La Puce à l’oreille/Acte I
ACTE PREMIER.
Le salon des Chandebise — style anglais. — Au fond, une grande baie, à fond plein et cintré, au centre duquel est une porte à deux battants (ferrures et verrous intérieurs et extérieurs). — À droite et à gauche de la baie, portes à un battant avec verrous extérieurs. À gauche premier plan une fenêtre. À droite premier plan une porte à un seul battant (serrure et verrou intérieurs). — Au deuxième plan en pan coupé une cheminée un peu haute avec sa garniture. — Dans les boiseries petits panneaux tendus en lampas bouton d’or ; rideaux de la fenêtre, et décor de la baie en même lampas ; brise-bise à la fenêtre. Le mobilier général est en acajou et de style anglais. Au fond, dans le panneau qui sépare la baie de la porte de droite, chiffonnier étroit et assez haut ; lui faisant pendant, à gauche de la baie, petit meuble d’appui. — À gauche, entre la fenêtre et le fond, petit meuble à trois tiroirs. — Devant la fenêtre, dans l’embrasure, une banquette sans dossier, contre la banquette une de ces grandes papeteries anglaises, montées sur pieds en forme d’X, qui, fermées ne tiennent pas plus de place qu’un épais carton à dessin, et ouvertes forment tables avec, à l’intérieur, tout ce qu’il faut pour écrire. Au lever du rideau ce meuble est fermé. — Au milieu de la scène à gauche, non loin de la banquette et au-dessus d’elle, un petit canapé au dossier d’acajou ajouré, placé de biais et dos au public ; lui faisant vis-à-vis, au-dessous de la banquette, une petite table de fantaisie avec de chaque côté, une chaise. — À droite de la scène, une grande table placée perpendiculairement à la scène ; de chaque côté une chaise. — Glace au-dessus de la cheminée ; gravures anglaises encadrées dans les panneaux. Bibelots ad libitum. — Dans le hall extérieur, face à la porte de la baie, une banquette d’antichambre : au-dessus, au mur, un téléphone. — Invisible au public, la porte d’entrée du grand escalier est censément à gauche du hall, à la hauteur du panneau qui sépare la porte de gauche du salon de la porte de la baie.
Scène PREMIÈRE
Au lever du rideau, Camille est debout, appuyé contre le coin gauche du chiffonnier, le dos tourné à la baie ; il consulte un dossier qu’il a retiré d’un des tiroirs ouverts devant lui. — Un léger temps. — La porte fond gauche s’entr’ouvre lentement et l’on voit se glisser la tête d’Antoinette. — Elle jette un coup d’œil inquisiteur dans la pièce, aperçoit Camille à son occupation, gagne jusqu’à lui sur la pointe des pieds, lui saisit, par derrière la tête à deux mains et lui donne un brusque baiser.
Allons, voyons !
Mais n’aie donc pas peur, quoi ! Les patrons sont sortis.
Oui, oh !
Allez ! vite, un bec ! (Camille a un geste d’épaules d’enfant maussade.) Allons ! Allons !
Camille la regarde un instant, comme un homme qui ne sait pas s’il doit rire ou se fâcher, puis, brusquement émoustillé, il lui donne un gros baiser goulu. À ce moment, la porte du fond s’ouvre, livrant passage à Étienne et à Finache.
Entrez toujours, monsieur le docteur.
Oh !
Ils se séparent brusquement. Camille a détalé comme un lapin et s’éclipse par la porte de droite. Antoinette a gagné vivement à gauche et reste toute bête sur place.
Eh bien, qu’est-ce que tu fais là, toi ?
Hein ! Moi ?… c’est… c’est pour les ordres… les ordres pour le dîner.
Quoi, « les ordres » ? Tu ne sais pas que monsieur et madame sont sortis ? Allez, à tes fourneaux ! la place d’une cuisinière n’est pas dans l’appartement.
Mais…
Allez, houste !
Oh ! mais, quel mari autoritaire vous faites !
Il faut ça avec les femmes ! Si vous ne les menez pas, c’est elles qui vous mènent ; je ne mange pas de ce pain-là.
Bravo !
Voyez-vous, monsieur le docteur, cette petite femme-là — c’est un caniche pour la fidélité — mais c’est un tigre pour la jalousie. Elle est tout le temps à fouiner dans l’appartement, bien sûr pour m’épier. Elle a dû se monter le job… à cause de la femme de chambre.
Ah ?… Elle s’est monté le job ?
Je vous demande un peu ! Moi ! Une camériste.
Comment donc !… (Se levant.) Oui, mais ce n’est pas tout ça, puisque Monsieur n’est pas là…
Oh ! mais ça ne fait rien ! j’ai le temps ! Je tiendrai compagnie à Monsieur !
Hein ?… Ah ! certainement. C’est très aimable et… très tentant, mais je craindrais d’abuser.
Du tout, du tout ! je n’ai rien de pressé.
Oh ! alors !… Et vous ne savez pas à quelle heure il va rentrer, monsieur ?
Oh ! pas avant un bon quart d’heure.
Ah ! diable !… (Prenant sur la table son chapeau et s’en couvrant. Tout en remontant.) Eh ! bien, écoutez… dans ce cas-là, et… quelque agrément que j’aurais à rester avec vous…
Oh ! monsieur me flatte !
Du tout, du tout ! mais on n’est pas dans la vie uniquement pour s’amuser ; j’ai un malade à voir près d’ici, eh ! bien, ma foi, je vais l’expédier.
Oh !
Hein ? (Comprenant sa pensée.) Oh ! pas comme vous l’entendez ! Non, non ! merci, j’ai des malades, j’y tiens ! c’est mon fonds de commerce. Non, j’expédie ma visite, et je reviens dans un quart d’heure.
J’aurais mauvaise grâce à insister.
Vous me désobligeriez. (Il remonte comme pour sortir, Étienne passe au 2, au-dessus de la table. Finache, redescendant.) Ah !… Maintenant, si votre patron rentre avant mon retour, (Tirant un dossier de sa poche.) vous lui remettrez ça. Vous lui direz que j’ai examiné le client qu’il m’a envoyé, qu’il est en parfait état et qu’il peut l’assurer en toute confiance.
Ah ?
Oui, ça vous est égal.
Oh !
Évidemment ! À moi aussi ! Seulement, qu’est-ce que vous voulez : ça intéresse M. le directeur, pour Paris et la province, de la « Boston Life Company ».
Oui !… le patron, quoi ! (Finache s’incline en manière d’acquiescement.) Oh !… entre nous !…
Soit ! « le patron », puisque vous le permettez. Vous lui direz que son hidalgo est de première classe… comment donc déjà : Don Carlos Homénidès dé Histangua.
Ah ! chose ! Histangua ! Oui, oui, je connais. Justement sa femme est là… qui attend madame dans le salon.
Ah ?… Comme le monde est petit ! J’ai examiné son mari ce matin et sa femme est dans la pièce à côté.
Ils ont même dîné ici tous les deux avant-hier.
Ainsi, voyez !
Mais, dites-moi donc, docteur, puisque je vous tiens…
Ce qui me plaît chez vous, c’est que vous n’êtes pas fier.
Pourquoi le serais-je ?… Je voulais vous demander… parce qu’on en causait ce matin avec ma dame.
Madame Chandebise.
Non, pas la patronne ; ma dame à moi.
Ah ! votre femme !
Oui, enfin, ma dame ! « Votre femme », ça n’est pas respectueux.
Je vous demande pardon.
Quand on a comme ça… mais asseyez-vous donc…
Pardon.
Quand on a comme ça, de chaque côté du ventre… comme un point continuel… ?
Pour bien fixer les points, des deux mains renversées, il se donne des petits coups de chaque côté de l’abdomen.
Ah ! bien ! Ça vient souvent des ovaires.
Oui ? Eh ! bien, j’ai ça, moi.
Ah ?… Eh ! bien ! mon ami, faut vous les faire enlever.
Hein ? Ah ! non, alors ! Je les ai, je les garde.
Oh ! remarquez, mon garçon, que je ne vous les demande pas.
Vous pourriez !
Scène II
Dites-moi donc, mon ami… (Apercevant Finache.) Oh ! pardon ! monsieur !… (À Étienne.) Vous êtes sûr que Madame Chandebise va rentrer ?
Oh ! sûr, madame ! Madame m’a même bien recommandé : « Si Madame… » euh !… enfin, le nom de madame.
Homénidès dé Histangua.
C’est ça ; « vient à venir… »
Ouïe ! « Vient à venir… »
Parfaitement … (À Lucienne.) « Ne la laissez pas s’en aller, j’ai absolument besoin de la voir… »
Eh ! bien, oui, c’est ce qu’elle m’a écrit ; c’est même pour cela que je suis étonnée… Enfin, je vais attendre encore un peu.
C’est ça, madame. (Lucienne remonte comme pour regagner la pièce dont elle vient, mais s’arrête à la voix d’Étienne.) Justement, je conversais avec monsieur…
Oui, nous conversions.
Docteur Finache, (Échange de saluts.) le médecin en chef de la Boston life Company, qui me disait qu’il avait vu le mari de madame ce matin.
Allons donc ?
C’est exact, madame… J’ai eu l’honneur d’examiner M. dé Histangua.
Tiens ! mon mari s’est fait examiner ? Quelle drôle d’idée !
