La Question des deux chambres

LA


QUESTION DES DEUX CHAMBRES




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La république peut-elle s’établir en France ? C’est la grande question du jour ; chacun la résout à sa façon, suivant son éducation, ses préjugés, ses craintes ou ses espérances. Une fois encore le sphynx est là avec tous les charmes et toutes les séductions de la liberté, mais prêt à nous dévorer, si nous ne trouvons pas le mot de l’énigme que nos pères, malgré tous leurs efforts, n’ont jamais deviné. Serons-nous plus heureux ou plus habiles ? Beaucoup de gens en doutent, et nous condamnent à désespérer éternellement de la république. « Laissons, disent-ils, aux Américains et aux Suisses une forme de gouvernement qui n’est bonne que pour eux. Le voisinage de grandes nations toujours armées en guerre, le climat, la race, la religion, la tradition, l’absence d’esprit public, la vanité nationale, sont autant d’obstacles que nous ne surmonterons jamais. Un peuple ne rompt pas avec son passé ; il ne change pas brusquement de mœurs et d’idées ; retournons à la monarchie, qui a fait autrefois la grandeur de la France, et contentons-nous de la tempérer par ces institutions constitutionnelles, qui, de 1814 à 1848, nous ont donné à l’intérieur la paix et au dehors une situation que nous serions trop heureux de retrouver aujourd’hui. »

Toutes ces objections ne sont pas de même valeur, et peut-être les plus sérieuses n’ont-elles pas toute la portée qu’on leur attribue. De la monarchie constitutionnelle à la république telle que les Américains l’entendent et la pratiquent, la distance n’est pas si grande, qu’un peuple tel que nous ne puisse la franchir ; mais ce gouvernement tempéré, pondéré, dont les Américains sont fiers à juste titre, nous ne l’avons jamais eu en France. Soit ignorance, soit fatuité, nos législateurs ont dédaigné les leçons de l’expérience ; ils n’ont établi sous le nom de république que le despotisme d’une assemblée sans contre-poids. En 1791, en 1793, en 1848, des causes nombreuses et diverses ont amené l’avortement de la liberté ; mais, l’histoire à la main, il est aisé de prouver que l’omnipotence d’une chambre unique a été la raison principale, la cause décisive de nos désastres et de nos misères. Peut-être une seule chambre est-elle sans danger chez un petit peuple dont toute la vie est municipale ; dans un grand pays comme le nôtre, elle conduit fatalement à la confiscation de la liberté, à l’anarchie et au despotisme. L’Angleterre en 1648, la France en 1793, ont souffert de la même erreur et passé par les mêmes déceptions. Ce n’est pas le hasard qui a enfanté la tyrannie de Cromwell et de Robespierre, ou qui a fait mourir de la même façon Charles Ier et Louis XVI. On peut affirmer que la division du pouvoir législatif est une loi nécessaire, une condition de la liberté qu’aucun peuple, aucun siècle ne viole impunément. L’établissement de deux chambres suffira-t-il pour sauver la république ? Je l’ignore ; mais sans être prophète on peut assurer qu’avec une chambre unique elle est perdue.

Cette assertion étonnera plus d’un lecteur. En 1795, on l’eût regardée comme une vérité triviale ; il n’y avait pas de républicain sensé qui n’attribuât à l’unité législative les fautes et les crimes de la convention. Aussi dans la constitution de l’an III établit-on presque sans discussion un conseil des anciens à côté du conseil des cinq-cents ; mais peu à peu le souvenir des événemens s’est effacé : on a oublié une vérité qui nous coûtait si cher. Depuis la restauration, ceux-là mêmes qui ont réclamé la division du pouvoir législatif ont défendu leur cause par d’assez pauvres raisons ; ils n’ont vu que le petit côté de la question.

Ouvrons un livre justement estimé, le Cours de droit constitutionnel de Rossi[1]. C’est à deux idées différentes que l’auteur réduit tout le problème. Les uns, dit-il, rattachent la nécessité des deux chambres à un principe d’organisation sociale, les autres n’y voient qu’un règlement politique. Pour les premiers, qui ont étudié la constitution d’Angleterre dans Montesquieu, l’inégalité des conditions est un fait naturel, permanent dont le législateur doit tenir compte. Il y a partout une aristocratie et une démocratie. La loi peut fortifier l’aristocratie en l’entourant de privilèges, elle ne la crée pas. Si vous voulez que la nation soit représentée dans son ensemble, faites une place à chacun de ces deux élémens de la société. Autrement la majorité étouffera la minorité par la brutalité du nombre, à moins que la minorité, plus riche, plus adroite, plus unie, ne s’empare des élections et de l’assemblée pour écraser à son tour la majorité. Les deux chambres sont une transaction entre l’aristocratie et la démocratie : la chambre haute ou sénat représente l’esprit de conservation, la tradition, la propriété ; la chambre basse ou corps législatif représente les idées nouvelles, les intérêts nouveaux, le progrès, la jeunesse et la vie.

La seconde opinion, continue Rossi, ne voit dans le partage du pouvoir législatif qu’une question de convenance et de sagesse politique. Une assemblée unique est exposée à tous les entraînemens de l’heure présente, à tous les orages de la passion. Pour la garantir de ses propres faiblesses, il faut la diviser. Une double discussion, une double délibération, donnent au législateur et au pays le temps de réfléchir ; elles assurent la victoire de la raison. Dans cet ordre d’idées, qui est celui que les constituans de l’an III ont suivi, peu importe comment on compose chacune des deux chambres, pourvu qu’il y en ait deux qui se modèrent l’une par l’autre. A vrai dire, il n’y a ni chambre haute, ni chambre basse ; il y a un seul corps législatif partagé en deux sections.

Pour résumer en peu de mots les deux systèmes : dans le premier, c’est le double élément social qui fait la différence ; dans le second, c’est la double action d’un même élément.

Cette distinction de l’aristocratie et de la démocratie a fait fortune sous la restauration : on la retrouve dans la plupart des discours et des pamphlets du temps. Montesquieu était la grande autorité du jour. On citait son opinion comme un dogme qui ne souffrait pas de discussion ; mais, à supposer que l’ingénieux auteur de l’Esprit des lois ait vu juste, qu’il ait exactement décrit la société anglaise telle qu’elle existait en 1748, qui ne sent que ses observations ne s’appliquent nullement à la France de 1814 ou de 1830 et moins encore à la France de 1871 ? Pour faire la part de l’aristocratie dans le gouvernement, la première condition, il est naïf de le dire, c’est qu’il y ait une aristocratie. En Angleterre, elle existe ; mais où la trouver en France et en Amérique ? Croit-on que la loi puisse créer une pareille institution chez un peuple qui a pour l’égalité une passion jalouse ? En 1814, on a fait une pairie héréditaire, en 1830 une pairie viagère, en 1852 un sénat. On a mis dans ces assemblées des hommes distingués, de vieux serviteurs de l’état. Quelle force ont-ils donnée au gouvernement, quelle révolution ont-ils empêchée ? Sans racine dans le pays, l’orage les a emportés. Après une expérience si souvent répétée, il n’est plus permis en France de faire de l’aristocratie un élément de la société et du gouvernement.

