La Question d’Alsace-Lorraine dans le roman français contemporain

LA QUESTION D’ALSACE-LORRAINE
DANS LE
ROMAN FRANÇAIS CONTEMPORAIN


J’ai essayé de penser à autre chose, d’écrire sur autre chose ; je n’ai pas pu. Au moment où le sort de la France et, on peut bien le dire depuis l’abominable destruction de la cathédrale de Reims, de la civilisation humaine se joue sur les champs de bataille, l’heure n’est plus à l’histoire, à l’étude sereine du passé. L’histoire, nous la voyons se faire sous nos yeux ; nous en sommes les témoins anxieux, angoissés. Et nous qui n’y travaillons pas directement, à cette histoire, nous qui n’avons pu « partir, » — ah ! comme la pure littérature nous paraît vaine aujourd’hui, comme nous avons besoin de nous dire que, si notre plume ne vaut pas un fusil, elle n’est pourtant pas entièrement inutile, que nous pouvons peut-être élucider, sinon résoudre, certaines questions qui, demain, vont se poser avec une pressante acuité ! En tout cas, ces pensées-là nous aident à vivre ; et ce sont elles qui m’ont conduit au sujet que je voudrais brièvement effleurer dans les pages qui vont suivre.

Depuis quarante-quatre ans, la question d’Alsace-Lorraine a défrayé nombre de romans français. Je ne les connais pas tous, et je ne parlerai pas de tous ceux que je connais. Quelles qu’en soient d’ailleurs les qualités, je ne dirai rien, par exemple, de deux volumes assez récens, les Exilés, de M. Paul Acker, et l’Alsace qui rit, de Jeanne et Frédéric Régamey, auteurs de divers autres romans alsaciens, Au service de l’Alsace, Jeune Alsace, et de quelques brochures ou pamphlets qui ne doivent pas être très goûtés en Allemagne. Je ne dirai rien même de Colette Baudoche, parce que ce que j’en pourrais dire, j’aime mieux le dire à propos d’une œuvre de plus haute et de plus large portée du même écrivain. Et de toute la « littérature » romanesque qu’a fait éclore ce passionnant sujet, je ne retiendrai que trois œuvres, toutes trois fort attachantes, de mérite littéraire un peu différent, — mais je ne les étudierai pas en critique littéraire, — et qui me paraissent offrir ce particulier intérêt de poser sous ses principaux aspects le problème alsacien-lorrain : les Oberlé, de M. René Bazin ; Au service de l’Allemagne, de M. Maurice Barrès ; et Juste Lobel, Alsacien, de M. André Lichtenberger.

I

Les Oberlé sont le premier en date des trois romans que je me propose d’examiner, et, par le talent de son auteur comme par la manière dont s’y trouve envisagée la question d’Alsace-Lorraine, l’ouvrage s’est si bien imposé à la pensée des divers groupes de lecteurs, que les successeurs ou les héritiers de M. René Bazin, même en le contredisant, se sont inspirés de lui. Au service de l’Allemagne et Juste Lobel, Alsacien ne seraient assurément pas tout ce qu’ils sont, si les Oberlé n’existaient pas.

J’en rappelle brièvement l’ingénieuse, quoique peut-être trop symétrique donnée. M. Bazin met en scène trois générations d’Alsaciens qui, comme toutes les générations du monde, sont en réaction les unes contre les autres. C’est une loi de nature que les fils, pour ne pas ressembler à leurs pères, s’avisent de ressembler à leurs grands-pères. M. Philippe Oberlé, ancien député protestataire au Reichstag, avait en 1850 fondé à Alsheim une scierie mécanique dont, après la guerre, il a transmis la direction à son fils. Celui-ci, M. Joseph Oberlé, homme d’autorité, ambitieux, a tout naturellement évolué dans le sens de ses intérêts, et, au grand scandale de son père, de sa femme et de nombre de ses amis, il s’est rallié au nouveau régime. Ses deux enfans, Jean et Lucienne, ont été élevés en Allemagne et n’ont jamais vu la France. Lucienne partage toutes les idées de son père, et, recherchée en mariage par un officier allemand, elle sera sur le point de contracter sans le moindre scrupule, et même avec une certaine fierté, cette union qui désole sa mère. Mais Jean Oberlé, lui, n’est point ainsi fait : il a hérité de l’âme de sa mère et de son grand-père. À vivre parmi les Allemands, et sans d’ailleurs les haïr, il a éprouvé qu’il est d’une autre race, plus affinée, moins brutale, plus généreuse, bref, supérieure. Il a comme la nostalgie de l’ancienne patrie qu’il ne connaît point. Il aime, non pas une Allemande, mais une Alsacienne, Odile Bastian, dont la famille n’a point pardonné à M. Joseph Oberlé son ralliement et ne veut pas donner son consentement au mariage. Ne pouvant plus vivre dans sa famille désunie, dans son pays divisé, Jean Oberlé consent bien, — ce qui ne laisse pas de nous étonner un peu, — pour faire plaisir à sa mère, à entrer au régiment où il doit servir un an comme volontaire ; mais, dès le lendemain de son entrée au corps, il déserte pour se faire soldat en France.

