une lugubre traversée. Les barques partaient l’une après l’autre à mesure qu’elles recevaient leur charge mortuaire. Au milieu du brouillard qui recouvrait l’eau tranquille du Corrib, on entendait le bruit mesuré des rames. Dans la plupart des bateaux, la douleur était muette. Dans quelques-uns, les femmes essayaient en vain d’étouffer leurs déchirants sanglots. Dans d’autres on priait à voix haute, et les versets funèbres du De Profundis s’entendaient, prononcés par des voix invisibles, dans le vaste silence de la nuit.

Deux ou trois heures après le coucher du soleil, il ne restait plus personne sur le bord oriental du Corrib, ni vivant ni mort.

À mesure qu’une barque abordait de l’autre côté du lac, les rameurs jetaient leurs avirons. S’il n’y avait point de cadavre dans le bateau, chacun s’en allait triste et muet. S’il y avait un cadavre, on l’étendait sur les bras croisés de six hommes, et on le portait ainsi à la maison qui avait été la sienne.

Les bords du lac se faisaient déserts : il y avait quelque temps déjà que le dernier bateau avait touché la rive, lorsqu’un bruit de rames retentit encore dans le brouillard.

Une barque approchait, muette et rapide, poussée par quatre vigoureux rameurs. Elle aborda ; quatre hommes de grande taille quittèrent les bancs où ils étaient assis, et se penchèrent à la fois pour soulever un objet étendu sur les planches de la cale. C’était encore un cadavre.

Les quatre hommes le placèrent sur leurs bras entrelacés, et commencèrent à gravir un des sentiers de la montagne.

Le sentier qu’ils suivaient conduisait à la ferme de Mac-Diarmid. Ce fut au seuil de la demeure du vieux Mill′s qu’ils s’arrêtèrent.

Les quatre hommes étaient Mickey, Sam, Larry et Jermyn, et ils portaient le corps de leur frère Dan, tué par les dragons de la reine.

Mickey frappa à la porte ; la petite Peggy vint ouvrir et se recula en poussant un cri d’épouvante.

— Taisez-vous, enfant ! lui dit Mickey. Où est Mac-Diarmid ?

Les fils du vieux Mill′s appelaient ainsi Morris en l’absence de leur père, parce qu’ils l′avaient choisi pour chef.

— Mac-Diarmid est venu, répondit l’enfant, qui tremblait, et dont le regard se détournait du cadavre avec horreur ; je lui ai dit que vous étiez à vous battre dans des bogs… Seigneur ! Seigneur ! sais-je ce qu’il y a dans cette maison depuis deux jours !… Morris était aussi pâle que cet homme mort.

Son doigt étendu montrait le pauvre Dan ; dont le visage était couvert du masque de toile et qui montrait seulement sa bouche et son menton livides. L’enfant ne le reconnaissait point.

— Et Mac-Diarmid est reparti ? demanda Mickey.

— Il s’est assis là sur la paille, répondit Peggy. Ses jambes ne pouvaient plus le soutenir… je lui ai donné un morceau de pain d’avoine et un verre de potteen… Il est sorti sans me parler et a descendu la montagne dans la direction de Kilkerran.

Mickey secoua la tête d’un air de doute.

― Notre frère Morris ne nous doit point compte de ses actions, murmura-t-il.

Puis il ajouta tout haut :

— La noble heiress est ici ?

Le visage de la petite Peggy se couvrit de rougeur, mais nul n’y prit garde.

— Elle est ici, répondit-elle.

— Allez, enfant, reprit l’aîné des Mac-Diarmid, allez réveiller la noble Ellen… Dan était son parent et le fils de l’homme qui lui a servi de père… Il faut qu’elle prie comme nous pour le repos de Dan.

Des larmes vinrent aux yeux de l’enfant.

— Ah ! Jésus ! Jésus ! murmura-t-elle, encore un que nous ne verrons plus !… Quand le vieux Mac-Diarmid reviendra, il trouvera bien des places vides autour de la table !

Elle entra chez l’heiress. Les quatre frères demeuraient debout au milieu de la salle commune et portaient toujours le cadavre de Dan. Les deux grands chiens de montagne, qui lors de leur entrée étaient assis dans une attitude menaçante aux deux côtés de la porte d’Ellen, rôdaient autour d’eux maintenant et dressaient leurs grosses têtes en hurlant plaintivement.

— La noble Ellen va venir, dit Peggy en rentrant dans la salle.

— Maintenant, reprit Mickey, allez éveiller Owen et Kate ; dites-leur de se lever… Les vivants peuvent s′étendre sur la paille, mais il faut un lit à ceux qui sont morts.

Peggy obéit. L’instant d’après, Owen et Kate se précipitaient dans la salle ; Ellen les suivit de près. De toute la famille, il ne manquait là maintenant que le vieux Mill’s et Morris. Dan fut étendu sur le lit d’Owen ; les cinq frères, les deux jeunes femmes et Peggy s’agenouillèrent alentour. Mickey trempa le rameau de buis, suspendu au-dessus de la couche, dans l’eau sainte du bénitier. Il aspergea le visage découvert du mort. Puis il se mit à genoux comme les autres et ouvrit un livre d’heures pour réciter ces belles prières dont la piété catholique entoure ceux qui ne sont plus.