Est-il vrai d’ailleurs qu’en France l’aristocratie du talent, de la richesse, ou même de la naissance, soit exclue du corps législatif ? Il suffit de prendre une liste de députés pour s’assurer du contraire. Sans doute il y aura toujours des hommes de mérite qui chez nous, comme en tout autre pays, seront écartés des assemblées. La démocratie n’a de goût que pour ses créatures, les partis se liguent contre ceux qui n’épousent pas leurs passions : un caractère indépendant est partout un titre d’honneur et un titre d’exclusion ; mais, toutes réserves faites, n’en est-il pas de nos assemblées comme de l’Académie française ? Il n’est pas difficile de nommer un certain nombre d’écrivains qui devraient être de l’Académie, et qui n’en sont pas : mais, à tout prendre, on ne trouverait pas quarante noms pour représenter l’esprit français aussi bien que le fait l’Académie. De ce côté encore, la raison donnée par Rossi ne vaut rien.

J’en dirai autant de cette distinction qui oppose l’esprit de conservation à l’esprit de progrès. Si l’on veut ôter toute popularité à l’une des deux chambres, que peut-on imaginer de mieux que d’en faire l’emblème du passé, l’instrument de la résistance chez un peuple amoureux de nouveautés ? Que la chambre des lords ait peu de goût pour les innovations, qu’elle défende à outrance les vieux principes anglais, c’est son affaire, cela tient, si l’on veut, aux origines et à la constitution de la pairie anglaise, mais il n’y a point là une loi naturelle applicable en tout pays. Est-ce que le sénat américain est plus conservateur ou moins ami de la liberté que la chambre des représentans ? Est-ce qu’il a pour politique de retarder le progrès ou de braver l’impopularité ? Tout au contraire, le sénat est la tête et le cœur du peuple américain. C’est lui qui a la confiance de la nation ; c’est lui seul qu’on écoute. Un pays de 40 millions d’âmes se laisse docilement conduire par une assemblée de soixante-quatorze conseillers. Admirable institution qui permet à la démocratie américaine de rivaliser de constance et de grandeur avec les gouvernemens de Rome, de Venise ou de Londres. Qu’on ne nous parle donc plus des droits ou des privilèges de l’aristocratie.

Le second motif que donne Rossi pour justifier le partage du corps législatif est plus sérieux et mieux fondé. La mer n’est ni plus orageuse, ni plus perfide qu’une assemblée unique, surtout quand cette assemblée est nombreuse ; mais à première vue on peut trouver qu’une seconde chambre est une machine bien lourde et bien coûteuse, si elle ne doit servir qu’à ralentir la discussion. Pour laisser à la passion populaire le temps de refroidir, ne saurait-on imaginer quelque moyen plus simple ? On établira la nécessité de trois lectures ou de trois délibérations avant le vote de la loi ? On mettra un intervalle de plusieurs jours entre la proposition, la discussion et le vote ? On exigera les deux tiers ou les trois quarts des voix, quand il s’agira de quelque grande mesure, comme une déclaration de guerre ou la révision de la constitution ? On aura un conseil d’état qui préparera les lois ? On fortifiera le veto du président ? Toutes ces précautions ont une apparence de raison, et cependant autant d’inventions, autant d’insuccès ! Après tant d’avortemens, il est évident que brider les caprices ou les fureurs d’une assemblée unique est un rêve aussi chimérique que d’enchaîner les flots de l’océan.

D’où vient cette impuissance ? C’est qu’on a contre soi la nature des choses ; c’est qu’on ne tient pas compte de l’humanité et de ses faiblesses. Pour mettre un peuple à l’abri des passions ou des folies d’un prince, est-ce qu’on s’en remet à la prudence et à la sagesse du souverain ? Ne cherche-t-on pas à établir des garanties, c’est-à-dire des obstacles extérieurs qui contiennent l’homme et le forcent en quelque façon à être sage malgré lui ? Croit-on qu’on donnerait une constitution à la Russie ou à la Turquie parce qu’on obtiendrait du tsar ou du sultan la promesse de ne se décider qu’après trois jours de réflexion, ou après avis offert par un conseil d’état qu’on n’est pas tenu d’écouter ? En quoi le problème est-il changé parce qu’au lieu d’un maître on en a sept cent cinquante ? Le mal même est aggravé, car un prince se sent responsable devant l’opinion et devant l’histoire, tandis qu’une assemblée est une puissance anonyme et sans responsabilité. Pour assurer les libertés publiques, il faut donc limiter le pouvoir législatif ; mais où trouver la borne qu’il ne franchira pas ? Celui qui fait la loi sera toujours le maître du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire ; il lui suffit d’un vote pour renverser et anéantir tout ce qui le gêne. Il n’y a donc qu’un moyen d’arrêter les usurpations du pouvoir législatif, c’est de l’opposer à lui-même, autrement dit, de le diviser. « Pour pouvoir être borné, écrivait en 1771 le meilleur élève de Montesquieu, le Genevois Delolme, le pouvoir législatif, doit être absolument divisé, car, quelques lois qu’il fasse pour se limiter lui-même, elles ne sont jamais par rapport à lui que de simples résolutions. Les points d’appui aux barrières qu’il voudrait se donner, portant sur lui et dans lui, ne sont pas des points d’appui. En un mot, on trouve à arrêter la puissance législative, lorsqu’elle est une, la même impossibilité que trouvait Archimède à mouvoir la terre[2]. »

Il est bizarre qu’en France on n’ait jamais vu qu’attribuer le pouvoir législatif à une assemblée unique, c’était, sous un autre nom, lui donner le pouvoir absolu. Qu’est-ce que le gouvernement ? C’est l’autorité qui fait la loi et l’autorité qui l’exécute ; mais de ces deux magistratures, l’une est maîtresse et l’autre subalterne : le législateur qui règle à son gré l’administration, la police, la justice, l’armée, l’impôt, tient visiblement dans sa main toutes les forces de l’état. De quoi se plaignaient nos pères en 1789 ? De ce que le prince seul faisait la loi ; sa volonté était sans contrôle. Si veut le roi, si veut la loi, disait un adage de notre ancien droit. La seule barrière qui protégeât la liberté du sujet, c’était le parlement. Grâce à ses remontrances, qui à l’occasion adoucissaient ou désarmaient l’arbitraire royal, le parlement, suivant la remarque de Blackstone, avait empêché la France de tomber aussi bas que la Turquie. Limiter cette autorité absolue était sage ; la transférer à une assemblée unique, c’était déplacer le despotisme, ce n’était point l’abolir.

Ce qui égara le législateur de 1789, c’est qu’il avait devant lui une vieille royauté qui lui faisait peur. Elle avait de si profondes racines, on la croyait si forte et si menaçante, qu’on s’imaginait ne pouvoir assez l’affaiblir. La dépouiller du pouvoir législatif au profit d’une assemblée, c’était, pensait-on, le seul moyen d’armer la nation contre des abus intolérables, et d’assurer à jamais le règne de la liberté. On ne voyait pas qu’on remplaçait une royauté paternelle, plus arbitraire que violente, par un corps législatif où les factions déchaînées s’arracheraient la souveraineté. L’omnipotence de l’assemblée devait faire le bonheur de la France et du monde ; c’est de cette boîte de Pandore que sont sortis tous les maux et tous les crimes de la révolution.