Au point de vue qui nous préoccupe ici, l’intérêt du livre de M. René Bazin est double. D’abord, — et sans parler de la grâce ou de la gravité vivante des paysages évoqués, de la juste atmosphère « alsacienne » où baigne, en quelque sorte, tout le roman, — la vérité, ou tout au moins la vraisemblance des caractères représentés donne à l’ouvrage un air de réalité vécue qui n’en est pas le moindre prix. M. Bazin a-t-il peint « d’après nature » ses héros, ou bien entre-t-il dans ses peintures une large part d’imagination ? Nous ne savons, et c’est là sans doute son secret. Mais le fait est qu’on n’aurait su mieux « attraper, » ni mieux rendre les attitudes morales et comme les intonations de chacun des personnages qu’il fait passer sous nos yeux. La protestation silencieuse et résignée de Mme Oberlé, la vitalité exubérante et peu idéaliste de Lucienne, la simplicité chaste et ardente d’Odile Bastian, la franchise cassante, la raideur orgueilleuse et conquérante de Wilhelm von Farnow, si ce ne sont pas là des « choses vues, » et directement observées, ce sont tout au moins des choses très finement pressenties, devinées et traduites. Et il n’est pas jusqu’aux conversations qui se tiennent à la table de M. le conseiller Brausig qu’on aurait pu, il y a quelques mois encore, croire entachées de quelque exagération, et auxquelles tout ce que nous avons appris depuis le début de la guerre ne prête comme une vraisemblance nouvelle. Quand, par exemple, le professeur Knäble, assurant ses lunettes, prononce doctoralement : « Même aujourd’hui, je crois pouvoir ajouter que, si nous avions la France à nous, elle serait rapidement un grand pays : nous saurions la mettre en valeur…, » il ne fait qu’exprimer tout naïvement la « pensée profonde » des pangermanistes, celle qui leur a dicté la déclaration de guerre[1]. M. Bazin a été, à sa manière, un « avertisseur. »

Et il a très bien montré aussi que, depuis l’annexion, il n’y a véritablement pour l’Alsace-Lorraine qu’une question qui compte et qui se pose : Est-on pour l’Allemagne victorieuse, ou pour la France vaincue ? est-on pour la fine et humaine « culture » française, ou pour la violente et lourde culture germanique ? Et cette question qui divise les familles entre elles, qui empêche les alliances les mieux assorties et les plus souhaitables, trouble les idylles les plus heureuses, — comme jadis les querelles des Capulets et des Montaigus, à Vérone, — est celle aussi qui, à l’intérieur d’une même famille, oppose parfois le mari a la femme, le père au fils, le frère à la sœur. Ce qu’il y a eu de meurtrier, d’inique et de moralement condamnable dans la brutale annexion de 1871, c’est que l’unité morale d’un pays qui, avant 1870, était complète, a été, pour de longues années, douloureusement compromise ; l’impitoyable vainqueur ne s’est pas contenté de prendre et d’exploiter la terre : il a violé les âmes, et, quarante années durant, il a continué à les violer, profitant des moindres faiblesses, imposant par la force ou par la ruse, par tous les moyens en son pouvoir, licites ou illicites, un idéal spirituel qui répugnait à leurs aspirations profondes. Et voilà le crime inexpiable auquel la justice immanente de l’histoire est en train de mettre un terme.

Cette question qui, depuis quarante ans, domine toute la vie de l’Alsace-Lorraine, — comme elle domine d’ailleurs non seulement l’histoire de notre France contemporaine, mais encore toute l’histoire européenne, — est susceptible pratiquement de recevoir plusieurs solutions. M. René Bazin l’a bien vu, et son livre nous montre, personnifiées dans ses divers héros, ces principales solutions en présence, et, si l’on peut dire, aux prises.

Il y a d’abord ceux qui, comme M. Joseph Oberlé et sa fille, par lassitude, par ambition, par besoin de « vivre leur vie, » et toute leur vie, cèdent au prestige du vainqueur, et peu à peu, l’habitude et le langage aidant, adoptent ses idées et ses mœurs et se font une âme à son image. Ils n’y parviennent que trop bien du reste ; mais leur existence n’en est pas plus heureuse, car s’ils conquièrent l’approbation protectrice du monde officiel allemand, ils sentent autour d’eux, et parfois même à leur propre foyer, une sorte de mésestime muette qui pèse sur chacun de leurs actes, et dont ils s’irritent d’autant plus vivement qu’ils la souhaiteraient plus illégitime. En Alsace, il en coûte toujours un peu d’être infidèle au passé.

Ce passé, il en est d’autres qui lui demeurent obstinément fidèles : tels sont M. Philippe Oberlé, l’oncle Ulrich, Mme Oberlé, le ménage Bastian et leur fille. La France, elle est pour eux tous « le paradis perdu » d’où l’on a été injustement chassé, et où l’on espère bien rentrer quelque jour. Par opposition à cette Allemagne si dure, si oppressive, si orgueilleuse, si lourdement pédantesque, la France est le pays de la liberté aimable, de la grâce ailée et souriante, de l’idéalisme généreux, de la sainte humanité. D’avoir cessé d’appartenir à cette patrie de leur rêve, il leur en reste une mélancolie ombrageuse et fière qui déteint sur toutes leurs attitudes. Ils subissent, mais ils ne se résignent pas ; ils protestent par leur silence, par leur dignité, par leur tristesse ; ils se réservent, et, le regard et l’âme toujours tournés du côté des Vosges, ils attendent… Et sans doute ils n’ont pas quitté pour la grande patrie leur petite patrie : car il faut vivre ; et il y a des situations, des attaches, des habitudes qu’on ne peut briser ; mais leur résignation à n’être, dans leur propre pays, que des « exilés, » des « émigrés à l’intérieur » n’en est que plus touchante : ils sont les témoins inconsolés d’un passé qui n’est pas aboli, et qui pourra ressusciter, qui ressuscitera demain.

