La Protection et la Liberté commerciale en France

La Protection et la Liberté commerciale en France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 83 (p. 901-923).


LA PROTECTION
et
LA LIBERTÉ COMMERCIALE

La liberté commerciale est en France passée dans les faits, elle n’a pas encore pénétré dans les esprits. Le pays la supporte avec une indifférence légèrement hostile : il ne la comprend pas bien, il n’est pas encore converti. Cette disposition de l’opinion publique est très fâcheuse assurément ; toutefois il faut bien reconnaître qu’elle était à peu près inévitable, et qu’il y a pour cela de sérieux motifs. La liberté commerciale a hérité des répugnances, des craintes soulevées autrefois comme à plaisir contre le libre échange par la maladresse de ses prôneurs. En second lieu, la réforme douanière a été une de ces surprises, un de ces coups de théâtre, auxquels la France finira peut-être par s’habituer à la longue, mais qui la troublent et l’inquiètent profondément. Enfin elle s’est accomplie sous la forme insolite d’un traité de commerce qui avait pour but de la soustraire au contrôle du corps législatif. Certains l’ont accueillie comme une concession arrachée à la faiblesse du gouvernement par l’astuce de l’Angleterre ; à d’autres elle a rappelé le fameux traité de M. de Vergennes, dont le souvenir néfaste se transmet de génération en génération chez les industriels français. Ce qui est certain, c’est que jamais réforme si importante n’avait été conduite d’une façon, si cavalière ; jamais on ne s’était donné moins de peine pour éclairer un pays dont on changeait les habitudes séculaires, dont on heurtait les préjugés sans avoir seulement daigné le consulter.

Portée au corps législatif, la mesure, dit-on, eût infailliblement échoué devant la coalition d’intérêts alarmés à tort. L’opinion publique n’étant pas mûre, on ne pouvait, ajoute-t-on, songer à s’appuyer sur elle pour contenir ces intérêts : il a bien fallu atteindre sans son concours un but qui était, après tout, d’une incontestable utilité générale. — L’opinion n’était pas mûre, cela est vrai ; mais, au lieu de lui rompre en visière, il eût été plus sage de l’éclairer par tous les moyens possibles. On a préféré l’arbitraire, — un arbitraire légal du reste, — à la persuasion. Quoi d’étonnant si, au lieu d’une franche adhésion, on a rencontré la froideur et la défiance ? Une réforme ne peut passer pour assurée que lorsqu’elle est généralement acceptée et comprise. Jusque-là, elle est à la merci d’un revirement subit, et les reviremens ne sont pas impossibles en matière économique. À ce point de vue, et bien que la question semble aujourd’hui définitivement tranchée, il ne saurait être complètement inutile de la reprendre une fois de plus, de comparer la liberté commerciale et la protection, en évitant avec soin tout ce qui serait de nature à passionner le débat. Cette étude pourra peut-être éclaircir des points restés douteux et dissiper quelques préventions.

I.

Quelque partisan qu’on soit de ce qu’on appelle la liberté commerciale, quelque foi qu’on ait dans le triomphe de cette doctrine, on ne doit point parler légèrement du système protecteur ; on ne peut oublier que l’industrie moderne a grandi sous son aile, et a ainsi atteint en France et en Angleterre le magnifique développement qui a marqué la première moitié du siècle. On agit sagement aujourd’hui en renonçant à la protection, cela est hors de doute ; mais ce n’est pas une raison pour en nier les bons effets, pour lui refuser toute valeur économique dans le passé. Ce sont là des exagérations qui ont fait le plus grand tort à la cause de la liberté. Il est facile de présenter le régime protecteur sous un jour défavorable et de lui donner un vernis d’injustice et de monopole. Il suffit, — c’est ainsi du reste qu’on procède invariablement, — de l’attaquer par le détail au lieu de l’envisager dans son ensemble, d’opposer à l’intérêt d’une seule industrie celui du pays tout entier. Prenons, par exemple, l’industrie métallurgique. Tout le monde a besoin de fer, et le fer est produit en France par un nombre très restreint de maîtres de forges. Voici comment les libres échangistes posent la question. « Le prix du fer est surélevé, disent-ils, par le droit d’entrée qui frappe les fers étrangers. Est-il juste que 38 millions de Français paient le fer plus cher qu’il ne vaudrait sans l’existence du droit, afin d’enrichir quelques maîtres de forges ? » Si l’on s’en tient là, si la question reste isolée, il n’y a qu’une réponse possible. À l’exception des maîtres de forges, tout le monde s’écriera : Non, cela n’est pas juste, c’est un monopole odieux ! Très bien ; mais posons une question semblable pour une autre industrie, la fabrication du drap. La réponse sera la même. Seulement cette fois le fabricant de draps se retournera vers le maître de forges et lui dira : « De quoi vous plaignez-vous ? Je vous paie votre fer plus cher que je ne paierais le fer étranger, s’il entrait en franchise. N’est-il pas juste que vous me payiez mon drap plus cher que le drap étranger ? » L’argument est irréfutable ; le maître de forges sera forcé d’en convenir. En parcourant successivement le cercle entier de la production industrielle et agricole, à chaque industrie nouvelle que l’on considérera, l’injustice apparente ira se resserrant, et l’on finira par se trouver en face d’une série de gens payant plus cher ce qu’ils achètent, mais faisant payer plus cher ce qu’ils vendent ; ils n’auront rien à se reprocher les uns aux autres. Eh bien ! tel est le régime protecteur dans son ensemble ? c’est une sorte d’assurance mutuelle contre la concurrence étrangère, un pacte d’association qui embrasse le pays tout entier. Chacun consent à payer pour tous les produits qui lui sont nécessaires un prix augmenté par les tarifs de douane, sous la condition d’obtenir de ses propres produits sur le marché intérieur un prix également augmenté par le même moyen, de manière à être rémunérateur.

Voilà la formule théorique du système dépouillée des imperfections, des incohérences inséparables dans la pratique de toute œuvre humaine. Une telle conception n’est certainement pas absurde ; on peut seulement demander si elle n’a rien de contraire à la justice et si elle est réellement utile. Elle est juste lorsqu’elle est générale, cela n’est pas douteux. Il n’en résulte ni un monopole, ni un privilège, car les mêmes charges sont imposées à tous les citoyens en compensation des mêmes avantages.

Les économistes raisonnent d’ordinaire comme si le pays était partagé en deux camps bien tranchés, ayant des intérêts distincts et nécessairement contraires : le camp des producteurs et celui des consommateurs. Partant de cette idée, ils prennent parti pour ces derniers et se constituent d’office leurs défenseurs. Cette façon d’envisager les choses ne repose sur aucun fondement sérieux. Le consommateur et le producteur des économistes sont des êtres de raison : la séparation des deux camps, l’antagonisme de leurs intérêts sont des hypothèses arbitraires. Il n’y a pas un seul producteur qui ne soit en même temps consommateur, et tous les consommateurs, sauf une fraction extrêmement minime, sont également producteurs. C’est donc à tort qu’on oppose sans cesse l’intérêt du consommateur à celui du producteur. Quel que soit celui des deux qu’on attaque ou qu’on favorise, le résultat se fait inévitablement sentir dans la même bourse, et si, par une mesure économique quelconque, tout en faisant gagner 100 francs au propriétaire de la bourse comme consommateur, on lui fait perdre 120 francs comme producteur, en fin de compte il aura bel et bien perdu 20 francs. Il suit de là que le plus important des deux intérêts doit toujours passer en première ligne. Or l’intérêt producteur est généralement le principal, parce que c’est avec les bénéfices de la production qu’on solde les dépenses de la consommation. C’est également à tort qu’on tenterait de séparer dans cette question l’ouvrier du fabricant. L’intérêt producteur est encore plus prépondérant chez l’ouvrier que chez son patron. Le prix plus ou moins élevé des objets qu’il consomme est une considération secondaire ; l’essentiel pour lui est de posséder la somme nécessaire pour les payer. L’ouvrier n’a généralement d’autres ressources que son salaire, et pour que ce salaire soit large et assuré, il faut avant tout que le patron prospère. Ainsi s’établit entre eux la solidarité la plus complète.

