La Prostitution et la Police des Mœurs


E. Skandha
La Revue blancheTome XXIX (p. 49-62).

La Prostitution
et la Police des Mœurs


Les révolutions politiques et le progrès des sciences ont sans doute depuis la fin du xviiie siècle modifié profondément notre droit public et notre conception des rapports sociaux, mais ils n’ont pas assez modifié les administrations qui doivent assurer la pratique quotidienne des principes nouveaux. Et si le Parlement français entreprenait, comme le firent en 1872 les Chambres anglaises, la révision des règlements contraires à l’esprit comme à la lettre des lois nouvelles, sans doute en supprimerait-il également quelque douze cents.

Cette opération amènerait, entre autres réformes, et plus d’un siècle après la déclaration des Droits de l’Homme, la suppression de l’esclavage en France.

Car il est actuellement dans ce pays une classe importante d’êtres pour qui l’esclavage existe rigoureusement, et tel qu’il ne fut jamais plus étroit en aucun temps ni en aucun lieu.

C’est la classe des prostituées.

Et il existe une autre classe d’êtres qui appliquent à ces femmes, que d’inexorables lois économiques astreignent à se vendre, une réglementation grotesquement féroce, issue de leur propre initiative.

Ou plutôt, qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas à la classe totale des prostituées qu’ils l’appliquent, mais à son énorme prolétariat. Car la police se découvre avec respect devant ses patriciennes et fournit même des gardes d’honneur aux hôtels des prostituées riches.

Quels que soient les efforts des congrès et de la presse contre la police des mœurs, cette institution, pour ne plus couper aux femmes le nez, la langue ou les oreilles, reste comparable à ce qu’elle fut au moyen âge.

Mêmes procédés d’enlèvement brutaux, de coups, d’insultes, de séquestration arbitraire en des geôles puantes, humides, grouillantes de vermine, avec alimentation infecte ; même délaissement des femmes quant aux soins que leur santé réclame le plus souvent après les commotions de leur arrestation ou de leur détention ou par suite de leur état de misère ; soins le plus souvent brutaux dans les services de médecine ou de chirurgie où elles sont admises et dont les locaux en général seraient jugés trop défectueux pour le bétail ; enfin même exploitation pécuniaire.

Le préfet de police ou le ministre de l’Intérieur déclarent périodiquement à la tribune du Conseil municipal ou des Chambres (Voir, par exemple, le discours de M. Waldeck-Rousseau du 20 janvier 1902) que la police des mœurs n’existe plus, que les brutaux agents des mœurs sont remplacés par de paternels gardiens de la paix, alors qu’on a simplement changé leur dénomination en les rattachant à la police municipale sans changer leur mode de recrutement, et qu’on a augmenté leur nombre du contingent tout entier des agents cyclistes.

Ils déclarent qu’on va démolir Saint-Lazare et prévoient déjà les crédits de sa reconstruction en un lieu mieux isolé ; et à Saint-Lazare même on construit de nouveaux ateliers pour les filles.

Ils déclarent indéfiniment que le système actuel n’est que provisoire et ils en aggravent continuellement les formalités dolosives : telle la prescription des photographies sur les cartes, dont nous parlerons plus loin.

La question de la police des mœurs traverse en ce moment une phase intéressante. En effet, jusqu’ici toutes les tentatives faites par la police pour obtenir la consécration légale de ses actes d’arbitraire ont complètement échoué ; or une Commission extraparlementaire vient d’être nommée avec mission d’étudier la question — pourtant bien éclaircie — et de proposer des mesures légales.

La conférence internationale de Bruxelles, qui met en présence abolitionnistes et réglementistes et se réunit tous les trois ans, doit, ayant déjà voté en 1899 des conclusions contraires à la doctrine médicale des règlements, se réunir de nouveau, du 1er  au 6 de ce septembre et proposer, elle aussi, des mesures légales.

Nous estimons que toute mesure légale ajoutée au droit commun qui punit l’attentat à la pudeur, le détournement de mineur ou l’excitation de mineur à la débauche, ne ferait que consacrer en le déguisant le système actuel.

Les lois existantes (art. 331 à 334 du Code pénal, articles 1382 et suivants), et d’autre part, l’observation des mesures concernant le désordre ou le scandale sur la voie publique, suffisent amplement en l’espèce. On s’en contente en Grande-Bretagne et dans beaucoup de grandes villes du continent et le nombre des cas vénériens y diminue.

Observons sur le vif les procédés actuels de la police.

Des agents en « bourgeois », — qui, en dépit des soins que la préfecture prétend donner à leur recrutement, sortent tout simplement de l’armée ou du corps des gardiens de la paix dont ils ont été éliminés par des mesures disciplinaires, ou des brigades de sûreté, — parcourent jour et nuit les rues, les places, les établissements publics, les gares, à l’affût des filles notoirement connues d’eux, ou bien des racoleuses non encore inscrites, des petites ouvrières sans travail qui fréquentent les bancs des promenades publiques et qu’ils ne manquent pas alors de racoler eux-mêmes pour leur enlever tout moyen de protestation, voire même des enfants de douze ans qui leur paraissent désœuvrées, qu’on reconnaît vierges à la violation officielle du dispensaire et qu’on envoie néanmoins à Saint-Lazare, quitte à terroriser les parents s’ils réclament.

Il faut aux agents des mœurs une certaine moyenne d’arrestations, qui s’élève quand l’ouvrage presse chez l’entrepreneur de Saint-Lazare, — comme l’a reconnu M. Lecour, ancien chef de la 1re  division, — et dont dépendent leurs bonnes notes. Si les arrêtées ne sont pas encore inscrites, sont « nouvelles », l’agent touche une gratification.