Et il en est enfin, — comme Jean Oberlé, — qui, même sans connaître la France autrement que par ce qu’ils en lisent ou ce qu’ils en devinent, lui ont voué un inaltérable amour. Ils ne détestent pas les Allemands, mais ils les jugent en connaissance de cause :

— Seulement, plus je les ai connus, plus je me suis senti autre, d’une autre race, d’une catégorie d’idéal où ils n’entraient pas, et que je trouve supérieure, et que, sans trop savoir pourquoi, j’appelle la France.

— Bravo, mon Jean ! Bravo !…

— Ce que j’appelle la France, mon oncle, ce que j’ai dans le cœur comme un rêve, c’est un pays où il y a une plus grande facilité de penser…

— Oui !

— De dire…

— C’est cela !

— De rire…

— Comme tu devines !

— Où les âmes ont des nuances infinies, un pays qui a le charme d’une femme qu’on aime, quelque chose comme une Alsace encore plus belle !

Ceux-là non seulement ne peuvent pas vivre au-delà du Rhin, mais, après en avoir fait le loyal essai, ils ne peuvent pas vivre non plus dans l’Alsace germanisée et divisée d’aujourd’hui. Et ils émigrent dans la France de leur rêve, où ils tâcheront de se faire une vie plus conforme à leur âme. Et je n’ose dire que c’est là le conseil que l’auteur des Oberlé donne aux Alsaciens, car il ne fait pas un livre à thèse, et il a trop le sentiment des complexités de la vie réelle pour dogmatiser en pareille matière ; mais enfin, par le rôle de premier plan qu’il attribue à Jean Oberlé, par la sympathie que son héros lui inspire, et qu’il nous inspire pour son héros, il est visible que c’est cette attitude qui a toutes ses préférences, et qu’il recommande aux nôtres.

Est-ce là tout cependant ? M. Bazin, qui a étudié de très près, et sur place, l’âme alsacienne, — il a prononcé sur ce sujet une remarquable conférence, et qui serait a rapprocher du roman[2], — a très bien vu qu’il y avait encore une façon de poser le problème alsacien-lorrain, et, sans y appuyer très longuement, sans l’incarner, si je puis ainsi dire, dans un personnage essentiel de son livre, il la fait indiquer très nettement, au cours d’une conversation mondaine, par un de ses personnages épisodiques. Laissons parler cet artiste alsacien à la table du conseiller Brausig :

Nous autres, Alsaciens de la génération nouvelle, nous avons constaté, au contact de trois cent mille Allemands, la différence de notre culture française avec l’autre. Nous préférons la nôtre, c’est bien permis ? En échange de la loyauté que nous avons témoignée à l’Allemagne, de l’impôt que nous payons, du service militaire que nous faisons, notre prétention est de demeurer Alsaciens. Et c’est ce que vous vous obstinez à ne pas comprendre. Nous demandons à ne pas être soumis à des lois d’exception, à cette sorte d’état de siège, qui dure depuis trente ans ; nous demandons à ne pas être traités et administrés comme « pays d’empire, » à la manière du Cameroun, du Togoland, de la Nouvelle-Guinée, de l’archipel Bismarck ou des îles de la Providence, mais comme une province européenne de l’Empire allemand. Nous ne serons satisfaits que le jour où nous serons chez nous, ici, Alsaciens en Alsace, comme les Bavarois sont bavarois en Bavière, tandis que nous sommes encore des vaincus sous le bon plaisir d’un maître. Voilà ma demande.

Elle est parfaitement légitime, cette demande, et elle résume assez bien le programme d’un nombre, ce semble, assez considérable d’Alsaciens-Lorrains. Ces justes revendications, M. Maurice Barrès les a écoutées, et il les a très habilement personnifiées dans le volontaire Ehrmann, le héros d’Au service de l’Allemagne.

II

S’il me fallait une « transition » pour passer du livre de M. René Bazin à celui de M. Maurice Barrès, elle me serait tout naturellement fournie par un remarquable et fort curieux article de M. Barrès lui-même sur le roman de M. Bazin. On y voit déjà percer très nettement et s’amorcer l’idée maîtresse qui sera celle d’Au service de l’Allemagne. La page est si belle qu’il faut la citer tout entière :

Il obéit à son grand-père, le vaincu de 70, plus qu’à son instinct propre et à sa confiance dans la vie, ce noble jeune homme qui passe la frontière et se réfugie chez nous. Certes, nous l’accueillons avec une grande sympathie, parce que nous avons besoin de ces bonnes races de l’Est qui manquent d’éloquence et qui prennent le temps de penser avant de parler, mais la scierie passera aux mains des Allemands ! A-t-il réfléchi là-dessus avec une parfaite abnégation ? Une influence germanique se substituera sur les pentes de Sainte-Odile à une famille terrienne, pleine, qu’elle le sache ou non, des forces et des voix de la France ! Jean Oberlé, généreux garçon que je salue avec respect, voulez-vous être un héros ? Ne quittez point l’Alsace ! — « Eh ! dit-il, qu’y puis-je faire d’utile, humble suspect en face d’un empire colossal ? » — Je ne vous demande point d’agir, mais seulement de vivre. Je ne vous demande même pas de protester, mais naturellement chacune de vos respirations sera une respiration rythmée par deux siècles d’accord avec le cœur français. Demeurez un caillou de France sous la botte de l’envahisseur. Subissez l’inévitable et maintenez ce qui ne meurt pas.

