La Prostitution en Russie comparativement à celle de Paris et de Londres


LA PROSTITUTION EN RUSSIE
COMPARATIVEMENT
À CELLE DE PARIS ET DE LONDRES

Pour bien traiter cette grande question, disons d’abord comment nous comprenons le mot. Dans les divers pays, la vieille société considère comme « prostitution » les relations entre les deux sexes qui ne sont pas sanctionnées par la loi. Ne nous plaçant pas au point de vue des préjugés, des habitudes ou des conventions, nous prendrons pour critérium le sentiment naturel d’amour-propre et de dignité et nous qualifierons « prostitution » — toutes relations sexuelles résultant de la vente de sa chair par une femme ou par un homme, non moins que l’état de deux êtres forcés de par les lois et les convenances de leur pays de vivre ensemble sans amour ou sans aucune sympathie.

En Russie, avant la libération des paysans, c’était le seigneur qui, avant même les parents et le pope, donnait à ses serfs la permission de se marier. Comme dans la France du moyen-âge, le nouvel époux devait conduire sa femme chez le seigneur pour qu’elle passât avec lui la première nuit.

L’orgie allait bon train dans ces nobles demeures. Chaque château possédait une chambre où, pendant la journée, de belles jeunes filles tissaient à la main pour leur maître. La nuit, elles étaient livrées à celui-ci ou à ses hôtes. De leur côté, les femmes des seigneurs choisissaient des amants parmi leurs cochers et leurs valets.

Pendant ces temps d’esclavage, les seigneurs vendaient leurs serfs comme de simples animaux, mais ils ne vendaient pas les femmes ; ils se contentaient de les donner en cadeau.

Après la guerre de Crimée, les paysans furent libérés ; on leur donna même des terres, mais quelles terres ! Les anciens maîtres avaient conservé la propriété de tout ce qui était fertile, ainsi que des rivières et des forêts. Pour avoir du bois et arroser leurs pauvres cultures, les émancipés étaient obligés en fait de travailler pour les seigneurs et supportaient les impôts qui pesaient autrefois sur ceux-ci. Les récoltes étant insuffisantes pour nourrir les familles de paysans, les femmes et les jeunes filles devaient partir à la ville pour chercher à s’y placer. Le plus grand nombre ne pouvant trouver de travail finissaient par entrer dans les maisons de « prostitution », ou chercher des hommes dans les rues ou les jardins publics. La police russe, non moins brutale que la police française, lançait ses agents des mœurs sur ces malheureuses et les soumettait au numérotage ainsi qu’à la visite du médecin. Cette oppression scandaleuse de malheureuses réduites par les conditions sociales à la vente de leur corps n’existe pas en Angleterre ; ce monarchique pays ne dépense pas, comme l’autocratique Russie et comme la républicaine France, des sommes considérables pour l’entretien d’inutiles agents des mœurs ; les femmes même prostituées y sont laissées entièrement libres.

Les policiers russes font montre d’une barbarie rare. Les prostituées sorties de l’hôpital ou de la prison peuvent être renvoyées par eux dans leur commune natale où elles sont sévèrement punies par les autorités. Leur vie devient un enfer ; apportant dans les familles des maladies mal guéries, elles subissent toutes sortes de mépris et de vexations. Toute leur vie, elles ont à lutter contre leurs parents et leurs voisins. S’expatrier, partir loin de la localité, elles ne le peuvent. Ce n’est qu’après le consentement du mari ou du père que la commune leur délivre un passeport valable pour un an au maximum.

Les paysans russes ni leurs femmes ne possèdent presque jamais d’argent. En général, ils échangent mais ne vendent pas. Lorsqu’ils travaillent, soit pour le seigneur, soit pour un bourgeois, soit pour une autre commune, ils prennent pour rémunération de leur travail les objets ou les aliments qui leur manquent.

Dans les campagnes, les parents marient leurs fils le plus tôt possible, dans le but d’avoir auprès d’eux des aides qui leur rapportent. En général, ils ne vont pas chercher au loin, la plupart choisissent parmi les filles du village même ou des villages voisins. Ils connaissent dans ses plus petits détails la vie antérieure de la fiancée. Par une ancienne coutume, commune à d’autres peuples, pour s’assurer que la jeune fille avait jusqu’alors conservé sa virginité, on exposait après la première nuit de noces sa chemise pour la montrer aux invités. Cette habitude existe non seulement chez les paysans, mais aussi parmi les classes plus élevées de la ville. La femme qui ne pourrait donner ce témoignage matériel de sa vertu, serait toute sa vie en butte à toutes sortes de vexations. Une jeune paysanne qui, au su du public, aurait été séduite, ne trouverait jamais à se marier dans sa commune.

