La Quittance de minuit/01/02/04

Méline, Cans et Compagnie (Tome premierp. 167-193).


IV

L’heiress.


La retraite d’Ellen s’appuyait au mur occidental du logis des Mac-Diarmid. C’était une chambre beaucoup plus petite et moins élevée que la salle commune où nous avons assisté par deux fois au repas du soir de la famille.

Ses murailles, nues comme celles du logis principal, se cachaient çà et là sous des estampes grossières ; mais une sorte de goût délicat avait présidé à leur arrangement, et la main qui les avait choisies avait donné constamment la préférence aux antiques légendes où la piété se colorait de poésie.

Pour meubles, il y avait une espèce de commode en bois noir sculpté, dont la forme massive et lourde parlait des siècles passés. Le temps avait fait subir aux personnages représentés sur les panneaux de nombreux outrages ; on ne connaissait plus guère le sujet des scènes, et l’amateur le plus habile n’y eût point su déchiffrer l’idée de l’artiste ; mais néanmoins quelques figures restaient entières, et leur vigoureux relief accusait un art précieux.

Au-dessus de ce bahut, sur un socle enclavé dans le mur, se trouvait une Vierge de pierre qui tenait entre ses bras Jésus enfant, dont le front se couronnait de rayons d’or.

Cette sculpture semblait plus vieille encore que le meuble de bois noir. Elle portait les signes distinctifs de l’art barbare, et ses draperies ébauchées se roidissaient sur des contours à peine indiqués.

Une légende en caractères celtiques était gravée sur le socle et courait autour d’un écusson de forme ronde qui contenait une massue noueuse, un sceptre et un diadème.

C’était là l’unique héritage d’Ellen Mac-Diarmid.

C’était à la fois son blason et son histoire. Ces vieux débris étaient à elle, et cela suffisait pour tracer autour de la noble fille un cercle mystique, commandant le respect à tous.

Ellen était la fille d’un pauvre homme qui avait labouré durant sa vie un champ étroit et aride, à peine suffisant pour lui donner la nourriture de chaque jour. Cet homme avait eu besoin bien souvent, pour ne point mourir de misère, des secours du vieux Mill’s et de ses enfants. Mais cet homme était de race souveraine ; il descendait en ligne directe de Diarmid le Roux, roi des Îles, avant l’invasion danoise.

À un certain jour de l’année, tout ce qui portait le nom de Mac-Diarmid dans le Connaught se réunissait autour de la cabane du pauvre homme qui se nommait Randal et qu’on appelait l’heir (l’héritier). On dressait une table dans son champ : il présidait, assis sur un siége élevé, au festin que lui donnaient les débris dispersés de l’antique tribu.

On parlait du passé lointain, des jours où le chef du clan portait une couronne ; des temps plus rapprochés où le même chef, descendu au titre de lord, possédait encore un domaine de prince et ne pouvait point apercevoir, en montant sur la plus haute tour du château de Diarmid, un pouce de terre qui ne fût de son héritage.

On se disait comment toutes ces richesses avaient passé une à une aux mains rapaces des protestants, et l’on se demandait si le doigt de Dieu ne relèverait pas quelque jour une race jadis si puissante et tombée si bas sous le poids de son courroux !…

On allumait des cierges autour de la Vierge de pierre ; on chantait de vieux cantiques et des hymnes de guerre qui avaient traversé de bouche en bouche des générations de guerriers libres et des générations d’esclaves…

Et l’on criait malédiction sur lord Montrath, le fils des spoliateurs, dont la maison moderne s’élevait à quelques pas des vieilles tours, et, opulente, semblait railler leur décrépitude abandonnée…

Ellen, à la mort de son père, avait été recueillie par le vieux Mill’s, son parent éloigné. Elle avait emporté la Vierge de pierre. En Irlande, le pouvoir des traditions est sans bornes ; Ellen, tombée jusqu’à la pauvreté, restait pour les habitants du pays, et surtout pour la famille, l’objet d’un culte pieux ; elle était toujours la fille des puissants lords et l’heiress, l’héritière unique de la branche royale de Diarmid.

Il ne serait jamais venu à l’esprit du vieux Mill’s ou de ses enfants de lui demander compte de ses actions. Elle était libre ; on eût regardé comme un crime, dans la maison de Diarmid, d’épier sa conduite ou de vouloir pénétrer ses secrets. Elle était reine ; chacun obéissait à ses moindres caprices.

