La Question du Slesvig

La Question du Slesvig
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 448-458).
LA
QUESTION DU SLESVIG

Pendant la première année de la guerre, je suivais la frontière que marque la Kongeaa. C’était par un jour de mars mêlé de neige fondante et de soleil et, sous un ciel immense comme sont ceux des plaines, je découvrais une grande étendue de cette terre du Slesvig. A quelques mètres de moi, s’abritait un poste allemand dans une maison basse. J’apercevais au delà un groupe de bâtiments, vieux, simples et confortables qu’on me dit être la ferme qu’habite le député au Landtag de Prusse, Kloppenborg Skrumsager. Du côté où j’étais, dans un petit bois, Skibelung Krat, se dresse la statue du roi Magnus, le fils de saint Olaf, qui, par sa victoire sur les ennemis du Danemark, assura, la sécurité de la frontière danoise. Un peu plus loin se trouve le monument qui représente la langue maternelle, une belle jeune femme qui regarde le Slesvig. Ses mains reposent sur la tête de l’historien A.-D. Jörgensen et sur celle du poète Lembcke. Histoire et poésie, c’est de cela qu’ont vécu les Danois du Slesvig, pour qui la langue danoise était le bien le plus précieux. Ils venaient parfois s’asseoir au milieu de ces arbres, sur des bancs disposés en rond pour parler et chanter librement sur le sol de la patrie. Autour, ils avaient mis les bustes des chefs qui ont soutenu le combat à leur tête et qui, aujourd’hui, sont descendus dans la tombe. Tous, ils ont espéré que la captivité prendrait fin, sans jamais défaillir, sans jamais douter de la justice ; ils sont morts en croyant que, pourvu qu’on ait la patience d’attendre, même dans les choses humaines, l’équité et le droit finissent par triompher.


Il y a plus de cinquante-quatre ans, le 1er juin 1864, Auguste Geffroy, qui connaissait si bien la politique et l’histoire de la Scandinavie, publiait ici, en pleine guerre des Duchés, pendant l’armistice qui suivit la défaite du Danemark à Dybböl, et tandis qu’avait lieu la conférence de Londres, un article éloquent où il plaidait la cause du peuple danois et dénonçait avec une clairvoyance singulière les plans de conquête des Puissances centrales. Il prédisait le conflit qui allait les mettre aux prises lorsqu’il faudrait partager le butin, ces Duchés pour lesquels elles avaient fait la guerre. Il montrait à l’Angleterre, dont la politique avait été si faible et si irrésolue, pour ne pas dire plus, la marine allemande qui allait être créée grâce aux ports et aux marins des côtes enlevées au Danemark et qui allait permettre à l’Allemagne, non seulement de dominer dans la Baltique, mais de menacer jusqu’aux îles Britanniques. Il affirmait aussi qu’il était nécessaire de protéger et de favoriser le développement des marines scandinaves appelées à rendre tant de services et qui de fait en ont rendu de si précieux pendant la guerre universelle [1].

Les grandes Puissances européennes ont laissé se consommer le crime. Bismarck a eu cette terre « qu’il lui fallait. » C’était un coup d’essai dont la guerre de 1870 n’a été qu’une réédition en plus grand ; l’unité allemande était fondée. La guerre de 1914-1918 fut la conséquence des ambitions de l’Allemagne et des erreurs de l’Europe. Pour le Danemark, dont la seule faute avait été d’être faible, n’ayant plus confiance ni en sa force ni en la justice, amoindri, humilié, il s’affaissa moralement ; son activité se tourna vers le commerce, l’industrie, les entreprises d’outre-mer ; dans l’art même et dans la science, ses œuvres eurent un caractère réaliste et utilitaire.

Mais il y eut des Danois qui ne désespérèrent jamais et ce turent justement ceux qui avaient été arrachés à leur patrie pour devenir les membres d’une nation contre laquelle ils venaient de se battre et qu’ils avaient toujours haie. Ils continuèrent de lutter avec les armes du courage, de l’intelligence, de la persévérance, et l’ennemi, devenu le maitre, ne put leur arracher ni leur terre, ni leur langue, ni leur cœur danois. La première fois que parurent leurs députés à la Diète de la Confédération de l’Allemagne du Nord, ils prononcèrent ces paroles : « Nous sommes Danois et nous voulons être traités en Danois. » Récemment, au Landtag, M. Kloppenborg Skrumsager terminait un discours par ces mots : « Nous autres Danois, nous portons la tête aussi haute que les Prussiens. » Dans la salle, quelqu’un cria : « Mais n’êtes-vous pas Prussien ? » Il descendait les marches de la tribune ; il s’arrêta et se retournant, dit tranquillement, d’une voix forte : « Je suis Danois. » Cinquante années n’avaient rien changé.