Les veuves trouvent difficilement à se remarier dans leur commune. Lorsqu’elles ont cependant réussi à trouver un épouseur appartenant à une localité voisine, elles doivent, si elles veulent aller résider avec lui, faire abandon à leur village du terrain qu’elles y possédaient, ou bien, si le nouveau mari quitte sa résidence pour aller vivre dans celle de sa femme, il a besoin d’une autorisation de la commune où il va demeurer.

Les jeunes gens se marient souvent avant d’effectuer leur service militaire qui dure aujourd’hui cinq ans. Avant la guerre de Crimée il était de vingt-cinq années ; après il fut réduit à quinze. Pendant cette longue période de veuvage, les femmes étaient et sont encore soigneusement gardées par la famille et le village. Mais les sens n’en parlaient pas moins, les pauvres épouses se disaient in petto qu’elles seraient bien simples de garder une fidélité à toute épreuve à des maris qui, eux, ne devaient pas se gêner. Aussi se laissaient-elles séduire en cachette par leur beau-père ou leurs beaux-frères. Souvent, lorsque leurs soins n’étaient pas nécessaires à la maison, elles allaient travailler dans une fabrique ou en ville.

En général, les petites maisons de paysans n’ont qu’une seule grande chambre. L’ameublement en est des plus simples : au milieu ou dans un coin, une longue table blanche, au mur, des bancs étroits ; puis une petchka, sorte d’immense four où, pendant les hivers rigoureux, les membres de la famille font chauffer et prennent leurs bains. Enfin, dernier meuble et le plus indispensable de tous, un grand lit de camp où tous, habillés ou non, dorment pêle-mêle. Si un visiteur se présente, on l’invite fraternellement à partager la couche commune. Pendant la saison froide, les animaux couchent dans la chambre. Seules, les habitations des riches paysans sont divisées en deux pièces : une pour la famille et l’autre, la plus belle et la plus propre, pour les hôtes.

Les moujiks, avec des mœurs très primitives, ont infiniment plus de moralité que les classes supérieures. En été, on voit souvent les jeunes gens et les jeunes filles se baigner ensemble : ils rient, jouent et s’arrêtent là. Dans la Petite-Russie, pendant les longues soirées de la Noël, les garçons d’un village vont visiter leurs amis des localités voisines, s’amusent avec eux et, pour ne pas s’en retourner par une nuit sombre et glaciale, ils restent chez leurs hôtes, chacun choisissant la maison où se trouve la jeune fille qu’il préfère. Chose très remarquable et qui témoigne d’un grand calme sexuel chez ces paysans, le jeune homme couche auprès de la jeune fille dans le lit commun sans essayer le moins du monde d’obtenir ses faveurs.

Il n’y a pas longtemps, à Nijni-Novgorod, existaient à bas prix des bains communs aux deux sexes.

Dans le département de Kalouga, pendant l’hiver, les jeunes filles, le soir, après avoir fini leur travail, se réunissent et attendent les garçons. Ceux-ci, s’approchant brusquement de la fille qu’ils ont choisie, la poussent, glissent et roulent avec elle sur la neige, tandis que les vieux du village les regardent en riant. Néanmoins, plus chastes que les demoiselles bourgeoises ou nobles, les paysannes ne se laissent pas séduire et les jeunes moujiks se montrent plus respectueux envers elles que ne le sont, vis-à-vis des dames, les galants messieurs du beau monde.

L’inceste entre parents et enfants est chose rare ; plus souvent il existe entre beau-père et bru, lorsque le mari est absent pour un certain temps.

De temps en temps, le gouvernement russe envoie des troupes chez les habitants des villages pour y loger. Les plus riches doivent ainsi entretenir deux ou trois soldats, les autres un seul. Outre que ces hôtes sont coûteux, ils démoralisent absolument les localités dans lesquelles ils séjournent.

Dans les villages situés près des fabriques ou des usines, les mœurs sont plus légères. Les jeunes filles, restées sages jusqu’alors, se laissent séduire par les contremaîtres, les employés de bureaux et les patrons, comme il arrive quotidiennement en France et en Angleterre, pays où existe moins qu’en Russie le préjugé de la virginité.