On conçoit à quels trafics et à quelles scènes peuvent donner lieu ces arrestations. Si la femme résiste, elle est poussée à coups de botte, assommée de coups de poing, traînée par les cheveux, fût-elle évanouie, fût-elle malade, fût-elle enceinte, et se voit gratifier d’un rapport d’attentat à la pudeur qui lui vaudra quelques mois de prison.

Elle est dès lors le souffre-douleur des bons agents des mœurs.

Elle ne « couchera plus dans son lit », sortant de Saint-Lazare le matin pour rentrer le soir au Dépôt ; et bientôt, ses hardes séquestrées à l’hôtel meublé qu’elle habite, elle errera par les rues aux rares nuits de liberté, jusqu’à ce qu’elle ait gagné de quoi payer d’avance un nouvel hôtelier[1].

Voilà donc la malheureuse au poste. Là commencent, assaisonnées des injures policières, les mesures prophylactiques.

Au poste, les femmes, enfermées au violon ou conservées dans la salle des agents, suivant les dispositions du sous-brigadier de service, ont en général la faculté de faire venir du dehors quelque boisson, vin ou alcool, qu’elles absorbent en un verre commun, première mesure contre la contagion.

Elles passent la nuit pêle-mêle, les propres et les sales, les galeuses, les pouilleuses, les eczémateuses et celles qui ne le sont pas ; d’infects « paniers à salade » les emportent : vers deux heures du matin, pour celles munies de leur carte, le lendemain à une heure et demie seulement, et à jeun, pour celles qui l'ont oubliée ou qui n’en ont pas encore, comme Mme  de Sébastiani, Mme  W., etc., c’est-à-dire après que le commissaire soit venu les déclarer de bonne prise[2].

Toute la nuit les sinistres véhicules déversent au dépôt spécial de la préfecture de police leur cargaison. On peut obtenir la permission d’assister à ce lamentable spectacle à la condition de s’engager à le « regarder de haut », selon un mot de M. Laurent.

Les femmes doivent rapidement répondre à l’appel de leur nom et, bousculées, injuriées toujours, se présenter à la « fouilleuse ». Puis elles sont remises dans la salle commune aux mains des sœurs de St-Joseph de Cluny. Il est deux heures passé. Elles courent au tas de paillasses, — infects grabats dégoûtant de vermine, de déjections, de sang menstruel, s’y affalent quelquefois, harassées, malades ; celles qui disposent de 50 centimes peuvent obtenir, s’il en reste, une pistole, cellule séparée, où pullulent, comme dans la salle commune, les souris, les rats, les poux, etc.

Telles sont les mesures préliminaires, et qui d’ailleurs subsistent à St-Lazare, que prend la police pour assurer la prophylaxie des maladies contagieuses.

Cinq heures du matin : réveil. Personne n’a dormi ou si peu, les unes jouant aux cartes, les autres fumant. Aucune toilette, bien entendu. Bientôt c’est le « chocolat », infect brouet composé de quelques morceaux de choux et de carottes non nettoyés et à peu près crus nageant dans une eau puante.

C’est le régime des coupables ; la loi, qui n’a d’ailleurs rien à voir ici, n’accorde plus aux tortionnaires des prisons le brodequin ni la roue, mais elle leur laisse, outre les coups, ce qu’on pourrait appeler la torture alimentaire, à côté de la torture morale[3].

À onze heures du matin, arrive à la préfecture le sous-chef de la 3e section (2e bureau — 1re  division). C’est un des fonctionnaires les plus puissants de la République.

Dans le huis-clos de son cabinet vert, s’érigeant en tribunal d’exception, il va condamner, sans appel, sans discussion, sans autre règle que son bon plaisir, sans instruction ni assesseurs ni avocat, cent cinquante à deux cents citoyennes aux peines qu’il voudra. Et cela en moins d’une heure, distribuant ainsi quotidiennement plus de trois ans de prison.

En cas d’absence un scribe quelconque le remplace.

Rapidement, à la file indienne, les femmes passent : le chef jette un coup d’œil sur le rapport de l’agent qui a opéré l’enlèvement et prononce son arrêt ; si la femme réclame il double la dose. Elle peut bien, une fois rentrée au dépôt, réclamer à la commission des mœurs ; mais sa réclamation ou bien orale, ou bien écrite et remise ouverte à un gardien, sera, en général, sans effet, si même elle parvient à destination ; et dans tous les cas la femme peut être sûre désormais d’attentions spéciales.

Les condamnations varient en général de deux jours à quinze jours et sont quelquefois beaucoup plus importantes quoi que prétende la police ; elles pouvaient atteindre un an avant la campagne abolitionniste. Celles de deux jours se purgent au Dépôt, les autres à Saint-Lazare.

On remarquera qu’elles sont prononcées simplement pour faits de racolage, qu’elles ont lieu avant la visite médicale et n’ont aucune relation voulue avec le temps d’évolution des maladies, contrairement à ce qu’affirmait M. Waldeck-Rousseau dans son discours du 20 janvier à la Chambre.

Les retards de visite constatés par les timbres de la carte, le quartier où la femme a été arrêtée sont souvent pris en considération, mais en réalité tout dépend du bon plaisir et… des besoins de l’entrepreneur de Saint-Lazare.