Ce sont les petites indiscrétions de toutes les compagnies d’assurances. Je vous félicite, madame… vous avez un mari ! une santé ! un tempérament !…
Ah ! Monsieur !… À qui le dites-vous ?
Eh ! bien, mais c’est très flatteur.
Oh ! oui, monsieur !… mais si fatigant !
On n’a rien sans peine.
Et dire que voilà ce que rêve madame Plucheux !
Qui ça, madame Plucheux ?
Mon épouse ! Elle qui me fait toujours honte ! Il lui faudrait un homme comme le mari de madame !
Eh ! bien, mon Dieu, avec l’autorisation de madame et le consentement de M. dé Histangua, il y aurait peut-être moyen d’arranger ça.
Hein ? Ah ! non, alors.
Oh ! mais dites donc, docteur, mais… moi non plus !
Oh ! pardon, madame, c’est ce diable d’Étienne qui me fait dire des bêtises. (Traversant la scène pour aller chercher son chapeau.) Allons, je me sauve, si je veux être revenu dans un quart d’heure. (Saluant.) Madame, enchanté !
Et sans rancune, docteur.
Mais je l’espère bien !
Pour en revenir à ce que nous disions, docteur… quand je m’appuie comme ça, mes ovaires…
Oui ? Eh bien, prenez donc une bonne purge. Ça les calmera.
Scène III
Quel type ! (Regardant sa montre.) Une heure sept !… C’est ce que Raymonde appelle m’attendre avec impatience… Enfin !
Elle s’assied sur une des chaises à gauche de la scène, et prend une brochure qu’elle feuillette distraitement.
Oh ! pardon, madame !
En réalité et dans tout le courant de l’acte, il doit parler d’une façon absolument inintelligible, la voix dans le masque et en ne prononçant — mais bien nettement — que les voyelles, comme les gens qui ont le palais perforé.
Monsieur !…
C’est sans doute le directeur de la Boston life Company que madame attend ?
É an-oueon-eu e i-e-eu e a o-on eie on-a-i, ea-a-a-en ?
Comment ?
Je dis : C’est sans doute monsieur le directeur de la Boston life Company que madame attend ?
Je vous demande pardon ! je ne comprends pas bien ce que vous dites…
Non, je demande : la personne que madame attend, c’est bien monsieur le dir…
Non, non ! Française, moi. French ! Franzosisch.
Hein ? mais… moi aussi.
Si vous voulez vous adresser au valet de chambre ! Moi, je ne suis pas de la maison. J’attends madame Chandebise avec qui j’ai rendez-vous.
Ah ! oh ! je vous demande pardon. (Gagnant jusqu’au cartonnier avec des révérences à reculons.) Je demandais ça parce que si ç’avait été pour M. le directeur de la Boston Life Company…
Oui, monsieur, oui…
Je vous demande pardon !
Qu’est-ce que c’est que cet Iroquois ?
Scène IV
Je viens voir si madame ne s’ennuie pas trop !
Oh ! mon ami, vous allez me dire : il est entré un homme à l’instant…
Un homme ?
Oui, il m’a parlé agrach. Je ne sais pas ce qu’il m’a raconté. (Imitant Camille.) Ou a on, on a-é-i-o-i-u… quelque chose comme ça.
Ah !… c’est M. Camille.
Un étranger, hein ?
Lui, pas du tout… C’est le neveu de monsieur ; le propre fils de son frère ; son neveu germain, quoi !… Ah ! bien… je comprends que madame ait eu de la peine ! Il a un vice de prononciation, madame ! il ne peut pas prononcer les consonnes.
Allons donc ?
Oui, madame !… C’est même très gênant quand on n’est pas habitué !… Moi, je commence un peu à comprendre.
Ah ?… Il vous a donné des leçons.
C’est pas ça ! mais à force d’entendre, n’est-ce pas ? l’oreille se fait.
Oui, oui !
Alors, monsieur l’a pris comme secrétaire. Comme il ne pouvait se placer nulle part, à cause — sauf votre respect — de sa fichue façon de parler…
Dame, un homme qui n’a que des voyelles à vous offrir.
Bien, oui !… C’est pas assez ! Je sais bien qu’en écrivant, il donne aussi les consonnes, mais on ne peut pas toujours écrire, pas vrai ? (Remontant au-dessus de la table.) Ah ! c’est bien dommage, allez ! Un garçon si sérieux ! si rangé ! Si je vous disais qu’on ne lui connaît pas de maîtresse, madame…
Allons donc !
Moi ! du moins.
Eh ! bien, il est bien loti, votre jeune homme !
Ah ! oui ! (Voyant Raymonde paraître au fond.) Ah ! voici madame !
Toi, enfin !
Ah ! ma pauvre amie… je suis désolée. (À Étienne, tout en gagnant au-dessus de la table, sur laquelle elle dépose son réticule.) Laissez-nous, Étienne !
Oui, madame. (À Lucienne.) Madame m’excuse ?
Comment donc !
Je t’ai fait attendre.
Crois-tu ?
C’est que je viens de faire une course d’un loin !… Je t’expliquerai ça. (Brusquement, se rapprochant (2) de Lucienne (1).) Lucienne, si je t’ai écrit de venir, c’est qu’il se passe une chose grave ! Mon mari me trompe.
Hein ? Victor-Emmanuel ?
Victor-Emmanuel, parfaitement !
Ah ! Tu as une façon de vous coller ça dans l’estomac.
Le misérable ! Oh ! mais je le pincerai.
Comment, tu le pinceras ? Mais alors, tu n’as pas la preuve ?
Eh ! non, je ne l’ai pas ! Le lâche ! Oh ! mais je l’aurai !
Ah !… Comment ?
Je ne sais pas ! tu es là, tu me la trouveras.
Moi ?
Oh ! si, si ! Ne dis pas non, Lucienne. Tu étais ma meilleure amie au couvent. Nous avons beau nous être perdues de vue pendant dix ans, il y a des choses qui ne s’effacent pas. Je t’ai quittée Lucienne Vicard, je t’ai retrouvée Lucienne Homénidès dé Histangua ; ton nom a pu s’allonger, ton cœur est resté le même ; j’ai le droit de te considérer toujours comme ma meilleure amie.
Ça, certes !
C’est donc à toi, que j’ai le devoir d’avoir recours quand j’ai un service à demander.
Tu es bien bonne, je te remercie.
Alors, dis-moi ! Qu’est-ce que je dois faire ?
Hein ! pour ?
Pour pincer mon mari donc !
Mais, est-ce que je sais, moi ! C’est pour ça que tu me fais venir ?
Mais oui.
Tu en as de bonnes. D’abord qui est-ce qui te dit qu’il est pinçable, ton mari ? C’est peut-être le plus fidèle des époux.
Lui !
Dame ! puisque tu n’as pas de preuves.
Il y a des choses qui ne trompent pas.
Justement ! ton mari est peut-être de celles-là…
Allons, voyons ! je ne suis pas une enfant, à qui on en conte. Qu’est-ce que tu dirais, toi, si brusquement ton mari, après avoir été un mari… ! un mari… ! enfin, un mari, quoi ! cessait brusquement de l’être, là, v’lan ! du jour au lendemain ?
Ah !… je dirais ouf !
Ah ! ouat ! Tu dirais ouf !… Ça se raconte avant ces choses-là ! Moi aussi, cet amour continu, ce printemps partout, je trouvais ça fastidieux, monotone. Je me disais : « Oh ! un nuage ! une contrariété ! un souci ! quelque chose !… » J’en étais arrivée à songer à prendre un amant, rien que pour m’en créer, des soucis.
Un amant, toi !
Ah ! dame ! tu sais, il y a des moments… ! J’avais déjà jeté mon dévolu ; tiens, M. Romain Tournel, pour ne pas le nommer… avec qui je t’ai fait dîner avant hier. Tu ne t’es pas aperçue qu’il me faisait la cour ? Ça m’étonne, toi, une femme ! Eh ! bien, ç’a été à deux doigts, ma chère !
Ah !
N’est-ce pas ? comme il disait : « C’est le plus intime ami de mon mari ; il se trouvait naturellement tout désigné pour… » (Se levant.) Oh ! mais maintenant plus souvent que je prendrai un amant !… maintenant que mon mari me trompe !…
Veux-tu que je te dise ?
Quoi ?
Toi, au fond, tu es folle de ton mari.
Folle, moi !
Alors, qu’est-ce que ça te fait ?
Tiens ! ça m’agace ! Je veux encore bien le tromper ; mais qu’il me trompe, lui ! Ah ! non, ça, ça dépasse.
Tu as une morale délicieuse.
Quoi, je n’ai pas raison ?
Si, si, si ! Seulement, voilà… tout ce que tu m’exposes, ne me prouve rien.
Comment, ne te prouve rien ! Quand un mari a été pendant des années un torrent impétueux et que, brusquement, ffutt !… plus rien !… à sec.
Mais oui ! quoi !… Le Manzanarès est comme ça ; et ça ne prouve pas qu’il se détourne de son lit.
Oh !
Est-ce que tu n’as pas vu, souvent dans les casinos, des gens étonnant la galerie par leur estomac, taillant à banque ouverte, que l’on retrouve quelque temps après jouant la pièce de cent sous ?
Mais, si seulement il la jouait, la pièce de cent sous ! Mais rien ! Il est le monsieur qui tourne autour de la table.
Eh ! bien, raison de plus !… Ça ne prouve pas qu’il se décave ailleurs ; ça prouve simplement qu’il est décavé, un point, c’est tout.
