<La Pucelle d’Orléans

La Pucelle d’Orléans
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 9 (p. 243-251).

CHANT XV


Argument.- Grand repas à l’hôtel de ville d’Orléans, suivi d’un assaut général. Charles attaque les Anglais. Ce qui arrive à la belle Agnès et à ses compagnons de voyage[1].


Censeurs malins, je vous méprise tous,
Car je connais mes défauts mieux que vous.
J’aurais voulu dans cette belle histoire,
Écrite en or au temple de Mémoire,
Ne présenter que des faits éclatants,
Et couronner mon roi dans Orléans
Par la Pucelle, et l’Amour, et la Gloire.
Il est bien dur d’avoir perdu mon temps
A vous parler de Cutendre et d’un page,
De Grisbourdon, de sa lubrique rage,
D’un muletier et de tant d’accidents
Qui font grand tort au fil de mon ouvrage.



Mais vous savez que ces événements
Furent écrits par Trithème le sage[2] ;
Je le copie, et n’ai rien inventé.
Dans ces détails si mon lecteur s’enfonce,
Si quelquefois sa dure gravité
Juge mon sage avec sévérité,
A certains traits si le sourcil lui fronce,
Il peut, s’il veut, passer la pierre ponce[3]
Sur la moitié de ce livre enchanté ;

Mais qu’il respecte au moins la vérité.



O vérité ! vierge pure et sacrée !
Quand seras-tu dignement révérée !
Divinité qui seule nous instruis,
Pourquoi mets-tu ton palais dans un puits ?
Du fond du puits quand seras-tu tirée ?
Quand verrons-nous nos doctes écrivains,
Exempts de fiel, libres de flatterie,
Fidèlement nous apprendre la vie,
Les grands exploits de nos beaux paladins ?
Oh ! qu’Arioste étala de prudence,
Quand il cita l’archevêque Turpin[4] !
Ce témoignage à son livre divin
De tout lecteur attire la croyance.



Tout inquiet encor de son destin,
Vers Orléans Charle était en chemin,
Environné de sa troupe dorée,
D’armes, d’habits richement décorée,
Et demandant à Dunois des conseils,
Ainsi que font tous les rois ses pareils,
Dans le malheur dociles et traitables,
Dans la fortune un peu moins praticables.
Charles croyait qu’Agnès et Bonifoux
Suivaient de loin. Plein d’un espoir si doux,
L’amant royal souvent tourne la tête
Pour voir Agnès, et regarde, et s’arrête ;
Et quand Dunois, préparant ses succès,
Nomme Orléans, le roi lui nomme Agnès.



L’heureux bâtard, dont l’active prudence
Ne s’occupait que du bien de la France,
Le jour baissant, découvre un petit fort

Que négligeait le bon duc de Bedfort.
Ce fort touchait à la ville investie :
Dunois le prend, le roi s’y fortifie.
Des assiégeants c’étaient les magasins.
Le dieu sanglant qui donne la victoire,
Le dieu joufflu qui préside aux festins,
D’emplir ces lieux se disputaient la gloire,
L’un de canons, et l’autre de bons vins :
Tout l’appareil de la guerre effroyable,
Tous les apprêts des plaisirs de la table,
Se rencontraient dans ce petit château :
Quels vrais succès pour Dunois et Bonneau !



Tout Orléans à ces grandes nouvelles
Rendit à Dieu des grâces solennelles.
Un _Te Deum_ en faux-bourdon chanté[5]
Devant les chefs de la noble cité ;
Un long dîner où le juge et le maire,
Chanoine, évêque, et guerrier invité,
Le verre en main, tombèrent tous par terre ;
Un feu sur l’eau, dont les brillants éclairs
Dans la nuit sombre illuminent les airs,
Les cris du peuple, et le canon qui gronde,
Avec fracas annoncèrent au monde
Que le roi Charle, à ses sujets rendu
Va retrouver tout ce qu’il a perdu.



Ces chants de gloire et ces bruits d’allégresse
Furent suivis par des cris de détresse.
On n’entend plus que le nom de Betfort,
Alerte, aux murs, à la brèche, à la mort !
L’Anglais usait de ces moments propices
Où nos bourgeois, en vidant les flacons,
Louaient leur prince, et dansaient aux chansons.
Sous une porte on plaça deux saucisses,
Non de boudin, non telles que Bonneau
En inventa, pour un ragoût nouveau ;
Mais saucissons dont la poudre fatale,
Se dilatant, s’enflant avec éclair,
Renverse tout, confond la terre et l’air ;

Machine affreuse, homicide, infernale,
Qui contenait dans son ventre de fer
Ce feu pétri des mains de Lucifer.
Par une mèche artistement posée,
En un moment la matière embrasée
S’étend, s’élève, et porte à mille pas
Bois, gonds, battants, et ferrure en éclats.
Le fier Talbot entre et se précipite.
Fureur, succès, gloire, amour, tout l’excite.
On voit de loin briller sur son armet
En or frisé le chiffre de Louvet :
Car la Louvet était toujours la dame
De ses pensers ; et piquait sa grande âme ;
Il prétendait caresser ses beautés
Sur les débris des murs ensanglantés.