Nous avons parlé de la commission des mœurs : elle se compose du Préfet de police ou plutôt d’un secrétaire le représentant, des chefs de la 1re  division, du 2e bureau et de la 3e section, et se réunit tous les vendredis. Il s’y passe des scènes navrantes.

La commission des mœurs a pour but essentiel d’homologuer la mise en carte d’une femme. Celle-ci est présentée par le sous-chef de la 3e section, et quelquefois dès sa première arrestation. Si elle est mineure, on prend, affirme la préfecture, quelques renseignements sur les intentions de la famille à son égard. On cite aussi des mineures qui, ne voulant point accepter leur mise en carte, ont été conservées en cellule jusqu’à quarante jours, le temps de devenir « raisonnables »[4].

Mise en carte, la femme est l’esclave de la police.

Partout où un agent des mœurs la rencontrera, de jour ou de nuit, il pourra l’arrêter.

Elle n’a plus le droit de sortir, elle n’a plus le droit de se loger. « Votre domicile dit-on aux filles, c’est la Préfecture ». Elle est hors la loi et on le lui répète à satiété avec d’ignobles injures ; l’argent nécessaire à payer ses bourreaux (crédits du dispensaire) est inscrit au budget de la Ville de Paris, en vertu de l’art. 23 de l’arrêté du 12 messidor an viii, constitutif de la Préfecture de Police, et qui parle ainsi du Préfet de Police :

« Il assurera la salubrité de la ville en prenant des mesures pour la prévenir et arrêter les épidémies, les épizooties, les maladies contagieuses… en faisant arrêter, visiter les animaux suspects de mal contagieux et mettre à mort ceux qui en sont atteints. »

Ainsi « les femmes, dit Yves Guyot, ne sont que des animaux dont l’abatage non seulement est admis, mais est rangé parmi les dépenses obligatoires ! »

Saint-Louis et Louis le Débonnaire avaient ordonné l’abatage des femmes ; de cruels supplices furent en vigueur jusqu’à la Révolution ; la Police qui se réclame de toutes les anciennes ordonnances, jusqu’à Charlemagne, a cependant trouvé mieux peut-être de nos jours.

Les gens au cœur tendre mais d’âme bien pensante trouvent que les femmes n’ont que ce qu’elles méritent.

Voici le modeste feuillet distribué aux femmes lors de l’encartage et contenant l’énumération des devoirs de leur état.

On y remarquera, entre autres précautions hygiéniques, que les femmes ne peuvent jamais renouveler l’air de la chambre… qu’on leur refuse d’ailleurs, et qu’elles ne peuvent aller à leurs visites médicales, puisque le dispensaire est situé dans la Cité et que les ponts leur sont interdits.

D’ailleurs, sortiraient-elles « en règle et dans l’heure », on ne les en arrête que mieux.

préfecture de police. — 1re  division, 2e bureau, 3e section (Modèle 49)
Obligations et défenses imposées aux femmes publiques

Les filles publiques en carte sont tenues de se présenter au moins tous les quinze jours au Dispensaire de Salubrité pour y être visitées.

Il leur est enjoint d’exhiber leur carte à toute réquisition des officiers et agents de police.

Il leur est défendu de provoquer à la débauche pendant le jour ; elles ne pourront entrer en circulation sur la voie publique, qu’une demi-heure après l’heure fixée pour le commencement de l’allumage des réverbères et, en aucune saison, avant sept heures du soir, et y rester après onze heures.

Elles doivent avoir une mise simple et décente, qui ne puisse attirer les regards, soit par la richesse ou la couleur éclatante des étoffes, soit par les modes exagérées.

La coiffure en cheveux leur est interdite.

Défense expresse leur est faite de parler à des hommes accompagnés de femmes ou d’enfants, et d’adresser à qui que ce soit, des provocations à haute voix ou avec insistance.

Elles ne peuvent, à quelque heure et sous quelque prétexte que ce soit, se montrer à leurs fenêtres qui doivent être tenues constamment fermées et garnies de rideaux.

Il leur est défendu de stationner sur la voie publique, d’y former des groupes, d’y circuler en réunion, d’aller et venir dans un espace trop resserré et de se faire suivre ou accompagner par des hommes.

Les pourtours et abords des églises et temples, à distance de 20 mètres au moins, les passages couverts, les boulevards de la rue Montmartre à la Madeleine, les Champs-Elysées, les jardins et abords du Palais-Royal, des Tuileries, du Luxembourg et le Jardin des Plantes leur sont interdits. L’Esplanade des Invalides, les quais, les ponts et généralement les rues et lieux déserts et obscurs leur sont également interdits.

Il leur est expressément défendu de fréquenter les établissements publics ou maisons particulières, où l’on favoriserait clandestinement la prostitution, et les tables d’hôte, de prendre domicile dans les maisons où existent des pensionnats ou externats, et d’exercer en dehors du quartier qu’elles habitent.

Il leur est également défendu de partager leur logement avec un concubinaire ou de loger en garni avec une autre fille, ou de loger en garni sans autorisation. Dans le cas où elles obtiendraient cette autorisation, il leur est absolument interdit de se prostituer dans le garni.

Les filles publiques s’abstiendront, lorsqu’elles seront dans leur domicile, de tout ce qui pourrait donner lieu à des plaintes des voisins ou des passants.

Celles qui contreviendront aux dispositions qui précèdent, celles qui résisteront aux agents de l’autorité, celles qui donneront de fausses indications de demeure ou de noms, encourront des peines proportionnées à la gravité des cas.