Que les Américains ont été plus prévoyans et plus sages ! Nés dans un pays libre qui depuis son origine se gouvernait lui-même, et ne connaissait que de nom la royauté lointaine de la métropole, les habitans des colonies anglaises avaient appris de bonne heure à se défier du seul pouvoir qui dans une république peut entreprendre sur les libertés et les droits des citoyens ; ce pouvoir est celui des assemblées. Toutes les constitutions américaines, on ne l’a pas remarqué, sont des barrières opposées à l’usurpation du pouvoir législatif ; toutes les constitutions françaises sont des batteries dirigées contre le pouvoir exécutif. Nous avons grandi outre mesure l’autorité de nos mandataires, et nous nous sommes asservis de nos propres mains.

Prenez la constitution fédérale ou quelqu’une des trente-sept constitutions des états particuliers : toutes sont faites sur le même modèle ; toutes ressemblent en apparence à nos chartes républicaines. On y retrouve une déclaration de droits, l’établissement et l’organisation des trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, et enfin le droit de révision ; mais chacune de ces prescriptions a un sens différent dans les deux pays. Si nous avons copié la lettre des constitutions américaines, nous n’en avons jamais saisi l’esprit. Qu’est-ce que nos déclarations des droits de l’homme ? Un vain frontispice, une décoration pompeuse qui ne sert à rien, des maximes générales que le législateur ordinaire modifie ou viole suivant son bon plaisir. La loi n’est qu’un perpétuel démenti donné à la constitution. En Amérique, c’est la déclaration des droits du citoyen, ce sont les conditions et les réserves que le peuple met au mandat qu’il donne à ses députés. Point de principes abstraits, mais des dispositions formelles, des lois positives qui limitent nettement la compétence du législateur. On lui interdit de toucher à la liberté de conscience et de religion, à la presse, au jury, à la publicité des débats, à la libre défense des accusés, au droit d’association, de réunion, de pétition, de port d’armes. On circonscrit étroitement le terrain qu’on lui abandonne. Il appartient aux assemblées de régler les intérêts généraux du pays ; il leur est interdit de toucher à ces libertés individuelles, à ces droits primitifs que l’état a pour objet, non pas de déterminer, mais de garantir. Si le législateur sort de sa sphère, il y est rejeté par les tribunaux. Le pouvoir judiciaire, qui chez nous n’est qu’une délégation du pouvoir exécutif, est en Amérique une autorité indépendante et souveraine dans la limite de ses attributions. Loin de plier devant la décision des assemblées, le juge, qui tient son mandat de la constitution, c’est-à-dire du peuple, frappe de nullité l’usurpation législative en faisant prévaloir la constitution sur la loi qui la viole. Il y a là une garantie de la souveraineté nationale dont nous n’avons pas même l’idée.

Le partage du pouvoir législatif entre deux assemblées est un article de foi aux États-Unis, ou, pour mieux dire, c’est une vérité d’expérience qu’on ne discute même plus ; mais ce n’est pas seulement pour modérer une chambre par l’autre qu’on a établi cette division, c’est aussi pour assurer l’indépendance du pouvoir exécutif. Les Américains ne sont pas égarés comme nous par une folle jalousie, ils n’ont pas la haine de l’autorité quelle qu’elle soit. Tout au contraire, ils considèrent que l’action du pouvoir exécutif est nécessaire et bonne, tant qu’elle ne sort pas des limites que la constitution lui a tracées. Pour eux, le chef de l’état représente le peuple tout autant que le corps législatif ; il est le mandataire de la nation et non pas l’agent ou le valet d’une assemblée. S’ils veulent que les chambres maintiennent le président ou le gouverneur dans l’obéissance aux lois, ils entendent également que le président ou le gouverneur force les chambres à respecter la constitution. Loin de se défier du veto présidentiel, ils le regardent comme un appel à l’opinion qui permet au pays de faire connaître et prévaloir sa volonté. C’est ainsi qu’en pratiquant franchement le grand principe de la division des pouvoirs ils ont fait de la liberté un bienfait, de la souveraineté du peuple une vérité.

Cette souveraineté ne s’éclipse jamais. C’est en France seulement qu’on a permis à une assemblée d’imposer aux citoyens une constitution qui ne leur convient pas, et qu’il leur est interdit de toucher. Aux États-Unis, il n’y a de constitution que celle qui est ratifiée par un plébiscite, et il est toujours facile de la réviser. En France, le peuple est un Hercule endormi qui ne se réveille que pour briser ses chaînes et se donner de nouveaux maîtres ; en Amérique, le peuple est un père de famille qui veille sans cesse et n’abdique jamais. Il aime les réformes, il a l’horreur des révolutions.

Tel est le système américain, système dont toutes les parties se tiennent et se prêtent un mutuel appui. Tout y gravite autour d’un même point : la souveraineté du peuple ; tout s’y ramène à un même principe : la limitation du pouvoir législatif. Cette organisation si bien conçue, remplacez-la par l’omnipotence d’une assemblée unique, aussitôt toutes les garanties disparaissent, la liberté est perdue. La déclaration des droits n’est plus qu’un mot, puisque l’assemblée peut n’en pas tenir compte ; le pouvoir judiciaire est assujetti, le veto du président est aussi impuissant et aussi ridicule que celui de Louis XVI, la constitution modifiée suivant le caprice du législateur asservit le peuple ; il ne faut plus parler de la souveraineté de la nation ; il n’y a plus d’autres souverains que les députés qui ont usurpé à leur profit le mandat qu’on leur a confié. N’est-ce pas là l’histoire de la constituante et de la convention ?

Comprend-on maintenant que la question des deux chambres n’est pas un de ces problèmes indifférens qui comportent plus d’une solution ? C’est la question même de la liberté. Faire une république avec une seule assemblée, c’est une contradiction dans les termes : gouvernement populaire et pouvoir absolu sont deux choses qui s’excluent. C’est une vérité si éclatante, qu’on se demande par quel hasard nos pères ne l’ont pas même entrevue.

La réponse est aisée. Quand on a l’expérience des révolutions, on sait qu’il y a des momens de crise où la passion et l’erreur aveuglent les meilleurs esprits. On en était là en 1789. Lisez le premier projet de constitution présenté à l’assemblée le 27 juillet ; rien n’est plus sage que le rapport de l’archevêque de Bordeaux, Champion de Cicé. La division du corps législatif y est recommandée par les meilleures raisons, par l’exemple de l’Angleterre et de l’Amérique ; mais on était au lendemain de la prise de la Bastille, on ne songeait qu’à porter un nouveau coup à la noblesse et à la royauté. Dans cet accès de fièvre, qui s’inquiétait de l’avenir et des intérêts permanens du pays ? C’est sa crainte, c’est sa colère que le législateur érigeait en loi. Un aveu de Barnave me dispensera d’insister sur ce point.