Les cinq frères répondaient amen d’une voix triste et grave ; Peggy pleurait ; Ellen était pâle, mais sa tête se tournait parfois, distraite, du côté de la porte, et une pensée étrangère semblait venir trop souvent à l’encontre de sa douleur.

Kate aimait chèrement tous les Mac-Diarmid, parce qu’ils étaient les frères d’Owen et les fils du vieux Mill′s qui l’avait accueillie, orpheline, après la mort de Luke Neale. Elle regrettait le pauvre Dan comme un bon frère et comme un ami. Au premier moment son chagrin avait dominé toute autre pensée ; mais maintenant, tandis que la prière se prolongeait autour de la couche funèbre, des souvenirs cruels envahissaient l’âme de Kate, et reportaient son esprit vers un autre lit de mort…

C’était comme une fatalité ! Chaque fois que la confiance renaissait en elle, un événement survenait qui ranimait ses doutes et la faisait plus malheureuse. Owen l’avait-il trompée ? Elle eût voulu dire non à sa conscience, mais ce cadavre qu’on rapportait de nuit était une accusation terrible. Kate essayait de prier ; mais souvent, au travers de son oraison, se jetait une sombre pensée. Son regard interrogeait alors les cinq frères. Elle cherchait à lire sur leurs visages ; elle tâchait de deviner ; elle épiait… Sur les visages des cinq frères, elle ne voyait que tristesse recueillie et austères regrets.

Owen ne la regardait point ; il était absorbé comme les autres dans son devoir pieux. Le seul Jermyn tournait les yeux quelquefois pour lancer à la dérobée un regard du côté d’Ellen.

Mais Kate n’avait point l’esprit assez libre pour observer le trouble du dernier des Mac-Diarmid ou pour en rechercher l’origine. L’attention qu’elle volait à l’oraison mortuaire se portait, sans partage, sur Owen et sur ses vieilles terreurs revenues. Elle était la fille d’un homme assassiné, et tout cœur irlandais regarde la vengeance comme un devoir sacré…

Jermyn Mac-Diarmid n’aurait point pu donner à sa préoccupation un motif si légitime. Il n’avait d’autre excuse que l’amour, l’amour qui le tenait esclave et paralysait en lui tous les autres sentiments.

Jermyn ne songeait qu’à Ellen auprès du lit de mort de son frère. Ses lèvres seules murmuraient la prière latine ; son cœur ne savait point ce que faisaient ses lèvres. Il y avait en lui un regret vague et faible qui ne comptait point auprès de la poignante souffrance de son amour jaloux.

Depuis le commencement de la prière, Ellen semblait distraite, et le remords de sa distraction se peignait sur la noble beauté de son visage. Jermyn épiait avidement les efforts qu’elle faisait pour se donner tout entière à l’oraison.

Il cherchait un sens à ses regards mobiles qui soulevaient de temps à autre sa paupière dévotement baissée, et qui se tournaient vers la porte close. Qu’y avait-il derrière cette porte ?

Dans la salle commune les bestiaux ronflaient et les deux chiens de montagne continuaient leurs hurlements plaintifs. Jermyn sentait naître en lui un soupçon vague : il ne savait que penser ; mais quelque chose, tout au fond de son cœur blessé, lui révélait la présence d’un ennemi. Il devinait en ce moment que sa balle n’avait point tué Percy Mortimer ; il devinait que le major était caché quelque part aux environs, sans doute dans une des pauvres cabanes dispersées sur le flanc du Mamturck.

C’était cette retraite mystérieuse que cherchait involontairement le regard d’Ellen. Une haine jalouse et furieuse faisait bondir le cœur de Jermyn.

Ses mains croisées sur sa poitrine se crispaient et déchiraient la peau de son sein. Son visage était pourpre et livide tour à tour. Il souffrait, et il avait soif de sang. Il eût tué son ennemi à genoux, il l’eût tué couché sur un lit d’agonie !…

Ce soir, en voyant Ellen sans blessure, il avait remercié Dieu ; mais maintenant il maudissait la Providence, parce que la balle qui avait épargné l’heiress avait manqué le cœur de Percy Mortimer.

Ces sanglantes pensées étaient derrière un front d’enfant, couronné de blonds cheveux doux et flexibles comme la soie. Il restait de la douceur dans cet œil menaçant ; cette bouche convulsivement froncée était faite pour les sourires…

La longue prière se continuait, monotone et triste. Quatre chandelles de jonc étaient allumées aux quatre coins du lit ; leur lumière vacillante tombait sur le pâle visage du mort.

Quand Mickey avait fini un psaume, il s’arrêtait ; le silence régnait dans la salle durant quelques minutes, troublé seulement par les sanglots de la petite Peggy et par la voix lugubre des chiens qui hurlaient dans la salle commune. Puis la voix de l’aîné des Mac-Diarmid s’élevait de nouveau, monotone et grave : l’assistance se reprenait à répondre les versets sacrés.