Le contrat protectioniste n’a donc en principe rien de contraire à la justice et à l’égalité. De plus il présente une efficacité réelle pour soutenir les premiers pas d’une industrie naissante, pour l’acclimater rapidement dans un pays. Les preuves abondent ; je me bornerai à en rappeler une seule. La fabrication des toiles a été de tout temps une industrie éminemment française. Le sol de la France se prête à peu près partout à la culture du lin et du chanvre ; sur quelques points même, il est sous ce rapport presque sans rival. Il y a vingt ans à peine, la broie, le peigne, le rouet, se voyaient dans toutes les chaumières à côté de la charrue, et y apportaient un modeste supplément d’aisance. Dès la fin du siècle dernier, le moyen de filer mécaniquement la laine et le coton avait été découvert. Le lin, le chanvre, résistaient encore, et semblaient défier les efforts du génie industriel moderne. Pénétré de l’importance de cette lacune dans les procédés manufacturiers, l’empereur Napoléon Ier avait promis une récompense de 1 million à l’inventeur de la filature mécanique du lin et du chanvre. Cet inventeur ne se fit pas attendre, et, comme pour constater une fois de plus la nationalité de cette industrie, ce fut un Français, Philippe de Girard. Il est vrai que, par suite des malheurs qui marquèrent la fin de l’empire, Philippe de Girard ne toucha jamais le million promis : le manque de capitaux l’empêcha de donner à son système la dernière perfection ; sa vie se consuma dans des tentatives avortées, et le silence le plus complet ne tarda point à se faire autour de cette grande découverte. Il y a trente ou trente-cinq ans, l’idée et les machines de Girard furent reprises en Angleterre. Elles arrivèrent rapidement à un état de perfectionnement suffisant pour la pratique, et la filature mécanique du lin n’eut plus rien à envier désormais à celle de la laine et du coton. Il s’agissait pour la France de conserver une industrie dont elle était en possession incontestée depuis des siècles, pour l’Angleterre de se l’approprier. Voici la conduite qu’elles tinrent l’une et l’autre.

L’Angleterre prohibait complètement l’entrée des fils étrangers et défendait, sous les peines les plus sévères, la sortie des machines, afin qu’elles ne pussent servir de modèles à ses concurrens. Elle acheta partout à vil prix des étoupes sans valeur, les fila mystérieusement et les revendit comme fil de long-brin. Le résultat suivit, prompt et décisif. Les bénéfices furent énormes : des usines colossales s’élevèrent comme par enchantement, d’immenses capitaux s’accumulèrent dans les mains des filateurs ; en quelques années, cette nouvelle industrie naquit, se fortifia et s’établit sur des bases inébranlables. La France, au lieu de suivre cet exemple, laissa les fils à la mécanique envahir le marché ; les fils à la main ne trouvèrent plus d’acheteurs, et un cri de détresse s’éleva du sein des campagnes.

Cependant quelques hommes énergiques étaient parvenus, à force de temps, de dépenses, de peines et même de dangers personnels, à introduire pièce à pièce les principales machines anglaises pour en construire de semblables. Des filatures se montèrent et joignirent leur voix à celle des campagnes pour demander, non pas, comme en Angleterre, la prohibition des fils étrangers, du moins un droit d’entrée assez élevé pour protéger leurs humbles commencemens. Si on les eût écoutées, comme elles étaient encore peu nombreuses, on aurait, tout en les aidant, ménagé la transition et adoucir l’agonie de la filature à la main. Malheureusement à cette époque le gouvernement tenait à ménager l’Angleterre, à caresser la Belgique. Bref, après bien des réclamations infructueuses, de nombreux ajournemens, des hésitations sans cesse renaissantes, on se décida tardivement à frapper les fils étrangers d’un droit de 20 pour 100. À ce moment, les fils français étaient du reste absolument prohibés en Angleterre. Ce droit de 20 pour 100 venait trop tard, et n’était pas assez élevé. Les filatures continuèrent à se traîner misérablement, et peut-être même aujourd’hui ne sont-elles pas encore arrivées à une situation véritablement prospère. Voilà d’une part les fruits du système protecteur appliqué avec intelligence et résolution, de l’autre ceux de la liberté imprudemment maintenue. Qu’on juge de quel côté s’est trouvée dans cette circonstance la véritable entente des intérêts du pays.

Le système protecteur a pourtant trouvé chez certains économistes des adversaires décidés qui en contestent le principe même. On lui reproche de gêner la liberté des transactions et de créer des privilèges contraires à l’égalité, de fausser la vocation industrielle des peuples, d’élever l’industrie en serre-chaude et de lui faire un tempérament débile. On l’accuse d’habituer les fabricans à compter sur la bienveillance des pouvoirs publics beaucoup plus que sur leur intelligence et leur activité propres, de les maintenir dans l’ornière de la routine, de les priver du stimulant nécessaire de la concurrence étrangère. On ajoute que, réduite à ses seules forces, ne comptant que sur elle-même, l’industrie n’entreprend que ce qu’elle peut faire bien et économiquement, qu’elle devient robuste, vivace, et pousse de profondes racines dans le sol. Cette dernière remarque est exacte dans les termes, mais, à mon avis, sans valeur au fond. On a souvent remarqué que les vétérans des grandes guerres du premier empire étaient généralement des hommes d’une énergie, d’une vigueur exceptionnelles, sur lesquels les infirmités semblaient n’avoir point de prise, et qui presque tous sont parvenus à un âge très avancé. Le fait s’explique facilement. Tout ce qui, dans les armées, n’était pas d’une trempe supérieure, tout ce qui présentait quelque faiblesse de corps ou d’esprit disparaissait rapidement, moissonné par les fatigues, les privations, les maladies, le découragement. L’élite seule pouvait survivre, et seule elle a survécu. Oserait-on en conclure que la guerre est préférable à la paix pour l’amélioration de l’espèce humaine ? Il en est de même pour les luttes industrielles. Dans les pays, — et on ne pourrait guère citer parmi ceux-là que la Suisse, — où l’industrie n’a jamais été protégée, elle est certainement fort vivace ; mais sait-on bien au prix de quels douloureux sacrifices elle est parvenue à cette virilité ? A-t-on compté le temps perdu, les capitaux inutilement dissipés, les souffrances des ouvriers, les ruines des patrons ? Sans doute quelques usines judicieusement placées, pourvues de capitaux abondans, dirigées avec intelligence, ont résisté à toutes les épreuves et peuvent défier l’avenir. Combien aussi ont péri qu’au début une protection intelligente aurait sauvées ! Non, le régime protecteur n’est pas un expédient absurde, arbitraire, oppressif, toujours nuisible aux intérêts mêmes qu’il prétend servir. C’est au contraire un système rationnel, efficace en certaines circonstances, qui a eu dans le passé et qui peut avoir encore en quelques cas les plus heureux effets sur la marche de l’industrie. Cependant, et ceci est la seconde face de la question, on a sagement fait d’y renoncer.

II.