Oui-da ? (Redescendant jusqu’à la table et fouillant dans son réticule dont elle tire une paire de bretelles qu’elle brandit sous le nez de Lucienne.) Eh ! bien… et ça ?
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Des bretelles.
C’est ce qu’il me semblait.
Et sais-tu à qui elles sont ces bretelles ?
À ton mari, je présume !
Ah ! ah ! tu vois, tu ne le défends plus autant.
Mais non, quoi ! Je dis ça… parce que je suppose que si tu as des bretelles sur toi, elles sont plutôt à ton mari qu’à un autre monsieur.
Parfaitement ! Eh ! bien, peux-tu m’expliquer maintenant, comment il se fait que mon mari les ait reçues ce matin par la poste, ces bretelles ?
Par la poste ?
Oui, un colis postal que j’ai ouvert par mégarde en inspectant son courrier.
Et pourquoi l’inspectais-tu, son courrier ?
Pour savoir ce qu’il y avait dedans.
C’est une raison.
Tiens !
Si c’est ça que tu appelles ouvrir un colis par mégarde !
Oui enfin… dame ! par mégarde, signifie : qui ne m’était pas adressé.
Ah ! bon !
Eh ! bien, tu reconnaîtras que si on lui renvoyait ces bretelles par la poste, c’est apparemment qu’il les avait oubliées quelque part.
Ah ! dame, ça… !
Et sais-tu quel il était ce « quelque part » ?
Tu me fais peur.
L’hôtel du « Minet-Galant », ma chère !
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Comme son nom l’indique : pas une pension de famille, bien sûr.
Hôtel du « Minet-Galant » !
RAYMONDE, tout en remontant pour aller prendre dans le meuble à gauche de la porte du fond, une petite boîte en bois ou en carton munie de plusieurs cachets de cire, avec laquelle elle redescend aussitôt. Tiens, d’ailleurs, voici la boîte qui contenait l’envoi ; tu peux voir l’étiquette ; c’est imprimé ; et, en dessous, le nom et l’adresse de mon mari, « M. Chandebise, 95, boulevard Malesherbes. »
Hôtel du « Minet-Galant ». Oui !
Et à Montretout, ma chère ! encore un nom qui en dit long ! Je te répète toutes les inconvenances. (Elle repose la boîte sur une table de droite.) Tu comprends, il n’y a pas d’erreur ; mon compte est net : Je la suis…
Oh !
Mon Dieu, jusque-là, j’avais bien des doutes… En voyant mon mari un peu… ! un peu… !
… Manzanarès.
Oui ! — je me disais bien : « Eh ben ?… Eh ben QUOI donc ? » Mais alors, ça ! ça ! ah ! non, ça m’a mis la puce à l’oreille.
Ah ! Il est évident… !
Et si tu voyais cet hôtel, ma chère ! Il a l’air de sortir de chez le confiseur.
Comment, « si tu voyais » !… Tu le connais donc ?
Naturellement ! j’en viens !…
Hein !
C’est pour ça que j’étais en retard.
Oh !
Tu penses bien que j’ai voulu en avoir le cœur net. Je me suis dit : Il n’y a qu’un moyen : interroger le tenancier. Ah ! bien, si tu crois qu’on interroge comme ça un tenancier ! C’est effrayant ce qu’on se soutient dans le vice, ma chère ! Il n’a rien voulu savoir.
Tiens ! C’est l’A B C du métier.
C’est du propre ! Tu ne sais pas ce qu’il m’a dit : « Mais, madame, si je divulguais le nom des gens qui fréquentent mon hôtel, mais vous seriez la première à n’y jamais venir ! » Oui, à moi ! Et il n’y pas eu mèche d’en tirer autre chose. Je te dis : une carpe !
Oh !… tu l’anoblis !
Aussi, je vois bien que nous n’avons à compter que sur nous-mêmes. Les hommes se soutiennent entre eux, il faut que nous en fassions autant… Tu es plus débrouillarde que moi… tu connais les faits… Qu’est-ce que je dois faire ?
Diable ! Tu me prends là au dépourvu !
Oh ! voyons ! Aie un éclair de génie !
Oui, oh ! je sais bien !… (Cherchant.) Voyons !… Si tu avais une explication avec ton mari ?
Oh ! oh ! C’est toi qui me dis ça ? Tu penses bien qu’il me répondrait par un mensonge. Il n’y a rien de menteur comme un homme !… si ce n’est une femme.
Oui, c’est même, je crois, les deux seuls êtres de la création qui… Ah ! Écoute : il y aurait peut-être un moyen, que j’ai vu servir souvent au théâtre.
Ah ! quoi ? quoi ?
Oh ! il n’est pas génial ! Seulement avec les hommes, n’est-ce pas ?… On prend une feuille de papier à lettres bien parfumée ; on adresse une lettre à son mari ; une lettre brûlante, comme si c’était une autre femme, bien entendu !… et l’on termine en lui donnant un rendez-vous.
Un rendez-vous ?
Auquel on a soin d’aller, naturellement. Si le mari vient, on est fixé.
Oui !… oui, tu as raison. Ce n’est peut-être pas génial, mais ce sont généralement les moyens les plus classiques qui réussissent le mieux. (Tout en allant chercher le meuble-papeterie qui est devant la fenêtre. — L’apportant et l’ouvrant devant le canapé.) Nous allons écrire tout de suite à Victor-Emmanuel.
Écrivons à Victor-Emmanuel.
Ah ! oui, mais… il reconnaîtra mon écriture.
Dame ! si tu lui as déjà écrit, il est certain… !
Écoute : la tienne, il ne la connaît pas… Toi !… toi, tu vas lui écrire.
Moi ! Ah ! non !… Non ! ça non ! C’est trop délicat !
Eh bien, voilà tout : je fais appel à ta délicatesse. (Sur un ton sévère.) Ah !… Es-tu ma meilleure amie, ou ne l’es-tu pas ?
Oh ! tiens, toi ! tu me conduiras en enfer !
Eh ! bien, tu y retrouveras mon mari.
Grand bien me fasse. (Résignée, s’asseyant sur le canapé devant le pupitre.) Allons ! donne-moi du papier à lettres.
Voilà, tiens !
Hein ! mais pas le tien, voyons ! il le reconnaîtrait !
Je suis bête !… C’est vrai ! (Allant au petit meuble qui est entre la fenêtre et la porte de gauche.) Attends, j’ai quelque chose qui fera peut-être l’affaire… du papier que j’ai acheté pour les enfants de ma sœur ; pour leurs compliments.
Elle brandit trois ou quatre feuilles de papier à dentelle, orné de fleurs peintes.
Hein ! Ça !… Oh ! il croirait qu’il a affaire à une cuisinière ; il n’irait pas.
C’est vrai.
Tu n’as pas du papier suave, suggestif ?
Mon Dieu ! j’ai bien ce mauve. Je venais de l’acheter pour la campagne… il n’est pas très suggestif.
Non !… Enfin !… en le parfumant fortement.
Oh ! pour ça, j’ai ce qu’il faut : un certain trèfle incarnat que j’avais mis de côté pour le rendre, parce que je ne peux pas le supporter… Attends !
Scène V
Je vous demande pardon !…
Qu’est-ce que vous voulez, Camille ?
Faites pas attention ! Je regardais si Victor-Emmanuel n’était pas rentré.
Non, pas encore. Pourquoi ?
Parce que j’ai tout un courrier à lui faire signer, et puis des renseignements à lui demander au sujet d’un contrat à préparer. Je suis un peu embarrassé, alors j’aurai voulu…
Oh ! bien, je pense qu’il ne peut guère tarder.
Bon ! je vais attendre. Après tout il n’y a que ça à faire, n’est-ce pas ? Il n’est pas là, tout ce que je dirai ou rien…
Évidemment ! Évidemment ! (À Lucienne qui, depuis le commencement de ce dialogue, écoute bouche bée, le regard allant successivement d’un interlocuteur à l’autre, pour s’arrêter définitivement avec admiration sur Raymonde.) Pourquoi me regardes-tu comme ça, toi ?
Hein ?… Pour rien ! rien !
Eh bien ! madame ? ma cousine a fini par rentrer ! Elle ne vous a pas trop fait attendre !
En effet, monsieur, oui, je vous reconnais ; nous avons même causé ensemble tout à l’heure.
Non !… Non ! ce n’est pas de ça qu’il te parle. Il te dit que j’ai tout de même fini par rentrer et que je ne t’ai pas trop fait attendre.
C’est ça, c’est ça !
Ah ?… ah ! oui, oui… oui, parfaitement.
M. Camille Chandebise, notre cousin ; madame Carlos Homénidès dé Histangua.
Camille s’incline pendant que Raymonde redescend par l’extrême gauche.
Très heureuse, monsieur !… Excusez-moi si je ne vous ai pas compris tout à l’heure, mais je suis un peu dure d’oreille.
Oh ! c’est trop aimable à vous, madame, de me dire ça !… la vérité, c’est qu’on me comprend difficilement… parce que j’ai un défaut de prononciation…
Oui !… oui, oui ! (À Raymonde, comme pour l’appeler à son secours.) Quoi ?
Il te dit qu’il a un défaut de prononciation.
Hein ?… ah ?… c’est vrai ?… Ah ! oui, peut-être… maintenant que vous me le faites remarquer.