Avis important. — Les filles inscrites peuvent obtenir d’être rayées des contrôles de la prostitution, sur leur demande et s’il est établi par une vérification, faite d’ailleurs avec discrétion et réserve, qu’elles ont cessé de se livrer à la débauche.

Quant à la note philanthropique de la fin, nous ne pouvons que signaler sa douce ironie. Quand une fille en carte, ayant trouvé du travail, demande sa radiation, un policier va, trois mois durant, enquêter chez son patron. Celui-ci, apprenant la situation de son employée, la congédie immédiatement. Les seuls refuges des filles sont les Bons Pasteurs et Cie, autres bagnes. À celui de Paris (71, rue Denfert-Rochereau), on travaille de quatre heures du matin à dix heures du soir, sans toucher un sou, et au seul prix d’une nourriture pas toujours ragoûtante ; comme boisson : de l’eau, bien entendu. Des punitions spéciales destinées à apprendre l’humilité et l’obéissance : privation de nourriture, coups, cachot, se traîner sur les genoux, frapper un certain nombre de fois le sol de son front, lécher ses propres crachats sur le parquet. Aucun soin d’hygiène intime n’est permis : pour toute hygiène morale et récréation : cantiques, prières, confessions.

Chez les Ursulines de la rue Saint-Jacques, même système. Toutefois le menu culinaire vaut une citation spéciale : pommes de terre et vinaigre à discrétion. Les bonnes sœurs expliquèrent au docteur Jullien de Saint-Lazare que ce vinaigre est destiné à donner appétit pour ces pommes de terre. — La mortalité atteint là, comme au Bon Pasteur, plus de 5 0/0 pendant la première année de séjour.

Donnons maintenant le règlement de 1778, œuvre du lieutenant de police Lenoir, et dont la police, voire les tribunaux font toujours le plus grand cas ; il défend tout logement aux filles et s’avère d’ailleurs ainsi en contradiction avec le précédent qui permet l’asphyxie en garni autorisé.


ordonnance de police du 6 novembre 1778

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Article premier. — Faisons très expresses inhibitions et défenses à toutes femmes ou filles de débauche de raccrocher dans les rues, etc…

Art. 2. — Défendons à tous propriétaires et principaux locataires des maisons de cette ville et faubourgs d’y louer ni sous-louer les maisons dont ils sont propriétaires ou locataires qu’à des personnes de bonne vie et mœurs, bien famées, et de ne souffrir en icelles aucun lieu de débauche à peine de 500 livres d’amende.

Art. 3. — Enjoignons auxdits propriétaires ou locataires des maisons où il aura été introduit des femmes de débauche, de faire dans les vingt-quatre heures leur déclaration par-devant le commissaire du quartier contre les particuliers ou particulières qui les auront surpris, à l’effet par le commissaire de faire leurs rapports contre les délinquants qui seront condamnés à 400 livres d’amende et même poursuivis extraordinairement.

Art. 4. — Défendons à toutes personnes, de quelque état et condition qu’elles soient, de sous-louer, jour par jour ou autrement, des chambres et lieux garnis à des femmes ou filles de débauche, ni de s’entremettre directement ou indirectement auxdites locations sous la même peine de 400 livres d’amende.

Art. 5. — Enjoignons à toutes personnes tenant hôtels, maisons et chambres garnies au mois ou à la quinzaine, à la huitaine, à la journée, etc…, d’écrire de suite, jour par jour et sans aucun blanc, les personnes logées chez elles par noms, prénoms, pays de naissance et lieux de domicile ordinaire sur des registres de police qu’ils devront tenir à cet effet cotés et paraphés par les commissaires du quartier et de ne souffrir dans leurs hôtels, maisons et chambres, aucuns individus sans aveu, femmes ni filles de débauche se livrant à la prostitution, de mettre les hommes et les femmes dans des chambres séparées, de ne souffrir dans les chambres particulières des hommes et des femmes prétendues mariés qu’en représentant par eux des actes en forme de leur mariage, ou en le faisant certifier par écrit par des gens notables et dignes de foi, le tout à peine de 200 livres d’amende.

Il y aurait lieu, pour donner une idée théorique à peu près complète de la réglementation de se reporter aux règlements calqués sur celui du 16 novembre 1843 « concernant les diverses opérations du service actif du dispensaire de salubrité », l’organisation de la brigade des agents des mœurs, etc. Mais ces longues instructions sont contenues en substance dans l’arbitraire et l’imbroglio des deux documents précédents.

Nous reproduisons le fac-similé de la carte délivré aux femmes.

Les visites ont lieu tous les quinze jours ; elles ont lieu tous les huit jours dans les maisons de tolérance ; mais elles n’ont pas lieu aux jours fériés dont la police a augmenté le nombre légal.

Les cartes ont subi depuis le 1er  janvier 1901 une modification : l’addition du cadre réservé à la photographie. Cette photographie doit être fournie par la femme elle-même, en double exemplaire et être exécutée d’après la façon du service anthropométrique. Sinon : punitions supplémentaires.

L’origine de ce perfectionnement vaut d’être contée : Depuis longtemps on avait remarqué, tant au dépôt qu’à Saint-Lazare, des substitutions de personnes dans les condamnées. Parmi ces chiennes, il s’en trouvait qui, mises en liberté, alors que d’autres — malades ou ayant enfant à la maison — étaient impitoyablement condamnées… les remplaçaient sans plus d’éclat.

MM. les policiers ont décidé de changer ça et que leur juste vindicte aurait plein effet. Ce trait montre qu’ils ne sont pas disposés encore à abandonner leur proie[5].