Elles avaient plutôt resserré que distendu les liens qui rattachaient le Slesvig au Danemark, parce que l’amour était devenu tout à fait conscient ; plus il était difficile, dangereux même de l’exprimer, plus il avait de prix. L’histoire du Slesvig ne se comprend que si on se souvient que, joint au Holstein, pays allemand qui était tombé aux mains des rois de Danemark à la suite de mariages, il était habité au Sud par une noblesse mi-allemande, mi-danoise ayant des terres au Nord et au Sud de l’Ejder ; elle avait donc intérêt à ce que les Duchés fussent unis et elle travailla à germaniser le Slesvig. La Réforme, venue d’Allemagne, y contribua aussi et, jusqu’au XIXe siècle, les rois de Danemark laissèrent se répandre l’influence allemande.

La réaction contre la germanisation partit des paysans, ce qui était bien naturel puisque les Slesvigois étaient et sont encore presque entièrement des paysans. Quand la guerre de 1864 fut déclarée par la Prusse et l’Autriche au Danemark sous prétexte qu’il n’avait pas rempli les conditions relatives à la politique intérieure des Duchés qu’il s’était engagé à observer, le gouvernement danois fit immédiatement évacuer le Holstein, montrant par là qu’il considérait comme allemand ce duché dont la possession lui avait pourtant été reconnue, avec celle du Slesvig, par le traité de Londres en 1832 ; l’armée danoise, soutenue par une population qui ne se sentait rien d’allemand, défendit alors avec un courage héroïque le Slesvig.

Les Slesvigois crurent d’abord qu’ils pourraient décider de leur sort. Napoléon III avait fait introduire dans le traité de Prague, qui termina la guerre de 1866, le paragraphe 5 où il était dit que « les districts septentrionaux du Slesvig pourraient être de nouveau réunis au Danemark s’ils en exprimaient le vœu par un vote librement émis. » Pendant bien des années cette promesse fut leur réconfort. À plusieurs reprises, par des adresses et des émissaires qu’ils lui envoyèrent, ils demandèrent à l’Empereur de la faire exécuter. Le gouvernement impérial y songeait. Dans sa correspondance diplomatique Drouyn de Lhuys y revient sans cesse.

Une députation slesvigoise se rendit à Berlin pour supplier le Roi de faire procéder aux élections ; il refusa de la recevoir ; mais une adresse signée par 17 000 Slesvigois lui fut remise ; elle n’eut pas plus de succès qu’une autre qui portait 27 473 signatures.

La guerre de 1870 affaiblit les espérances qui reposaient sur le paragraphe 5 ; elles achevèrent de s’éteindre lorsque, le 12 octobre 1878, l’Autriche consentit à ce que l’Allemagne supprimât cette clause.

On peut dire que le plébiscite promis par le paragraphe 5 avait eu lieu en 1867 aux deux élections pour la constituante de la Confédération de l’Allemagne du Nord et pour la Diète de l’Allemagne du Nord où, dans tout le Slesvig, les Danois comptèrent 25 598 votes contre 24 664 votes allemands ; dans le Nord 81 pour 100 des habitants volèrent, et 80 pour 100 donnèrent leurs voix aux députés danois ; le reste représentait les votes des nouveaux fonctionnaires qui avaient pris part aux élections. À Flensborg, dans le Slesvig moyen, il y eut une majorité danoise.