Faire l’éloge d’un système et demander qu’on le remplace par le système opposé, c’est en apparence se contredire ; mais la contradiction s’évanouit par cette seule remarque, que ces deux appréciations ne sont pas simultanées, qu’elles se rapportent à deux périodes distinctes et successives de l’existence du régime protecteur. La protection, comme toute chose en ce monde, a ses avantages et ses inconvéniens ; mais tandis que ceux-là sont immédiats, directs, évidens, ceux-ci, les plus graves du moins, ne se font sentir qu’à la longue, d’une manière indirecte. Il en résulte qu’après avoir été d’abord favorable à l’industrie, ce régime arrive tôt du tard à lui devenir onéreux. Si on se donne la peine de suivre attentivement la marche des faits, d’observer le jeu des tarife et d’analyser l’influence qu’ils exercent sur la production, on reconnaîtra, que la protection vend ce qu’on croit qu’elle donne, et qu’un jour vient inévitablement où elle le fait payer trop cher. On m’accusera plutôt d’exagérer les services qu’elle peut rendre que d’avoir cherché à les dissimuler : il me reste à montrer avec la même impartialité le revers de la médaille.

Les adversaires du régime protecteur l’accusent de porter une atteinte grave à la liberté. Cela n’est entièrement vrai qu’en ce qui concerne les marchandises prohibées d’une manière absolue, celle que le consommateur, même en les payant, n’est pas libre de se procurer suivant ses goûts ou ses besoins. Quant aux objets frappés de droits plus ou moins élevés, ils rentrent dans la catégorie des produits indigènes dont le prix est augmenté par les exigences du fisc. Cette augmentation peut aller, il est vrai, jusqu’au point de forcer le consommateur à remplacer un produit étranger par le produit indigène similaire malgré ses préférences personnelles, et il y a là une faible atteinte à la liberté. Toutefois convenons que la liberté de porter un cachemire de l’Inde ou une redingote de drap anglais n’est pas la plus sacrée, la plus inviolable des libertés naturelles du citoyen. Or il n’est aucune de celles-ci qui ne subisse des restrictions sous le prétexte plus ou moins fondé des nécessités politiques et sociales. On ne voit pas bien pourquoi la liberté commerciale en devrait être seule exempte. L’accusation n’a donc pas une très grande portée ; elle subsiste néanmoins dans une certaine mesure.

Le côté fiscal de la protection est une question secondaire. Elle tire sa raison d’être de l’intérêt de l’industrie et non de celui du trésor, car l’élévation des tarifs, comme des impôts de consommation, est plutôt une cause d’affaiblissement pour les recettes. Il n’est pourtant pas superflu de remarquer que les frais de perception des douanes sont énormes sous l’empire de ce système. Avant le traité de commerce avec l’Angleterre, les frais de perception s’élevaient, en France à 12 pour 100 de la recette brute, tandis qu’en Angleterre rabaissement des tarifs les avait fait descendre à 3 pour 100 environ. Comme impôts, les tarifs étaient défectueux en ce sens qu’ils étaient pour le commerce une charge considérable sans autre résultat que de salarier un personnel nombreux, intelligent, actif, dans la force de l’âge, qui consommait sans rien produire, et qui aurait été bien plus utilement occupé à augmenter la production. Il ne saurait en être autrement, car, dans la vie de tous les jours, la protection compte presque autant d’ennemis que de consommateurs. Bien peu de personnes, même parmi les protectionistes les plus décidés en théorie, se font scrupule d’introduire en fraude les produits étrangers qu’ils peuvent soustraire à rester vigilant de la douane. Chez les populations des frontières, c’est une habitude très répandue, habitude qui exerce une influence fâcheuse sur la moralité publique. La contrebande est même une industrie presque régulière, qui ne paraît pas beaucoup nuire à la considération de ceux qui s’y livrent au vu et au su de tout le monde. Aussi la protection doit-elle avoir à son service une véritable armée d’agens sans cesse en éveil, qui luttent avec la fraude de ruse et de patience, qui dressent nuit et jour leurs embuscades, et qui même, au besoin, ne marchandent pas leur vie dans d’obscures rencontres avec les contrebandiers.

J’ai traité plus haut le régime protecteur comme un système complet dans son ensemble, étudié dans ses détails, de manière à départir une égale garantie à toutes les branches du travail national par la juste pondération des tarifs. Pour qu’il en fût ainsi, il faudrait l’établir tout d’une pièce, calculer exactement le chiffre des droits, en partant des matières premières et remontant successivement jusqu’aux produits les plus compliqués, afin d’équilibrer les charges et les profits. On est forcé d’avouer que cet idéal n’a jamais été réalisé. On a défendu un jour un produit, un jour un autre, tantôt par la prohibition franche et nette, tantôt par des droits si élevés qu’ils en devenaient véritablement prohibitifs, tantôt par des droits insuffisans, et cela sans vues d’ensemble, sans plan arrêté d’avance, sans être certain du résultat. Ce n’est pas l’étude sérieuse des conditions économiques du marché qui dominait la question, c’étaient les doléances plus ou moins fondées, plus ou moins bruyantes des diverses industries, l’influence de leurs chefs, le bon vouloir des ministres, la pression des chambres, les fluctuations de la politique. On ne tenait guère compte de la justice distributive et de l’égalité : témoin l’industrie linière, à qui on marchandait pendant des années un droit de 20 pour 100 pour soutenir ses premiers pas, alors que la draperie, industrie puissante, enracinée depuis des siècles, était garantie par la prohibition absolue.

Il n’est pas aussi facile qu’on pourrait le croire de protéger efficacement la fabrication nationale. La protection est une arme délicate dont le maniement demande, avec beaucoup de tact, une connaissance approfondie des fois de la production et du mécanisme de l’industrie. Sous la restauration, alors que le charbon de bois était à peu près le seul combustible employé dans le traitement des minerais, on augmenta considérablement les droits à l’entrée des fers et fontes pour favoriser les usines métallurgiques. Le prix des bois s’éleva aussitôt, et le bénéfice passa presque tout entier dans les mains des propriétaires de forêts. Voici qui est bien plus curieux. L’île de Madère produit un vin célèbre qui n’aurait certainement pas besoin d’être protégé. Il l’est pourtant, et avec un tel succès que pas une barrique de vin étranger ne peut pénétrer dans l’île pour lui faire concurrence. Il en résulte que les habitans sont obligés de consommer comme vin ordinaire un vin qui vaut 4 ou 5 francs le litre, tandis que, sans la protection dont ils jouissent, ils se procureraient facilement, pour le même usage, des vins qui seraient préférables et qui leur coûteraient tout au plus 1 franc.

En résumant ce qui précède, on peut déjà reconnaître au régime protecteur des vices très sérieux : atteinte légère à la liberté, atteinte beaucoup plus grave à la moralité publique, cause continuelle de collisions trop souvent sanglantes, application coûteuse, difficile, presque toujours entachée d’arbitraire et d’inégalité. En voilà, ce me semble, assez pour qu’on soit dès maintenant autorisé à dire que ce système n’est acceptable qu’en cas de nécessité réelle, et qu’on doit se hâter de l’abandonner aussitôt que cette nécessité a disparu. Des argumens plus décisifs montrent qu’il faut en effet agir ainsi.

Le régime protecteur est, je le répète, un contrat d’assurance mutuelle contre la concurrence des produits étrangers au moyen de l’élévation des tarifs de douane. Il a pour conséquence immédiate de réserver à l’industrie le marché national et de garantir au fabricant un prix rémunérateur. En revanche, il l’oblige à payer plus cher tous ses instrumens de travail, matières premières, main-d’œuvre, machines. Il a donc pour conséquence accessoire et forcée un renchérissement général qui restreint la consommation et ferme complètement les débouchés extérieurs. Tant que la production ne dépasse pas la puissance de consommation du pays, le bénéfice du fabricant et le bien-être de l’ouvrier sont assurés : l’industrie grandit et prospère, mais cette prospérité même pousse à l’accroissement de la production. Celle-ci devient peu à peu d’abord égale, puis supérieure à la puissance de consommation. Les produits s’accumulent, l’encombrement amène l’avilissement des prix ; les crises commerciales surviennent périodiquement. Les ruines se multiplient et déblaient le marché, l’industrie se relève pour retomber encore ; elle se traîne dans des alternatives de gêne et de prospérité, de torpeur et d’expansion qui sont l’indice certain d’une fausse situation économique.