Rejoignons la théorie des esclaves qui, pourvues de leurs condamnations, passent sans transition, du bureau de la 3e section, aux spéculums du dispensaire.

Les choses vont là non moins rapidement. D’abord, comme les médecins du dispensaire aiment la propreté, les filles doivent, avant de se préparer à leur examen, se laver toutes à la file dans la même cuvette, dont elles changent l’eau au moyen d’un robinet. L’opportunité de cette mesure n’échappera à personne, surtout si on se rappelle que Ricord a établi qu’une seule goutte de pus vénérien diluée dans un verre d’eau, suffit à assurer la contagion.

Un agent de police muni d’un registre, appelle les noms et prend les cartes pour les estampiller, les « taxer », — c’est le mot consacré, sans doute parce que les filles payaient et paient encore, dans certaines villes, 3 francs par visite.

Or. voici comment se passe cette visite : un jeu de spéculums de dimensions diverses plongent dans un même pot de vaseline. Dès que l’un d’eux a servi, la « panseuse » l’essuie sommairement d’une serviette qui servira pour tous, le replonge dans la vaseline, et… il attend une autre patiente.

« M. Routier de Bullemont, rapporte Yves Guyot dans son admirable livre la Prostitution[6], (p. 293), disait un jour devant moi, pour vanter l’habileté de M. Clerc, le médecin en chef du dispensaire, qu’il visitait cent vingt femmes à l’heure, deux par minute ! »

Ce sont également les chiffres donnés par la police, par exemple par M. Carlier (période de 1855 à 1870). — Rien n’est changé depuis. Condamnées en moins d’une heure, cent femmes sont également visitées en moins d’une heure. Aussi personne ne conteste : 1° l’inefficacité de cette visite pour reconnaître les maladies ; 2° les nombreuses contagions qu’elle détermine, comme le bon sens l’indique et comme M. Fournier le reconnaît. C’est là une des principales cause de l’augmentation de la syphilis.

Il faut dire aussi à la louange des médecins du dispensaire que, souvent, ils se contentent de jeter un coup d’œil sur les muqueuses buccales.

Nous n’insisterons pas sur les révoltes, les crises nerveuses, etc. qui se produisent en ce repaire du viol policier. Les agents sont là, et les bonnes cellules, qui mettront à la raison les récalcitrantes.

Les femmes reconnues malades, qu’elles proviennent des rafles de la veille ou qu’elles soient retenues à leur visite bimensuelle, iront à St-Lazare où elles seront traitées, non comme des malades, mais comme des coupables, soumises, quoi qu’aient pu faire en cela les médecins de l’hôpital-prison, à une nourriture débilitante, bien faite pour annihiler toute résistance organique au développement de la maladie. Avant la campagne abolitionniste les soins donnés à St-Lazare tenaient plus de la main du bourreau que de celle du médecin ; il y aurait encore beaucoup à dire, mais il faut toutefois reconnaître certaines atténuations. D’ailleurs, une fois guéries, les femmes n’ont plus à subir, dit-on, aucune punition, pour avoir été malades. Cette coutume existe encore dans certains régiments.

Iront aussi à St-Lazare les condamnées de la 3e section. Vers 5 heures les voitures cellulaires les emportent pêle-mêle, à la sombre bastille du Faubourg St-Denis, celle dont M. Léo Melliet demandait le 20 janvier à la Chambre la suppression.

Pendant les chaleurs de l’été, une bonne partie des femmes, descendant des voitures méphitiques, où elles étouffent, dans les cours glaciales de la géhenne, s’évanouissent ; mais les esclaves ont la vie dure : on n’y prend pas garde.

Un gardien appelle les noms et demande les domiciles ; il inscrit le tout. Il faut noter immédiatement que ce gardien constitue à lui tout seul — comme le sous-chef de la 3e section — un autre tribunal d’exception, mais qui fonctionnera à la sortie des condamnées.

À ce moment, en effet, le même gardien redemande aux femmes les mêmes renseignements et au cas où celles-ci, qui ne tiennent pas à signaler leurs véritables domiciles à la police, se trompent, il les renvoie en prison… jusqu’à ce qu’elles se soient rafraîchi la mémoire, et sans autre vérification d’ailleurs. Le 5 avril 1902 une femme fut retenue 24 heures parce qu’elle ignorait dans quel arrondissement se trouvait sa rue.

Une fois inscrites au greffe de St-Lazare, les femmes sont fouillées et passent dans la 2e section qui leur est réservée dans les cours.

Elles sont réparties en quatre ateliers froids et nauséabonds ; il n’en existait jusqu’à cette année que trois ; mais on est tellement disposé à démolir St-Lazare qu’on vient d’en construire un quatrième.

Là les femmes travailleront sous la surveillance, rien moins que maternelle, des sœurs de St-Joseph de Cluny qui, à la moindre incartade, les enverront au « jetard » ou cellules de correction, situées sous les combles.

Toutefois on entre aisément dans les bonnes grâces, des servantes du Seigneur par quelques offrandes sagement multipliées, que celles-ci savent adroitement provoquer : pour mettre un cierge à la chapelle, pour revenir à la vertu, pour l’âme de telle femme morte à la prison, pour « boire la gobette » ou verre de vin de la cantine, dont les bonnes sœurs se contentent d’empocher le prix. — Les femmes qui n’ont pas d’argent ne peuvent obtenir que rigueurs et c’est souvent une cause de désordre dans le désordre. Nous ne disons pas tout…

Ajoutons que parmi les sœurs, les débutantes s’efforcent d’être justes et compatissantes ; mais elles se voient rabrouées par les vieilles.