D’après le code russe, l’âge légal pour le mariage est de dix-sept ans pour les filles et dix-huit ans pour les garçons. L’union se consacre seulement à l’église ; le mariage civil, réclamé par beaucoup d’écrivains libéraux en remplacement du mariage religieux, n’existe pas. Les livres où ces auteurs développaient leur thèse ont presque toujours, sur les démarches du synode[1], été poursuivis et saisis comme contraires à la religion. Les fidèles peuvent seulement se marier trois fois dans leur vie. Si, par malheur, l’homme perd successivement ses trois femmes ou la femme ses trois maris, ils doivent finir leurs jours dans le veuvage, en dépit des révoltes des sens et du besoin d’aide qu’ils auraient pour entretenir leur ménage et élever leurs enfants. La loi est inflexible sur ce point.

Plus raisonnable que l’église catholique, l’église orthodoxe russe autorise et même ordonne le mariage de ses popes (que l’on appelle ecclésiastiques blancs, par opposition aux moines, nommés ecclésiastiques noirs, et qui eux n’ont pas le droit de se marier). Seulement, ces prêtres ne peuvent convoler qu’une fois dans leur vie et, s’ils veulent, quittant le clergé séculier pour le régulier, se retirer dans un monastère, ils doivent se séparer de leur femme, car le divorce existe en Russie, quoiqu’il soit généralement difficile de l’obtenir. Les femmes de popes ne pouvaient jadis se remarier ; depuis quelques années, cette dure loi est modifiée : les veuves de prêtres ont le droit de prendre un nouvel époux, mais en dehors de la caste sacerdotale.

Le consistoire, institut ecclésiastique qui est au-dessous du synode, s’occupe de chercher des fiancées aux séminaristes qui ont fini leurs études. Ils choisissent de préférence les orphelines de popes qui apportent en dot à leur mari la place de leur père. Le jeune séminariste ne choisit pas lui-même sa future : on lui remet, cachetée, une lettre pour la famille dans laquelle il doit entrer. Muni de cette recommandation, il se présente et épouse une jeune fille qu’il ne connaissait pas le moins du monde.

Les popes se livrent fort à l’ivrognerie, mais ils sont moins débauchés que les prêtres catholiques qui, forcés de demeurer dans une continence contre nature, s’introduisent souvent dans les ménages de leurs paroissiens et séduisent les femmes. Par contre, les moines russes mènent une vie fort rabelaisienne.

Ces ecclésiastiques noirs, comme on les appelle, sont astreints à un célibat qu’ils cherchent à tromper le plus possible. Dans chaque couvent se trouve un hôtel spécialement affecté aux visiteurs, lesquels peuvent y séjourner toute une semaine sans payer. Nombre de riches veuves et de vieilles filles profitent de cette hospitalité et s’en retournent chez elles, souvent avec de tendres souvenirs des aimables moines. L’un des principaux monastères d’hommes, le Troïtzkaya Lavra, près de Moscou, a une telle réputation que les paysannes n’osent pas entrer seules dans le magasin où se trouvent les objets religieux. Dans leur crainte de ces moines, gros et forts, aux passions violentes, elles ne pénètrent dans cette partie du monastère qu’en certain nombre et en se tenant par la main sans se quitter.

Si nous quittons le village pour pénétrer dans les villes, nous y rencontrerons bien plus d’immoralité. Dans les grands ports de mer : Odessa, Cronstadt, Riga, où les cabarets sont remplis de matelots ivres et de filles soumises, il y a, tout comme à Marseille et à Naples, des quartiers entiers de maisons publiques.

Ces établissements sont situés juste en face le port de débarquement. La police déploie une grande activité pour protéger contre la turbulence des clients les patrons de ces maisons. Le soir, ces rues galantes sont mieux éclairées que les autres, remplies de bruits de toutes sortes, de chants, de musique et aussi de disputes. Dans la journée, les prostituées, au lieu de demeurer cachées, semblables à des recluses, comme en France, apparaissent aux fenêtres de la maison, qui ne sont pas closes, ou bien au seuil de la porte et appellent le passant. En général, ces malheureuses pensionnaires, comme on les nomme, ne sont pas déshabillées avec l’impudeur des prostituées françaises vivant dans les maisons de tolérance, mais elles sont encore plus adonnées à la boisson. Au lieu de mettre de côté l’argent qu’elles peuvent ramasser, elles le dépensent à boire pour oublier leur triste sort. Aussi, l’abrutissement et la maladie aidant, deviennent-elles de parfaites esclaves. Aux jours de répit qui leur sont accordés, elles ne quittent pas l’établissement seules, mais sont toujours accompagnées par les maîtres ou par les domestiques. Enfin, comme celles de France, elles doivent presque toujours d’avance à leurs patrons.