Il y a bien un moyen de rétablir cette situation sur des bases solides, mais il n’y en a qu’un seul. C’est un abaissement considérable des prix de revient qui, mettant la marchandise à la portée d’un beaucoup plus grand nombre de bourses, augmenterait dans une large proportion la puissance de consommation du pays et permettrait de trouver des débouchés nouveaux sur les marchés étrangers. Cet abaissement des prix, comment y arriver ? C’est là que gît la difficulté. Il est naturel de le demander d’abord à l’économie. On tâche de diminuer les frais généraux et la main-d’œuvre. On s’efforce de tirer un meilleur parti des matières premières. On perfectionne les moteurs et l’outillage. Ce travail intérieur constitue une évolution très intéressante. L’industrie y apprend à se débarrasser des traditions routinières, à modifier ses procédés avec intelligence. Il en résulte un abaissement de prix assez notable pour activer la consommation intérieure, pas assez toutefois en général pour ouvrir un large débouché extérieur.

Le fabricant s’aperçoit enfin des entraves qui pèsent sur lui. Il comprend que le bon marché des matières premières et des instrumens de travail pourrait seul le sauver ; il voit que le prix en est artificiellement élevé par le compromis même qui lui permettait de vendre avantageusement ses produits, et qui, à cause de la concurrence intérieure, est devenu impuissant à lui continuer cet avantage. On assiste alors à la plus étrange compétition d’intérêts. Le maître de forges se plaint des droits qui enchérissent les houilles étrangères. Le constructeur de machines demande qu’on laisse entrer les cuivres, les fers, les fontes, les aciers. Le filateur demande la diminution des droits sur les machines. Le fabricant de calicot à son tour s’attaque au tarif des cotons filés, et l’imprimeur de toiles peintes à celui des toiles écrues. En un mot, par une inconséquence naturelle aux intérêts qui souffrent, chacun veut enlever aux autres le bénéfice de la protection, tout en le conservant pour lui. La chose est impossible, cela se comprend de reste. Tous sont rivés à la même chaîne, dont les anneaux sont solidaires. Il faut la conserver intacte ou la briser en entier. De cette solution radicale, personne au fond ne se soucie. Force est donc de chercher des remèdes moins énergiques. Il n’en est point pour abaisser les prix à l’intérieur ; maison en a essayé qui permettent d’ouvrir à l’industrie le marché extérieur.

C’est ainsi qu’a été établi d’abord l’acquit à caution, c’est-à-dire la faculté d’introduire en franchise certaines matières, à la condition de les réexporter après les avoir mises en œuvre dans un délai déterminé. L’acquit à caution n’a jamais été généralisé. Il est toujours resté à l’état de privilège pour certaines industries, ce qui est un grand vice, et il est une source d’abus constans. Ce moyen est aujourd’hui jugé : personne n’en veut plus, excepté ceux qui l’exploitent à leur profit. Vient ensuite la prime de sortie que la douane compte à l’industriel exportateur, et qui représente tout ou partie des droits qu’il est censé avoir payés sur les matières employées dans sa fabrication. La prime de sortie a les mêmes défauts que l’acquit à caution. Elle est décriée comme lui.

Il est à remarquer que le succès de ces expédiens, qui sont la condamnation la plus formelle du régime protecteur, marque le moment précis où ce système doit être abandonné. En effet, la prime de sortie est ou supérieure au montant des droits payés, ou égale ou inférieure. Dans le premier cas, le paiement de cette prime constitue une injustice flagrante. On conçoit le compromis tacite qui sert de hase au régime protecteur ; on comprend que, dans l’intérêt de l’avenir, le pays consente à s’imposer un sacrifice pour soutenir l’industrie nationale et l’aider à s’établir solidement. Aller plus loin, ajouter un nouveau sacrifice au premier afin que cette industrie puisse poursuivre un profit sur le marché étranger aux dépens des contribuables, c’est une prétention inadmissible. Quand au contraire la prime est égale ou inférieure au montant des droits, c’est la preuve que la protection a rempli son rôle, et qu’elle a conduit l’industrie nationale au point où elle peut lutter avec un certain avantage contre l’industrie étrangère. Si le fabricant qui a opéré sur des matières franches de droits est en état de soutenir la concurrence sur le marché étranger, à plus forte raison il lui sera facile de la braver au dedans, et dès lors il n’existe plus de motif sérieux pour conserver le régime protecteur.

Il ne faut pas croire d’ailleurs que l’exportation puisse être une ressource générale et suffisante pour l’industrie. Elle demande des soins, des démarches, des avances, qui ne sont pas à la portée de tout le monde. C’est l’affaire des grands producteurs pourvus de capitaux considérables, et de relations étendues. Le petit fabricant ne connaît que le marché intérieur. C’est là qu’il lutte à outrance, qu’il fait et qu’il supporte une concurrence meurtrière. C’est donc le marché intérieur qu’il faut élargir à tout prix. Il ne reste plus pour cela qu’une seule ressource : la détérioration générale et systématique des produits. Je n’entreprendrai pas la longue et triste nomenclature des innombrables falsifications qu’on fait subir à toutes les marchandises, afin de pouvoir les livrer à bon marché : elles sont assez connues des consommateurs. Je citerai seulement, comme type du genre, l’opération curieuse qu’on nomme déflochage ou plus élégamment renaissance. Elle consiste à réduire en charpie les vieux chiffons d’étoffes de laine, et à les filer de nouveau pour en refaire des draps prétendus neufs.

III.

Ainsi, tout en admettant sans restriction les avantages primitifs du régime protecteur, on doit admettre également qu’il a depuis longtemps accompli son œuvre utile, que son rôle est terminé, et que l’industrie française a franchi les étapes successives que je viens de décrire rapidement. D’abord inférieure à la puissance de consommation du pays, elle a eu son-âge d’or, bientôt écoulé ; puis, la production marchant plus vite que la consommation, elle a épuisé tous les expédiens pour abaisser ses prix de revient, et elle a fini par se trouver acculée dans une véritable impasse. N’ayant pas de supérieure pour la perfection du travail, elle ne produisait à peu près rien qui ne fût produit ailleurs à plus bas prix. Telle était déjà sa situation il y a environ trente ans, et tous ses efforts sont demeurés impuissans pour en sortir. Les adversaires et les partisans éclairés du régime protecteur se trouvaient donc, en fin de compte, amenés à la même conclusion. Comment se fait-il qu’on ait discuté vingt ans sans parvenir à s’entendre ? Comment se fait-il qu’il ait fallu une espèce de coup d’état pour opérer la réforme douanière ? Nous touchons ici au côté brûlant de la question : tâchons de le traiter avec modération afin de ne pas raviver des débats irritans.

On oublie vite en France, et peu de personnes sans doute se rappellent encore les origines de la réforme des tarifs. Le rôle brillant de M. Cobden dans les négociations préliminaires du traité de commerce, son dévoûment désintéressé à la cause de la liberté commerciale, ses fréquens voyages à Paris, sa mort prématurée et si regrettable, ont attiré l’attention sur les derniers temps, et rejeté dans l’ombre la période antérieure. C’est pourtant la plus instructive. L’Angleterre ne se pique pas de chevalerie. Ses actes, soit politiques, soit économiques, sont avant tout affaires d’intérêt. Ce n’est pas elle qui ferait la guerre pour une idée ou qui se ruinerait pour l’honneur des principes, et on ne peut l’en blâmer ; mais, lorsque les principes sont devenus sans danger pour ses intérêts, elle passe de l’indifférence au dévoûment, et par une heureuse fortune elle trouve juste à point des hommes convaincus, de véritables apôtres, prêts à consacrer leur vie au triomphe de ces principes. Cela ne veut nullement dire que ces reviremens soient le résultat d’un calcul égoïste. Non, c’est tout simplement l’effet de la tournure de l’esprit national et de l’ardeur d’un patriotisme exclusif. Quelle qu’en soit d’ailleurs l’explication, le fait est incontestable, et il s’est produit deux fois en cinquante ans.