En un de ces moments où Mickey venait de reprendre les litanies catholiques, le valet de ferme Joyce entra. Il arrivait du dehors. Il s’approcha de Mickey, qui interrompit sa prière.

— Si le prêtre vient, dit-il à voix basse, ce ne sera que demain matin, car il y a bien des morts sur la paroisse, et votre demande est venue la dernière.

La rude figure de Mickey se couvrit d’un nuage plus épais.

— Il était bon chrétien durant sa vie, dit-il en jetant un regard triste vers le corps de Dan. Mais quelle âme n’a besoin de prières ?… Il faut la voix d’un prêtre pour ouvrir la porte du ciel.

— J’ai fait ce que j’ai pu, dit Joyce.

— As-tu vu les deux vicaires et le diacre ?

— Je les ai tous vus.

— As-tu dit que la maison de Diarmid renfermait encore deux vaches et six moutons ?

— J’ai dit que mes maîtres donneraient leur dernier schelling pour une bonne prière… Mais ce sont des hommes de Dieu, vous savez bien, Mac-Diarmid… ils n’aiment l’argent que pour le rendre aux pauvres, et les morts qu’ils vont aider cette nuit n’ont pas de quoi payer leur peine.

Mickey secoua sa tête chevelue et fronça ses gros sourcils.

— Ce sont de saintes gens, murmura-t-il ; mais il faut que mon frère Dan ait une prière… Il nous aimait bien durant sa vie ; nous lui devons une bonne mort… Venez avec moi, Sam et Larry ; le prêtre viendra de gré ou de force !

Les deux jeunes gens hésitaient ; mais ils songèrent à l’âme de leur frère qui errait, en peine, entre la terre et le ciel ; et malgré le respect profond et plein d’amour que les populations catholiques gardent à leurs pauvres prêtres, Sam et Larry suivirent Mickey sur la route de Knockderry. Il ne restait auprès du mort qu’Owen, Kate, le valet Joyce et la petite Peggy.

Ellen en effet avait profité de l’entrée du valet pour s’échapper sans bruit. Personne ne s’était aperçu de son absence, excepté Jermyn, qui l’avait suivie.

Joyce et Peggy étaient toujours à genoux. Kate s’était rapprochée d’Owen.

— Notre frère est mort les armes à la main ? dit-elle tout bas.

— Oui, répondit Owen.

— Les Molly-Maguires se sont battus aujourd’hui dans le bog de Clare-Galway ?

— Les repealers se sont battus dans les rues de la ville. Priez pour notre frère, Kate ! c’était un digne cœur, et, auprès de son lit de mort, je n’aurais point la force de me défendre contre vos soupçons.

Owen s’agenouilla. Kate l’imita, convaincue une fois encore et repentante. Le silence régna dans la chambre funèbre.

Dans la salle commune, où il n’y avait point de lumière, Jermyn était aux écoutes, l’oreille collée à la porte d’Ellen. Auprès de lui les deux chiens de montagne essayaient de fourrer leur museau sous la porte, et grondaient sourdement.

Jermyn, l’œil attentif et les sourcils froncés, suivait tous leurs mouvements. Une faible lueur passait par la serrure. Jermyn s’était déjà penché plus d’une fois, afin d’introduire son regard par le trou et de voir ce qui se passait ans la chambre de l’heiress.

Mais il s’était relevé toujours avant d’exécuter son dessein. Son front était rouge de honte et à la fois de désir. Il n’osait pas. Le respect religieux que les Mac-Diarmid gardaient à leur noble parente l’arrêtait victorieusement toujours.

Jermyn avait conservé ce respect au milieu de sa passion. Une sorte de muraille sacrée était entre l’heiress et lui. Il l’aimait jusqu’à la fureur, mais aussi jusqu’à l’adoration, et l’adoration implique la crainte.

Un quart d’heure s’écoula. Jermyn restait à la même place, couvant de l’œil avec convoitise cette lueur faible qui sortait par la serrure d’Ellen, et n’osant point y mettre son regard. Pourtant la fièvre le poignait, et il eût donné des années de sa vie pour savoir ce qui se passait, à quelques pieds de lui, derrière cette planche.

Il n’y pouvait plus tenir. Il allait se retirer, pour ne point céder à la tentation qui devenait irrésistible, lorsqu’il entendit comme une plainte étouffée dans la chambre d’Ellen. En même temps les deux chiens s’élancèrent contre la porte et hurlèrent avec menace.

Un soupir rauque s’échappa de la poitrine de Jermyn, dont les yeux se troublèrent et qui vit passer dans la nuit, comme un fantôme, le pâle visage du major Mortimer. Il se baissa par un mouvement rapide et impossible à réprimer. Son œil se plaça devant le trou de la serrure. Il ne vit rien, parce qu’au même instant un objet opaque se posa de l’autre côté de l’ouverture.

Les chiens, en se jetant contre la porte, avaient éveillé les craintes d’Ellen qui, elle aussi, devinait et redoutait…