M. Barrès avait-il dans l’esprit son futur livre depuis quelque temps déjà quand il écrivait cet article, — qu’il intitulait bravement : Il ne fallait pas émigrer, ou bien a-t-il conçu Au service de l’Allemagne en lisant les Oberlé, et, pour ainsi dire, par réaction contre les Oberlé ? C’est ce que je ne saurais dire[3]. Ce qui, en tout cas, me paraît bien certain, c’est que, même s’il avait depuis longtemps déjà arrêté ce que j’appellerais volontiers sa philosophie de l’histoire de l’Alsace contemporaine, l’écrivain d’Au service de l’Allemagne, en lisant les Oberlé, a trouvé de nouvelles raisons d’y persévérer.

Si on la dégage des considérations générales ou des digressions « poétiques » qui, parfois, en ralentissent le développement, on peut résumer en deux mots le thème qui forme le fond d’Au service de l’Allemagne. Un jeune Alsacien, Paul Ehrmann, étudiant en médecine à l’Université de Strasbourg, Français de cœur et d’éducation intellectuelle, a hérité de son père ce principe que le devoir d’un Alsacien est en Alsace. Et donc, il s’établira médecin à Colmar, et il se résignera à faire, comme volontaire, son service militaire en Allemagne. L’épreuve lui sera rude, et un moment même, comme Jean Oberlé, il songera à déserter. Mais il se raidit, et, pour faire honneur à sa race, des « irritations de sa sensibilité, » il va s’efforcer de « tirer une discipline. » Faire sentir à ses camarades, à ses chefs la supériorité morale et militaire du troupier de France, conquérir progressivement leur estime en se montrant un excellent soldat, sans jamais cesser de réserver l’entière liberté de ses sentimens intimes et sa parfaite « insoumission d’âme, » tel est le stoïque programme qu’il se dresse à lui-même, et qu’il parvient à réaliser. Le dernier jour de son service, il va prendre congé de son maréchal-des-logis chef, et apprenant que le pauvre homme vient de perdre une petite fille, au grand étonnement de ses camarades, il fait un détour pour commander une couronne. Le lendemain, à son réveil, il reçoit la visite de l’honnête soldat qui lui serre les mains en sanglotant : « Vous êtes vraiment un grand cœur, s’écrie-t-il, Monsieur Ehrmann. Au moment où je ne peux plus vous servir de rien ! Monsieur, on doit le dire, les Français ont plus d’humanité que les autres. » — « Plus d’humanité : » le mot est juste, et il va loin, et l’on voudrait qu’il eût été réellement prononcé. Et l’on conçoit que Paul Ehrmann se soit dit de son côté : « Il m’a traité de Français ! C’est le dernier mot que j’aie entendu de cette caserne et l’un de ceux qui, de ma vie, m’aura le plus donné de plaisir. »

Le volontaire Ehrmann est le symbole, peut-être un peu idéalisé, et même « héroïsé, » d’un état d’esprit qui, depuis une quinzaine d’années, semble être devenu assez général en Alsace-Lorraine. « Français ne puis, Prussien ne daigne, Alsacien suis : » cette devise était, hier encore, celle d’un nombre croissant de ces « enfans de l’Alsace » auxquels notre généralissime, il y a quelques semaines, adressait un si éloquent appel. Succédant à deux générations qui, meurtries dans leurs sentimens et leurs intérêts les plus respectables par une annexion sans aménité, avaient vécu dans un état de prostration farouche ou de morne abattement, et d’attente d’une prochaine « revanche, » une génération nouvelle s’est levée, plus réaliste, plus éprise d’action, plus souple à s’accommoder aux conditions inéluctables de la vie collective. Elle se rendait bien compte que la France, démocratique, pacifique, et d’ailleurs fort divisée, non point par peur, assurément, — nous l’avons bien prouvé depuis, — mais par humanité, par désir de ne point déchaîner une lutte qui, en ce qui concerne les Alsaciens, eût été véritablement fratricide, ne prendrait probablement jamais devant le monde l’initiative, la terrible responsabilité d’une guerre contre l’Allemagne. Puisque donc la raison du plus fort a parlé, et qu’il faut s’y soumettre, sinon pour toujours, au moins pour bien longtemps, pourquoi ne pas s’y soumettre, franchement, loyalement, sans mauvaise humeur inutile ? En récompense de sa soumission extérieure, de sa correction et de son loyalisme, l’Alsace ne cessera de revendiquer tout son droit, à savoir le respect absolu de ses traditions, de ses croyances, de ses souvenirs, de ses aspirations intimes, bref, de tout ce qui constitue sa personnalité morale et son âme même. Et ainsi, tout en résistant à la germanisation, tout en maintenant, sur le sol même de l’Empire, la survivance d’une race supérieure, la pérennité de l’idéal français, l’Alsace pourra vivre et poursuivre, dans le cadre, provisoire ou durable, que lui assure l’histoire, l’intégrité de ses destinées historiques.