Oh ! vous êtes trop indulgente.
C’est madame qui a sonné ?
Ah ! oui, mais pas vous ; Adèle. J’ai sonné deux coups.
Adèle est montée dans sa chambre ; alors, je suis venue.
Enfin, ça ne fait rien. Allez donc dans mon cabinet de toilette et rapportez-moi une boîte contenant un flacon d’odeur qui est dans le tiroir de droite de ma coiffeuse.
Bien, madame.
Vous verrez, il y a « trèfle incarnat » imprimé sur la boîte.
Oui, madame.
En se retournant pour sortir, elle trouve à sa gauche Camille (4); facétieusement elle décrit autour de lui très gêné un demi-cercle, tout en le fixant les yeux dans les yeux. Elle arrive ainsi à prendre le 4 et Camille à revenir au 3. À ce moment, dos au public, de la main gauche elle fait un violent pinçon dans la hanche gauche de Camille et sort de l’air le plus imperturbablement sainte-nitouche.
Oh !
Quoi ?
Rien, rien !… Dans la hanche, une douleur aiguë qui m’a fait sursauter.
Aha !… C’est rhumatismal, ça.
C’est… c’est rhumatismal ! évidemment.
Évidemment !
Je vais continuer mon travail par là… (Saluant.) Madame… (Arrivé à la porte.) Mes hommages !
Il sort. Les deux femmes le regardent sortir ; puis, aussitôt qu’il a disparu, éclatent de rire.
Ah ! non, je t’admire de comprendre un mot de son langage.
C’est pour ça que tu me regardais, hein ?
Oui.
Qu’est-ce que tu veux : la force de l’habitude, Mais je t’aime, toi, qui voulais lui faire croire que tu n’avais rien remarqué de sa façon de parler.
Je ne voulais pas lui être désagréable.
C’est ça, madame ?
C’est ça, merci. (Elle s’assied sur un des sièges qui font vis-à-vis au canapé sur lequel Lucienne est assise, Antoinette sort.) Allons ! Si nous écrivions un peu notre lettre avant que mon mari ne rentre ?
Tu as raison. (Se disposant à écrire.) Voyons, comment allons-nous lui tourner ce poulet ?
Ah ! ça… ?
D’abord, où notre inconnue aurait-elle reçu le coup de foudre en voyant ton mari ?
Oui ! où ?
Êtes-vous allés au théâtre, ces temps-ci ?
Mercredi dernier, au Palais-Royal, avec M. Tournel.
M. Tournel ?
Celui que je t’ai dit qui a failli être mon amant.
Ah ! oui. Eh bien, ça va des mieux ! Tu vas voir. (Écrivant.) « Monsieur, je vous ai vu l’autre soir au théâtre du Palais-Royal… »
Oui !… Tu ne trouves pas ça bien froid pour un coup de foudre ?
Bien froid ?
On dirait un constat d’huissier. Je ne sais pas, moi, il me semble que j’aurais écrit, brutalement, là : « Je suis celle qui ne vous a pas quitté des yeux l’autre soir, au Palais-Royal. » et pas de « monsieur » ; rien ! v’lan ! aïe donc !
Eh ! mais, dis donc ! mais tu as la vocation, toi.
Mon Dieu, je dis comme il me semble que j’écrirais…
Bien, oui, nous sommes d’accord. (Elle retire du cahier de papier à lettres la feuille commencée qu’elle laisse sur le pupitre et écrivant immédiatement sur la nouvelle feuille de papier.) « Je suis celle qui ne vous a pas quitté des yeux… »
« … L’autre soir au Palais-Royal ! » Là… c’est chaud, c’est direct.
C’est vécu ! (Continuant.) « … Vous étiez dans une loge avec votre femme et un monsieur… »
M. Tournel.
Oui, mais ça, ce n’est pas à la dame de le dire. (Reprenant le texte de la lettre) … « Des gens près de moi vous ont nommé… »
« … Vous, ont nommé… »
« … Nommé. C’est comme ça que j’ai su qui vous étiez. »
Comme c’est simple !
« Depuis ce temps, je ne rêve que de vous… »
Oh ! oh !… tu ne crois pas que c’est un peu exagéré ?
Mais oui ! mais oui ! mais c’est ce qu’il faut, ces choses-là ; c’est toujours exagéré pour les autres, jamais quand c’est pour soi.
Ah !… Si tu es sûre, ça va bien.
« Je suis prête à faire une folie. Voulez-vous la faire avec moi ? Je vous attendrai aujourd’hui à cinq heures à l’hôtel du Minet-Galant. »
Oh ! tu crois ? il va se méfier, juste le même hôtel.
Au contraire, ça l’excitera ! (Écrivant.) Entre parenthèses : « Montretout, Seine. Vous demanderez la chambre au nom de M. Chandebise. »
« J’espère en vous… »
« J’espère en vous ! » Parfaitement ! Oh ! mais il y a de l’étoffe en toi.
Faut bien faire son apprentissage.
« Une femme qui vous aime. » Là ! le parfum, maintenant.
Voilà.
Ça va bien.
Elle verse de l’odeur sur ses doigts et en asperge le papier à coups de pichenettes.
Oh !…
Sapristi !
Ah ! bien, c’est du propre !
Oui.
C’est tout à recommencer
Attends donc ! non ! ça va servir, au contraire. (Se rasseyant et écrivant.) « Post-scriptum : Pourquoi, en vous écrivant, ne puis-je retenir mes larmes ?… Oh ! faites que ce soient des larmes de joie et non de désespoir. » (Parlé.) Et allez donc ! au trèfle incarnat ! Vlan.
C’est égal, il va trouver que tu as beaucoup pleuré pour une femme seule.
Laisse donc ! Ça lui semblera tout naturel. Et maintenant l’adresse. (Écrivant sur l’enveloppe.) « Monsieur Victor-Emmanuel Chandebise, 95, boulevard Malesherbes. — Personnelle. » (Se levant et passant au 2 tout en collant l’enveloppe.) Là ! et à présent, il nous faut un commissionnaire. As-tu quelqu’un pour l’envoyer chercher ?
Quelqu’un ? Ah ! diable… ! Mais oui ! J’ai toi.
Moi ? Ah ! permets !
Mais oui, voyons ! Comprends donc : je ne peux pas envoyer un domestique pour qu’il revoie son même commissionnaire apporter la lettre. Ce serait risquer de tout compromettre. De même, moi, je ne peux pas y aller non plus ; si mon mari demande le signalement de la dame au commissionnaire et qu’il donne le mien, le pot aux roses est découvert. Tandis que toi, parfait ! Tu es indiquée !
Voilà ! Toute la corvée.
Enfin, es-tu ma meilleure amie, oui ou non ?
Ah ! oui. Oh ! mais tu sais, tu abuses !
On a sonné. Ce doit être mon mari. (Remontant par l’extrême gauche et indiquant la porte également à gauche.) Vite, file par là ! et la porte à droite ; tu retombes dans l’antichambre.
À tout à l’heure.
Lucienne sort, pendant que Raymonde va enfermer son flacon dans le petit meuble de gauche. À ce moment, la porte du fond s’entr’ouvre et l’on aperçoit dans le vestibule Chandebise qui parle à Étienne. Tournel est derrière lui.
Scène VI
Et le docteur vous a dit qu’il repasserait ?
Oui, monsieur.
Bon ! Ça va bien. (À Tournel qui, lui, a son chapeau à la main.) Entre, mon vieux. (Il le fait passer devant lui ; Tournel descend à droite de la table de droite.) Je te demande un moment ; j’ai mon courrier à signer…
Oui, même Camille t’attend comme le Messie.
Tiens ! tu es là, toi ?
Bonjour, Tournel. (À son mari.) Oui, je suis là.
J’ai rencontré Tournel dans l’escalier, alors nous sommes montés ensemble.
Ah !
Oui, j’apporte la liste de quelques nouveaux clients à assurer.
Parfait ! Tu me donneras ça tout à l’heure.
En parlant il relève son pantalon comme quelqu’un qui est gêné par sa bretelle.
Qu’est-ce que tu as à tirer ton pantalon ? C’est tes bretelles qui te gênent ?
Oui.
Ce n’est donc pas celles que je t’ai achetées ?
Hein ? Si, si.
Elles ne te gênaient pas, avant.
C’est parce que je les ai trop tirées.
C’est facile, je vais te les desserrer.
Mais non… non ! ce n’est pas la peine, je les desserrerai bien moi-même.
Ah ?… Bon ! Comme tu voudras.
Tu permets ? Je suis à toi dans un instant.
Va donc ! va donc !
Ah !
Ah ! bien, quoi, « Ah ! » ? Tu es bon ! j’ai eu à faire.
Ah ! Raymonde, Raymonde ! j’ai rêvé de vous cette nuit.
Ah ! non, mon ami, non !… Merci ! Ce n’est pas quand mon mari me trompe que je vais songer à en faire autant.
Hein ?
C’est bon quand on n’a rien d’autre à penser, ces choses-là !
Mais Raymonde, Raymonde !… Vous m’aviez dit… ! vous m’aviez fait espérer… !
Oui ? Eh ! bien, c’est possible… Mais il n’y avait pas eu les bretelles ! Mais maintenant qu’il y a les bretelles… bonsoir !
Eh ! bien ! elle est forte, celle-là !… Quoi, « les bretelles » ? Qu’est-ce que ça veut dire, « les bretelles » ?