« Dans la disposition des esprits, écrivait-il en 1791, dans l’état où les événemens avaient conduit l’opinion publique, il faut peu s’étonner que le plan du premier comité de constitution fût rejeté, quel que fût son mérite dans la théorie. Il ne pouvait s’accomplir qu’entre des pouvoirs qui, n’ayant pas encore mesuré leur force, eussent mieux aimé s’accorder que se combattre ; mais il était absurde de penser que le peuple, qui venait d’anéantir presque sans effort tous ceux qui l’avaient opprimé pendant tant de siècles, voulût, le lendemain même de sa victoire, partager avec eux l’exercice de sa souveraineté. La majorité de la nation et des communes était révoltée de l’idée d’une seconde chambre. Impossible de l’organiser avec une aristocratie pulvérisée, impossible qu’une seconde chambre n’en fût pas le refuge ; il fallait passer par une chambre unique ; l’instinct de l’égalité l’exigeait. Plus tard, l’expérience et l’amour de l’ordre l’établiraient, quand l’égalité n’aurait plus à concevoir les mêmes alarmes ; autrement on s’exposait à voir pour jamais décrier ce système, et la nation à ne trouver de remède à l’anarchie que dans le pouvoir absolu[3]. »

En rejetant le partage du corps législatif, l’assemblée constituante n’écoutait pas seulement sa passion ; elle était poussée par l’opinion, elle était éblouie, étourdie par les théories en vogue, chimères dont on ne soupçonnait ni la vanité, ni le danger. Les révolutions sont des temps d’orage, les têtes y fermentent ; c’est le règne des métaphysiciens qui, sans souci des hommes ni des choses, font de la politique comme on fait de l’algèbre, avec des abstractions et des raisonnemens. En 1789, l’algébriste politique était l’abbé Sieyès, esprit faux et pédantesque qui, après avoir repoussé deux chambres au nom de la logique et des principes, devait dix ans plus tard en établir trois dans la constitution de l’an VIII. Reconnaissons toutefois qu’en demandant une chambre unique il s’appuyait sur une autorité considérable, celle de Turgot.

On connaît la réforme politique à laquelle l’illustre économiste voulait attacher son nom. Des municipalités de commune aboutissant à des municipalités de district et de province, surmontées d’une grande et unique municipalité qui administrait la France sous la main du roi : c’était le projet et le rêve de Turgot. Il s’y était attaché avec passion, et, par haine de l’aristocratie autant que par amour de la simplicité et de l’uniformité, il repoussait tout ce qui ressemblait au système compliqué du gouvernement d’Angleterre. Nous savons même qu’il avait converti Franklin à ses idées, et que, de retour en Amérique, ce dernier fît établir en Pensylvanie une assemblée unique. « Un gouvernement avec deux chambres, disait-il, lui faisait l’effet d’urne charrette attelée par devant et par derrière, avec des chevaux tirant en sens contraire. » Le mot est de Franklin, l’idée est de Turgot. Ajouterai-je que, pour la première fois de sa vie, le plus fin des hommes s’était trompé. La réforme apportée de France échoua contre le bon sens du peuple américain. La Pensylvanie revint très-vite au régime des deux chambres, et n’y toucha plus.

Malgré la largeur de son esprit, Turgot ne comprit rien à la prudence américaine : il s’irrita contre le maintien d’une institution éprouvée par le temps, et s’en expliqua avec vivacité dans sa célèbre lettre au docteur Price. Il lui semblait étrange qu’on s’occupât à balancer des pouvoirs chez un peuple d’égaux, dans un gouvernement sans roi et sans noblesse ; il n’admettait pas qu’on établît des corps différens, des contre-forces, au lieu de ramener toutes les autorités à une seule, celle de la nation. « Tout ce qui établit différens corps, disait-il, est une source de divisions ; en voulant prévenir des dangers chimériques, on en fait naître de réels. »

Cette passion de l’unité que nous allons retrouver chez Sieyès est la maladie française ; elle réduit le gouvernement à un problème de mécanique. Tout l’art du législateur consiste à simplifier les ressorts, les leviers, les contre-poids. Un gouvernement est tout autre chose. C’est un organisme vivant et compliqué comme la société qu’il représente. L’objet en est d’assurer le développement harmonieux des forces diverses dont la société se compose. Une simplification excessive n’est qu’une mutilation de la liberté. Faut-il presser beaucoup l’idée de Turgot pour en faire sortir le despotisme ? Si tout ce qui établit différens corps est une source de divisions, n’est-il point évident que la multitude des députés dans une même chambre n’est pas une moindre cause de trouble et de confusion ? Pourquoi s’arrêter à moitié chemin ? Bonaparte raisonna comme Turgot, et se montra plus grand logicien lorsque, poussant le principe d’unité jusqu’à la dernière conséquence, il se déclara seul représentant de la France, et confisqua la république à son profit.

Un patriote américain qui avait joué un grand rôle dans la révolution, John Adams, répondit à la lettre de Turgot. La Défense des constitutions des États-Unis, publiée en 1787, est un gros volume d’une érudition un peu indigeste, mais qu’on peut lire avec profit. L’auteur y démontre que chez les anciens, aussi bien que chez les modernes, il n’y a eu de liberté que dans les pays où le pouvoir législatif a été divisé. Adams est un homme d’état qui a pratiqué la liberté. Sur la science du gouvernement, il en sait beaucoup plus long que Turgot, Mably et tous les philosophes français. Qu’on en juge par les paroles prophétiques qui font la conclusion de son livre, et qu’on n’oublie pas qu’il écrivait deux ans avant la convocation des états-généraux, douze ans avant le 18 brumaire :

« Toutes les nations, sous tous les gouvernemens, ont et doivent avoir des partis politiques. Le grand secret est de les contrôler l’un par l’autre. Pour cela, il n’y a que deux moyens : une monarchie soutenue d’une armée permanente, ou une division de pouvoirs et un équilibre dans la constitution. Là où le peuple a une voix et où il n’y a pas d’équilibre, il y aura des fluctuations perpétuelles, des révolutions et des horreurs, jusqu’à ce qu’une armée permanente, avec un général à sa tête, impose la paix, ou jusqu’à ce que la nécessité d’un équilibre soit vue et acceptée de tous. »

Au début de la révolution, personne en France ne sentait la sagesse de cet avis. Le plus fidèle disciple de Turgot, Condorcet, publiait les Lettres d’un bourgeois de New-Haven, et prenait un masque américain pour recommander l’unité du pouvoir législatif, que l’Amérique repoussait. Sieyès, non moins absolu que Condorcet, son conseil et son ami, ramenait toute la question à un syllogisme. « La loi, disait-il, est la volonté du peuple ; un peuple ne peut pas avoir en même temps deux volontés différentes sur un même sujet : donc le corps législatif, qui représente le peuple, doit être essentiellement un. À quoi bon deux chambres ? Si elles sont d’accord, il y en a une d’inutile ; si elles sont divisées, il y en a une qui non-seulement ne représente pas la volonté du peuple, mais qui l’empêche de prévaloir : c’est la confiscation de la souveraineté. »