Cette conception est haute et elle est habile : elle n’est pas plus généreuse, mais elle est peut-être plus sage et plus féconde que celle des « protestataires » invétérés, des « émigrés à l’intérieur » ou au dehors. Il semble bien, — et M. Barrès n’y a, sans doute, point été étranger, — qu’elle ait fait beaucoup d’adeptes en Alsace parmi ceux qui ont aujourd’hui entre vingt et quarante ans. Les uns, croyant, non sans quelque naïveté, à la paix éternelle et à la bonne volonté croissante de l’Allemagne laborieuse et pensante, rêvaient pour leur propre pays un rôle, une mission admirables : l’Alsace eût été destinée à opérer la réconciliation entre la France et l’Allemagne ; au lieu d’être un « fossé, » elle serait désormais un « pont » entre les deux peuples. Les autres, moins chimériques et plus sceptiques, et les plus nombreux, si je ne m’abuse, — le volontaire Paul Ehrmann me paraît de ceux-là, — n’ont pas beaucoup d’illusions sur ces Allemands qu’ils ont trop coudoyés pour ne pas avoir appris à les bien connaître ; ils ont d’ailleurs trop souvent senti, à les fréquenter, ce qu’il y a au fond d’irréductible entre les deux races, les deux âmes. Ils savent que lorsqu’un pays, tant d’années durant, a patiemment forgé une formidable et coûteuse machine de meurtre, de conquête et de rapine, la tentation de s’en servir doit être pour lui parfois singulièrement forte, et, suivant le mot d’un général allemand, qu’il peut se lasser de « toujours tirer à blanc. » Ils savent que, dans une nation fortement hiérarchisée et disciplinée, toute solidaire de son chef, et d’ailleurs pourrie d’orgueil et de béate infatuation, la guerre peut dépendre d’une imprudence ou d’un coup de tête, d’un spasme de jalousie, d’un sursaut de vanité blessée, bref, d’un caprice individuel et d’une heure de démence impériale. Et ils savent aussi, pour avoir étudié son histoire, et pour l’aimer d’un tendre amour, que la France est le pays des surprises, des réveils extraordinaires et des rédemptions subites, et qu’il ne faut jamais désespérer d’elle, et qu’il n’est pas sûr, en un mot, que la conquête allemande soit éternelle. Mais enfin, tout cela est du domaine de l’hypothèse : la réalité actuelle est tout autre. Il s’agit, pour le moment présent, de vivre on Allemagne, et sur le pied de paix ; il s’agit d’avoir avec les Allemands des rapports honnêtes, et, sinon cordiaux, au moins courtois, de tolérance réciproque ; il s’agit de ne pas, en émigrant, laisser prendre sa place par l’Allemand qui sûrement la guette ; il s’agit de maintenir sur le sol germanique un coin de France que la France pourra retrouver un jour, et qu’en tout cas l’Allemagne n’a pas le droit d’exproprier…

Un instant, on aurait pu croire que l’Allemagne allait comprendre que ce nouvel état d’esprit n’était pas en contradiction formelle avec son intérêt de conquérante, et que même elle en pourrait bénéficier. C’est l’époque où l’on eut, en haut lieu, quelque velléité de libéralisme à l’égard de l’Alsace, où l’on consentit à lui donner une constitution qui, sans être assurément parfaite, réalisait pourtant un réel progrès sur le régime antérieur. Si l’Allemagne avait été sage, si elle avait persévéré généreusement dans cette voie, aurait-elle réussi à faire oublier ses brutalités, ses maladresses, ses inutiles tracasseries ? et le rêve des Alsaciens « pacifistes » et conciliateurs aurait-il pu être exaucé ? En tout cas, la France eût perdu tout droit sur l’Alsace, du jour où l’Alsace, sous ses nouveaux maîtres, se fût déclarée satisfaite et heureuse.

Mais l’Allemagne n’a pas été sage ; l’Allemagne n’a su être ni habile, ni généreuse. Elle a fait pâtir l’Alsace des déceptions que l’insuccès de sa politique mondiale lui avait procurées. Le régime des basses persécutions a recommencé. Cette lamentable affaire de Saverne, où le ridicule le dispute à l’odieux, a montré aux plus aveugles que l’insolence et la violence de la caste militaire étaient désormais toutes-puissantes, et que les jours allaient sonner de la poudre sèche et du glaive aiguisé. C’en était fait des rêves de conciliation. Et puisqu’un vent de folie soufflait sur l’Allemagne, et

 … cet esprit d’imprudence et d’erreur,
De la chute des rois funeste avant-coureur,

il n’y avait plus, pour la pauvre Alsace, qu’à attendre, dans la douleur et dans l’angoisse, ce qu’allait décider le sort des armes. Nous saurons, quelque jour prochain, tout, ce que, dans cette terrible période d’attente, elle aura souffert des Barbares.

M. Maurice Barrès nous raconte que le lieutenant instructeur, interpellant un jour le volontaire Ehrmann, lui dit : « Ce sera une chose très grave pour vous, le jour qu’il y aura la guerre avec la France. Que ferez-vous, quand il s’agira de se battre contre l’armée française où vous avez des parens ? » Et le volontaire de répondre de sa voix la plus ferme et la plus simple : « Je suis médecin, monsieur le lieutenant. » Mais ses yeux parlaient pour lui ; et ses yeux disaient : « T’imagines-tu que je vais rester ici, quand il s’agira d’une guerre avec la France ? »

Volontaire Ehrmann, vous êtes, je l’espère, du nombre de ces Alsaciens qui, au prix de mille périls, ont depuis trois mois réussi à passer la frontière. Car si, par hasard, vous aviez dû rester en Allemagne et revêtir, même comme médecin, l’uniforme maudit, je n’oserais penser à vous sans pitié et sans terreur.