Scène VII
Monsieur Tournel !… Mon cousin vous demande.
Quoi ?
Mon cousin vous demande.
Je ne comprends pas ce que vous dites !… Quand vous vous déciderez à parler clairement… !
Attendez ! (Il tire de la poche de côté de son veston un bloc de fiches, de sa poche à mouchoir un crayon et, tout en écrivant, scandant chaque syllabe.) Mon cou-sin vous demande.
« Mon cousin vous demande. » Ah !… Eh ! bien quoi ! on le dit.
Tout en maugréant, il ramasse ses papiers et, remontant avec, — mais en laissant sa serviette, — sort par le fond droit.
Pi-gnouf !… (Descendant, tout en parlant, jusqu’à l’avant-scène.) Non mais, en voilà encore un phénomène ! Je me dérange pour venir le chercher et il m’engueule !
À ce moment, la porte du fond s’ouvre, Étienne introduit Finache et le dialogue suivant s’échange :
Oui, monsieur, il est là.
Ah ! bon.
Je vais le prévenir.
Tandis que Camille, qui ne les a pas entendus entrer, continue ses doléances au public.
Enfin c’est trop fort ! Je lui dis très obligeamment : « Tournel, mon cousin vous demande ! » Il me le fait répéter ; je le lui ai écrit ; et il a le toupet de me répondre : « Eh ! bien, on le dit ! » Ah ! non, plus souvent que je me dérangerai encore pour un porc-épic pareil !
Eh ! bien, quoi donc, l’ami Camille ? on récite des monologues maintenant ?
Hein ? Ah ! c’est vous, docteur ! Non, j’étais en train de bougonner après quelqu’un qui m’attrapait parce que…
Oui, bon, ne vous donnez pas la peine !… (Changement de ton.) Et à part ça, jeune sacripant, quoi de neuf ?… On fait la noce ?
Oh ! oh ! chut ! Taisez-vous !
Ah ! oui, c’est vrai ! Ici, vous passez pour l’austère Camille. Vous tenez à votre réputation.
Je vous en prie…
Malheureusement, pour son médecin, il y a toujours une heure dans la vie, où on est obligé de dépouiller le petit saint ; aussi, pour moi qui sais, ça m’amuse bien quand je les vois tous s’imaginer que vous…
Oui-oui !
Dites-moi ! vous avez profité de mon conseil ?
Quel ?
Pour l’hôtel du Minet-Galant ?
Oh ! taisez-vous !
Mais quoi ? nous sommes entre nous !… Vous y avez été ?
Oui !
Qu’est-ce que vous en dites ?
Oh !
Hein, n’est-ce pas ? Quand je vous le disais ! Mais moi, quand je veux faire la noce, je ne connais que cet hôtel-là. Allons, je vois que vous êtes sur les charbons… Tenez, allez prévenir votre cousin.
C’est ça, c’est ça !…
Ah ! à propos, pendant que j’y pense, que je vous donne votre machin.
Quel machin ?
Ce que je vous ai promis… qui vous permettra de parler comme tout le monde.
Ah ! oui. Vous l’avez ?
Oui !… N’est-ce pas ? Qu’est-ce qui entrave cette faculté chez vous ?… Un vice congénital ; la voûte du palais qui n’a pas eu le temps de se former. Alors les sons, au lieu de trouver cette cloison naturelle qui les fait rebondir au dehors, vont se perdre dans le masque.
C’est ça !
Eh ! bien, c’est cette cloison que je vous apporte ! Et regardez comme c’est joli, bien présenté.
Voyons ?
Un palais d’argent, mon cher ! comme dans les contes de fées.
Oh !
Et dans un écrin, madame !… Avoir son palais dans un écrin ! ce n’est pas à la portée de tout le monde.
Oh !… Et je pourrai parler ?
Quoi ?
Et je pourr… Attendez !
Non, pas comme ça. Faites-le tremper d’abord dans de l’eau avec de l’acide borique. On ne sait pas dans quelles mains ça a passé.
Vous avez raison ! Non, mais je disais : (Articulant de son mieux.) Et je pourrai parler ?
Si vous pourrez parler !… Comment donc ! C’est-à-dire que si même, vous avez du talent, vous pourrez entrer à la Comédie-Française.
Oh !!! Je vais tout de suite le mettre dans l’eau.
Camille !
Tenez, on vous appelle !
Oh ! bien, vous direz que je viens tout à l’heure.
Scène VIII
Camille !
Il est à vous, tout de suite ; il a eu affaire par là. (Lui tendant la main.) Ça va bien ?
Ah ! bonjour, Finache ! Ah ! bien ; tenez, vous, je suis content de vous voir ; j’avais justement à vous parler.
Ah ? Je suis déjà venu tout à l’heure ; Étienne vous a dit ?
Oui, oui !… pour le certificat de Histangua ! Il paraît même qu’il est de première !
De première. Le voici, du reste.
Merci.
Et qu’est-ce que vous avez à me dire ?
Eh ! bien, voilà : je voulais vous consulter pour moi, sur une question assez délicate. Figurez-vous qu’il m’arrive une chose un peu extraordinaire.
Eh ! quoi donc ?
Voyons ! Comment vous expliquerai-je cela ?… Vous savez que j’ai une femme délicieuse.
Ça, nous sommes d’accord.
Bon ! Vous savez, d’autre part, que personne n’est moins coureur que votre serviteur.
Ah ?
Quoi, ah ? Vous dites : Ah ?… Si !
Mais je ne sais pas, mon ami.
Eh ! bien, je vous le dis. Je ne vous étonnerai donc pas en vous confiant que ma femme résumait tout pour moi : l’épouse et l’amante. Ce qui revient à dire que j’ai toujours été pour elle, je puis m’en vanter entre nous, un mari à la hauteur.
Ah ?
Quoi, ah ? Vous dites : ah ? Si !
Mais je ne sais pas, mon ami.
Eh ! bien, je vous le dis !… à la hauteur… et même plus.
Eh ! bien, mais c’est très bien, ça… seulement je ne vois pas où ce préambule… ?
Eh ! bien, voilà, justement… ! Avez-vous vu jouer aux Nouveautés : « Vous n’avez rien à déclarer ? »
Hein ?
Je vous demande si vous avez vu jouer : « Vous n’avez rien à déclarer ? »
Mon Dieu… !
Quoi ? Vous l’avez vu, ou vous ne l’avez pas vu ?
Je vais vous dire : entre les deux ! Je n’étais pas seul dans ma baignoire, alors… !
Ah ! bon, oui ! Il y a des lacunes.
Voilà !
N’importe ! Vous en avez toujours vu assez pour être au courant du sujet : un bon petit jeune homme fait son voyage de noces avec madame. Il est en train de lui inculquer les premiers principes de la grammaire matrimoniale, quand, au meilleur de la leçon, surgit un douanier dont l’intempestif : « Vous n’avez rien à déclarer ? » vient brutalement couper à monsieur le fil de ses idées.
Ah ! oui, en effet, je me rappelle !… vaguement !
Vaguement !… Eh ! bien, mon vieux ! on voit que le douanier n’a pas passé par votre baignoire.
Il n’y a pas passé.
Bref, pour le pauvre petit jeune homme, dès lors, cela devient comme une obsession : Chaque fois qu’il lui prend velléité de réaborder avec madame la question laissée une première fois dans le vague, il voit le douanier ; il entend le : « Vous n’avez rien à déclarer ? » ; et couic ! plus personne.
C’est embêtant !
Ah ! oui ! (Se levant.) Eh ! bien, mon cher, c’est exactement ce qui m’arrive avec ma femme.
Hein !
Parfaitement. Un beau jour… ou plutôt une sale nuit ! (Il va remettre sa chaise à sa place primitive.) il y a de ça un mois ; j’étais très amoureux, à mon habitude ; je m’en étais exprimé à madame Chandebise, qui en avait accueilli aussitôt l’expression ; quand tout à coup, je ne sais ce qui a pu se passer… ?
Le douanier est entré.
Oui ! (Vivement.) euh ! non !… Oh ! mais c’est tout comme : un malaise, un trouble, je ne sais pas : je me suis senti devenir (Voix d’ange et tout en se rapetissant sur les jambes à mesure.) enfant, enfant, tout petit enfant !
Diable ! C’est raide !
Si on peut dire. (Changeant de ton.) Mon Dieu, tout d’abord, je ne m’en émus pas autrement ; fort de tout un passé glorieux, n’est-ce pas… ? Je me dis : Après tout, revers aujourd’hui ; revanche demain !
C’est la guerre !
Oui, mais voilà-t-il pas, que le lendemain, j’ai la malencontreuse idée de me dire : « Attention, mon vieux… Si tu allais, comme hier… ! » Faut-il être bête pour se fourrer des choses pareilles en tête, juste à un moment où on a besoin de toute sa confiance en soi !… Naturellement ça ne manque pas : l’anxiété me prend et vlan ! comme la veille : la tape !
Mon pauvre Chandebise !
Ah ! oui, mon pauvre Chandebise ! Car désormais, c’est fini ! Ça devient l’idée fixe ! Je ne me pose même plus la question ; je n’ose même plus me dire : « Ce soir, est-ce que je ? » non, je me dis : « Ce soir, je ne ! » Et vlan ! ça ne rate pas.
Oui, tandis que vous… !
Comment ?… Allons, Finache, voyons ! ce n’est pas le moment de plaisanter.