À la fin du siècle dernier, l’Angleterre perd ses colonies de l’Amérique du Nord et consolide les bases de son immense empire indien ; elle ouvre aussitôt les yeux sur les horreurs de l’esclavage, et Wilberforce lève le drapeau de l’émancipation, autour duquel la nation tout entière en tarde pas à se rallier avec enthousiasme. De même pour la liberté commerciale. Aucun peuple n’a pratiqué le régime protecteur avec autant de rigueur et de persistance que le peuple anglais. Grâce à ce système, son industrie est devenue la plus puissante du monde ; elle a pu défier toutes les concurrences et inonder de ses produits tous les marchés libres de l’univers. Alors, mais seulement alors, le free-trade a fait son apparition, et il a trouvé, lui aussi, des apôtres non moins dévoués que Wilberforce pour en prêcher l’adoption à toutes les nations industrielles.

Le mouvement commença par une campagne en règle dirigée contre les corn-laws, les lois sur le commerce des grains, par les grands industriels, les « lords du coton, » comme les appelaient ironiquement leurs adversaires. À cette époque, le commerce des grains était placé en Angleterre sous le régime de l’échelle mobile, cette combinaison si ingénieuse et si vaine dont la France a fini par se débarrasser à son tour. Le point d’attaque était habilement choisi. La production des céréales, malgré les progrès de l’agriculture, était devenue insuffisante pour satisfaire aux besoins réguliers de la consommation, et l’Angleterre se trouvait réduite à dépendre constamment pour son alimentation normale de l’importation des blés étrangers. Il était donc indispensable, urgent, de faciliter autant que possible cette importation. Suivant l’usage anglais, une association se forma sous le nom d’Anti-corn-laws league, pour obtenir la substitution à l’échelle mobile d’un droit fixe très modéré. La ligue, conduite par des chefs d’une grande intelligence et d’une activité infatigable, étendit ses opérations sur toute la surface du pays. Elle agit par des publications, des discours, des meetings, et provoqua une agitation sérieuse. L’échelle mobile, destinée à favoriser la propriété foncière, était particulièrement chère aux tories. Ce parti avait la majorité dans la chambre des communes, ses chefs occupaient le ministère : on s’attendait à une résistance désespérée de sa part ; mais sir Robert Peel, — et ce sera son éternel honneur, — comprit la gravité de la situation. Par une de ces conversions subites, familières aux hommes d’état anglais, il prit en main la cause de la réforme, et fit voter l’abolition des corn-laws par son parti frémissant et indigné. Cette victoire lui coûta son portefeuille ; il quitta le ministère, emportant dans sa retraite la conviction d’avoir rendu à son pays un immense service. Moins de vingt ans après, cette conviction était devenue celle de toute l’Angleterre.

L’agitation tomba tout d’un coup, et la ligue, ayant atteint son but, s’empressa de se dissoudre ; mais la brèche était ouverte, et le gouvernement, pour offrir à la propriété une compensation au rappel des corn-laws, entreprit la réforme complète de la législation douanière sur les bases de ce qu’on appelait le free-trade, le libre commerce. L’industrie anglaise n’avait certainement pas lieu de redouter la réforme des tarifs. Cependant elle l’accueillit avec une grande méfiance, et, bien que la question soit pour tout le monde en Angleterre irrévocablement tranchée, il ne se passe pas de session sans que les doléances de quelques villes industrielles soient portées à la chambre des communes. Remarquons en second lieu que le parlement ne toucha point à l’acte de navigation et au tarif des vins. Il faillit au principe du libre échange en conservant la protection sur les seuls points où la concurrence parût sérieusement à craindre.

L’exemple fut contagieux, et le mouvement ne tarda point à se propager en France. Une association se forma sur le modèle de l’Anti-corn-laws league, dont elle n’imita pas l’adroite tactique. Au lieu de dresser ses batteries contre une position spéciale, difficile à défendre, de circonscrire ses efforts dans un champ limité, elle prit bravement le taureau par les cornes : elle s’intitula Association pour le libre échange, et se donna la mission de renverser d’un coup le régime protecteur tout entier. C’était débuter par une grave imprudence que l’on aggrava encore par la manière dont la campagne fut conduite. L’association était née dans le midi, où les têtes sont ardentes et où les polémiques se montent facilement à un diapason élevé. Les premiers coups furent portés avec une violence qui étonnerait sans doute beaucoup aujourd’hui ceux mêmes qui les donnèrent. On présentait le régime protecteur, — qui était après tout la loi du pays, — comme une monstrueuse iniquité. On accusait les industriels de constituer une féodalité oppressive, on les comparait aux barons pillards du moyen âge. On assimilait les pauvres douaniers aux brigands calabrais. On faisait de la contrebande le plus saint des devoirs. Bastiat lui-même, malgré son ferme bon sens et sa modération habituelle, glissait sur cette pente fâcheuse. Lorsqu’on relit ses pamphlets, qui ont survécu à peu près seuls parmi les productions de cette littérature de circonstance, on y trouve à chaque page les mots de « monopole, spoliation, filouterie. » L’un d’entre eux est même consacré tout entier à comparer le vol à la prime au vol de grand chemin.

Maintenant que les passions sont refroidies, on a peine à s’expliquer de pareilles exagérations, souverainement injustes et maladroites. Les industriels étaient puissans ; ils avaient fondé de leur côté une association pour la défense du travail national. Violemment attaqués, ils se défendirent avec une violence égale, mais plus excusable, il faut le reconnaître. Quand un homme voit engagés dans une discussion sa fortune, son honneur commercial, l’avenir de sa famille, on ne peut exiger qu’il conserve le même sang-froid que celui qui, dégagé de tout intérêt personnel, traite la question dans son cabinet au point de vue théorique.

La ligne de conduite de l’association était pourtant clairement tracée d’avance par le simple bon sens. D’abord il ne fallait pas se poser en imitateurs de l’Angleterre. Celle-ci possédait des capitaux abondans et à bon marché, une immense flotte commerciale pour lui apporter directement les matières premières de tous les points de l’univers, un réseau complet de chemins de fer pour les distribuer dans les centres industriels. Elle avait attendu, avant de se convertir au free-trade, de tenir le premier rang par le bas prix de ses produits, et, sur les seuls points où elle pouvait rencontrer une concurrence sérieuse, elle reculait devant l’application de son système. Enfin l’expérience commençait à peine, l’industrie anglaise la tentait avec appréhension, et nul ne pouvait prédire à l’avance quel en serait le résultat. Dans ces circonstances, on ne pouvait raisonnablement engager la France à accepter le libre échange les yeux fermés, par esprit d’imitation. La situation de l’industrie française se présentait en effet sous un jour bien différent. Elle n’avait ni capitaux à bon marché, ni marine puissante à son service, ni réseau de chemins de fer, pas même une grande lignes seulement quelques tronçons épars et sans liaison entre eux. Sous le rapport du prix des produits fabriqués, son infériorité était manifeste. À la vérité, en y regardant de près, il était facile de reconnaître que cette infériorité ne provenait pas de causes naturelles, radicales et par conséquent impossibles à faire disparaître. Elle tenait précisément à l’influence du régime protecteur, qui obligeait le fabricant à payer trop cher ses matières premières et ses instrumens de travail. Dès lors le remède était tout trouvé, aussi simple que souverain. Ce remède, chacun le comprend, consistait à déchirer le compromis protectioniste. Il fallait lever les prohibitions, diminuer les droits d’entrée, — avec tous les ménagemens possibles, mais avec esprit de suite et fermeté, — en commençant par les matières premières et remontant aux produits fabriqués, de manière à réduire peu à peu les droits protecteurs à n’être plus que des taxes fiscales, c’est-à-dire une des nombreuses formes de l’impôt.