Ce beau Breton, cet enfant de la guerre,
Conduit sous lui les braves d’Angleterre.
" Allons, dit-il, généreux conquérants,
Portons partout et le fer et les flammes,
Buvons le vin des poltrons d’Orléans,
Prenons leur or, baisons toutes leurs femmes. "
Jamais César, dont les traits éloquents
Portaient l’audace et l’honneur dans les âmes,
Ne parla mieux à ses fiers combattants.



Sur ce terrain que la porte enflammée
Couvre en sautant d’une épaisse fumée,
Est un rempart, que La Hire et Poton
Ont élevé de pierre et de gazon.
Un parapet, garni d’artillerie,
Peut repousser la première furie,
Les premiers coups du terrible Betfort.



Poton, La Hire, y paraissent d’abord.
Un peuple entier derrière eux s’évertue :
Le canon gronde ; et l’horrible mot : " Tue ! "
Est répété quand les bouches d’enfer
Sont en silence, et ne troublent plus l’air.
Vers le rempart les échelles dressées
Portent déjà cent cohortes pressées ;
Et le soldat, le pied sur l’échelon,
Le fer en main, pousse son compagnon.



Dans ce péril, ni Poton ni La Hire
N’ont oublié leur esprit qu’on admire.

Avec prudence ils avaient tout prévu,
Avec adresse à tout ils ont pourvu.
L’huile bouillante et la poix embrasée,
De pieux pointus une forêt croisée,
De larges faux que leur tranchant effort
Fait ressembler à la faux de la Mort,
Et des mousquets qui lancent les tempêtes
De plomb volant sur les bretonnes têtes,
Tout ce que l’art et la nécessité,
Et le malheur, et l’intrépidité,
Et la peur même, ont pu mettre en usage,
Est employé dans ce jour de carnage.
Que de Bretons bouillis, coupés, percés,
Mourants en foule, et par rangs entassés !
Ainsi qu’on voit sous cent mains diligentes
Choir les épis des moissons jaunissantes.



Mais cet assaut fièrement se maintient ;
Plus il en tombe, et plus il en revient[6].
De l’hydre affreux les têtes menaçantes,
Tombant à terre, et toujours renaissantes,
N’effrayaient point le fils de Jupiter ;
Ainsi l’Anglais, dans les feux, sous le fer,
Après sa chute encor plus formidable,
Brave en montant le nombre qui l’accable.



Tu t’avançais sur ces remparts sanglants,
Fier Richemont, digne espoir d’Orléans.
Cinq cents bourgeois, gens de cœur et d’élite,
En chancelant marchent sous sa conduite,
Enluminés du gros vin qu’ils ont bu ;
Sa sève encor animait leur vertu ;
Et Richemont criait d’une voix forte :
" Pauvres bourgeois, vous n’avez plus de porte,
Mais vous m’avez, il suffit, combattons. "
Il dit, et vole au milieu des Bretons.
Déjà Talbot s’était fait un passage
Au haut du mur, et déjà dans sa rage
D’un bras terrible il porte le trépas.

Il fait de l’autre avancer ses soldats,
Criant _Louvet ! _ d’une voix stentorée[7] :
Louvet l’entend, et s’en tient honorée.
Tous les Anglais criaient aussi _Louvet ! _
Mais sans savoir ce que Talbot voulait.
O sots humains ! on sait trop vous apprendre
A répéter ce qu’on ne peut comprendre.