Oh ! bien, quoi ? vous n’attendez pas que je prenne votre cas au tragique ! Mais il est de tous les jours, votre cas ! Vous êtes simplement victime d’un phénomène d’auto-suggestion. Eh ! bien, c’est à vous d’en avoir raison. Un peu de force de caractère, que diable ! Vouloir, c’est pouvoir !
Euh ! euh !
Si au lieu de vous dire : « Est-ce que je ? » ce qui vous fiche à bas ; il faut vous dire (Bien affirmatif.) : « Je ! » et voilà ! Jamais douter de soi dans la vie. Ah ! et puis… et puis surtout ne pas y mettre d’amour-propre… Mais oui, mais oui ! tout ça, c’est de l’amour-propre ! Eh ! bien, l’amour-propre et l’amour, ça ne va pas ensemble !… Si même il y en a un qu’on appelle propre, c’est pour le distinguer de l’autre… qui ne l’est pas !… Tout ce que vous venez de me raconter, c’est à votre femme que vous auriez dû le dire, pas à moi ; et ça bien nettement, bien tranquillement, au lieu d’essayer de faire le malin avec elle. Il serait arrivé qu’elle aurait ri ; vous en auriez ri ensemble, chacun y aurait mis du sien ; et l’émotion, l’inquiétude désormais au rancart, ça aurait marché comme sur des roulettes.
Vous avez peut-être raison !
En dehors de ça, du sport, de l’exercice. Il faudra que je vous ausculte tout à l’heure !… Vous travaillez trop !… trop de bureau ! (Lui appliquant son genou dans les reins et le faisant ployer en appuyant les deux mains sur ses épaules.) Regardez, vous avez une tendance à vous voûter. (Passant au 1.) c’est pour ça que je vous ai ordonné des bretelles américaines ; je suis sûr que vous ne les avez pas mises.
Oh ! si ! si ! Même pour être forcé de les conserver, j’ai même donné toutes mes bretelles ordinaires. C’est mon cousin Camille qui en a hérité. Mais vraiment, celles-là, c’est bien laid !
Bah ! Vous êtes seul à les voir.
Mais non ! Tout à l’heure, ma femme a failli mettre le nez dessus.
La belle affaire !
Merci ! Il ne manque plus que d’ajouter ce ridicule à l’autre.
Ah ! Tenez, vous mettez de la vanité où il ne devrait pas y en avoir ! (Changeant de ton.) Allez ! enlevez votre veston, que je vous ausculte.
Au moment où Chandebise s’apprête à retirer son veston, la porte s’ouvre et paraît Lucienne introduite par Étienne.
Scène IX
N’est-ce pas, prévenez madame !
Oh !
Oui, madame.
Tout à l’heure ! (À Lucienne.) Vous, chère madame ?
Mais oui ! vous allez bien ?
Mais comme vous-même. Vous venez voir ma femme ?
C’est-à-dire que je reviens ! J’ai eu une course à faire, mais je l’ai déjà vue tout à l’heure ; d’ailleurs, monsieur aussi.
En effet.
Ah ! alors, je n’ai pas besoin de vous présenter… Vous ne lui avez pas trouvé l’air bien nerveux ?
À monsieur ?
Non, à ma femme ! je ne sais pas ce qu’elle a ce matin !… elle n’est pas à prendre avec des pincettes.
Je n’ai pas trouvé.
Ah ! bien, tant mieux !
Ah ! te voilà !
Rebonjour !
Eh ! bien ?
C’est fait ! il me suit.
Bon !
Monsieur !
Hein ?
Voilà !
C’est une lettre personnelle pour monsieur, qu’un commissionnaire vient d’apporter.
Pour moi ? Tiens ! (Aux deux femmes.) Vous permettez ? (Il tire son lorgnon, se le plante au bout du nez, décachette la lettre, puis, après l’avoir parcourue, ne pouvant réprimer une exclamation de surprise.) Oh ! par exemple !
Quoi ?
Rien !
Ce n’est pas un ennui ?
Oh ! non ! non !… C’est… c’est une affaire d’assurances.
Ah ? (À Lucienne, bas et furieuse.) Viens, toi ! Je crois que c’est clair !
Ah ! non, mon cher, non !… les femmes sont étonnantes ! Vous ne devineriez jamais ce qui m’arrive.
Quoi ?
Dis donc… c’est comme ça que tu me laisses en plan.
Ah ! bien, tiens ! Arrive donc, toi, tu n’es pas de trop.
Qu’est-ce qu’il y a ? (À Finache.) Bonjour docteur.
Bonjour, Tournel.
Mes enfants, tenez-vous bien !… (Ménageant son effet.) je viens de faire… un béguin.
Hein ?
Toi !
Vous !
Ça vous la coupe, ça ? (Passant au 2.) Tenez !… Je n’invente rien. (Lisant en appuyant sur chaque mot.) « Je suis celle qui ne vous a pas quitté des yeux, l’autre soir, au Palais-Royal. »
Toi !
Vous !
Moi-vous ! parfaitement ! Elle ne m’a pas quitté des yeux.
Ah ! bien, celle-là… !
Merci !
« Vous étiez dans une loge avec votre femme et un monsieur. »
Et un monsieur !… voilà ! c’est toi : « et un monsieur »… c’est-à-dire X…, premier venu, grisaille, poussière.
Ah ! bien, dis donc !
Aha ! c’est bien mon tour (Lui reprenant la lettre et lisant.) « Des gens, près de moi, vous ont nommé, c’est comme ça que j’ai su qui vous étiez. »
Belle malice !
« Depuis ce temps je ne rêve que de vous. »
Non ?
Elle ne rêve que de moi ! (Envoyant une bourrade à Tournel.) Eh ! Tournel.
Il y a ça ?
Oui, mon vieux ! Il y a ça.
Eh ! oui. Il y a ça !
Dieu, que c’est curieux ! (À Finache.) Vous ne trouvez pas ?
Pffeu ! Tous les rêves sont dans la nature.
Évidemment !… (Moqueur.) Ça doit dépendre de l’estomac.
Ah ! bien, dis donc, toi !…
Non ! je ris.
« Je suis prête à faire une folie. Voulez-vous la faire avec moi ? » (Parlé.) Pauvre petite. Elle tombe bien ! (À Finache.) hein, Finache ?
Pourquoi donc ?
Allons, voyons ! après ce que je vous ai dit !
Ah ! bah !
« Je vous attendrai aujourd’hui à cinq heures à l’hôtel du Minet-Galant. »
À l’hôtel du Minet-Galant ?
Oui. « Montretout ; Seine ».
Oh ! mais bravo ! C’en est une qui la connaît ; C’est une pratique.
Pourquoi ? est-ce que cet hôtel… ?
Un rêve, mon cher ! c’est toujours là que je fais mes farces.
Voyez-vous ça ! Ce que c’est que d’être une âme pure ! Je l’ignorais.
Ah bien ! Je suis bien sûr que Tournel… !
Oh ! non ! Je connais de nom, mais c’est tout.
Ah ! mes amis… !
Quoi !
Elle a pleuré !
Non ?
Parfaitement ! Elle a pleuré ! Tenez : (Lisant.) « Post-scriptum. — Pourquoi, en vous écrivant, ne puis-je retenir mes larmes ? Ah ! faites que ce soient des larmes de joie et non de désespoir ». Pauvre petit cœur ! Et il n’y a pas à dire que ça n’est pas, regardez, elle a inondé.
Il présente la lettre sous le nez de Tournel qui est debout les deux mains appuyées sur la table.
Ah ! mes enfants !
Quoi ?
Ah ! mes enfants ! Qu’est-ce qu’elle fourre donc dans ses larmes qui sent si fort ?
Chut ! La larme a son secret, la larme a son mystère ! Un mélange ! respectons son secret.
Oui ! blaguez ! blaguez !… Ah ! ah ! mon vieux Tournel ! moi aussi je fais des béguins. Ainsi, pendant que nous étions là, au Palais-Royal ; que nous ne nous doutions de rien ; une femme nous dévorait des yeux.
Voilà !
Tu as remarqué, toi, qu’une femme nous faisait de l’œil ?
Non !… C’est-à-dire, il m’avait bien semblé m’apercevoir un moment… mais je croyais que c’était à moi, alors… !
Ah ! vraiment, tu… ? (Brusquement.) Oh ! mais triple idiot que je suis !… évidemment !… évidemment !
Quoi ?
Ce n’est pas moi qui lui ai tapé dans l’œil ; c’est toi !
Moi ?
Mais dame !… c’est toi qu’elle a pris pour moi ! Et comme on a dit mon nom en désignant la loge, naturellement, comme elle ne regardait que toi… !
Tu crois ?
Parbleu !…
Ah ?… peut-être ! Oui !
Mais regarde-moi ! Est-ce que je puis inspirer des béguins, moi ?… tandis que toi, mais c’est tout naturel ! c’est ta fonction. (À Finache.) C’est sa fonction ! (À Tournel.) Tu as l’habitude de tourner la tête aux femmes ; tu es beau…
Allons ! allons !
Mais si, quoi ! C’est pas un mystère !
Avec ça que vous ne le savez pas !
Non ! j’ai du charme, voilà tout.
Là ! il a du charme ! Ah ! cocotte, va ! je ne te le fais pas dire ! Enfin, quoi ! il y a des femmes qui se sont suicidées pour toi ! Est-ce vrai, oui ou non ?