Votre cas, d’ailleurs, précisément parce qu’il n’est pas unique, peut nous induire, nous, vos compatriotes de demain, à des réflexions auxquelles il n’est sans doute point prématuré de se livrer, — car qui doute, en dehors des Allemands, que les traités de 1915 rendront l’Alsace-Lorraine à la France ? Or, depuis quarante-quatre ans, il s’est développé en Alsace, moitié en raison des circonstances historiques, moitié en vertu de certaines dispositions ethniques, un certain « particularisme » alsacien que l’Allemagne n’a jamais voulu admettre, — bien différente en cela de l’ancienne France, — et dont elle n’a jamais pu triompher. Assurément ce particularisme s’accommoderait infiniment mieux de la centralisation française que du despotisme germanique, non pas pourtant au point de ne pas préférer un régime plus souple, moins uniforme, plus respectueux des traditions provinciales. Il serait fort imprudent et peu généreux, quand l’Alsace redeviendra française, de ne pas tenir largement compte de ces aspirations profondes et légitimes d’une province qui a beaucoup souffert, sinon par notre faute, au moins à cause de nous, et qui rentrera avec tant de joie dans la communauté nationale. Il faudra, d’accord avec elle, lui trouver un régime qui lui convienne pleinement et qui la rende enfin vraiment heureuse. Il faudra user à son égard du sage libéralisme que l’Ancien Régime, encore une fois, avait très bien su pratiquer vis-à-vis d’elle, et dont la France nouvelle n’est certainement point incapable. Il faudra en un mot, si je puis dire, que l’Alsace, redevenue française, se trouve à la fois chez nous et chez elle. Là où a échoué lourdement l’Allemagne, nous saurons bien, nous, réussir.

III

Ce sont des observations d’un tout autre ordre que suggère le roman publié par M. André Lichtenberger, il y a quatre ou cinq ans, sous le titre de Juste Lobel, Alsacien. Juste Lobel, en effet, est Alsacien, comme M. Lichtenberger lui-même, mais, à la différence de M. Lichtenberger, c’est un Alsacien pacifiste, et c’est presque un Alsacien renégat.

Venu à Paris à six ans, resté bientôt seul avec sa mère veuve, il n’était pour ainsi dire jamais retourné en Alsace. Avocat, publiciste, il s’est fait l’apôtre du pacifisme international, et pour réaliser son rêve de paix universelle, il n’hésite pas, lui Alsacien, à déclarer que la France doit être prèle à faire « au bonheur suprême de l’humanité » le libre et généreux sacrifice de son droit légitime sur l’Alsace. Et il va sans dire que ses déclarations trouvent pour les applaudir non seulement des Allemands, non seulement d’autres étrangers, mais encore d’authentiques Français. Amené à séjourner en Alsace, Juste Lobel y retrouve la vieille bonne qui l’a élevé, et dont le petit-fils, Jean Knabel, est au service à Mulhouse. Là, il est repris peu à peu par mille souvenirs d’enfance et de famille, par toute sorte d’impressions qui surgissent de ce sol où sont tombés tant de Français, par son hérédité d’Alsacien, en un mot. À propos d’une tentative de désertion de Jean Knabel, il se heurte d’autre part au « germanisme » persistant d’un officier allemand, M. de Breitenfels, qui s’était donné à lui pour un fervent « pacifiste, » et qu’il provoque en duel. Et il finit par se rendre compte que s’il y a, dans l’Europe contemporaine, un peuple qui ne peut, ni ne doit se déclarer pacifiste, ce ne sont pas les Français vaincus, et, plus particulièrement, les Alsaciens opprimés.