Charle, en son fort tristement replié,
D’autres Anglais par malheur entouré,
Ne peut marcher vers la ville attaquée ;
D’accablement son âme est suffoquée.
" Quoi ! disait-il, ne pouvoir secourir
Mes chers sujets que mon œil voit périr !
Ils ont chanté le retour de leur maître ;
J’allais entrer, et combattre, et peut-être
Les délivrer des Anglais inhumains :
Le sort cruel enchaîne ici mes mains.
— Non, lui dit Jeanne, il est temps de paraître.
Venez ; mettez, en signalant vos coups,
Ces durs Bretons entre Orléans et vous.
Marchez, mon prince, et vous sauvez la ville.
Nous sommes peu, mais vous en valez mille. "
Charles lui dit : " Quoi ! vous savez flatter !
Je vaux bien peu ; mais je vais mériter
Et votre estime, et celle de la France,
Et des Anglais. " Il dit, pique, et s’avance.
Devant ses pas l’oriflamme est porté[8] ;
Jeanne et Dunois volent à son côté.
Il est suivi de ses gens d’ordonnance ;

Et l’on entend à travers mille cris :
" Vivent le roi, Montjoie, et saint Denys ! "



Charles, Dunois, et la Barroise altière,
Sur les Bretons s’élancent par derrière :
Tels que, des monts qui tiennent dans leur sein
Les réservoirs du Danube et du Rhin,
L’aigle superbe, aux ailes étendues,
Aux yeux perçants, aux huit griffes pointues,
Planant en l’air, tombe sur des faucons
Qui s’acharnaient sur le cou des hérons.



Ce fut alors que l’audace anglicane,
Semblable au fer sur l’enclume battu,
Qui de sa trempe augmente la vertu,
Repoussa bien la valeur gallicane.
Les voyez-vous, ces enfants d’Albion,
Et ces soldats des fils de Clodion ?
Fiers, enflammés, de sang insatiables,
Ils ont volé comme un vent dans les airs.
Dès qu’ils sont joints, ils sont inébranlables,
Comme un rocher sous l’écume des mers.
Pied contre pied, aigrette contre aigrette,
Main contre main, œil contre œil, corps à corps[9],
En jurant Dieu, l’un sur l’autre on se jette ;
Et l’un sur l’autre on voit tomber les morts.



Oh ! que ne puis-je en grands vers magnifiques
Écrire au long tant de faits héroïques !
Homère seul a le droit de conter
Tous les exploits, toutes les aventures,
De les étendre et de les répéter ;
De supputer les coups et les blessures,
Et d’ajouter aux grands combats d’Hector
De grands combats, et des combats encor :
C’est là sans doute un sûr moyen de plaire.
Mais je ne puis me résoudre à vous taire
D’autres dangers, dont un destin cruel
Circonvenait la belle Agnès Sorel,
Quand son amant s’avançait vers la gloire.



Dans le chemin, sur les rives de Loire,
Elle entretient le père Bonifoux,
Qui, toujours sage, insinuant, et doux,

Du tentateur lui contait quelque histoire
Divertissante, et sans réflexions,
Sous l’agrément déguisant ses leçons.
A quelques pas, La Trimouille et sa dame
S’entretenaient de leur fidèle flamme,
Et du dessein de vivre ensemble un jour
Dans leur château, tout entiers à l’amour.
Dans leur chemin la main de la nature
Tend sous leurs pieds un tapis de verdure,
Velours uni, semblable au pré fameux
Où s’exerçait la rapide Atalante.
Sur le duvet de cette herbe naissante,
Agnès approche et chemine avec eux.
Le confesseur suivit la belle errante.
Tous quatre allaient, tenant de beaux discours
De piété, de combats, et d’amours.
Sur les Anglais, sur le diable on raisonne.
En raisonnant on ne vit plus personne.
Chacun fondait doucement, doucement,
Homme et cheval, sous le terrain mouvant.
D’abord les pieds, puis le corps, puis la tête,
Tout disparut, ainsi qu’à cette fête
Qu’en un palais d’un auteur cardinal
Trois fois au moins par semaine on apprête,
A l’opéra[10], souvent joué si mal,
Plus d’un héros à nos regards échappe,
Et dans l’enfer descend par une trappe.



Monrose vit du rivage prochain
La belle Agnès, et fut tenté soudain
De Venir rendre à l’objet qu’il observe
Tout le respect que son âme conserve.
Il passe un pont ; mais il devient perclus,
Quand la voyant son œil ne la vit plus.
Froid comme marbre, et blême comme gypse,
Il veut marcher, mais lui-même il s’éclipse.



Paul Tirconel, qui de loin l’aperçut,
A son secours à grand galop courut.
En arrivant sur la place funeste,
Paul Tirconel y fond avec le reste.

Ils tombent tous dans un grand souterrain
Qui conduisait aux portes d’un jardin
Tel que n’en eut Louis le quatorzième,
Aïeul d’un roi qu’on méprise et qu’on aime[11] ;
Et le jardin conduisait au château,
Digne en tout sens de ce jardin si beau.
C’était… (mon cœur à ce seul mot soupire)
D’Hermaphrodix le formidable empire.
O Dorothée, Agnès, et Bonifoux !
Qu’allez-vous faire, et que deviendrez-vous ?