Oh !… une !
Ah !
Et encore, elle va très bien.
Enfin, ça n’empêche pas.
De plus, c’est très contestable. Elle s’est empoisonnée en mangeant des moules.
Des moules ?
Je venais de la quitter ; elle a répandu le bruit que c’était par chagrin. Mais elle a beau dire, quand on veut mourir, on ne choisit pas les moules !… c’est trop aléatoire.
Allons ! Allons ! Il n’y a pas d’erreur, cette lettre est à mon nom, mais elle est à ton adresse.
Qu’est-ce que vous en pensez ?
Oh ! moi !…
Mais oui, mais oui ! Eh bien, puisqu’elle est à ton adresse, c’est toi qui iras.
Ah ! non ! non.
D’abord moi, ce soir je ne suis pas libre ! Nous donnons un banquet à notre directeur d’Amérique, ainsi… !
Non, écoute ! non, vraiment… !
Allons donc ! Tu en meurs d’envie !
Tu crois ?
Tiens, regarde ton nez !… il titille !
Il titille, mon nez ? Eh ! bien, alors, j’accepte !
Ah ! cocotte ! va.
D’autant plus que ça me va assez ! (À Finache 3.) J’avais précisément fait liaison nette en prévision d’une aventure sur laquelle je comptais et qui se trouve momentanément retardée.
Ah ? avec qui ?
Mais avec… euh !… Je ne peux pas te le dire !
Y peut pas me le dire ! (À Tournel.) Ah ! cocotte va !
Ton inconnue me servira d’intérim !
Très heureux de te la céder.
On n’est pas plus aimable ! (Sans transition.) Donne-moi la lettre !
Hein ? ah ! non ! D’ailleurs pourquoi faire ? tu n’en as pas besoin ; tu n’as qu’à aller à l’hôtel en question et demander la chambre à mon nom. Tu comprends, des lettres comme ça, je n’en reçois pas si souvent ! je veux au moins que si un jour mes petits-enfants — en admettant que j’en aie ! — trouvent celle-ci dans mes papiers, ils puissent se dire : « Fallait-il que grand-père fût beau pour exciter des passions pareilles ! » Je serai au moins beau dans la postérité !… Allez, Finache ! venez m’ausculter.
Eh ! bien, et les signatures ?
Deux minutes et je suis à toi ! Tenez. Finache ! passons par là, nous ne serons point dérangés.
À vos ordres !
Scène X
Deux minutes ! Deux minutes ! Après ça, ce sera autre chose. (Après un temps, souriant complaisamment.) Hôtel du Minet Galant !… Quelle peut être encore cette femme qui s’est éprise de moi ?
Il est par là avec le docteur ; je puis l’appeler.
Non ! Non ! Ne le dérangez pas !… Si vous le voyez tout à l’heure, vous lui direz que je sors avec Madame dé Histangua… que si je rentre tard, il n’ait pas à s’inquiéter ; que je resterai peut-être à dîner avec une amie.
Oh ! bien, je crois que lui-même ne rentrera pas de bonne heure non plus, alors… !
Ah ? Pourquoi donc ça ?
Hein ? Mais parce qu’il m’a dit, je crois, qu’il banquetait ce soir avec son directeur d’Amérique.
Ah ! Il vous a dit ! Je ne suis pas fâchée de le savoir. Eh ! bien, c’est faux ! car c’est demain qu’a lieu ce banquet ! j’ai vu l’invitation, alors !…
Ah ?… Oh ! mais alors, c’est qu’il se trompe de jour ; je vais lui dire.
Non ! Non ! il ne se trompe pas de jour. Ne faites pas de zèle inutile. Tout ça, c’est parfaitement intentionnel ; c’est un alibi pour lui permettre de revenir ce soir, en disant qu’il a confondu la date. Je sais parfaitement à quoi m’en tenir.
Je vous assure ! Il était parfaitement sincère ! À moi, voyons, il n’a pas de raison de raconter des histoires.
Ah ? Il en a donc vis-à-vis de moi ?
Hein ? Mais pas du tout ! Vous me faites dire des choses que je ne dis pas !
Oui ! Oh ! je comprends votre jeu, allez ! Comme vous savez que, maintenant que mon mari me trompe, vous n’avez rien à espérer de moi, alors, vous croyez très fin de me persuader que c’est le plus fidèle des époux.
Mais je vous assure, je vous parle sincèrement.
Oui ? Eh ! bien, tant pis, ce sera tout comme… Adieu !
Raymonde !
Ah ! flûte !
Flûte ! Oh !… me répondre flûte ! Oh !
Ah ! monsieur Tournel ! Eh ! bien ?… êtes-vous de meilleure humeur ?…
Ah ! flûte, vous !
Tout en parlant il passe devant lui et sort par la droite deuxième plan.
Quel mufle ! (Il gagne au-dessus de la table ; puis, face au public, il pose son verre devant lui sur la table ; et se met à déplier son petit paquet d’acide borique. — On sonne à l’extérieur.) Ce que j’ai eu de peine à mettre la main sur l’acide borique. (Il verse le contenu du paquet dans le verre, puis prenant son verre d’une main, son palais d’argent de l’autre, il le tient un moment entre l’index et le pouce, comme l’hostie au-dessus du calice ; puis, avec amour.) Là ! trempe, mon palais !… trempe !…
Il écarte l’index du pouce et le palais tombe dans le verre qu’il va déposer sur la cheminée.
Scène XI
Don Homénidès dé Histangua.
Yo vous saloue !
Ah ! Monsieur dé Histangua !
Et mossieu Chandébisse, il n’est pas là ?
Si, si ! Mon cousin est à vous tout de suite ; il est occupé avec son médecin.
Ah ! buéno ! buéno !
À ce moment la porte de droite s’ouvre et paraissent Finache et Chandebise.
Eh ! justement les voici.
En somme pas autre chose à faire que ce que je vous ai dit.
Parfait ! c’est entendu.
Cher ami… yo souis lé vôtre !
Ah ! mon cher ! Comment ça va ?
Mais buéno ! Et le docteur aussi ?… La santé ? ça va ?
Mais toujours ! Vous de même ? Excusez-moi, mais justement je m’en allais !
Oh ! yo vous prie.
Allons ! au revoir.
Au revoir.
Ah !… et pour celui qui ira : Bon Minet Galant !
Oh ! l’idiot !
Au revoir.
Et dites ?… Mon épousse, il est là ?
Parfaitement, avec ma femme.
Oui !… Yo lo souppossais d’ailleurs… Elle m’avait dit qu’elle allait prendre mon devant.
Qu’elle allait prendre votre devant ?
Oui ! Enfin elle est venoue ?
Ah ! qu’elle allait venir en avant !
Eh ! c’est lé même !
Oui, oui… Voulez-vous que je la prévienne ?
Non ! Yo la verrai tout à l’hore ! Ah ! Chandébisse, eh ! bien, yo l’ai été cet’matine à votre compagnie ! yo l’ai vou, votre doctor.
Oui, c’est ce qu’il m’a dit.
Oui… Il m’a fait ourriner.
Comment ?
Ouriner… p’sser !… p’sser !…
Ah !
Porque ça ?
Quoi ?
Qu’il m’a fait ourriner ?
Dam ! il faut bien ! pour savoir si vous êtes en état d’être assuré.
Qué ça les récarde ?… Cé n’est pas moi qué yo m’assoure : C’est ma femme.
Hein ?… Ah ?… ah !… vous ne m’aviez pas dit…
Yo vouss ai dit : yo vo faire oune assourance ! vous né mé l’avez pas demandé por qui.
Oh ! bien, c’est un petit malheur facilement réparable ; vous n’en êtes pas à ça près ! Madame Homénidès n’aura qu’à aller à la Compagnie et…
Et qué ?… On lui fera faire comme à moi ?
Ah ! Dam !
Yo lé vo pas !
Mais…
Yo lé vo pas !… Yo lé vo pas !… Yo lé vo pas !… (Le dernier « yo lé vo pas » très scandé et appuyé.)
Mais voyons, il faut être raisonnable ! C’est la règle !
Les règles, yo les brisse ! Yo l’ai p’ssé pour elle.
Ah ! mais non !… Ce n’est pas possible.
Eh ! Buéno ! Elle séra pas assourée, voilà tout.
Voyons ! Vous n’êtes pas si jaloux ?
Cé n’est pas la yhaloussie ! mais yo trouve qué c’est ounférior à la dignité.
Oh ! préjugé !
Yhaloux moi ! Oh ! non ! yé né lé souis pas.
Vous êtes sûr de la fidélité de madame dé Histangua. Ça ne m’étonne pas, du reste !
Il n’est pas ça !… Mais yo sais qu’elle sait qué yo serais terriple ! elle n’osserait pas.
Ah ?
Vous voyez cet bipelot ?
CHANDEBISE, se garant instinctivement avec la main et en même temps faisant un rapide mouvement tournant autour d’Homénidès afin de fuir le canon du revolver. Ainsi il passe ainsi au 2. Eh ! là ! Chut ! Allons ! Allons ! Ne jouez pas, avec ces choses-là.
Il n’est pas dé dancher. Il est la baguette.
Oui, enfin… !
Si yo la pinçais avec oun mossieur. Ahaha !… lé mossieu, il récévérait oun balle dans lé dos !… qui lui réssortirait… dans le dos.
Hein ?… À lui ?…
Non ! à elle !