Le raisonnement de Sieyès a fait fortune ; c’est le credo des esprits faux et bornés. Pour eux, toucher à l’unité du corps législatif, c’est attenter à l’unité nationale. Cependant tout porte ici sur une équivoque. Sieyès a confondu la loi faite et la préparation de la loi, deux choses foncièrement différentes. Sans doute dans une république la loi est la volonté du peuple, comme dans une monarchie elle est la volonté du prince, et il ne peut pas y avoir en même temps deux volontés contradictoires sur un même sujet ; mais qu’importe le nombre et la division des conseillers qui discutent et préparent la loi ? Qu’il y ait une seule chambre, comme en 1789 et en 1848, qu’il y en ait deux, comme dans tous les pays constitutionnels, qu’il y en ait trois, comme en l’an viii, ou qu’il y en ait quatre, comms dans la constitution suédoise, le résultat final de toutes ces délibérations est toujours le même, c’est la promulgation d’une seule et même loi. Toute la question est donc de savoir quel est le système qui permet le mieux de constater la volonté générale ; l’unité nationale n’est nullement en jeu. Or il n’est pas besoin d’une grande expérience pour voir qu’une assemblée unique, toute-puissante, irresponsable, est de tous les corps politiques celui qui substitue le plus aisément son caprice à la volonté du pays.

L’erreur de Sieyès et de son parti a été d’autant plus fâcheuse, qu’elle se complique en France d’une autre illusion non moins funeste. Nous identifions le peuple et ses représentans ; il semble qu’en nommant des députés la nation abdique momentanément et remette entre leurs mains tous ses droits. Rien n’est plus ordinaire que d’entendre une assemblée s’intituler le peuple et parler de sa souveraineté. Louis XIV nous choque quand il dit : L’état, c’est moi, et cependant il avait raison de tenir ce langage aux étrangers, car lui seul représentait la France au dehors ; mais dans une assemblée unique il n’est pas de majorité de hasard qui, au jour de sa victoire, ne dispose du pays sans le consulter, en disant fièrement : Le peuple, c’est moi. Ainsi se fonde la tyrannie. Si jamais nous voulons établir une république durable, il faut en finir avec cette prétendue souveraineté de nos mandataires, il faut leur rappeler leurs devoirs beaucoup plus que leurs droits, et faire entrer dans les mœurs la maxime constitutionnelle que répétait Benjamin Constant, grand ami de la liberté, et par cela même grand ennemi de l’omnipotence parlementaire : La nation n’est libre que quand les députés ont un frein.

Dans ses Mémoires, qui contiennent de si curieux détails sur l’état des esprits durant la révolution, Lafayette nous apprend qu’en 1789 il était à peu près le seul député qui demandât deux assemblées électives. L’immense majorité de la constituante avait le fanatisme de l’unité. La division du corps législatif fut repoussée, nous dit-il, par les métaphysiciens, par les économistes, par la foule des niveleurs, qui prenait un sénat électif pour une chambre de noblesse, et par les courtisans de cette foule ; elle le fut aussi par les aristocrates forcenés, qui votèrent pour ce qui leur parut le plus mauvais, afin de ramener la royauté par les excès mêmes de l’anarchie[4]. Dès ce moment, ce fut un crime de lèse-nation que de vouloir le partage du pouvoir législatif. On en peut juger par la célèbre motion de l’innocent Lamourette, qui, le 7 juillet 1792, à un mois du 10 août, enflammait d’un enthousiasme commun les députés de tous les partis en leur proposant « d’abjurer également et d’exécrer la république et les deux chambres. » On sait ce que valent de pareils sermens.

Tandis que la foule imbécile s’enivrait de ces vaines clameurs, un patriote éclairé, Stanislas de Clermont-Tonnerre, déclarait à la France que la constitution de 1791 condamnait la nation à une anarchie qui durerait jusqu’à l’avènement d’un maître. La cause de cette anarchie, c’était l’unité du corps législatif. Une seule chambre, écrivait-il, sera éternellement despote ou esclave[5]. Ce jugement pourrait servir d’épigraphe à l’histoire de la convention.

Depuis quarante ans, on n’a pas épargné les paradoxes pour réhabiliter cette assemblée fameuse et lui susciter des successeurs. Dans les agitations des clubs et de la commune, dans la lutte des girondins et des jacobins, il y a un éclat sinistre qui séduit l’imagination d’un peuple dont l’esprit est gâté par le théâtre et le roman. C’est un devoir de protester contre ce démenti donné aux témoignages des contemporains. En faussant l’histoire, on fausse la conscience humaine, on prépare les tristes scènes qui nous désolent aujourd’hui. La commune de 1871 n’était que l’abominable parodie de la commune de 1793. Si les noms de liberté, d’égalité, de république, éveillent des souvenirs funestes, des craintes qu’on ne peut guérir, c’est que la convention a déshonoré ces mots qui devraient faire battre tous les cœurs. La majorité de la convention était, dit-on, composée d’honnêtes gens, de patriotes dévoués. Je l’accorde. Quel argument contre l’unité d’assemblée ! Quelle usurpation, quelle violence, quel crime la majorité n’a-t-elle pas autorisé par son silence ou ratifié par sa faiblesse ? Il a suffi de l’audace de quelques forcenés pour qu’une réunion de législateurs, effrayés par des émeutes soldées, légalisât ce qu’un des membres les plus vertueux de la convention, Boissy-d’Anglas, ne craignait pas d’appeler l’empire du brigandage et de la terreur.

C’est en 1795 que Boissy-d’Anglas tenait ce langage aux membres de la convention que l’échafaud avait épargnés ; c’est à l’omnipotence d’une chambre unique que le rapporteur de la constitution de l’an m attribuait tous les maux qu’on avait déchaînés sur la France ; c’est sur cette récente et cruelle expérience qu’il s’appuyait pour justifier l’établissement de deux assemblées.

« Je m’arrêterai peu de temps, disait-il, à vous retracer les dangers inséparables de l’existence d’une seule assemblée ; j’ai pour moi votre propre histoire et le sentiment de vos consciences. Qui mieux que vous pourrait nous dire quelle peut être dans une assemblée l’influence d’un seul individu, comment les passions qui peuvent s’y introduire, les divisions qui peuvent y naître, l’intrigue de quelques factieux, l’audace de quelques scélérats, l’éloquence de quelques orateurs, cette fausse opinion publique dont il est si aisé de s’investir, peuvent y exciter des mouvemens que rien n’arrête, occasionner une précipitation qui ne rencontre aucun frein, et produire des décrets qui peuvent faire perdre au peuple son honneur et sa liberté, si on les maintient, et à la représentation nationale sa force et sa considération, si on les rapporte ?