On se couche à 7 heures en des lits à paillasse ou sur des paillasses sans lit quand le contingent habituel est dépassé. On se lève à 4 h. 1/2 ; autrefois le cri de « Vive Jésus » était le signe du réveil ; maintenant c’est le signe de la croix suivi de cantiques.

À quoi travaillent les femmes de St-Lazare ? On n’a pas encore établi pour elles le tread mill ou roue à marcher de nos anciens bagnes métropolitains, comme le demandait la police. Il existe un entrepreneur de travaux de couture. En janvier et février dernier, avant les expositions de blanc des grands magasins, on amenait à St-Lazare, tous les jours, de 80 à 100 femmes ; les ateliers qui en renferment ordinairement 40 en contenaient une centaine, renouvelées tous les 4 jours en moyenne, serrées comme des sardines : les pouilleuses, les galeuses et les propres.

Un seul atelier envoya d’une fois aux magasins du Printemps quelques jours avant l’exposition de blanc (3 février) 56 paquets de 12 paires de drap chacun. Une femme gagne 4 sous pour ourler un drap, après avoir payé de sa poche fil et aiguille, mais la moitié, soit 2 sous, appartient de droit à l’Administration.

Quand les expositions de blanc furent terminées les paniers à salade n’amenaient guère qu’une vingtaine de femmes par jour ; un jour le 7 mars, sept seulement ; le reste était mis en liberté à la Préfecture ou conservé seulement 2 jours au Dépôt.

À St-Lazare les légumes servis au bouillon du matin comme à la soupe de quatre heures sont d’infects résidus de greniers où rats, souris et calandres ont laissé plus de déjections que d’albumen ; à St-Lazare, boulangerie centrale des prisons de la Seine, le pain est immangeable ; la viande, donnée le dimanche seulement, est le plus souvent pourrie et les femmes sortent malades[7].

Aux réclamations qu’elles formulent à ce sujet on répond : « C’est trop bon pour vous ».

Néanmoins à la suite des réclamations du mois de novembre dernier, les cuisiniers furent remplacés par des sœurs : toutefois cela seul ne saurait modifier la qualité des matières premières.

Les prisonnières peuvent, il est vrai, se procurer, à des prix exagérés, quelque supplément de nourriture et de boisson à la cantine ; mais souvent elles manquent d’argent et celui qu’on peut leur envoyer du dehors ne leur parvient pas toujours. Elles peuvent aussi avec la permission des sœurs, lire le Petit Journal qu’on leur passe en fraude, pour dix sous[8].

Enfin la sortie même de cette géhenne ne s’accomplit pas sans de multiples vexations ; les condamnées de plus de 4 jours repassent par le Dispensaire, les autres sortent directement. Outre les punitions encourues, comme nous l’avons dit, pour erreur dans la répétition des renseignements donnés à l’entrée, les femmes seraient également punies si elles ne prenaient toutes la direction de la Porte St-Denis ; sans doute pour que les matrones du quartier les puissent plus aisément insulter, comme les gavroches les insultèrent à l’heure de « l’embarquement » dans le panier à salade, au poste de leur arrestation.

Voilà donc la femme rejetée au trottoir un peu plus affaissée, un peu plus désemparée et qui, souvent, ne retrouvera plus la chambre d’hôtel contenant ses hardes, incapable qu’elle est d’en solder le retard. Le soir même, avant peut-être, elle sera de nouveau arrêtée et regravira le calvaire ; il arrive aux femmes poursuivies par la haine des agents d’être un mois entier « sans coucher dans leur lit », grâce à une suite de condamnations de quatre jours.

La femme descend alors la spirale du désespoir, cherche de vaines consolations dans l’alcoolisme et souvent — but suprême de la police — ne voit plus qu’un refuge, un tombeau, la maison de tolérance, repaire de l’alcoolisme obligatoire, de brutalités odieuses, et foyer le plus actif d’infection vénérienne[9], mais où du moins les agents ne la pourchasseront pas.

E. Skandha.
  1. Citons, entre mille, quelques exemples d’arrestations.

    Le samedi 12 avril 1902, les agents des mœurs E. et B. aperçoivent, à la terrasse d’un café débit de tabac de l’avenue d’Antin, trois filles de leur connaissance, prenant paisiblement une consommation. Ils ordonnent aux femmes de les suivre. Celles-ci refusent. Il était à peine 10 h. 1/2 du soir ; les agents s’installent à la terrasse, prennent un bock et attendent patiemment leur proie jusqu’à la fermeture du café, à 1 h. du matin. Ils happent alors les femmes et dressent à l’une d’elles, qui s’était réfugiée à l’intérieur du café, un rapport de rébellion qui aurait pu lui valoir plusieurs mois de prison.

    Le lendemain, le propriétaire du café est convoqué au commissariat de M. Prélat et se voit menacé d’une contravention pour défaut d’éclairage de sa terrasse. Toutefois, malgré les menaces des agents, il affirme courageusement qu’ils ont failli à leur consigne, vu les conditions de l’arrestation, et se voit renvoyé indemne ; le rapport de rébellion dressé contre la fille disparut d’ailleurs ; celle-ci encourut une peine administrative de 6 jours à St-Lazare.