C’était donc aux industriels eux-mêmes qu’on devait s’adresser pour résoudre la question en leur prouvant que l’intérêt personnel leur commandait l’abandon du régime protecteur. Il fallait prendre chaque industrie, établir son compte exact, lui faire toucher du doigt ce dont, elles n’avaient généralement aucune idée, c’est-à-dire ce que la protection leur coûtait. Il est à croire que les convictions n’auraient pas été longtemps rebelles. On en jugera par l’exemple suivant. Ce compte, je le fis faire pour la draperie. Je m’adressai dans deux villes différentes à des fabricans très intelligens, mais prohibitionistes et convaincus qu’il leur était impossible de soutenir la concurrence anglaise. Je les priai de calculer le plus exactement possible la proportion pour laquelle entraient dans leurs prix de revient les droite sur les laines, les métaux de leurs métiers, les drogues de teinture. Les réponses furent parfaitement concordantes. Ils fixèrent chacun la proportion an taux énorme de 30 à 35 pour 100 environ, et ce résultat ne les surprit pas médiocrement ; ils n’y avaient jamais pris garde.

En présence d’un pareil chiffre, il était facile de s’entendre. « Vous ne pouvez aujourd’hui soutenir la concurrence des draps anglais, pouvait-on leur dire, c’est tout naturel, et vous comprenez maintenant pourquoi ; mais supposons que les droits qui pèsent sur vous soient réduits de manière à n’entrer plus que pour 10 pour 100, au lieu de 35, dans la composition de vos prix de revient. Ceux-ci diminueront de 25 pour 100. Une baisse aussi considérable imprimera sans aucun doute un élan marqué à la consommation, premier avantage pour votre industrie. De plus vous pourriez, soit augmenter d’un quart la masse de vos affaires avec le même capital, soit diminuer ce capital d’un quart pour le même chiffre d’affaires : de là diminution de vos frais généraux, ce qui est une source importante d’économie. Ainsi, en abaissant vos prix de vente de 25 pour 100, vous conserveriez un bénéfice égal, sinon supérieur. Supposez encore qu’on lève la prohibition des draps anglais et qu’on lui substitue un droit de 10 pour 100. Il faut bien y ajouter au moins 5 pour 100 pour frais de voyage, commission, transport, assurance ; 25 pour 100 d’un côté, 15 de l’autre, cela fait en tout 40 pour 100. Croyez-vous que les Anglais fabriquent à 40 pour 100 meilleur marché que vous ? Certainement non. Vous n’auriez donc absolument rien à redouter de leur concurrence. » Le même calcul appliqué aux autres branches de l’industrie aurait donné à peu près pour toutes le même résultat.

Par une inadvertance inexplicable, on ne vit que l’effet sans démêler la cause. On touchait du doigt la cherté des produits français, on ne se donna pas la peine de chercher à quoi elle était due, et on trouva plus commode d’inventer pour les besoins du débat la plus singulière théorie. On admit comme un fait incontestable que la Providence a doué les nations d’aptitudes industrielles tout à fait spéciales, que tel peuple, admirablement doué pour le travail des métaux, est radicalement incapable de faire des bottes, que tel autre, destiné de toute éternité à tisser du drap ou du calicot, ne peut, sans enfreindre les lois providentielles, s’adonner à la ganterie ou à la chapellerie. Partant de ce fait, on n’était plus embarrassé pour résoudre la question.

Il n’est pas nécessaire, disait-on, de produire soi-même la viande et le pain dont on se nourrit. Faites autre chose, et avec le prix de votre travail vous achèterez à l’étranger le bétail et le blé. Il n’est pas nécessaire de tisser soi-même le drap dont on s’habille ; faites autre chose. Malheureusement, les produits français étant presque tous plus chers que leurs similaires étrangers, le conseil se renouvelait souvent. On arrivait à sommer la France d’abandonner la production de la houille, du fer, des draps, du calicot, de renoncer aux grandes industries, à tout ce qui fait la force et la véritable richesse des nations ; mais on lui laissait le vin de Champagne, les bronzes d’art, les papiers peints, les satins brochés, les chaussures, la parfumerie, la ganterie, tout ce qui constitue l’empire éphémère et fragile de la mode. Et c’était à la France, qui a enfanté tant de merveilles industrielles, qu’on tenait un tel langage ! C’était à la patrie du sucre de betterave et du cachemire qu’on contestait absolument la possibilité de réduire de quelques centimes le prix d’un mètre de drap ou de percale !

Rien n’était plus faux que cette théorie des vocations industrielles, et l’événement s’est chargé de lui donner le démenti le plus formel. Les prohibitions sont levées, la protection même a presque complètement disparu ; la France a continué à produire des machines, des draps, des calicots, de la porcelaine, aussi bien que des satins brochés, des papiers peints et des articles de Paris. S’il est un fait qui ressorte des expositions universelles avec une évidence incontestable, c’est l’uniformisation rapide des procédés et des produits industriels chez les diverses nations de l’Europe et de l’Amérique du Nord. On comprend facilement l’effet que produisait de 1840 à 1848 cet étrange système sur des gens déjà exaspérés par les attaques violentes dont ils étaient l’objet. Toutes les industries auxquelles on prédisait si lestement une mort inévitable s’émurent profondément, les ouvriers aussi bien que les patrons. Le public, qui suivait la discussion avec plus de curiosité que d’intérêt réel, se mit de leur côté, et le mouvement libre échangiste fit plus de bruit que de progrès sérieux. Les événemens de 1848 vinrent bientôt donner un autre cours aux idées, et Bastiat, qui avait consacré tant de verve et d’esprit au service de cette cause, mourut avec la conviction qu’elle avait échoué complètement et pour longtemps. Cela n’était que trop vrai, et lorsque le libre échange reparut dix ans plus tard sous un autre nom, il fallut l’imposer au pays par un coup d’autorité. La liberté commerciale en portera longtemps la peine.

IV.

Ces expressions, libre échange, liberté commerciale, nous les avons employées jusqu’à présent sans explications et sans commentaires ; il faut cependant en déterminer la véritable valeur, examiner si les mots sont d’accord avec la chose qu’ils représentent, ou si au contraire ils ne couvriraient pas quelque malentendu, quelque équivoque. Remarquons d’abord que ces termes sont aujourd’hui tout à fait impropres. Comme on l’a vu plus haut, lorsqu’il existait des prohibitions, la liberté pouvait jusqu’à un certain point être partie au débat ; mais depuis le traité de commerce les prohibitions ont disparu, chacun est libre de se procurer tous les produits étrangers sans exception : il s’agit simplement de savoir quel droit ces produits acquitteront. Ce n’est plus une question de liberté qui se discute, c’est une question d’impôt. Personne ne s’avisera de soutenir que la propriété n’est pas libre en France parce qu’on ne peut l’acquérir sans payer un droit fort lourd. Pour rester dans la vérité, on devrait donc parler non plus de liberté commerciale, mais de réforme des tarifs. On se garde bien de le faire, l’enseigne est trop bonne pour être mise au rebut ; on la conserve au contraire précieusement, et on y gagne, tout en se ménageant la faveur de l’administration, de s’assurer l’appui des amis de la liberté politique.