Cette conversion d’un Alsacien pacifiste, je ne sais si, au cours de ces dernières années, ç’a été l’histoire authentique d’un grand nombre d’Alsaciens ; mais je crois bien que le cas de Juste Lobel est, depuis deux mois, celui de beaucoup de Français. Combien en avons-nous connu de ces candides et généreux compatriotes qui auraient volontiers préconisé une entente avec l’Allemagne, et qui pensaient que cette entente, on ne l’eût pas payée trop cher en renonçant volontairement à nos droits sur l’Alsace et en acceptant de notre plein gré le traité de Francfort ! Comme si, de la part de vaincus, une abdication de ce genre n’eût pas été un aveu d’impuissance, un signe manifeste de faiblesse, et comme si nos orgueilleux adversaires n’eussent pas vu, dans ce geste généreux, un acte officiel de lâcheté ! À ces pacifistes illusionnés il a fallu les derniers événemens pour leur dessiller les yeux. Il faut leur rendre cette justice qu’ils n’ont pas été les derniers à faire tout leur devoir patriotique, et qu’aujourd’hui même ils sont aussi résolus que les plus résolus d’entre nous à soutenir jusqu’au bout, sans défaillance, la lutte contre le militarisme allemand. Mais quand on y songe, et quoi qu’ils en pensent encore, quels dangers ils ont failli faire courir à la défense nationale ! D’abord, en ce qui concerne l’Alsace-Lorraine, comment n’ont-ils pas vu qu’il est souverainement immoral de composer avec la violence et l’injustice, et que nous n’aurions pu renoncer à l’Alsace-Lorraine que si l’Alsace-Lorraine avait, spontanément, renoncé à nous ? Oui, si nos vainqueurs avaient su se faire aimer des Alsaciens-Lorrains, si ces derniers n’avaient pas eu à se plaindre de leurs nouveaux maîtres, s’ils s’étaient déclarés heureux de leur vie nouvelle, s’ils n’avaient rien regretté du passé, oh ! alors, nous aurions pu prendre tristement notre parti du fait accompli ; nous aurions pu, — peut-être, — prêter l’oreille aux rêves de paix universelle et donner définitivement congé à cette idée de revanche qui avait si longtemps soutenu notre fierté. Mais, — heureusement pour notre fierté même, — c’est ce que l’impudente brutalité de nos ennemis n’a point permis. Cette idée de revanche, ils l’ont imposée à notre pensée, presque malgré nous-mêmes ; la paix non pas universelle, mais entre eux et nous, simplement, ils n’en ont point voulu, et ce sont eux qui, après nous avoir — à combien de reprises ! — insolemment provoqués, ont fini par nous déclarer la guerre. Et que n’ont-ils pas fait pour rendre d’année en année plus lourd et plus odieux le joug qu’ils faisaient peser sur l’Alsace-Lorraine, et plus amer son regret du passé ! C’est l’Allemagne qui a maintenu toujours vivante, aiguë, saignante, la question d’Alsace-Lorraine ; c’est elle qui nous a guéris du pacifisme où beaucoup d’entre nous ont failli sombrer.

Devons-nous l’en remercier ? Je ne sais. Nous devons au moins nous féliciter que, par le cynisme maladroit de sa diplomatie, les questions se soient trouvées posées avec une netteté véritablement aveuglante. Il faut être Allemand pour croire sincèrement que le conflit actuel a été voulu par une autre nation que l’Allemagne, et les pacifistes français eux-mêmes ont bien dû reconnaître que, contrairement à ce qu’ils pensaient, elle le préparait, délibérément et traîtreusement, depuis de longues années. L’agression était si injustifiée et si flagrante que l’unanimité nationale s’est formée immédiatement, et qu’à la profonde stupeur de nos adversaires, qui avaient généreusement escompté nos divisions intérieures, du jour au lendemain, il n’a plus été question chez nous, ni de pacifisme, ni d’antimilitarisme, ni d’internationalisme, ni même de socialisme : tous les Français ont, d’instinct, sans ergoter, couru au drapeau, et la France s’est retrouvée ce qu’au fond elle n’avait jamais cessé d’être, une vieille nation militaire. Encore une fois, il faut se réjouir sans restriction de cette heureuse chance. Mais si les questions avaient été moins claires, si l’Allemagne avait été plus habile, si elle avait su mieux déguiser, envelopper de plus de précautions oratoires, de plus d’obscurités juridiques ses intentions réelles, si elle avait su, en un mot, se donner les apparences du droit, — et sans doute, ce n’était point facile, mais un Bismarck n’y eût point manqué ! — croit-on que l’union des cœurs, des pensées et des volontés aurait pu se réaliser comme elle s’est réalisée sous nos yeux ? Croit-on que la France tout entière, d’un seul élan, se fût jetée à la frontière ? Croit-on que d’ingénieuses et subtiles casuistiques sur le devoir présent ne se seraient pas donné carrière, et que, pour tout dire, on n’eût pas recueilli les tristes résultats des multiples campagnes que, depuis quinze ans, l’idée de patrie et l’institution militaire ont eu chez nous à subir ? Grâce à Dieu, il n’en a rien été, et, parmi toutes ses fourberies, la nation de proie a eu l’involontaire franchise de son rôle. Félicitons-nous-en joyeusement. Sachons un gré infini à nos pacifistes d’avoir à temps connu leur erreur, leur généreuse erreur, et de l’avoir noblement réparée. Mais si l’histoire est un recommencement perpétuel, si le passé et le présent peuvent servir de leçon à l’avenir, ne soyons jamais les premiers à désarmer !

Ces réflexions-là, le héros de M. André Lichtenberger n’a pas attendu les derniers événemens pour les faire : et c’est même ce qui rend le roman si intéressant aujourd’hui à relire, et même un peu prophétique. Il a suffi à Juste Lobel de prendre, en temps de paix, contact avec la réalité alsacienne et avec la réalité germanique pour sentir tout ce qu’il y avait de chimérique, et même de dangereux, dans son rêve humanitaire. Et il conclut avec une grande fermeté de bon sens :

Peut-être que le devoir de demain ne sera pas celui d’aujourd’hui. Ce n’est que celui d’aujourd’hui, dans l’Europe d’aujourd’hui, que je trace pour quelques Français. Supposez que les idées pacifiques, démocratiques, libérales, se développent ailleurs autant que chez nous, que l’univers rattrape l’avance, un peu redoutable dans ce domaine, que nous avons sur lui, peut-être que demain la question d’Alsace se posera différemment. Et peut-être que demain un cataclysme politique mondial, auquel nous ne pouvons rien, la tranchera d’une manière imprévue. Je n’en sais rien. Ce que je pense, avec regret peut-être, mais avec une foi que des méditations douloureuses de six mois ont affermie, c’est que la France ne peut rien pour faire avancer la cause de la paix sur la planète. Elle ne saurait ni désarmer, ni diminuer ses armemens, ni se libérer, si peu que ce soit, du lourd fardeau qui pèse sur elle. Elle peut et doit rester pacifique, c’est-à-dire ne pas souhaiter la guerre, tout en y étant prête ; elle n’a pas de raison pour être pacifiste, c’est-à-dire pour se faire l’apôtre de doctrines dont il ne lui appartient pas d’assurer la réalisation. Il lui faut demeurer l’arme au pied, étant la plus sage, la plus vieille et la plus faible.