« Dans une seule assemblée, la tyrannie ne rencontre d’opposition que dans ses premiers pas. Si une circonstance imprévue, un enthousiasme, un égarement populaire, lui font franchir un premier obstacle, elle n’en rencontre plus. Elle s’arme de toute la force des représentans de la nation contre elle-même ; elle établit sur une base unique et solide le trône de la terreur, et les hommes les plus vertueux ne tardent pas à être forcés de paraître sanctionner ses crimes, de laisser couler des fleuves de sang, avant de parvenir à faire une heureuse conjuration qui puisse renverser le tyran et rétablir la liberté[6]. »

Sages paroles que dans toute assemblée unique chacun fera bien de méditer. Au début, on a toujours les intentions les plus droites et les plus pures ; on est modéré, conciliant : on ne songe qu’au peuple. C’est l’histoire des nouveaux règnes. Néron, s’il n’eût été empereur que deux ans, aurait laissé la mémoire de Titus ; mais peu à peu l’atmosphère des assemblées s’échauffe et se corrompt comme l’atmosphère des palais. On devient irascible, défiant, jaloux, ambitieux. Les partis dégénèrent en factions. Pouvant tout, ils osent tout. Serviles et tyranniques tour à tour, ils rampent aujourd’hui aux pieds du chef qu’ils renverseront demain. Ils ont je ne sais quel plaisir à briser, l’idole qu’ils ont élevée. Le gouvernement est leur proie, les fonctions publiques sont là monnaie dont ils paient leurs créatures et leurs flatteurs ; la justice et la liberté sont sacrifiées aux intérêts et aux passions d’une coterie : le pays est oublié et trahi. Personne ne résiste à cette ivresse de la toute-puissance ; il y a dans la domination un charme perfide qui empoisonne et pervertit les meilleures natures. Si elle veut éviter de tomber dans le crime d’usurpation, une assemblée unique n’a. qu’une chose à faire, c’est de ne pas s’exposer à la tentation. Qu’elle promulgue les lois nécessaires, et qu’elle abdique au plus tôt.

Je ne dirai rien des trois assemblées établies par la constitution de l’an viii. C’étaient des fantômes ; on voit que Sieyès a passé par là. Qui pourrait prendre au sérieux ce tribunat qui parlait sans voter, ce corps législatif qui votait, sans parler, ce sénat conservateur des libertés publiques qui n’a jamais eu de courage que pour conserver son traitement ? La liberté n’a rien à faire avec ces simulacres de représentation.

Il en est autrement de la charte de 1814. La charte n’était pas seulement une imitation de la libre constitution d’Angleterre, c’était la reconnaissance des institutions et des garanties que la France avait demandées dans les cahiers de 1789. Quelque étroite que fût la loi électorale, quelque faible que fût l’organisation de la chambre des pairs, la charte n’en établissait pas moins un gouvernement constitutionnel. La nation reprenait possession d’elle-même ; la parole était non plus aux factions, mais à la France. Aussi n’a-t-on pas oublié avec quelle rapidité le pays se releva après vingt ans de guerre et deux invasions. C’est alors que la tribune française, dans tout son éclat, faisait tressaillir l’Europe ; c’est alors que nous avons admiré une floraison du génie français qui sera la gloire du xixe siècle. Pour être modérée, l’opinion, n’en était pas moins puissante ; nous sommes trop heureux d’en revenir aux lois de 1819.

La charte de 1830 ne fut qu’une nouvelle et plus libérale édition de la charte de 1814. Avec elle, tout progrès était facile, toute réforme aisée, si le pays l’avait voulu sérieusement. Après trente-quatre années d’un gouvernement régulier, il semblait que la France eût enfin trouvé la forme politique qui convient à son tempérament et à ses mœurs. Par malheur, l’émeute du 24 février 1848 nous jeta entre les mains d’un parti qui vivait de souvenirs et de rancunes. Il en était encore aux premières théories de Sieyès et aux préjugés jacobins. Ce que rêvaient les vainqueurs, surpris de leur triomphe, c’était une révolution historique et théâtrale. On venait de lire les Girondins de Lamartine, on voulait jouer à nouveau le rôle de Camille Desmoulins, de Vergniaud, et même celui de Robespierre ou de Danton. Il fallait une assemblée unique en 1848 parce qu’il n’y avait qu’une assemblée en 1793. En vain des esprits sensés, des amis de là liberté qui avaient pris la peine d’en étudier les conditions, M. Thiers, M. de Tocqueville, M. Odilon Barrot, répétèrent-ils sur tous les tons que l’établissement de deux chambres était pour la république une question de vie ou de mort, on ne les écouta point. Des logiciens de la force de M. de Cormenin exhumèrent du Moniteur les vieux sophismes que l’expérience avait cruellement réfutés, et une fois encore la foule ignorante leur donna raison : elle avait oublié que de tout temps ; les jacobins ont eu le triste privilège d’étrangler la république. On voulait recommencer la révolution, on ne réussit que trop dans cette restauration chimérique, et on en arriva bien vite au 18 brumaire sans passer par la convention.

Cette leçon a-t-elle corrigé les républicains ? Il est permis d’en douter. Le fanatisme et la passion sont aveugles ; les événemens ne leur disent rien. Je suis convaincu que ces héritiers de Sieyès apporteront les mêmes sophismes à la tribune, et qu’ils attribueront leur insuccès de 1848 à l’ambition d’un homme. Ils ne verront pas que c’est l’indifférence du pays qui a permis l’avènement de l’empire et la chute de la république. Pourquoi la France eût-elle défendu des institutions qu’on lui imposait de force, et qui ne lui donnaient ni sécurité, ni liberté ?

Aujourd’hui nous sommes dans une situation qui ne ressemble en rien à celle de 1848. Le malheur qui nous accable nous condamne à la sagesse. Il n’est point de parti qui puisse se présenter en sauveur, car tous les partis ont échoué dans la défense du pays, et la révolte de Paris a mis l’opposition en poudre. Si la France ne veut pas être dévorée par l’anarchie, il faut qu’elle se sauve elle-même par un effort héroïque ; elle ne peut le faire qu’en revenant à ce régime constitutionnel qui de 1814 à 1848 lui a donné la paix, la sécurité et une juste influence sur son gouvernement. Puissent tous les patriotes comprendre enfin qu’une assemblée unique livrera toujours le pays aux folies démagogiques, tandis que deux chambres réconcilieront la France avec la république, et assureront le règne de la véritable liberté !


II. modifier

Il est une question qui se rattache à la division du pouvoir législatif, et qui a souvent arrêté les hommes de bonne foi. Si l’on établit deux chambres, comment les composera-t-on ? Point de difficulté pour la première, elle sera la représentation directe du peuple, c’est le suffrage universel qui la choisira ; mais la seconde, qui la nommera ? Fera-t-on comme en l’an m un conseil des anciens élu de même façon que le conseil des cinq-cents, mais d’où l’on exclura les jeunes gens et les vieux célibataires, comme suspects d’une jeunesse éternelle ? Entrera-t-on dans une voie nouvelle ? Comprendra-t-on que le nombre n’est pas tout dans la société, et que le problème du meilleur gouvernement n’est pas une opération d’arithmétique ? Au lieu de faire du sénat la doublure de l’autre chambre, pourquoi n’en ferait-on pas le représentant de la vie nationale dans toute sa diversité ? Pourquoi ne pas donner une tribune à l’agriculture, au commerce, à l’industrie, et même à l’administration ? Chez un peuple intelligent et artiste, pourquoi ne pas appeler au grand-conseil de la nation les hommes qui sont à la tête des lettres, des sciences et des arts ? Il y a là des combinaisons infinies, et l’on peut imaginer plus d’une solution acceptable. C’est une question de convenances et non de principes ; il y a évidemment plus d’un moyen de représenter les intérêts généraux du pays.