Qu’entendait-on autrefois par libre échange ? qu’entend-on aujourd’hui par liberté commerciale ? Il est facile de répondre à la première question. Les promoteurs du libre échange ont assez écrit et parlé assez haut pour ne laisser aucun doute sur leurs intentions. Afin d’édifier le lecteur à cet égard, on ne peut mieux faire que de laisser la parole à Bastiat, en transcrivant une sorte de profession de foi placée en tête de ses Sophismes économiques.

« Dans une critique d’ailleurs très bienveillante, M. de Romanet suppose que je demande la suppression des douanes. M. de Romanet se trompe. Je demande la suppression du régime protecteur. Nous ne refusons pas des taxes au gouvernement ; mais nous voudrions, si cela est possible, dissuader les gouvernés de se taxer les uns les autres. Napoléon a dit : « La douane ne doit pas être un instrument fiscal, elle doit être un moyen de protéger l’industrie. » Nous plaidons le contraire, et nous disons : La douane ne doit pas être aux mains des travailleurs un instrument de rapine réciproque, mais elle peut être une machine fiscale aussi bonne qu’une autre… Après cela, je n’ai pas de répugnance à dire quel est mon vœu. Je voudrais que l’opinion fût amenée à sanctionner une loi de douanes conçue à peu près en ces termes : les objets de première nécessité paieront un droit ad valorem de 5 pour 100, les objets de convenance 10 pour 100, les objets de luxe 15 ou 20 pour 100. »

Ceci est parfaitement clair et ne laisse prise à aucune équivoque. Conservation des douanes, transformation des droits protecteurs en droits fiscaux, réduction de ces droits à 10 pour 100 au moins en moyenne, voilà le programme des parrains du libre échange, programme modéré au fond, bien que toujours agressif dans les termes, et auquel les protectionistes regrettent peut-être de ne s’être pas ralliés à cette époque.

Il est plus difficile de savoir au juste ce qu’on entend aujourd’hui par liberté commerciale, parce que ceux qui suivent ce drapeau ne lui donnent pas tous la même signification. Les uns sont demeurés fidèles à l’idée première, et leur programme est resté celui de Bastiat. Les autres ne s’expliquent pas bien nettement, ils ne font guère de professions de foi explicites, et se gardent de programmes compromettans. Il faut donc, pour s’éclairer, regarder aux actes autant qu’aux paroles. Or les droits d’entrée ont été supprimés pour certains articles, pour d’autres ils ont été réduits à un chiffre illusoire ; on ne les paie même plus, grâce à la tolérance de l’administration pour le trafic des acquits à caution, et en fin de compte le trésor a déjà perdu plus de 30 millions de recettes annuelles. En rapprochant diverses autres circonstances, on est amené à conclure que dans certaines régions liberté commerciale est synonyme de suppression des douanes ; il est difficile de ne pas croire qu’on nous mène discrètement et sans bruit à cette suppression.

Eh bien ! c’est sur ce point qu’il faut s’expliquer sans détour. Si dans un avenir plus ou moins prochain on projette de supprimer les douanes, qu’on en convienne franchement. La question sera posée, elle se discutera, et l’opinion publique sera mise en demeure de se prononcer : surtout qu’on n’ait pas la malheureuse pensée de rien faire désormais arbitrairement ; outre qu’il s’agit d’intérêts trop nombreux et trop respectables pour ne pas leur permettre de se faire entendre, on sait maintenant ce qu’il en coûte d’avoir accompli le traité de commerce par un coup d’autorité. Si on avait cru la liberté commerciale comprise et adoptée par le pays, l’attitude du corps législatif dans la session de 1868 a montré combien on se trompait. Il a cédé sous la pression du gouvernement, mais à regret et sans être convaincu. Il faut donc s’expliquer sans retard, car on a déjà été trop loin dans cette voie, et, tout en parlant sans cesse de liberté, on a porté de graves atteintes à l’égalité devant la loi. Dans les idées protectionistes, l’inégalité, la suppression même des droits n’avaient rien de choquant. Il était naturel et légitime de mesurer la protection aux diverses industries suivant leurs forces et leurs besoins. Il n’en est plus ainsi sous le régime de la liberté commerciale, où les douanes ne doivent être qu’une des formes de l’impôt. De même que tous tes citoyens sont soumis à l’impôt sans autre exception, que celle qui résulte de l’indigence régulièrement constatée, de même tous les produits étrangers qui passent la frontière doivent acquitter un droit d’entrée, sauf le cas où ce droit serait tellement minime que la perception en deviendrait onéreuse. Il faut que tout soit soumis aux droits ou que tout en soit exempt. Hors de là, on retombe dans la protection partielle, c’est-à-dire dans le privilège.

La pensée de supprimer les douanes se produit dans un singulier moment, il faut en convenir. On la comprendrait à la rigueur dans un pays où les finances seraient en grande prospérité ; si le trésor avait tous les ans un excédant considérable de recettes, il serait naturel d’en faire bénéficier les contribuables, sauf à examiner sur quels impôts devrait porter le dégrèvement : c’est ainsi qu’on procède journellement en Angleterre. Nous n’en sommes pas là malheureusement : le déficit est l’état normal de nos finances, et l’équilibre apparent du budget n’est obtenu qu’au moyen d’emprunts continuels, patens ou déguisés. Songer dans une telle situation à diminuer de cent millions les recettes du trésor serait au moins inopportun, et il faudrait de toute nécessité retrouver ces millions en créant de nouveaux impôts ou en augmentant les anciens.

La suppression totale des douanes aurait-elle d’ailleurs une utilité bien réelle pour le consommateur ? Je n’hésite pas à répondre négativement, quelque étrange que cela puisse paraître au premier abord. Les économistes attribuent volontiers à leurs systèmes une certitude en quelque sorte mathématique, et sont trop portés à croire qu’il suffit de les faire passer dans la loi pour que toutes les conséquences logiques se traduisent dans les faits complètement, sans restrictions et sans exceptions. Or c’est là une erreur profonde. Certes rien n’est plus vrai, plus certain, que les théorèmes de la mécanique ; cependant, bien qu’ils aient affaire uniquement à la matière inerte, ils éprouvent dans la pratique de graves modifications, et il y a bien loin de l’effet utile à l’effet théorique de la machine la plus parfaite. À plus forte raison doit-il en être ainsi des systèmes économiques, qui ont à compter avec l’ignorance, les habitudes, les intérêts, les préjugés et les passions des hommes.

Voyez la liberté de la boulangerie. Assurément cette mesure est aussi correcte que possible au point de vue des principes ; elle a pourtant échoué presque partout, et la taxe a dû être rétablie dans beaucoup de villes. C’était facile à prévoir, et il ne manque pas de gens qui l’ont annoncé d’avance ; mais on n’a pas voulu les croire. « Si les boulangers, leur répondait-on, abusent de la suppression de la taxe, ils feront de gros bénéfices qui appelleront la concurrence. C’est élémentaire, c’est une loi infaillible. Laissez faire l’intérêt privé, il est plus clairvoyant que vous. » Qu’a fait l’intérêt privé ? Presque rien jusqu’à présent, et il s’écoulera peut-être dix ou quinze ans avant que la mesure porte ses fruits. C’est qu’on ne tenait pas compte des conditions particulières du commerce de la boulangerie. Lorsqu’on a supprimé la taxe, il y avait partout des boulangers en nombre suffisant pour les besoins locaux ; la consommation de pain étant limitée, un nouveau venu devait nécessairement, pour se faire une clientèle, entamer celle de ses devanciers, et c’est là le difficile. Il y a dans les petites localités des liens d’habitude, de voisinage, de bienveillance mutuelle, qui ne se peuvent rompre du jour au lendemain. Le père de mon boulanger servait mon père ; il me sert, lui, depuis bien des années ; je n’ai jamais eu à m’en plaindre, et je ne le quitterais certainement pas pour économiser un ou deux centimes par kilogramme de pain. La clientèle aisée est presque toute dans le même cas ; la clientèle ouvrière est tenue par le crédit : c’est là ce qui rend très chanceuse la création d’une nouvelle boulangerie. Si quelque personne entreprenante l’a tentée et a réussi, elle n’a pas tardé à comprendre qu’il était plus lucratif de se mettre au niveau de ses confrères que de continuer à leur faire concurrence en vendant à plus bas prix.