On put alors observer le même phénomène qu’on a vu se produire en Alsace-Lorraine après l’annexion. Un flot d’émigration emporta les jeunes gens soit vers le Danemark, soit vers l’Amérique, quand on les obligea à faire leur service militaire ; au moment de la guerre de 1870, pour ne pas combattre contre la France, d’autres quittèrent à leur tour le Slesvig qu’ils ne devaient plus revoir. Les prêtres refusèrent de prier pour le succès des armes allemandes Les derniers fonctionnaires danophiles, prêtres et instituteurs, donnèrent alors leur démission. Il y eut entre 1897 et 1901 un président supérieur du Slesvig-Holstein, M von Köller, qui expulsa des milliers d’optants, et beaucoup de Slesvigois sujets prussiens, Lorsque les autorités allemandes constataient qu’elles ne parvenaient pas à germaniser, elles expulsaient, et cette habitude s’est perpétuée ; on fabriquait, au moyen d’arguties, des « sans-patrie, » hjemlöse, c’est-à-dire qu’on enlevait aux gens leur qualité d’Allemands sans qu’ils devinssent Danois pour cela ; s’ils se mariaient, s’ils établissaient un commerce, on leur interdisait le séjour et on les conduisait à la frontière. Enfin, on voulut exproprier ce peuple profondément attaché à sa terre et qui n’a guère d’autre occupation que la culture. Environ 60 000 jeunes gens étaient partis. L’Allemagne poursuivait en Slesvig l’idée, qui lui est si chère, de vider de leurs habitants les pays qu’elle annexe. La chose faite, on peut alors sans danger adopter le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et laisser faire un plébiscite.


La résistance du Slesvig septentrional fut d’abord spontanée et violente, puis elle s’organisa. « Le fil rouge qui passe à travers toute la politique des Slesvigois depuis le malheur de 1864 jusqu’au jour d’aujourd’hui, a écrit un de leurs députés, Gustav Johannsen, est le désir, l’indéracinable espérance de retourner au Danemark. » C’est dans les maisons, une fois les portes fermées, que se conservaient la langue danoise, le souvenir et l’amour du Danemark. Le maître d’école était le premier instrument de germanisation ; ses émoluments étaient augmentés si son travail portait des fruits. Mais il trouvait dans les enfants de paysans, sérieux et volontaires, élevés dans l’épreuve, des consciences qui ne pliaient pas. En écoutant les récits historiques arrangés à l’allemande, plus d’un élève instruit par ses parents s’est écrié : « Ce n’est pas vrai. » On rapporte qu’à Tönder, un instituteur avait coutume de faire ajouter au Pater : « Le Slesvig est mon pays, l’Allemagne ma patrie. » Un jour, le petit garçon qui avait dit la prière changea la formule pour celle-ci : « Le Slesvig est mon pays, le Danemark ma patrie. » Le maître se mit dans une grande colère, traita l’enfant de Verfluchter Dänenjung, damné Danois, mais l’appendice fut désormais supprimé.

Quand les jeunes Slesvigois avaient achevé leurs années d’école obligatoires ou même beaucoup plus tard, si les circonstances ne l’avaient pas permis plus tôt, à vingt, à trente, à quarante ans, ils allaient, pendant un hiver, suivre des cours dans les écoles primaires supérieures du Danemark. C’est une institution spéciale à ce pays d’où elle s’est répandue dans toute la Scandinavie ; elle a été, pour le Slesvig, d’une grande utilité. Dans ses villes et dans ses villages, le Danois du Jutland méridional avait ses « maisons d’assemblée, « avec une bibliothèque danoise, une salle de conférences, un gymnase, un restaurant où le dimanche il venait en famille prendre le café et causer. Là aussi se tenaient les réunions des associations qui défendaient sa langue et ses droits politiques.

Dans l’armée le soldat slesvigois était maltraité et injurié comme l’Alsacien. Aussi revenait-il plus Danois qu’auparavant, de même que l’enfant se sentait plus Danois en sortant de l’école. Les nouvelles générations qui savaient l’allemand étaient mieux armées pour la lutte que celles qui avaient l’âge d’homme lors de l’annexion.