Et pendant bien longtemps il y avait eu comme une auréole de joie autour du front insouciant de la jeune fille. Mill’s était son père respecté ; les fils de Mill’s étaient ses frères ; sa vie coulait paisible et douce ; le repas commun s’égayait à ses radieux sourires.

Le jour, elle courait avec Jessy O’Brien, sa compagne aimée, jusque sur les crêtes blanches du Mamturck ; elles allaient, causant et chantant, les deux belles filles, poursuivant l’ombre rare des bois ou perdant leurs limpides regards dans le lointain bleu du paysage.

D’autres fois Ellen avait fantaisie d’être seule ; elle s’asseyait sur le dos d’un poney rapide et dévorait l’espace, cherchant à tromper l’inquiétude vague de son âme de vierge qui s’éveillait.

Sa course l’emportait jusqu’à la mer. Elle gravissait les énormes masses basaltiques que la tradition dit avoir été entassées par la main des géants. Elle suivait ces féeriques colonnades et ces escaliers prodigieux dont la bizarre et gigantesque structure semble le produit d’une imagination de poëte ; elle franchissait ces ponts surnaturels dont l’arche tremble au-dessus de l’abîme.

D’autres fois encore, elle descendait au bord des grands lacs ; sa main blanche maniait la rame, et, cachée dans la brume épaisse, elle voguait d’île en île, chantant à son insu et rêvant doucement.

Puis, le soir venu, elle remontait le Mamturck et s’asseyait à la table de famille auprès de Jessy O’Brien, la joyeuse enfant qui lui souriait et qui l’aimait…

C’étaient des jours bien heureux. L’étranger pouvait posséder les riches domaines de Diarmid et asseoir sa demeure toute neuve auprès du vieux château qui chancelait.

Ellen n’allait point songer à ces splendeurs passées. Elle n’avait ni désirs ni regrets ; elle était heureuse de vivre, heureuse d’être belle, et sa prière montait vers Dieu le soir, comme un doux chant de reconnaissance et d’amour.

Maintenant Ellen était triste ; ses grands yeux noirs avaient appris les larmes.

Tout avait changé autour d’elle : Jessy n’était plus là ; le malheur s’asseyait à la table de Mac-Diarmid. Il n’y avait plus que des visages sombres sous ce toit où régnait naguère un calme et souriant bonheur.

Mais ce n’était pas pour cela seulement qu’Ellen était triste
 

À droite de la Vierge de pierre se trouvait un lit étroit, sans rideaux, et qui touchait à la muraille. Ce lit, formé d’un bois grossier, sur lequel s’étendait un matelas unique, était blanc et frais. Dans la ruelle, il y avait un crucifix de faïence surmontant un bénitier. Au pied, un matelas de paille servait de couche à la petite Peggy.

Deux chaises en forme de baquet et une harpe rustique complétaient l’ameublement de la chambre d’Ellen.

Vis-à-vis du lit, s’ouvrait une fenêtre basse qui donnait sur le versant de la montagne et d’où l’on apercevait, lorsque le soleil éclairait le paysage, la plaine cultivée, le Connemara, les vertes hauteurs de Kilkerran, Ranach-Head, les ruines échancrées de Diarmid, et, à l’horizon, l’azur foncé de la mer.

En quittant la salle commune, Ellen déposa son flambeau sur l’antique commode. Elle jeta loin d’elle sa mante rouge, humide encore de rosée, et dénoua ses longs cheveux noirs qui ruisselèrent, lourds et mouillés de sueur, le long de son visage.

Ses deux mains pressèrent son front qui brûlait. Machinalement et sans y penser, sa bouche répétait les paroles latines de la prière du soir, qu’elle venait d’achever.

Le calme qu’elle avait montré durant le repas était un masque ; ce masque tomba. Les regards égarés de la jeune fille parcoururent la chambre, comme si elle eût cherché un objet invisible et mystérieux.

Son sein soulevé bondissait ; on entendait sa respiration pénible et précipitée ; la sueur perlait sous ses cheveux.

Elle se laissa choir au pied de son lit et sa poitrine rendit un gémissement sourd.

Durant quelques secondes elle demeura immobile et comme affaissée sous le poids d’une détresse navrante ; puis elle se redressa tout à coup vivement, et gagna d’un saut la fenêtre qu’elle ouvrit.