Les prostituées juives, que leurs parents mêmes envoient des provinces dans les grandes villes, notamment à Saint-Pétersbourg, Moscou, Odessa, ne s’abandonnent pas, tout en livrant leur corps.

Pour elles, la prostitution est beaucoup moins une fatalité qu’elles subissent qu’un commerce qu’elles entreprennent. Elles séjournent au lupanar le temps nécessaire pour y amasser une certaine somme, puis rentrent à la maison paternelle, où avec la dot qu’elles ont gagnée de la sorte, elles trouvent à se marier facilement. Leurs fiancés se moquent du passé : ils ont la persuasion que leurs femmes leur seront fidèles et, en général, ils ne se trompent pas, cette qualité étant la caractéristique des femmes de leur race.

L’âpreté des juifs russes est bien connue : tous les moyens pour se procurer de l’argent leur sont bons. Dans les villes occidentales de la Russie, telles que Kovno, Vilna, Varsovie, le mieux que puisse faire un voyageur, c’est de revêtir un costume militaire, le seul qui fasse peur à ces commerçants à outrance. L’étranger qui arrive dans un hôtel, entend frapper à sa porte ; il ouvre : c’est un juif qui, chargé de toutes sortes de marchandises, vient lui faire ses offres de service. Le voyageur a beau le congédier, l’importun insiste, le harcèle, l’accable et bon gré, mal gré, vide tout son attirail dans la chambre. Puis, il finit par vanter les charmes d’une de ses filles et l’offrir sans le moindre scrupule.

La lui refuse-t-on, il ne s’avoue pas vaincu pour cela : il se retire mais, bientôt, au moment où l’étranger se félicite d’être enfin délivré, celui-ci voit reparaître son persécuteur conduisant sa fille, souvent une gamine de quatorze ou quinze ans.

Dans les grandes villes industrielles peuplées de célibataires et où le contraste entre la richesse et la misère est des plus choquants, la prostitution règne sous toutes les formes et dans toutes les classes. À Saint-Pétersbourg, les racoleuses exercent principalement leur trafic sur la perspective Newsky ; un ordre de l’ancien gouverneur Trépoff les a contraintes de limiter leurs allées et venues à un seul trottoir de cette large voie. Les femmes qui veulent éviter une méprise fâcheuse passent, le soir, de l’autre côté, un sac à la main.

Les grandes villes de Russie, comme celles de France et d’Angleterre, possèdent des maisons d’asile, appartenant soit à la commune soit à des particuliers. À Saint-Pétersbourg, principalement, on remarque les grands bâtiments appartenant à un philanthrope, le prince Viasemsky, et que sous-louent en parties des personnes qui vendent le coucher à des malheureux des deux sexes pour la somme modique de 2 kopecks (1 sou). Le soir, les petites chambres sont remplies d’hommes, de femmes et d’enfants, qui couchent pêle-mêle par terre sur les planches. La police arrive de temps en temps, non pour faire respecter les règlements hygiéniques, mais pour opérer des rafles de ces malheureux. Non loin se trouvait le marché de « Alexandrovski rinok », endroit des plus mal famés. Là, dans des cabarets borgnes situés presque au-dessous du sol, et dans un dédale de passages sombres, des femmes de cinquante et soixante ans attirent les hommes et les emmènent dans un bouge ou même à un coin de ruelle quelconque.