On ne saurait mieux dire ; et quand le romancier ajoute que « le changement d’idées du jeune homme correspondait bien à ce mouvement que l’on croyait sentir dans le pays, dont certains symptômes avaient paru se révéler jusque dans la dernière consultation électorale, » je crois que, sur ce point encore, les derniers événemens lui ont donné raison. Si les innombrables espions que l’empereur d’Allemagne a lâchés sur la France avaient été plus intelligens, avaient mieux observé non seulement les menus détails de notre organisation militaire ou de notre administration civile, mais les esprits, mais les âmes, s’ils avaient mieux connu notre récente littérature, bref, s’ils avaient mieux su leur vrai métier, ils auraient pu rapporter à leur maître que la France se modifiait, qu’elle ne ressemblait plus, qu’elle n’avait peut-être jamais ressemblé à l’image caricaturale et stéréotypée qui, depuis 1870, avait cours au-delà du Rhin, et qu’on se transmettait pieusement de père en fils ; que l’idée de la revanche n’y était qu’assoupie, et qu’elle n’attendait qu’une occasion pour se réveiller, armée de toutes pièces ; et qu’enfin une mâle jeunesse s’y préparait en silence à une œuvre de restauration nationale. Il est vrai que l’orgueilleux César, le « confident inspiré » et le « missionnaire » du « vieux Dieu » allemand, ne les en aurait sans doute pas crus sur parole. À l’instar de tout son peuple, il nous a profondément ignorés.

C’était une idée chère, — et justement chère, — à Taine que la littérature d’imagination est un document psychologique de tout premier ordre, que trop souvent négligent et dédaignent les historiens de profession. Il est très vrai qu’un artiste, un poète, un romancier, en créant des âmes vivantes, devine parfois et rend intelligibles à ses lecteurs certains états d’esprit que nous aurions quelque peine à démêler dans la réalité. Tel est exactement le cas des trois écrivains que nous avons appelés à témoigner sur nos deux provinces perdues. Ils nous aident à nous représenter au vif l’état de l’âme alsacienne ou lorraine dans les premières années du XXe siècle. Et ce ne sera pas sans doute affaiblir leur témoignage que de le rapprocher, comme nous tâcherons prochainement de le faire, de celui des historiens.

Victor Giraud.
  1. M. Clemenceau a publié récemment dans l’Homme enchaîné un bien curieux et intéressant document touchant le programme des pangermanistes. Ce document lui a été communiqué par un de ses amis d’Amérique, un diplomate. Dans les derniers jours du mois d’août, comme on demandait dans une réunion mondaine à l’ambassadeur allemand à Washington, le comte von Bernstorf, ce que l’Allemagne victorieuse réclamerait à la France, celui-ci, sans gêne aucune, se mit à articuler ce qu’il appela « les dix commandemens allemands : »

    1o « Toutes les colonies françaises, sans exception, même le Maroc complet et l’Algérie, et aussi la Tunisie ;

    2o « Tout le pays compris depuis Saint-Valéry, en ligne droite jusqu’à Lyon, soit plus d’un quart de la France : plus de 15 millions d’habitans ;

    3o « Une indemnité de 10 milliards ;

    4o « Un traité de commerce permettant aux marchandises allemandes d’entrer en France sans payer aucun droit, pendant vingt-cinq ans, sans réciprocité, après quoi la continuation du traité de Francfort ;

    5o « Promesse de la suppression en France du recrutement pendant vingt-cinq ans ;

    6o « Démolition de toutes les forteresses françaises ;

    7o « Remise par la France de 3 millions de fusils, 3 000 canons et 40 000 chevaux ;

    8o « Droits de patente des brevets allemands sans réciprocité, pendant vingt-cinq ans ;

    9o « Abandon par la France de la Russie et de l’Angleterre ;

    10o « Traité d’alliance de vingt-cinq ans avec l’Allemagne. »

    Ces propos ont été démentis. Mais on sait ce que valent la parole et les démentis de l’Allemagne !

  2. Cette conférence sur l’Âme alsacienne, prononcée à la salle de la Société de Géographie (Société des conférences) le 18 février 1902, d’abord éditée en brochure par la maison de la Bonne Presse, a depuis été recueillie dans les Questions littéraires et sociales (Calmann Lévy, 1906).
  3. Il se pourrait aussi que l’idée d’Au service de l’Allemagne eût été suggérée à M. Maurice Barrès par une longue nouvelle de M. René Bazin, le Guide de l’Empereur, dont je n’ai pas cru devoir parler parce qu’elle ne rentrait pas à proprement parler dans le cadre de cette étude, et où le romancier met en scène un Alsacien « au service de l’Allemagne, » et mourant même, comme eût pu le faire un soldat français fidèle à sa consigne, au service de son Empereur.