La nuit était fraîche et calme ; le regard d’Ellen interrogea avidement les ténèbres et se dirigea vers les hauteurs de Kilkerran, qui se rétrécissent et s’aiguisent pour former, vis-à-vis de l’île Mason, le cap de Ranach, dont l’extrême pointe est couronnée par les ruines du château de Diarmid.

La plaine, les montagnes, la mer, tout disparaissait dans la nuit.

Ellen joignit ses mains et leva les yeux vers le ciel en un mouvement de reconnaissance passionnée.

— Il n’y a pas de feu !… murmura-t-elle. C’est un jour de répit. Demain Dieu m’inspirera peut-être un moyen de le sauver !

Elle revint lentement vers le lit, et s’assit sur la couverture.

Ses traits gardaient leur pâleur mate, et il y avait toujours dans ses yeux un insurmontable effroi ; mais sa poitrine s’apaisait par degrés, et les convulsifs tressaillements qui l’agitaient naguère faisaient trêve.

Ses belles mains blanches se croisèrent sur ses genoux ; sa tête se pencha, inondée par les masses ruisselantes de ses cheveux, jusqu’à toucher sa poitrine.

— Le sauver ! répéta-t-elle d’une voix sourde. Oh ! il ne veut ni se défendre ni fuir !… Dieu a mis en son cœur cet orgueilleux courage qui se plaît à défier la mort… Pitié, sainte Vierge ! ayez pitié de moi !… protégez-le, protégez-nous !

Deux larmes brûlantes roulèrent le long de sa joue et tombèrent sur sa main.

Elle releva lentement sa tête, rejetant en arrière d’un mouvement paresseux le voile que lui faisait sa chevelure. Son noble visage apparut, suppliant et dévot ; son regard éteint se rallumait à l’ardeur de sa prière.

Elle était belle ainsi comme les saints anges de Dieu, et il vous eût fallu l’adorer. Ce qui dans sa nature était trop hautain et trop fier se courbait à cette heure de solitude et d’angoisses. Son âme s’agenouillait devant le Seigneur et humiliait dans l’oraison l’orgueil indompté de sa pensée.

C’était une pauvre femme brisée par la douleur. Ses yeux dardaient leur élan vers le ciel sourd, ou retombaient alanguis, et se baignaient dans les larmes…

Ou bien encore son cœur, révolté soudain, renvoyait le sang à sa joue. Elle se redressait dans sa vigueur éprouvée ; son œil brûlait, farouche, sous la frange relevée de ses longs cils, et son front orgueilleux semblait défier l’excès de son martyre.

Et qu’elle souffrait, mon Dieu ! Elle aimait un Anglais, elle, la fille des grands lords dépouillés par l’invasion anglaise ; elle aimait un soldat protestant, elle, la servante exaltée de la Vierge mère, patronne du catholicisme ; elle aimait le major Percy Mortimer !

Elle l’aimait de toutes les forces de son âme ; elle l’aimait d’autant plus que c’était un amour insensé, coupable, impossible, et qu’elle avait plus vaillamment résisté à ses victorieuses atteintes.

Pauvre Ellen !…

Mais ne les vîtes-vous point fières quelque jour, et insouciantes et bravant les choses de l’amour ? Ne vous sembla-t-il pas que la passion dût glisser toujours sur l’âme de ces dures enfants, comme glisserait la pointe d’une épée sur un bouclier de cristal poli ?…

Il y avait tant de dédain dans ces sourires de vierges !…

Et quelques mois plus tard, vous les retrouvâtes courbées. Elles pleuraient. Leurs joues étaient pâles. Leurs yeux mouillés priaient. Elles aimaient.

C’est que cette impénétrable égide de cristal poli qui brise la pointe des épées laisse passer les chauds rayons du soleil.

Ellen, depuis les jours de son enfance, était au milieu de cette famille amie comme une idole chèrement vénérée. Le religieux respect du vieux Mill’s et de ses fils l’avait mise sur un piédestal d’où elle dominait de trop haut ce qu’elle aurait voulu aimer.

Longtemps son cœur, qui cherchait où se prendre, n’avait trouvé autour de soi que froideurs timides et craintes agenouillées. Les fils du vieillard la regardaient d’en bas. Ils s’arrêtaient aux bords du cercle fatal tracé par le culte traditionnel. Aimer l’heiress autrement qu’une sainte du calendrier catholique leur eût semblé un sacrilége.