La statistique relève moins d’infanticides en Russie qu’en France, pays qui tient le premier rang pour ces tristes cas. En France et en Angleterre, la fille-mère peut apporter librement son nouveau-né dans un hospice d’enfants trouvés. En Russie, où l’infanticide est plus sévèrement puni, il y a à côté de la porte de chacun de ces établissements un berceau dans lequel la pauvre femme dépose son enfant, puis elle sonne et se sauve. Si le gardien sort précipitamment avant qu’elle ait disparu, il commence par poursuivre la mère qui, selon les circonstances, peut être punie. Il prend ensuite l’enfant et l’apporte dans l’établissement. Les seules femmes qui accouchent dans les hospices ont la liberté d’abandonner ouvertement leurs enfants. Très souvent aussi, les filles-mères apportent les petits êtres enveloppés dans leurs langes au seuil d’une riche demeure dont les maîtres n’ont pas d’enfants. Bien des fois, l’abandonné meurt ainsi de froid pendant les rudes hivers. En Angleterre, où l’opinion publique n’est pas sévère, les cas d’infanticides sont bien moins rares qu’en Russie. Les filles-mères de seize et dix-sept ans, abandonnées par les hommes et que l’on rencontre fréquemment dans les public-houses avec un enfant sur les bras, peuvent facilement, si elles le veulent, placer leur progéniture dans un hospice.

Les prostituées sont nombreuses à Saint-Pétersbourg : pourrait-il en être autrement dans une grande ville de plus de 900,000 âmes ? Elles se divisent en deux catégories : celles qui exercent clandestinement et les filles publiques. Le chiffre des premières dépasse infiniment celui des secondes. Dans la capitale russe, comme dans toutes les grandes villes d’Europe, la prostitution clandestine compte son aristocratie et ses bas-fonds. Les grandes horizontales y sont tout aussi fêtées qu’à Paris. Parmi les prostituées clandestines et les filles inscrites de Saint-Pétersbourg, on rencontre un grand nombre de Françaises et d’Allemandes. La ville compte cent trente-huit maisons de tolérance.

La prostitution clandestine, tout comme à Paris et à Londres, s’exerce dans des maisons de passe plus ou moins élégantes, dans certains débits de boissons et magasins, principalement de modes et de parfumeries. Il ne faut pas oublier les établissements de bains, à la porte ou dans les corridors desquels on rencontre des femmes galantes.

Les prostituées de Londres se divisent en plusieurs catégories. La première comprend les filles qui possèdent un home confortable ; beaucoup ont une grande fortune, hôtel, chevaux et nombreux domestiques. Au-dessous de celles-là, mais toujours dans la même catégorie, on rencontre les filles qui vivent dans leurs meubles et dont beaucoup ont des allures et des goûts de petites bourgeoises. Puis, viennent celles qui logent dans un garni, où elles ramènent, à la nuit, le client qu’elles ont rencontré dans la rue, au concert ou au théâtre. Une autre catégorie comprend les pensionnaires de brothels.

Malgré la ressemblance de nom, ces maisons diffèrent complètement des établissements de tolérance français et russes. Les femmes qui y habitent ne sont pas de malheureuses esclaves, condamnées à la claustration : au contraire, dans l’après-midi et la soirée, elles se répandent par la ville, dans les rues, dans les gares, dans les tavernes élégantes et ramènent le client au « brothel ».

Enfin, viennent les plus malheureuses qui n’ont, à proprement parler, pas de demeure fixe. Nombre d’entre elles vivent dans des bouges appelés du nom significatif de hells (enfers), traînent dans les tavernes, les bars. Beaucoup, qui n’ont pas d’asile, après avoir erré toute la journée à travers l’immensité de Londres, passent la nuit auprès des squares, dans les parcs, les terrains vagues et les maisons en construction. Les filles qui font partie de cette troisième catégorie sont pour la plupart mineures et plus nombreuses que les autres : on peut évaluer leur nombre à plus de quarante mille.

Il n’y a pas un pays en Europe où les femmes s’enivrent autant qu’en Angleterre. Les salaires, tout comme les loyers, sont payés à la semaine ; le plus souvent, dans la classe pauvre et travailleuse, il ne reste rien le lundi de la paye reçue deux jours auparavant. Alors, tandis que le mari rentre au bagne patronal, vivant souvent de pommes de terre, de tartines au beurre et de thé, la ménagère apporte tout ce qu’elle peut chez le pawnbroker (prêteur sur gages), puis elle va traîner au public-house, guettant le buveur généreux qu’elle emmènera moyennant quelques verres de whisky.