  1. Voyez la Préface en tête de cette édition. (R.)
  2. Nous avons déjà remarqué que l'abbé Trithême n'a jamais rien dit de la Pucelle et de la belle Agnès; c'est par pure modestie que lauteur de ce poëme attribue à un autre tout le mérite de ce poëme moral. (Note de Voltaire, 1773-1774.)
  3. Dit-on pierre ponce ou de ponce? C'est une grande question. (Id., 1762.)
  4. L'archevêque Turpin, à qui l'on attribue la Vie de Charlemagne et de Roland, était archevêque de Reims sur la fin du viiie siècle : ce livre est d'un
    moine nommé Turpin qui vivait dans le onzième, et c'est de ce roman que l'Arioste a tiré quelques-uns de ses contes. Le sage auteur feint ici qu'il a puisé son poëme dans l'abbé Trithême. (Note de Voltaire, 1762.) — Le judicieux et savant M. Daunou, auteur de l'article Turpin de la Biographie universelle, a démontré d'une manière péremptoire que l'archevêque de Reims ne peut être l'auteur du livre de Vita Caroli Magni et Rolandi qui lui est attribué, et que les conjectures de divers historiens sur le véritable auteur de cet ouvrage ne sont fondées sur aucun renseignement positif. L'édition la plus récente de ce livre est celle que M. Sébastien Ciampi a publiée à Florence en 1822, in-8° de XXXVI et 154 pages. (R.)
  5. Le faux-bourdon est un plain-chant mesuré. Le serpent de la paroisse donne le ton, et toutes les parties s'accordent comme elles peuvent. C'est une musique excellente pour les gens qui n'ont point d'oreille. (Note de Voltaire, 1702.)
  6. Voltaire a dit depuis, dans le Pauvre Diable, vers 25-27 :
    · · · · · · · · · · En vain Mars en fureur
    De la patrie a moissonné la fleur,
    Plus on en tue, et plus il s'en présente.
  7. Stentor était le crieur d'Homère. Il est immortalisé pour ce beau talent, et le mérite bien. (Note de Voltaire, 1762.)
  8. Voltaire a toujours fait le mot oriflamme du genre masculin; et peut-être est-ce à tort que dans plusieurs éditions de ses Œuvres on a mis, au chapitre x de l’Essai sur les mœurs, « l'oriflamme apportée à saint Denis par un ange , » au lieu d'apporté qu'on lit dans toutes celles qui ont été publiées du vivant de l'auteur. L'Académie, il est vrai, a décidé depuis longtemps que ce mot appartient au genre féminin ; mais cette autorité n'était pas sans doute d'un grand poids auprès de Voltaire, qui disait à l'un de ses amis : « Je vous remercie d'écrire toujours français par a, car l'Académie l'écrit par o.»

    M. Louis du Bois, qui a annoté le poëme de la Pucelle pour l'édition donnée par M. Delangle, a remarqué, avec raison, qu'oriflamme est du genre féminin.
    Plusieurs autres observations non moins judicieuses du même éditeur ont été mises de coté par moi; elles m'ont paru plus convenables pour un commentaire grammatical que dans de simples annotations. (R.)
  9. On trouve un semblable tableau dans Homère, Iliade, XIII, 130-131. (R.)
  10. La salle de l'Opéra était à l'est du Palais-Cardinal (aujourd'hui Palais-Royal ),
    presque sur l’emplacement de la cour des Fontaines. (G. A.)
  11. Voltaire, dont la tranquillité fut si gravement menacée, on 1755, par la publication malveillante du poëme de la Pucelle, était en droit et dans l'obligation d'en désavouer tout ce qui pouvait le compromettre; et le vers auquel se rapporte cette note était de ce nombre. Aussi ne doit-on pas s'étonner qu'il ait écarté des éditions avouées par lui l'épisode dont ce vers fait partie. Laharpe a raison de reconnaître que Voltaire en est l'auteur. Il exprimait d'une manière piquante les sentiments divers dont la France était animée pour son roi. Le
    peuple,
    Aveugle dans sa haine, aveugle en son amour,

    Brutus, I, II.

    s'était épris pour le prince d'une passion à laquelle celui-ci, dans sa bonne foi, déclarait ne rien comprendre. Les autres classes de la société poursuivaient d'un juste mépris l'esclave de Mme de Pompadour, que, plus tard, la Du Barry devait faire descendre au dernier degré d'abjection. (R.)