Jessy elle-même, sa sœur d’adoption, arrêtait souvent avec effroi les élans de sa douce tendresse. Elle avait peur d’aimer trop ; chaque baiser donné ou reçu lui causait une sorte de remords. On eût dit qu’elle voyait encore au front de sa noble parente la couronne d’or de Diarmid des Îles.

Il en est ainsi dans ce coin du Connaught où se réfugia, au temps des conquêtes, la vieille nation irlandaise. Dix siècles ont passé sur ces souvenirs héroïques, et ces souvenirs restent debout.

Ils se dressent après tant d’années, comme ces tours rondes que garde çà et là l’antique sol hibernien et qui marquent, dit-on, la place où se livra quelque grande bataille aux jours oubliés de l’ère païenne. Les savants se disputent autour de leurs flancs de granit ; les antiquaires mesurent leurs circonférences égales et comptent leurs quatre ouvertures qui regardent invariablement les quatre points cardinaux.

Qui fonda ces murailles éternelles ? Sont-ce des observatoires, des temples, des sépultures ?…

On ne sait plus ; mais ils ne chancellent pas encore.

Nos neveux s’arrêteront comme nous devant ces tours mystérieuses et aussi impérissables que les traditions obstinées du peuple irlandais…

Ellen était seule au milieu de la gloire bizarre que lui faisait cette religion du passé.

Pauvre paysanne, son sort était comme une parodie mélancolique de ces royales destinées qui, trop hautes, coulent tristes et solitaires au dessus de l’heureux niveau des communes affections.

Tout, autour d’elle, lui disait de fermer son cœur, son cœur généreux et jeune qui devinait déjà les joies d’aimer.

Un seul, parmi les fils de Diarmid, plus faible ou plus ardent, laissait son âme rêver d’Ellen et mêlait en ses veilles les élans d’une tendresse fougueuse aux sourds déchirements du remords. Mais c’était un enfant. Son amour se taisait. Il avait honte et frayeur. Il se reprochait sa passion comme un crime, il n’avait garde de la montrer, et ne savait que souffrir tout bas.

Ellen, en ce temps, n’avait jamais arrêté sa pensée sur Jermyn.

Un jour, il y eut bien de la douleur sous le toit de Diarmid. Jessy O’Brien, la nièce chérie de Mill’s et sa fille d’adoption, avait disparu.

C’était une pure enfant bien douce et gaie, et bien timide. Elle aimait Morris Mac-Diarmid depuis qu’elle connaissait son cœur, et Morris l’aimait. Leur amour mutuel était de ceux que le temps cimente et affermit, amours pleins de dévouement sûr et de constance éprouvée, amours confiants, heureux, tranquilles, dont la racine est au fond de l’âme.

Jessy n’était point hardie comme Ellen. Elle ne savait point gravir ces merveilleux escaliers de basalte qui pendent au-dessus de la mer ; le long des côtes occidentales de l’Irlande. On ne chercha point son cadavre au pied des hautes falaises.

Lord George Montrath était venu, pour la première fois de sa vie, passer huit jours avec quelques compagnons de plaisir dans ses terres d’Irlande.

Il n’avait jamais vu, et telle est la règle fashionable, ni ses châteaux, ni ses parcs magnifiques, ni les splendeurs sauvages de ses domaines.

Il trouva tout cela fort beau. Il chassa. Il ne s’ennuya point trop.

Quelques pauvres familles pleurèrent après son départ, parce que les filles de l’ouest sont belles et que milord avait cru de son devoir de donner un peu de plaisir à ses honorables hôtes, en dehors de la chasse et des courses à cheval.

Ce fut le jour de son départ que Jessy O’Brien manqua pour la première fois au repas de famille.

Avec elle manquèrent Molly Mac Duff, la perle de Knockderry, Madeleine Lew, la reine du Claddagh de Galway, et d’autres.

Le vieux Mill’s dit :

— Enfants, il faut sauver votre sœur.

Il avait des larmes dans les yeux.

Morris se leva, prit des armes et sortit.

Le soir, grâce aux poneys errants, il avait traversé les bogs entre Headford et Ballinasloe. Il coucha dans quelque ferme du comté de Roscommon, et reprit au point du jour la route de Dublin.

Morris allait à Londres. C’est là seulement qu’on est sûr de trouver les landlords irlandais.

Le vieux Mill’s se rendit avec sa famille à Galway.

Il vendit une chaîne d’argent qui avait des siècles d’âge. Ellen vendit un bracelet d’or qui était toute sa fortune.