    Nous citons ce fait, bien qu’il n’ait eu aucune suite grave, comme topique et très courant parce que ses diverses phases ont en général des suites judiciaires, tant pour les femmes, que pour les patrons de café. Dans les quartiers populeux les agents des mœurs ne manquent jamais d’accuser lesdits patrons de transformer leur salle en repaire de souteneurs ; ce fait arriva rue Quincampoix au cours de l’année dernière ; le cafetier fut acquitté par les tribunaux.

    Voici un autre genre d’arrestations.

    Le 30 mars 1902. un agent arrête, avenue des Champs-Elysées, une femme de sa connaissance, assise à côté d’un monsieur bien mis. Le monsieur proteste, accompagne les agents et la femme jusqu’au commissariat de M. Prélat, passe sa carte et — c’était un avocat portant un nom des plus officiels — fait remettre en liberté sa protégée en même temps que le commissaire et les agents lui expliquent laborieusement ces procédés d’arrestation. Le lendemain d’ailleurs la même femme était reprise et particulièrement bousculée.

  2. Le dimanche 23 février, à 8 heures du soir, une rafle était opérée aux Champs-Elysées. D’un coup cinq femmes furent appréhendées. En arrivant au poste du Grand Palais l’une d’elles, faible et anémique, névrosée, terrifiée par l’arrestation, tomba, vomissant le sang par caillots énormes, puis s’évanouit et, au réveil, resta pendant deux heures comme paralysée, sans pouvoir articuler un son, la figure décomposée. Le sous-brigadier B. l’avait fait jeter, sans même une paillasse, sur la toile cirée des « macchabées » ; comme plusieurs agents montraient pour elle de la compassion, faisaient mine de la vouloir soigner, demandaient même sa mise en liberté il les rabroua durement. Jusqu’à 4 heures du matin, la malheureuse resta ainsi abandonnée. Le sous-brigadier C. vint alors remplacer B. et se montra plus humain. Il donna à la malade une paillasse, lui fit une couverture de son propre manteau et lui prépara un grog chaud. À 7 heures 1/2 l’officier de paix Murât, faisant sa tournée, remarqua l’état lamentable de la femme qui de la nuit n’avait cessé de cracher des caillots de sang et la renvoya enfin. Elle possédait en tout et pour tout la somme de 3 francs.
  3. Le 5 février, Marguerite T., arrêtée la veille dans le quartier de la gare St-Lazare, se voit d’abord accorder la liberté par le sous-chef de bureau qui juge les filles ; puis, sur la plainte de la « fouilleuse » qu’elle avait accusée de certaines privautés, est condamnée à 4 jours d’emprisonnement.

    Il était midi. Crise terrible, hémorrhagie, vomissement de sang. On la jette sur une paillasse crasseuse au dépôt. La sœur Chrysostôme qui a l’habitude de caresser les femmes à coups de clefs (de clefs de prison) estime que « c’est du chiqué », et lui refuse tout secours, alléguant d’ailleurs que c’est là une juste punition du vice.

    À 5 heures, toujours comateuse, Marguerite T. est chargée par deux gardiens dans la voiture de St-Lazare où les femmes sont empilées à raison de deux par cellule.

    En arrivant dans la geôle, ses compagnes la descendent sous les jurons des gardiens. On la conduit d’abord à l’infirmerie, mais le lendemain elle est renvoyée au quartier des condamnées, Quatre jours après, elle sortait, horriblement malade, fiévreuse, sans avoir cessé de cracher le sang.

  4. Mme  Avril de Sainte-Croix raconte que tout récemment une fille de 13 ans 1/2, venant de Versailles, arrêtée et reconnue syphilitique, est mise en carte par la commission des mœurs qui s’en justifie par ce joli mot : « Que vouliez-vous que nous en fassions, elle était syphilitique. »

    C’est sans doute aussi la commission des mœurs qui, au mois de décembre 1900, envoya à St-Lazare, puis en correction à Nanterre une fille de 14 ans, arrêtée en plein jour rue St-Martin par des agents des mœurs, qui la virent en conversation avec des filles en cartes, — elle leur vendait des fleurs ; — elle fut reconnue vierge au dispensaire. Ses parents la réclamèrent à la police qui la leur rendit en les priant de ne plus recommencer. Généralement, les parents pauvres, terrorisés par la police, ne réclament pas.

  5. Avant de continuer la revue des méfaits quotidiens de la police des mœurs, citons quelques traits relatifs à la vie d’une même femme à qui l’esprit d’indépendance, doublé d’ailleurs d’une impulsivité maladive, attira toutes les persécutions ordinaires de cette institution. Nous n’insisterons pas sur les faits particulièrement navrants qui amenèrent Z. sous la griffe de la police des mœurs. Disons seulement qu’à vingt ans, pour échapper à un mariage de raison, elle suivit à Paris un officier qui fut longtemps son ami. Là un sien oncle lui extorqua bientôt, par signature, une somme de 5 000 francs que lui avait léguée une philanthrope bien connue, en guise de prix de bonne conduite payable à sa majorité.

    Lors de sa première arrestation par l’agent B. de la brigade du 8e arrondissement, le maître des filles à la 3e section de la Préfecture jugea bon de l’inscrire, alors qu’on attend généralement la troisième arrestation, et, comme elle refusait, il la fit préalablement demeurer quarante jours en cellule.

    L’agent B. la persécuta ensuite particulièrement, l’envoyant à la correctionnelle par de mensongers rapports, non content des innombrables séjours à Saint-Lazare que lui et ses collègues lui procuraient.

    Voici un fait dont un témoin nous a rendu compte et que déjà nous avons relaté (Humanité Nouvelle, nov. 1900).