Je ne suis point législateur et me ferais scrupule de proposer un système ; mais, quelle que soit l’organisation qu’on adopte, il est certaines mesures de prudence qu’on ne doit point négliger, si l’on veut faire du sénat un pouvoir modérateur qui contienne et soutienne à la fois la chambre populaire et le gouvernement. Ces mesures, je les emprunte aux Américains, le seul peuple qui ait compris le rôle du sénat dans une démocratie.

Quel que soit le gouvernement d’une nation, il faut placer quelque part un point fixe, un principe de conservation. Un peuple n’est pas une caravane qui traverse le sable du désert sans y laisser la trace de ses pas ; c’est une société qui a un passé et un avenir. Pour assurer son indépendance, une nation a besoin de s’allier avec ses voisins ; mais une alliance n’est pas l’œuvre d’un jour. L’organisation d’une armée, la régularité des services publics, l’assiette de l’impôt, le crédit, la justice, la police, ne sont pas choses qu’on improvise ; il y faut beaucoup de réflexion, de prudence et de temps. En deux mots, tout gouvernement est une tradition. Ce qui fait la force des royautés et des aristocraties, c’est qu’elles ont l’esprit de suite ; ce qui fait la faiblesse des démocraties, c’est que tout y change du jour au lendemain, brusquement, sans raison. Durant cinquante années, la Prusse, tout entière à sa rancune et à son ambition, a poursuivi l’idée d’une guerre contre la France ; où trouver une république qui prépare l’avenir avec la même ténacité ?

Ce problème, les Américains l’ont résolu et si bien, qu’on voit en ce moment la fière Angleterre céder sur la question de l’Alabama, comme elle a cédé pour l’Orégon, comme elle cédera un jour pour la Nouvelle-Ecosse et le Canada. Dans une démocratie où le chef de l’état change tous les quatre ans, où la chambre des représentans se renouvelle tous les deux ans, le législateur a su constituer un sénat électif qui, par sa constance et sa fermeté politique, fait plier devant lui jusqu’au gouvernement anglais. Et il en est arrivé là par une simplicité de moyens qu’on ne saurait trop louer.

Le sénat est peu nombreux ; dans le congrès fédéral, il n’y a que deux sénateurs par chaque état, ce qui donne en ce moment 74 membres au grand-conseil de l’Amérique. Il n’y en aura pas beaucoup plus quand, à la fin du siècle, la population s’élèvera à 80 millions d’habitans. Dans les états particuliers, c’est un principe constitutionnel que le nombre des sénateurs ne doit pas dépasser le tiers ou le quart du chiffre des représentans. Comme les Américains n’ont aucun goût pour les grandes assemblées, et réduisent au strict nécessaire le nombre des représentans, il en résulte que dans chaque état particulier il n’y a guère que 20 ou 30 sénateurs. Le vice originel des démocraties, c’est la jalousie. Avilir les hommes politiques et les empêcher de s’élever est considéré comme une victoire de la liberté. En Amérique au contraire, on croit qu’en donnant à quelques hommes une grande action et une grande responsabilité, on assure le bon gouvernement de l’état. Loin de s’effrayer de l’influence que prennent nécessairement des personnages peu nombreux et placés en évidence, on voit dans cette influence même une garantie politique. Il faut toujours des chefs à la démocratie. Si on ne l’habitue pas à se confier aux plus capables, elle s’abandonne aux plus audacieux et aux plus vils. Ce ne sont, pas les tribuns qui sont à craindre, ce sont les meneurs anonymes.

Au congrès fédéral, les sénateurs sont nommés pour six ans ; c’est trois fois la durée de la chambre des représentans. Les états particuliers ont fait de cet usage un principe. En Pensylvanie par exemple, la chambre des représentans est annuelle, le sénat est élu pour trois ans : il représente la tradition et la durée.

On dira que trois ans et même six ans sont une durée bien courte pour assurer la permanence des institutions. Les Américains l’ont senti ; ils ont remédié à ce défaut en donnant à leur sénat ce qu’il y a au monde de plus conservateur et de plus résistant : l’esprit de corps. Le sénat de l’Union par exemple se renouvelle par tiers tous les deux ans. Cela fait 24 ou 25 membres à nommer dans autant d’états différens. L’expérience a prouvé que la plupart du temps la moitié au moins des sénateurs sortans sont réélus. Dans un corps composé de 74 personnes, il entre donc tous les deux ans 10 ou 12 membres nouveaux. Quel que soit leur talent ou leur caractère, il est visible qu’ils ne peuvent altérer que très faiblement l’esprit du corps. Le sénat est donc, comme nos académies, comme notre cour de cassation, une assemblée perpétuelle, encore bien qu’élective ; il a des précédens, des traditions, une politique. Tout change autour de lui avec une extrême rapidité ; lui seul se modifie de façon insensible en gardant son unité, son caractère et sa physionomie comme un être vivant. C’est là ce qui fait sa force, et c’est pourquoi on a pu l’appeler justement la pierre angulaire de la constitution et le grand régulateur du gouvernement.

Le sénat fédéral est nommé par les législatures locales, à raison de deux sénateurs par chaque état ; c’est une élection à deux degrés. Ce sont les circonstances qui en ont décidé ainsi ; on a voulu maintenir une certaine égalité politique entre chacune des provinces qui forment l’Union. Dans les états particulière, l’élection est directe. Il y a seulement un district électoral trois ou quatre fois plus grand pour un sénateur que pour un représentant. En outre on exige que le sénateur soit domicilié dans le district. Les Américains repoussent le scrutin de liste ; ils croient qu’il n’y a d’élection sincère que celle qui permet au mandant de voir de près le mandataire qu’il choisit. On exige encore que le candidat ait au moins trente ans, s’il s’agit du sénat fédéral, et vingt-cinq ans, s’il s’agit d’un sénat particulier. Ce sont là des précautions qui ne sont pas sans valeur : elles ont toutes pour objet de faciliter le triomphe de la modération ; mais le grand principe, la véritable découverte politique, c’est le renouvellement successif et la durée du sénat. Là est le point d’appui qui permet à un gouvernement d’exister et d’agir sans être toujours ébranlé par les flots mouvans de la démocratie. Peut-être cette organisation n’a-t-elle rien qui séduise une imagination française ; mais elle est le fruit de l’expérience ; le temps l’a consacrée. Si les moyens sont petits, les résultats sont grands. C’est la première fois depuis les Romains qu’on voit une démocratie accepter avec joie la direction d’un petit nombre d’hommes choisis parmi les plus capables, et soumettre ses passions au joug de la raison. Nous ferons bien d’aller à l’école de l’Amérique et de nous inspirer de son bon sens.