Ah ?… Ah ?… oui, oui ! Ah ! parce que vous supposez que… (Geste des mains, esquissant le rapprochement de deux individus.)
Quoi, yo soupposs ? Quoi, « yo soupposs » ?
Non ! Rien !… Rien !
Comme elle sait… yo l’ai prévenoue à notre nouit de noces.
Charmante déclaration !
Elle né s’y frottérait pas !
Eh ! bien, voyons, mon vieux !
Un instant ! Un instant !
Non, écoute, tu sais… ! j’ai autre chose à faire.
Tout de suite !… Prépare les pièces, je suis à toi dans une seconde.
Oh !
Quel est cet homme ?
M. Tournel.
Tournel ?
Un ami, à moi qui est en même temps courtier de la compagnie.
Ah !
Un charmant garçon ! (Croyant Tournel toujours là et voulant le présenter.) Monsieur Tournel !… Tiens, il n’est plus là !… qui n’a qu’un défaut : coureur comme une fille !
Pfffeu !
Il est pressé de s’en aller, parce que justement il y a une femme qui l’attend.
Aha !
Quand je dis « qui l’attend » ; c’est peut-être moi. (Tirant à moitié de la poche à mouchoir de son veston la lettre qu’il caresse complaisamment de la main tout en parlant.) Car c’est à moi qu’elle a écrit une lettre bouillante d’amour !
Es verda ! Et quelle est cette femme ?
Je l’ignore ; ce n’est pas signé.
Quelque anonyme, peut-être.
J’en arrive à le croire ! Ça doit être une femme du monde ; quelque femme mariée.
À quoi vous vîtes ?
S’il vous, plaît ?
À quoi vous vîtes ?
Ah « à quoi je vite ! » Oui, oui ! mais… au style d’abord… au ton. Les cocottes sont moins sentimentales et plus positives. Tenez, voyez plutôt.
Alors, il y a oun cocou, là-dedans !
Ça vous fait rire ?
Ça m’amousse !
Mauvaise âme.
Ah !
Quoi !
Caramba ! hija de la gran perra que te pario !
Qu’est-ce que vous avez ?
L’écritoure de ma femme !
Qu’est-ce que vous dites ?
Ah ! Missérable ! Canaille !
Eh là ! Eh là !
Mon boulédogue ! Où est mon boulédogue ?
Il a un chien ?
Ah ! le voilà !
Allons ! voyons !… voyons !
Ah ! madame te l’écrit !
Mais non ! Mais non ! D’abord, ce n’est pas sûrement votre femme !… toutes les femmes ont la même écriture aujourd’hui.
Allons donc ! Yo la connais !…
Et puis, d’abord quoi ? ça n’est pas moi qui y vais ; c’est Tournel.
Tournel ? quouel ? l’homme qu’il était là tout à l’hore ! Bueno ! yo le touerai !
Hein ! Mais non voyons ! puisqu’il n’y a encore rien de fait… ! je vais aller prévenir Tournel et tout sera arrangé.
Yo vous le défends ! yo veux laisser consommer la chose ; yo l’ai la preuve ; et yo toue !
Voyons, Histangua !
À ce moment, à la cantonade, on entend le brouhaha des voix de Lucienne et de Raymonde.
Y’entends la voix de ma femme ; rentre là, toi !…
Histangua, mon ami !
Oui ! Yo souis ton ami ! Mais yo té toue comme oun chien. (Chandebise veut parler.) Allez ! Allez ! Ou yo tire.
Non ! Non !
Homénidès donne un tour de clef, puis s’éponge le front, suffoquant presque.
Scène XII
Ah ! vous étiez là, mon ami.
Oui, y’étais là ! y’étais là !
Oh ! Bonjour, M. dé Histangua !
Bonchour, madame… Çâ vâ bien, oui ?… lé mari ?
Mais oui, merci.
Les enfants ?
Mais… je n’en ai pas.
Ah ? Ah ?… Dommage !… Bueno ce sera pour une autre fois.
Évidemment ! évidemment !
Qu’est-ce que vous avez ?
Yo n’ai rien, quoi ? Yo n’ai rien…
Ah ?… Je sors avec Raymonde ; vous n’avez pas besoin de moi ?
Non, non ! Allez, yo vous prie… Allez !
Alors, au revoir.
Au revoir cher Monsieur.
Au revoir madame ! au revoir !
Qué tienes, quérido mio ? qué té pasa ? por que me haces una cara asi ?…
Te aseguro que no tengo nada.
Ah ! Jesus ! Que caractèr tan insouportable que tienes !…
Oh ! Sin vergüenza ! Oh ! la garça ! la garça ! la garça ! (Il est arrivé à l’extrême droite quand on entend tambouriner à la porte de droite, premier plan. — Bondissant jusqu’à la porte.) Assez là, ou yo tire !
À ce moment paraît Tournel à la porte du fond droit.
M. Chandebise n’est pas là ?
L’autre à présent, lé Tournel ! (Haut, et avec des sourires sous lesquels on sent l’envie de mordre.) Non, Mossieur, non ! il n’est pas là.
Ah ! bien, si vous le voyez, ayez l’obligeance de lui dire que j’ai laissé toutes les pièces sur le bureau ; il n’aura qu’à relever les noms.
Oui, mossieur ! oui.
Quant à moi, je ne peux pas l’attendre plus longtemps.
C’est ça, allez ! allez !
Comment ?
Allez ! ou yo vous… !
Ses mains à portée du cou de Tournel se crispent comme pour l’étrangler.
Ou je vous quoi ?
Mais rien du tout, mossieu ! rien du tout ! (Très aimable.) Allez ! Allez !
Ah ? (Remontant.) Drôle d’individu ! (Saluant.) Monsieur !
Ah ! Y’étouffe. (Apercevant le verre dans lequel trempe le palais de Camille et courant vers lui.) Ah ! (Il en avale goulument tout le contenu.) Ah ! Ça fait du bien ! (Soudain se rendant compte du goût de ce qu’il a bu.) Pouah !… Qu’est-cé qu’ils ont fourré là-dedans, qui l’est salé ?
Il dépose avec dégoût le verre vide sur la table et redescend par l’extrême droite.
Scène XIII
puis TOURNEL.
M. dé Histangua ! tout seul ?
Ah ! vous !… Vous arrivez bien !… Yo m’en vais !
Ah !
Quand yo serai parti… (désignant la porte droite premier plan) Cette porte-là ! Allez !… yo vouss autorisse : ouvrez à votre maître… allez !…
En parlant, il l’a pris par les revers de son veston et le fait passer ainsi au 2.
Comment à mon maître ?
Ah ! sin vergüenza ! quien me hubiera hecho suponer que mi mujer tenia un quérido !
… Que mi mujer tenia oun querido ! (Riant.) On ne comprend pas un mot de ce qu’il dit ! (Tout en allant vers la porte de droite, premier plan.) « À mon maître ? » Quel maître ? (il ouvre la porte de droite, premier plan. Avec un recul, en voyant paraître Chandebise tout défait.) Toi ?
Il est parti ?
Qui ?
Ho… Homénidès ?
Oui !
Et Madame Homénidès ?
Aussi, avec Raymonde.
Allons, bien !… Et Tournel ?
Il vient de partir.
Parti aussi ! c’est la guigne !… Oh ! il n’y a pas un moment à perdre ! qui envoyer là-bas pour les prévenir à leur arrivée ? (Trouvant.) Ah ! Étienne.
Où ça ? là-bas ?
Eh ! bien, au chose… au machin… Ah ! zut ! là-bas, enfin ! (Le prenant par les revers de son veston et le secouant.) Nous sommes sur un volcan ! un drame épouvantable ! un double assassinat peut-être !
Qu’est-ce que tu dis ?
Voyons ! J’ai le temps avant le banquet de courir jusque chez Tournel… Attends moi ! Mon chapeau ! où est mon chapeau.
Ah ! mon Dieu, qu’est-ce qui se passe ?
Ah ! Je n’ai pas le temps de t’expliquer. Si pendant mon absence, Tournel revenait ici pour une raison quelconque, dis-lui surtout qu’il n’aille pas au rendez-vous qu’il sait ! il y va de sa vie.
De sa vie !
Tu as bien compris… de sa vie !
Oui, oui, de sa vie !
Quel drame, mon Dieu, quel drame !
Ah ! ça, qu’est-ce qu’il y a donc dans l’air aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’ils ont tous ?
J’ai dû laisser ma serviette ici.
Tournel !
Ah ! la voici !
Au nom du ciel ! n’allez pas où vous savez : il y va de votre vie !
Quoi ?
Au rendez-vous ! Au rendez-vous ! N’y allez pas : il y va de votre vie.
Ah ! fichez-moi la paix ! Je ne comprends pas ce que vous dites !…
Tournel !… Tournel…
Zut, bonsoir !
Mon Dieu ! mon palais ?… où a-t-on mis mon palais ?… (Avisant le verre sur la table.) Ah ! le voilà ! (Il enfonce rapidement son palais dans sa bouche et courant aussitôt vers le fond.) Tournel ! Tournel !
Après qui en as-tu donc comme ça ?
Mais après Tournel !… Je n’ai jamais vu une brute pareille ! Je lui ai dit tout ce que tu m’avais chargé de lui dire… il n’a même pas voulu m’écouter.
Ah !… il parle !…
Tournel !… Tournel !… Eh ! Tournel !…