La famille entière s’embarqua sur un paquebot qui emportait à Londres le capitaine de dragons Percy Mortimer, rappelé sur les doubles plaintes des catholiques et des protestants.

Percy Mortimer était venu en Irlande avec des instructions du ministre. On lui avait ordonné de tenir la balance égale, autant que possible, entre les deux partis, et de surveiller pareillement la folie orangiste et le désespoir catholique.

Il avait fait son devoir.

Il s’éloignait, écrasé sous la haine des deux camps rivaux. O’Connell et lord George Montrath avaient demandé tous les deux sa destitution, et son supérieur, le lieutenant-colonel Brazer, avait vivement apostillé la requête. C’était un vieux soldat, encroûté protestant, jaloux de la confiance accordée à un officier plus jeune. Il détestait Percy du meilleur de son cœur, et avait maintes fois envoyé contre lui des notes accusatrices, restées jusque-là sans effet…

Percy Mortimer avait la confiance d’avoir accompli sa tâche. C’était un homme fort. Devant ce coup qui brisait sa carrière brillamment commencée il demeura ferme.

Il y avait sur le paquebot des orangistes et il y avait des catholiques. Chacun fuyait le soldat en disgrâce. Les protestants s’éloignaient de lui avec tout le dédain de leur morgue bouffie ; les papistes s’enhardissaient, voyant son calme austère, jusqu’à railler tout haut sa déconvenue.

Percy Mortimer ne prenait point garde aux railleries et restait au-dessus du mépris.

Il se promenait sur le pont, seul et silencieux. Son maintien avait une réserve courtoise. Il n’y avait en lui ni abattement ni hauteur.

Parfois, lorsque l’ombre descendait sur la mer, il allait s’asseoir à l’écart contre le bordage. Il demeurait là, pensif et absorbé, jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Son visage froid s’éclairait alors d’intelligence vive, et une fière audace venait parmi la pâleur de son front.

Il était beau comme un héros, beau et vivant et riche d’énergie. Mais si un regard croisait le sien, l’auréole s’éteignait à son front. Son visage, blanc comme celui d’une femme, reprenait l’immobilité du marbre.

Il va sans dire que les Mac-Diarmid le fuyaient comme les autres. Un soir, Ellen alla s’asseoir auprès de lui.

Mill’s et ses fils, étonnés, la virent adresser la parole au proscrit et lui sourire. C’était devant tous les passagers assemblés.

Ellen n’avait point de rougeur au front, et ses traits gardaient leur candeur fière.

Les Mac-Diarmid éprouvèrent une sorte d’horreur superstitieuse à voir la fille des rois descendre jusqu’à ce soldat saxon. Ils étaient partagés entre leur respect pour Ellen et le désir de rompre violemment cet entretien, qui était à leurs yeux un scandale.

Mais le respect l’emporta. Ils se groupèrent à l’autre extrémité du pont et se bornèrent à épier de l’œil cette bizarre entrevue.

À mesure qu’elle se prolongeait, la surprise du vieillard et de ses fils se chargeait de malaise davantage. Ce n’était pas du malaise seulement qu’éprouvait Jermyn ; son regard brûlant jaillissait sous ses sourcils contractés, et tombait sur Percy Mortimer comme une sanglante menace ; ses tempes se mouillaient de sueur, et de convulsifs tressaillements agitaient les boucles blondes de ses cheveux.

L’enfant s’éveillait homme aux navrantes atteintes de la jalousie ; une angoisse inconnue lui brisait le cœur, et il pouvait mesurer, à son martyre, la fougue passionnée de son amour.

Il restait cependant auprès de ses frères, anéanti par le sentiment de son impuissance. Il eût voulu s’élancer vers cet homme qu’il devinait son rival ; il avait soif de son sang ; mais frapper et se venger, c’était soulever un coin du voile qui couvrait sa téméraire pensée : il avait peur. Sa colère, contenue qu’elle était, lui semblait déjà un aveu, et il détournait la tête pour éviter le regard de ses frères.

Il y avait tant de distance entre lui et sa noble parente ! et un Mac-Diarmid était le dernier qui pût franchir ces barrières, imposées par la religion de famille.

Ellen et Percy Mortimer s’entretinrent jusqu’à l’instant où les ténèbres envahirent le pont du paquebot. Au moment où ils se séparèrent, les traits du jeune capitaine exprimaient une admiration émue ; il baisa respectueusement la main de sa belle compagne, dont le front gracieux s’inclina en signe d’adieu.