    Le 29 août 1900, saisie par les agents des mœurs, place du Carroussel, comme elle descendait de l’omnibus. Z. est prise d’une crise nerveuse. L’agent C. la frappe sans merci et, aidé de ses collègues, la transporte au poste. De nombreux témoins les suivent ; l’un d’eux entre et fait sa déclaration malgré les agents et laisse sa carte à Z., promettant de témoigner en sa faveur.

    À peine est-il parti que cette carte lui est enlevée ; elle se voit conduire immédiatement, afin d’éviter le commissaire de police, au poste du boulevard du Palais où elle passe la nuit sans même une couverture, et passablement malade. Le lendemain elle se voit accusée d’outrage public à la pudeur et de rébellion et le surlendemain condamnée par la 11e Chambre à 20 jours de prison cellulaire qu’elle accomplit à Nanterre.

    Toutefois cette condamnation était très inférieure à ce qu’attendaient les policiers : les réponses sincères et douloureuses, comme chez les simples héros de Tolstoï, de leur victime devant le tribunal l’atténuèrent sans doute. Elle sortit de prison, squelettique, les prunelles effondrées, les cheveux poussés comme ils poussent aux morts, en proie constamment à d’horribles crises. Elle écrivit à M. Lépine une longue lettre.

    Le 16 décembre 1900 nous fûmes témoins du fait suivant, narré le surlendemain par la Petite République. À 10 h. du soir, Z. traversait la place du Carrousel en son beau milieu, au bras d’un monsieur quelconque. Deux agents des mœurs connus sous les pseudonymes balzaciens de Camille et Citrouille la viennent arrêter. Elle et son compagnon parlementent. Mais arrive par derrière l’agent Cousin. — Allons marche, dit-il et d’un grand coup de pied dans les reins il étend Z sur le sol. Puis les agents aidés d’un gardien de la paix se mettent en devoir de transporter leur victime au poste et renvoient son partenaire horrifié. Z criait d’abord, mais elle s’évanouit bientôt. Nous voulûmes nous interposer et suivîmes le convoi au poste où Z fut durement jetée sur les dalles. Pendant notre déclaration (nous eûmes d’ailleurs à subir les injures et les menaces des policiers Z put se relever, demanda à boire et lança le reste d’un gobelet d’eau à le tête d’un sous-brigadier, disant : « Je ne serai pas cette fois condamnée pour rien ». Elle fut immédiatement rouée de coups. Plus de six semaines après, lors du jugement elle en portait encore les traces et le coup de pied de l’agent Cousin l’empêchait encore de descendre les escaliers de Saint-Lazare sans être soutenue.

    Le lendemain de son arrestation, elle voulut réclamer auprès du commissaire de polices mais ce fonctionnaire l’injuria cependant qu’un agent zélé lui crachait à la figure.

    Elle fut l’objet de l’accusation classique d’outrage à la pudeur et aux agents, voire de rébellion et coups envers ceux-ci. Le service des mœurs sut nourrir son dossier, car la préfecture de Police, elle aussi a son 2e bureau et ordonna sur nous-mêmes plusieurs enquêtes où, à défaut, d’autres accusations, nous fûmes honoré du titre d’individu louche. Z, condamnée d’ailleurs en dehors à de notre témoignage, eut six mois de prison.

    Sa peine finie et après de longues et douloureuses péripéties que nous ne narrerons pas, Z., qui travaillait assidûment depuis plus de trois mois et qui était munie d’excellentes références, sollicita sa radiation. Elle fut alors spécialement filée, et, le 5 août dernier, elle fut arrêtée au sortir d’un café de l’avenue d’Antin, où elle avait apporté un chapeau confectionné par elle. Ses réclamations causèrent de nouvelles enquêtes dont elle attendit cinq jours durant le résultat sur les planches du dépôt. Elle ne dut sa libération qu’à une intervention spéciale, sortit presque folle et est encore malade, sans aucun espoir d’échapper à ses bourreaux.

  6. Fasquelle, 7e édition, 3 fr 50.
  7. Le dimanche 7 juillet 1901, les 300 femmes que contenaient les ateliers de Saint-Lazare furent malades après avoir mangé le bœuf pourri qu’on avait bien voulu leur octroyer ce jour-là. La même chose était arrivée les deux dimanches précédents.

    Réclamation ; les sœurs font miroiter la cellule de punition ; le directeur répond aux femmes qu’elles n’en « ont pas autant à manger au dehors ».

  8. Les sœurs de Saint-Lazare pratiquent encore un autre petit commerce.

    Chaque jour, entre 11 heures et 2 heures, alors que la « cheffesse » va faire son rapport, au directeur et lui proposer les punitions, ou pendant le déjeuner de celui-ci, certaines sœurs sortent puis rentrent chargées de provisions de bouche qu’elles revendent à leurs « femmes de bonne volonté » ou « soubrettes » et celles-ci aux condamnées.

  9. M. Champon, maire de Salins-du-Jura, qui fit fermer, malgré les menaces du parti bien pensant de la ville, la maison de tolérance, a présenté le dossier complet de cette institution à la Ligue des Droits de l’Homme à Paris.

    On y voit que le commissaire de police de Salins exigeait sa chambre particulière au lupanar, cent francs par mois de la maison et que ses grosses factures étaient payés par la dame d’icelle. Le collègue qui dut à un certain moment le remplacer lui écrivit pour connaître le casuel de la maison, exposant que la sienne ne lui valait que 40 francs par mois.