III. modifier

Établir deux chambres, assurer l’indépendance du pouvoir exécutif, mettre la souveraineté nationale à l’abri des usurpations qui tant de fois l’ont compromise, voilà quelle doit être l’œuvre du législateur ; mais, quand il aura donné au pays une bonne constitution, aura-t-il fondé la république ? Pas encore. Les constitutions ne sont pas des machines qui marchent toutes seules, il y faut le concours de chaque citoyen. Tant vaut le peuple, tant vaut la constitution. Transportées dans l’Amérique espagnole, les institutions des États-Unis n’y ont eu qu’un médiocre succès ; on peut même dire qu’en certains pays elles n’ont été qu’un ferment de désordre et d’anarchie. Il ne suffit pas de décréter la république pour la faire vivre en France, il faut encore donner aux Français les mœurs de la liberté ; ce n’est pas chose facile : c’est œuvre d’éducation plus que de législation, et par malheur, depuis quatre-vingts ans, les événemens, au lieu de nous instruire, nous ont corrompus.

User de la liberté et n’en pas abuser, voilà en deux mots le droit et le devoir du citoyen ; mais en France la majorité n’use pas de la liberté, et les minorités en abusent. On ne doit pas chercher ailleurs la cause de ces convulsions politiques qui nous épuisent, et dont nous ne pouvons pas sortir.

La majorité n’use pas de la liberté. Au lendemain d’une révolution, quand l’incendie fume encore, la société se serre autour du gouvernement. Chacun sent que son intérêt particulier tient à l’intérêt général ; le patriotisme se réveille, on se remue, on parle, on se concerte. C’est ainsi que la France se relève avec une admirable élasticité ; mais, le péril passé, la majorité retourne à ses travaux et ne s’inquiète plus de la politique. Elle oublie que la république est le gouvernement du peuple par le peuple, et que gouverner, c’est agir. En Amérique, chaque parti a une organisation, des journaux, des réunions ; en France, on se croit sage parce qu’on ne songe qu’au soin de sa fortune. On ne voit le danger que lorsqu’il est trop tard pour le prévenir. Sans doute nous ne sommes pas, comme les Athéniens et les Romains, un peuple d’oisifs, servi par des esclaves, et qui n’a rien de mieux à faire qu’à écouter chaque jour le vain bruit de l’agora ou du forum ; mais, si nous ne voyons pas que les affaires publiques sont les nôtres, et que, si nous n’y mettons pas la main, on nous ruinera, il ne faut parler ni de république, ni même de monarchie constitutionnelle : nous ne sommes pas faits pour la liberté.

Quant aux minorités, chez nous elles sont toujours en dehors de la constitution. Ce ne sont pas des partis politiques, ce sont des factions. Les réformes ne les touchent guère, il leur faut des révolutions. C’est le jeu des intrigans et des ambitieux qui n’ont rien à perdre et ont tout à gagner dans les bouleversemens. On nous dit que la monarchie faisait naître cette opposition révolutionnaire, qu’avec la république tout rentrera dans l’ordre ; c’est une illusion. Il y a en France tout un peuple de mécontens, toute une foule de gens déclassés, envieux, avides, qui sont en conspiration permanente contre le gouvernement quel qu’il soit. Dès que la république sera constituée, on trouvera un mot pour la flétrir, et un drapeau pour opposer à son drapeau. L’émeute a trop souvent réussi, les minorités ont trop souvent emporté d’assaut le pouvoir, pour qu’il soit permis de croire que le nom de république aura une vertu magique et fera disparaître en un jour ces éternels ennemis de la société.

Mais il est vrai de dire que, de tous les gouvernemens, la république est celui qui peut le moins tolérer une opposition factieuse. La majorité y fait la loi, les minorités doivent obéir ; il ne leur est plus permis d’invoquer le nom du peuple et de prétendre qu’elles le représentent. Quand le pays a parlé, il faut se taire. C’est ainsi que les choses se passent aux États-Unis. Les luttes politiques y sont ardentes ; mais, quand la majorité a prononcé, chacun cède et se résigne. Résister, c’est un crime de lèse-nation : le peuple ne pardonne pas à ceux qui le bravent. Tant que cette obéissance ne sera pas entrée dans nos mœurs, tant qu’on se fera gloire de mépriser le vœu de la majorité, tant que l’opinion, dans sa lâche indulgence, applaudira ceux qui en appellent à la violence, nous aurons beau rédiger des constitutions admirables, distribuer sagement les trois pouvoirs, nous n’établirons jamais un gouvernement qui dure, nous serons le jouet éternel des factieux. La république ne s’appuie point sur la force, comme font les monarchies ; elle n’est, sous un autre nom, que le règne de la loi, elle n’a que la justice pour se maintenir. Une république où la loi n’est pas respectée est une république morte, une pure anarchie. Ne cherchons pas au loin la cause de nos révolutions incessantes ; ce qui tue la liberté en France, c’est le mépris des lois, c’est l’impunité. La justice est énervée, parce que nous n’avons pas de foi politique, et nous n’avons pas de foi politique, parce que les coups d’état et les coups de main ont détruit dans nos cœurs toute idée de droit. Nous ne sommes jamais sûrs que le crime d’aujourd’hui ne sera pas la vertu de demain. Si la république de 1871 en finit avec une faiblesse coupable, si elle oblige tous les citoyens à plier sous le joug de la loi, elle rassurera les honnêtes gens, et sera bientôt acceptée et soutenue par l’opinion. Ce n’est pas de la république qu’on a peur en France ; on y craint, et non sans raison, ceux qui tant de fois ne se sont servis de ce grand nom que pour le déshonorer.

Au xvie siècle, durant la ligue, la France s’est trouvée dans une situation aussi triste que la nôtre. Envahie par l’étranger, déchirée par des fanatiques, des intrigans et des ambitieux, elle mourait sous les pieds de l’Espagnol et des Guises. C’est alors que d’honnêtes et courageux citoyens formèrent ce qu’on nomma le parti des politiques. Dévoués au pays, ennemis des factions, tolérans en religion, modérés en politique, et par cela même en butte à tous les outrages, ils résolurent de sauver la France en y ranimant l’esprit public, et ils réussirent dans cette entreprise désespérée. Grâce à leur patriotisme, la France reprit possession d’elle-même, et, revenue de ses erreurs, se débarrassa tout ensemble des étrangers et des ligueurs. Un de ces patriotes obscurs, qui n’était ni le moins savant, ni le moins hardi, Pierre Pithou ; écrivant son testament, s’y rendait cette justice, qu’au milieu de la confusion universelle il n’avait jamais songé qu’au pays. Patriam unice dilexi, disait-il. Belle parole qui doit être aujourd’hui la devise de tous les cœurs français. Unissons-nous dans un commun effort pour relever notre chère patrie, oublions ce qui nous divise, et puissions-nous enfin donner à la France ce qu’elle a toujours demandé, ce qu’elle n’a jamais obtenu : un gouvernement libre, des institutions sages et des lois respectées !

Éd. Laboulaye.
  1. Cours de droit constitutionnel, quatre-vingtième leçon, t. IV, p. 40 et suiv.
  2. Delolme, Constitution d’Angleterre, liv. II, ch. III.
  3. Œuvres de Barnave, t. Ier, p. 110.
  4. Mémoires et Correspondances, t. III, p. 231.
  5. Œuvres de Clermont-Tonnerre, Paris 1792, t. IV, p. 244.
  6. Rapport de Boissy-d’Anglas, p. 39.