Jermyn serrait son cœur à deux mains et se sentait défaillir.

Ellen revint d’un pas tranquille vers son père d’adoption ; elle ne prononça pas une parole qui pût avoir trait à ce qui venait de se passer. Mill’s et ses fils se turent également.

Cette nuit, Ellen dormit un calme sommeil ; les vagues inquiétudes qui commençaient à poindre en son cœur de jeune fille firent trêve. Elle eut de bien beaux songes, et il lui sembla qu’une main surnaturelle relevait les murailles écroulées de son noble château de Diarmid…

Ellen avait une belle âme, pieuse et fière. Elle avait grandi, libre de tout frein, sans autres enseignements que les conseils timides de son père d’adoption et les leçons du pauvre prêtre catholique de Knockderry.

Celui-ci avait le droit de parler haut, même à la fille des grands lords, parce qu’il parlait au nom du ciel ; mais il ne savait point les choses du monde, et ses naïves exhortations n’avaient pu donner à Ellen ce fil conducteur qui guide dans les mille sentiers de la vie.

Une fois qu’Ellen eut perdu de vue les têtes grises du Mamturck et les longues grèves de la côte de Galway, tout fut nouveau pour elle. À part la digne courtoisie que l’hospitalité du vieux Mill’s lui avait enseignée, elle ne savait rien du code compliqué qui régit les relations mondaines.

Elle était habituée à dominer tout ce qui l’entourait, et il y avait en elle une croyance dépouillée de tout orgueil qui la faisait supérieure aux autres créatures humaines.

Le respect en quelque sorte religieux des Mac-Diarmid, sa naissance si souvent exaltée autour d’elle, les souvenirs à chaque instant évoqués de la splendeur de ses aïeux, tout contribuait à lui faire un piédestal qui mettait au niveau de ses pieds les têtes de la foule.

Elle en était plus malheureuse que fière, mais elle croyait sincèrement à ces grandeurs illusoires dont on la berçait depuis l’enfance.

Elle avait vu le capitaine Percy Mortimer seul et entouré de l’aversion de tous. Son âme généreuse s’était émue, elle ne savait pourquoi. Habituée à suivre sa première impulsion et à ne rendre compte de ses actes à personne, elle était allée, comme toujours, où son cœur l’appelait.

C’était une sorte d’aumône qu’elle avait cru faire, peut-être, au proscrit ; et quand elle lui eut donné quelques instants de sa présence secourable, elle ne sentit point de trouble au fond de sa conscience.

Le lendemain seulement, au réveil, le souvenir de cette soirée lui revint ; elle revit cette belle et froide figure du soldat saxon qui s’était un instant animée à son sourire ; elle crut entendre les sons de cette voix grave qui s’était faite si douce pour lui dire : « Au revoir. »

Et les façons de cet homme, à mesure qu’elle se souvenait, lui semblèrent si nouvelles !… Il y avait tant de différence entre l’intérêt des quelques paroles échangées et l’ennui uniforme du culte domestique qui l’entourait naguère !…

C’était tout un horizon qui s’ouvrait devant elle.

Vers le coucher du soleil, Ellen retourna s’asseoir le long du bordage, auprès du capitaine Percy Mortimer.

Elle y resta bien longtemps, si longtemps que Jermyn en perdit patience.

La jalousie le rendait fou.

Au moment où Ellen se levait pour se retirer, elle vit, entre elle et Percy, la forme d’un homme qui se dressait, le couteau à la main.

Ellen mit sa poitrine au-devant de l’arme, et Jermyn s’enfuit en pleurant.

Percy Mortimer avait reçu Ellen dans ses bras ; Ellen sentit ses membres se glacer et son front devenir brûlant…

Cette nuit, au lieu de son sommeil de vierge, elle eut d’ardentes veilles, toutes pleines de joies sans motifs et de souffrances inconnues.

Le jour trouva ses beaux yeux ouverts ; elle sourit à l’aube naissante, mais il y avait sous sa paupière des larmes à peine séchées.

Elle aimait ; elle ne le savait point. Avec l’amour un instinct nouveau s’était éveillé en elle.

Quelque chose lui disait de fuir cet homme qui avait chassé le repos de sa couche.

Mais en même temps un irrésistible attrait l’entraînait à le revoir.