Devant tous les dangers qui menaçaient la nationalité danoise, les Slesvigois s’unissaient et trouvaient vite le moyen de parer les coups. Ils tenaient de grandes « assemblées d’affaires » tous les ans et, en dehors des caisses de chacune des ligues, ils avaient un « fonds de fer » pour couvrir les dépenses inattendues dont la principale était les amendes. Afin d’amener des Allemands, l’État prussien avait acheté des domaines et installé des fermes : deux sociétés privées, où les fonctionnaires jouaient un rôle dominant, s’étaient attelées à la tâche de coloniser. Tant d’efforts avaient abouti à installer quatorze familles dans la circonscription d’Haderstev et quatre dans celle d’Aabenraa. C’était déjà trop. Une Société allemande de crédit prêtait aux agriculteurs gênés dans leurs affaires, avec un droit de préemption pour l’Etat pour le cas où ils vendraient leur propriété. En 1909, le député danois au Reichstag fonda une banque slesvigoise de crédit agricole, au capital de 830 000 mark, qui furent souscrits, dans le Slesvig même, en quelques mois. A la fin de 1913, la Société avait consenti 577 prêts s’élevant à 4 962 825 mark. En 1912, le gouvernement prussien proposait au Landtag d’assurer au Slesvig une somme analogue à celle qui était consacrée à la colonisation de la province de Posen et de la Prusse occidentale. A cette nouvelle menace les Slesvigois répondirent encore par la création d’une ligue, qui devait éclairer les paysans danois et les prévenir contre les offres alléchantes d’achat et même de prêt qui étaient le moyen le plus sûr de lui enlever son indépendance, de le déposséder et finalement de le déraciner pour implanter des Allemands sur le sol qui de tout temps lui avait appartenu.

Le travail politique fut si intense que, depuis 1890 où le nombre des voix danoises descendit le plus bas par suite de l’émigration, il n’a cessé de monter. Cette résistance opiniâtre et pratique dans les moyens qu’elle employait, n’était l’œuvre que des Slesvigois septentrionaux, environ 150 000 personnes, mais leur succès, l’exemple de solidarité et de persévérance qu’ils donnaient firent surgir de plus en plus dans le centre, des survivances de sentiments danois.

La guerre arriva comme l’épreuve suprême. Un régime de terreur allait régner. Dès le vendredi 31 août, aussitôt que l’Allemagne fut déclarée en état de siège, on arrêta en masse le député Hanssen et les journalistes, les propriétaires et les simples pêcheurs. La petite île de Barsö fut presque complètement privée de ses habitants ; on emprisonna aussi les femmes. Quelques-uns des prisonniers, regardés comme dangereux, furent mis en cellule. On annonça aux captifs, pour les déprimer, que l’Allemagne lui ayant posé un ultimatum, le Danemark s’était joint aux Puissances centrales, leur avait laisse occuper le Jutland et poser des mines dans les BeIls pour empêcher le passage des bâtiments anglais et russes. Les prisonniers ne furent relâchés qu’en septembre.

Il n’y a rien de pire dans le joug étranger que le service militaire et le fait de forcer la nation opprimée à se battre contre les peuples dont elle espère sa libération. Il n’y a rien qui viole plus complètement le droit ni qui porte une atteinte plus directe à la dignité individuelle. Les soldats Slesvigois partirent silencieusement. Leur soumission ne peut étonner ; tout d’abord il n’était possible de s’y soustraire que dans certaines circonstances ; c’était aussi la continuation de la politique reposant sur la légalité qu’on avait adoptée depuis trente-cinq ans à peu près et d’après laquelle on réclamait la jouissance des mêmes droits que les autres citoyens allemands afin de mieux défendre la nationalité danoise. Cependant les soldats slesvigois que j’ai pu voir parce qu’ils étaient prisonniers chez nous m’ont dit n’avoir jamais tiré un coup de fusil contre les Français. Pendant les combats, inactifs, ils cherchaient seulement à éviter les projectiles et parfois ils passaient pour des héros parce qu’ils se lançaient en avant pour se faire prendre. Un grand nombre avaient déserté et s’étaient réfugiés en Danemark.

En Slesvig les journaux danois n’existaient plus que comme organes de la censure allemande. Les gens dont on connaissait les sentiments danois étaient à tous moments dénoncés et condamnés par les tribunaux. Malgré cela, les nouvelles des défaites allemandes volaient de maison en maison, on se les soufflait à l’oreille. Une immense espérance remplissait tous les cœurs. « Préparez les mâts, » écrivait un soldat, voulant faire entendre par là que le Danebrog, le drapeau danois, flotterait bientôt sur le Slesvig. Un autre, pendant la dernière retraite de la Marne, envoyait à sa famille ces simples mots « Tout va admirablement, si cela continue ainsi, nous serons chez nous dans quelques semaines ; » la censure, ne comprenant pas l’ironie, laissait passer la lettre. Quand des bruits de paix prématurée se répandaient, les Slesvigois, anxieux, souhaitaient la continuation de la guerre en dépit de tout ce qu’ils souffraient et de la mort de leurs enfants dont plus de 6 000 ont péri. Une paysanne disait qu’elle eût mieux aimé perdre tous ses fils que de perdre son espérance ; cette espérance était que le Slesvig fût bientôt réuni au Danemark.