Autre exemple pris dans notre sujet. Les libres échangistes croient, — et c’est là le fondement de leur doctrine, — que lorsqu’on réduit le droit d’entrée sur une marchandise étrangère, ce dégrèvement se traduit à coup sûr par une diminution égale du prix de cette marchandise sur le marché et par une égale économie pour le consommateur. En théorie, la conséquence est juste ; en fait, elle ne se produit jamais. Si le dégrèvement est considérable, une partie, la plus faible de beaucoup, profite au consommateur ; la plus forte se partage entre le producteur étranger et les divers intermédiaires. Si le dégrèvement est peu de chose, ceux-ci l’absorbent tout entier et n’en laissent rien arriver au véritable consommateur, à celui qui fait subir à la marchandise sa transformation dernière. Le vrai consommateur du blé, ce n’est ni le meunier ni le boulanger, c’est celui qui mange le pain. Le vrai consommateur de la laine, ce n’est ni le marchand de drap ni le tailleur, c’est celui qui porte et use les vêtemens.

Ce désaccord entre les variations des droits de douane et des prix de vente ne saurait être contesté, et nous en faisons l’expérience depuis le traité de commerce. Toutes les prohibitions ont été levées, tous les droits ont été réduits : eh bien ! quel est l’article dont le prix ait sensiblement baissé dans la consommation ? Quand les économistes réclamaient l’entrée en franchise des bestiaux étrangers, ils espéraient voir baisser le prix de la viande, et les agriculteurs, par le même motif, résistaient de toutes leurs forces. On n’a pas oublié l’illustre maréchal Bugeaud s’écriant à la tribune : « J’aimerais mieux cent fois l’invasion des Cosaques que celle du bétail étranger ! » Qu’est-il advenu de ces espérances et de ces craintes ? Précisément le contraire de ce qu’on attendait. Aussitôt les droits supprimés, les engraisseurs des départemens du nord et de l’est se sont jetés sur les marchés de l’autre côté de la frontière ; mais les vendeurs étaient sur leurs gardes, ils se sont tenus fermes. La concurrence aidant, les prix se sont élevés au lieu de baisser ; tout le bénéfice du dégrèvement a été pour les éleveurs étrangers, et la viande est plus chère que jamais. Le même résultat s’est produit pour les laines de l’Algérie, et je puis donner sur ce point l’opinion du chef de l’une des plus anciennes maisons de Marseille, d’ailleurs ennemi des douanes, comme tous les négocians des ports. « Quand on a supprimé les droits sur les laines de l’Algérie, me disait-il, on croyait que cela ferait vendre en France ces laines meilleur marché ; ce fut le contraire qui arriva. Il y eut plus d’empressement à l’achat en Afrique ; il y eut plus de concurrence, et la différence des droits fut employée à payer les laines plus cher pour se les assurer. Ce n’est donc pas le fabricant français qui a profité de la suppression des droits, c’est l’Arabe seul. » Ainsi l’intérêt du consommateur, dont on fait tant de bruit, bien loin d’être l’élément principal de la question, n’y joue qu’un rôle secondaire, puisque les réductions de tarifs ne lui profitent que pour une très faible part. Réciproquement les droits de douane pèsent d’abord sur les intermédiaires et les producteurs étrangers, et ne commencent à atteindre le vrai consommateur que lorsqu’ils dépassent une certaine limite. En abaissant les droits au-dessous de cette limite, à plus forte raison en les supprimant, on sacrifie donc l’intérêt du trésor sans aucun avantage pour le vrai consommateur.

Il est temps de conclure ; toutefois il faut auparavant résumer en quelques mots les résultats qui se dégagent de cette étude. Le régime protecteur n’est pas un instrument de monopole et de privilège : c’est un système rationnel qui a eu dans le passé de grands avantages pour l’industrie, mais qui, par la force des choses et le cours du temps, devait nécessairement un jour lui devenir onéreux. Ce jour est arrivé, et l’industrie française ne peut que gagner à en être débarrassée. L’opposition constante entre l’intérêt du consommateur et celui du producteur n’est qu’une vue théorique et arbitraire. Le consommateur et le producteur sont en réalité une seule et même personne qui remplit tour à tour l’un et l’autre rôle. L’intérêt producteur doit passer en première ligne, puisque c’est lui qui fournit aux dépenses de la consommation. L’intérêt consommateur est très peu engagé dans les remaniemens de tarifs. Les dégrèvemens ne lui profitent que pour la plus faible part, et les droits ne commencent à l’atteindre que lorsqu’ils dépassent une certaine limite.

Ainsi comprise, la question se simplifie et perd beaucoup de l’importance que lui donne la vivacité du débat plus que la nature des choses. L’intérêt producteur et l’intérêt consommateur étant ramenés à leur juste mesure, il se trouve que le principal intéressé est celui dont on s’occupe le moins aujourd’hui, c’est-à-dire le trésor public. La question de liberté et de protection s’efface : il reste une question d’impôt. La suppression des douanes serait une mesure injustifiable. Les produits étrangers doivent acquitter un droit d’entrée ; le taux de ce droit, le même pour toutes les marchandises, quelle qu’en soit la nature, devrait être établi ad valorem. Cependant, pour éviter les contestations et simplifier le service, on pourrait spécifier le droit par nature de produits, en le calculant sur le prix moyen. Quel devrait être le taux général du droit ? C’est une question délicate qui ne pourrait probablement être résolue que par l’expérience et le tâtonnement. Dans tous les cas, ce droit ne devrait pas s’éloigner beaucoup de 10 pour 100, moyenne proposée par Bastiat. À ce taux, le droit, insensible pour la consommation, donnerait au trésor un beau revenu.

Telles sont les conclusions qui semblent ressortir d’une étude attentive de la question. Du reste, on ne saurait trop le répéter, c’est ici affaire d’expérience, non de théorie. On a pu remarquer, dans les débats du corps législatif sur la liberté commerciale que chacun des champions apportait à la tribune ses chiffres personnels, et que, l’exactitude de ces chiffres une fois admise, chacun se trouvait avoir raison. Par malheur, tous ces chiffres étaient contradictoires, en sorte que, manquant d’une base commune, la discussion n’a été qu’un brillant tournoi de paroles sans conclusion pratique. Il y a là évidemment un point obscur qui doit être éclairci tout d’abord. Il faut qu’on soit fixé sur les faits et les chiffres ; il faut qu’on sache où est l’erreur, où est la vérité. On a suggéré au corps législatif un moyen excellent pour atteindre ce but : c’est une enquête sérieuse et approfondie sur l’état de l’industrie et les effets du traité de commerce, non pas une enquête purement administrative, qui inspirerait toujours une certaine défiance aux intéressés, mais une enquête dirigée par une commission composée de personnes appartenant à toutes les opinions. L’exactitude des résultats ainsi obtenus serait hors de contestation ; ils fourniraient aux futures discussions un terrain solide et à la question une solution non-seulement satisfaisante, mais encore, ce qui est autrement précieux, universellement comprise et acceptée.


L. Alby.