Il n’y eut en elle qu’un instant de combat entre ces deux sentiments contraires.

Il faut l’éducation pour rendre victorieux le premier instinct de pudeur, et cette frayeur qui naît en même temps que l’amour est faible contre la passion ignorante.

Du combat, il ne reste rien, sinon un naïf besoin de mystère.

Ellen revit le capitaine Percy Mortimer, vers qui son cœur s’élançait malgré elle ; mais elle fut plus prudente que les premiers jours, et les hôtes du paquebot n’assistèrent point à cette troisième entrevue.

Ce furent quelques mots échangés, de l’émotion et un silence qui parlait.

Jermyn était cloué à son lit par la fièvre.

Le paquebot entra dans la Tamise. Ellen et Percy ne s’étaient point dit qu’ils s’aimaient ; mais il s’était fait entre eux un involontaire échange de confidences.

Ellen avait appris au capitaine le motif du voyage de la famille ; Percy avait dit à Ellen que sa vie était vouée au labeur ingrat d’une entreprise qui dépassait peut-être les forces d’un homme.

Il avait dévoué sa jeunesse à l’accomplissement d’une grande pensée ; il s’était fait le bras d’une vaste intelligence ; il avait passé deux années en Irlande à préparer les bases d’un traité de paix entre les passions qui déchirent ce malheureux pays.

Protestant, il avait opposé une digue aux furieux envahissements des prétentions protestantes ; et en même temps il avait poursuivi, l’épée à la main, les ténébreux bataillons du whiteboysme.

Et il succombait déjà sous les haines liguées des deux partis extrêmes ; son dévouement portait ses fruits…

Ellen comprenait vaguement et admirait qu’on pût tirer l’épée pour conquérir la paix.

La tâche de Percy lui apparaissait grande et noble ; elle la voyait à travers son amour naissant et s’habituait vite à chercher ailleurs que dans le triomphe absolu des catholiques le salut de sa chère Irlande.

Percy était pour elle le sauveur de son pays, et qu’elle était heureuse d’avoir un prétexte de plus pour admirer et pour aimer !

Dès ce moment son cœur était donné sans réserve.

 

Morris avait traversé les comtés de l’Irlande et ceux de l’Angleterre. Il était à Londres depuis un jour lorsque son père et ses frères quittèrent le paquebot.

Il les attendait devant la douane.

Percy Mortimer entendit prononcer le nom de Richmond. Il sut où il devait se rendre pour revoir Ellen.

Lord George Montrath possédait, en effet, une maison de plaisance au-devant de Richmond.

Morris, en vingt-quatre heures, avait pris toutes les informations nécessaires ; son plan était prêt.

Il était environ deux heures de l’après-midi, au moment de l’arrivée. Le vieillard et ses fils, accompagnés d’Ellen, traversèrent Londres pour prendre à pied le chemin de Richmond. La nuit était presque venue lorsqu’ils atteignirent les premières maisons de la ville.

Morris leur montra du doigt une gracieuse demeure qui regardait la Tamise, du haut d’un coteau verdoyant.

Et il leur dit :

— C’est là !

On s’arrêta. Le vieux Mill’s, appuyé sur son bâton, regarda longtemps ce noble manoir qui était la prison de sa fille adoptive. Le vent de la rivière soulevait les longues mèches de ses cheveux blancs. Ses yeux étaient humides.

Le regard de Morris restait sec. Il avait perdu cet air de santé robuste qui faisait de lui naguère un des plus joyeux garçons de Knockderry ; sa joue était creuse et pâle ; la fièvre brûlait dans ses yeux.

On se remit en marche.

Le voyage avait épuisé à peu près les ressources de la famille. L’Heiress eut néanmoins un lit dans l’un des hôtels de Richmond. Mill’s et ses fils s’étendirent sur la paille d’une écurie.

Le lendemain, avant le jour, les huit jeunes gens étaient debout.

— Ramenez-moi ma pauvre enfant, dit le vieillard d’une voix tremblante.

— Père, répliqua Morris, l’honneur de Mac-Diarmid sera sauvé.

Les huit jeunes gens, armés de leurs bâtons, se firent ouvrir les portes de l’hôtel et gagnèrent la campagne.

L’aube blanchissait parmi les brumes de la Tamise, au-dessus de Londres endormi. Les Mac-Diarmid se dirigèrent vers cette noble demeure que Morris leur avait montrée du doigt la veille, en disant : « C’est là… »