Les événements se précipitaient. On approchait de ce tournant de la guerre qui a si rapidement amené notre victoire complète. Les représentants du Slesvig affirmèrent publiquement ses droits. Le 23 octobre dernier, M. H. -P. Hanssen demanda au Reichstag que, conformément à l’engagement pris au traité de Prague, on autorisât le Slesvig du Nord à procéder h un plébiscite. M. Soif répondit que le paragraphe 5 auquel se référait le député du Slesvig avait été effacé par l’Allemagne avec le consentement de l’Autriche.

Le jour même où M. Hanssen parlait au Reichstag, le gouvernement et le Rigsdag danois ont déclaré que le peuple danois, tout en maintenant sa neutralité, comptait « pour la réalisation de ses espérances nationales sur l’équitable application du principe des nationalités reconnu par les deux groupes de belligérants. »

Après l’armistice et l’établissement du gouvernement révolutionnaire en Allemagne, avait lieu à Aabenraa, en présence des trois députés, une séance inoubliable pour le Slesvig. Le local était cette même maison d’assemblée où en 1911 j’avais entendu plusieurs orateurs adresser à ces jeunes gens que la guerre allait placer dans des conditions si douloureuses des paroles d’encouragement, alors que tout démentait la confiance qui ne pouvait mourir dans leurs âmes. Le dimanche 17 novembre, une foule joyeuse remplissait la grande salle claire et gaie, les escaliers, la maison tout entière et le jardin. On était accouru des extrémités du Slesvig. On émit une résolution par laquelle on demandait que la question de la réunion au Danemark fût soumise au vote de tous les habitants du Slesvig du Nord, hommes et femmes, ayant plus de vingt ans, qui y sont nés ou y demeurent depuis plus de dix ans.

D’autre part, à Copenhague, les porte-paroles officiels du Danemark ne représentaient pas très fidèlement ses véritables aspirations. Il y avait, pour diriger ce peuple chez lequel plus on pénètre dans ses couches profondes, plus on trouve la haine de l’Allemagne, un gouvernement radical, auquel collaboraient des socialistes, que le puissant voisin du Sud a terrorisé, dont plusieurs membres ont été ouvertement germanophiles et qui semble avoir redouté l’adjonction d’un grand nombre d’électeurs qu’il savait appartenir à d’autres opinions. Le président du Conseil, M. Zahle, ne pouvait pourtant pas manquer de recevoir cordialement le député Hanssen, lorsque, le 5 décembre, celui-ci vint à Copenhague ; dans un diner qu’il lui offrit, il remercia ses commettants de la fidélité qu’ils avaient gardée au Danemark. « Le grand malheur du monde, dit-il, employant une expression un peu singulière, permet aujourd’hui que leurs souhaits se réalisent. » Il proposa ensuite, pour résoudre les difficultés qui pourraient surgir, de donner le droit d’opter aux Allemands d’en deçà de la future frontière et aux Danois d’au delà, de sorte qu’ils puissent échanger leurs terres et leurs maisons en s’établissant les uns sur à territoire allemand, les autres sur le territoire danois. Cette idée a été particulièrement bien accueillie par les journaux allemands. Dans son discours, comme dans la réponse de M. Hanssen, il fut question d’une frontière qui ne rendrait au Danemark que le Slesvig septentrional très strictement mesuré.

Des réclamations de plus en plus nettes, de plus en plus nombreuses sont venues d’abord de la ville de Flensborg qui se trouve au Sud de la limite projetée, puis du Slesvig central. Des meetings, dans plusieurs villes du Jutland septentrional, faisaient écho à ces appels. A l’assemblée de Fredericia, le 10 décembre, un socialiste de Flensborg assurait que si tout le Slesvig jusqu’à l’Ejder était admis à voter, il témoignerait qu’il voulait être réuni au Danemark. Pour comprendre la valeur de cet aveu, il faut savoir que les socialistes du Slesvig ont été généralement les adversaires de la politique nationale, ou du moins qu’ils s’y montraient indifférents.

Les Allemands ont fait surgir des réunions de protestations contre le retour du Slesvig au Danemark, auxquelles prennent part surtout des soldats qui ne sont pas originaires du pays. Pour marquer, en haut aussi bien qu’en bas, la continuité de la politique allemande, on a appelé à Berlin comme ministre des Affaires étrangères le comte Brockdorff-Rantzau qui représentait l’Allemagne à Copenhague depuis plusieurs années ; les Danois le connaissent bien par son ingérence continuelle dans leurs questions intérieures. On l’a vu s’opposer à l’érection de monuments aux héros de 1864 ; il est allé jusqu’à faire supprimer dans les livres destinés aux écoles les passages où l’on parlait du Slesvig.

L’association des électeurs du Slesvig du Nord a déclaré dans sa réunion du 30 décembre à Aabenraa, que l’Entente ayant triomphé, il considérait la séparation d’avec l’Allemagne et le retour au Danemark comme un fait accompli. Pour cette raison, le comité ne jugeait pas correct de laisser les Danois du Slesvig prendre part aux élections de la Constituante allemande. Il assurait que, d’accord avec le Rigsdag danois, il désirait que la question des frontières fût résolue sur la base du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, pourvu que cette liberté fût exercée dans des conditions suffisantes d’indépendance. C’est à ce sujet que le comité s’est plaint des Conseils de soldats qui mettent obstacle à la préparation du plébiscite en empêchant les pétitions et les réunions publiques, en particulier dans le Slesvig central. Il a « chargé le gouvernement danois de défendre à la Conférence de la paix les intérêts des Slesvigois qui ne pouvaient espérer, telle que la situation se présentait en ce moment, obtenir par un plébiscite la reconnaissance de leurs droits. » Le 8 février, dans une troisième réunion à Aabenraa, le même comité a demandé expressément que Flensborg fût admis à voter.

Le bruit a couru qu’un accord était intervenu entre le gouvernement danois et M. de Brockdorn-Rantzau, avant son départ de Copenhague, pour régler l’affaire du Slesvig en dehors des Puissances alliées et associées, le Danemark s’engageant à ne revendiquer qu’une faible, partie du territoire annexé à la Prusse. La conduite du ministère danois et les déclarations mêmes du ministre allemand dans son discours du 14 février à Weimar ont montré que le soupçon était justifié. Ce n’est que poussé par l’opinion publique que le gouvernement a enfin posé la question devant la Conférence de la paix. Il a réclamé le plébiscite pour le Slesvig du Nord, pour Flensborg et pour quelques districts du Slesvig moyen.

La Conférence a entendu le représentant officiel du Danemark ; le Slesvig moyen, de son côté, a envoyé un mandataire à Paris et une délégation, composée d’un représentant de chacun des grands partis danois et de quatre Slesvigois, désignés par le gouvernement pour éclairer la Conférence sur les dispositions du Danemark au Nord et au Sud de la frontière actuelle, a quitté Copenhague.

Nous laissons complètement en dehors la grave question du Canal de Kiel, qui sera sans doute internationalisé. On peut considérer le sort du Slesvig du Nord comme réglé en principe, puisqu’on est sûr des aspirations de ses habitants. Pour le Slesvig central, il s’agit d’interpréter les vœux profonds d’une population qui n’est pas libre de les exprimer aujourd’hui. Cette justice suprême pourrait-elle être atteinte par un plébiscite qui aurait lieu actuellement ? Dans quelles conditions devrait-il se faire et jusqu’à quelles limites méridionales les Slesvigois devront-ils être admis à voter ? Telles sont les problèmes qui s’agitent en ce moment en Danemark et en Slesvig et que devra trancher la Conférence de la Paix.


JACQUES DE COUSSANGE.

  1. Cet article, qui intervenait à un moment critique, n’est pas le seul qu’Auguste Geffroy ait consacré à la question du Slesvig dont il a suivi toutes les phases dans la Revue pendant plus de vingt ans.