Étant donnée l’absence de maisons publiques, tant à Londres que dans les autres villes de la Grande-Bretagne, la prostitution y revêt mille formes brutales ou hypocrites. Les grands parcs et principalement Hyde-Park sont en réalité d’immenses lupanars où, malgré la mauvaise saison, sous le brouillard glacé, des couples s’étreignent sur la pelouse, sur les larges bancs, sous les grands arbres. Les public-houses servent aussi au rendez-vous des raccrocheuses ; ils sont écœurants le samedi soir, principalement dans Drury-lane et l’East-end. Les bureaux de tabac jouissent aussi d’une fort mauvaise réputation ; en général, ils possèdent une ou deux belles filles de mœurs faciles, qui, lorsque le client leur tend une livre sterling (25 francs) pour un achat de 2 pence (20 centimes), l’invitent d’un coup d’œil à les suivre dans l’arrière-boutique.

Telle est la grande plaie causée, dans tous les pays, par la misère. La société qui ne cherche pas à supprimer les causes pour empêcher les effets, repousse et méprise ces malheureuses, tout en s’inclinant servilement devant la véritable prostitution à laquelle se livrent les gens riches, prostitution mille fois plus écœurante. Parmi ces familles aristocratiques, où le mari et la femme vivent ensemble aux yeux du monde, combien en est-il où chacun des deux époux ne cherche à satisfaire au dehors les caprices de ses sens ? Leur richesse ne leur en donne-t-il pas tous les moyens ? La Pall Mall Gazette, il n’y a pas longtemps, a jeté une étrange lumière sur les vices de la haute société anglaise. La fameuse tzarine Catherine II, qui mérita le surnom de Messaline, choisissait parmi ses gardes du palais les mâles les plus beaux et les plus forts, elle profitait des revues et des grandes manœuvres pour jeter son dévolu sur l’un ou l’autre de ses esclaves. Le tzar Alexandre II, que les terroristes firent sauter, était l’homme le plus vicieux du monde. Les dames du palais ne lui suffisant pas, il rendait de fréquentes visites à l’un des plus aristocratiques instituts de jeunes filles, Smolnïi monastère, où, comme dans un simple harem, il choisissait des favorites momentanées.

Les lois russes ne permettent au tzar de se marier qu’une fois. Après la mort de la tzarine, Alexandre II avait pris pour femme la princesse Dolgoroukaïa et ordonné au pope du palais de célébrer la cérémonie du mariage. Cette union n’était pas reconnue par le synode et, après la mort du despote, la pseudo-impératrice se retira avec ses enfants à Paris.

Il ne sera sans doute pas sans intérêt, après avoir examiné la prostitution en Russie, de la comparer sommairement à la prostitution à Londres et à Paris. Dans la capitale anglaise, où le trafic sexuel n’est pas reconnu officiellement, les marchandes d’amour sont plus indépendantes, plus respectées que dans les autres pays et n’ont pas besoin de défenseurs contre les brutalités de la police. Au contraire, les nombreuses Françaises qui, émigrées à Londres, y exercent cette triste industrie, à Piccadilly, Oxford street et Euston road, prennent en général un souteneur, qui est toujours un compatriote. Cela prouve que ces malheureuses, si insultées, ne sont pas mortes à tout sentiment affectif : elles ont besoin d’aimer un homme à qui elles donnent leur corps qu’à d’autres elles vendent.

D’après les chiffres donnés par Ryan et de Talbot sur la prostitution à Londres, on peut estimer à près de cent mille, sur une population de cinq millions et demi d’habitants, le nombre total d’êtres vendant leur corps pour vivre.

Les familles anglaises, surtout les pauvres, sont très nombreuses. Il n’y a en général qu’une chambre par ménage : le père, la mère et les enfants couchent parfois dans le même lit. La promiscuité des sexes devient ainsi une habitude et est presque considérée comme une chose naturelle.

À Paris, le chiffre des prostituées clandestines est infiniment supérieur à celui des filles inscrites à la préfecture de police. Voici, pour ces dernières, le relevé de la statistique de 1880 à 1887 :

Au Ier janvier 1880
3,582
id. 1881
1,160
id. 1882
2,839
id. 1883
2,816
id. 1884
2,907
id. 1885
3,911
id. 1886
4,319
Au ier mai 1887
4,585

Sur ce nombre, la capitale et la banlieue fournissent beaucoup moins de contingents que la province et les pays étrangers.

Parmi ceux-ci, la Belgique, l’Alsace-Lorraine, la Suisse, l’Italie et l’Espagne sont les plus largement représentées. L’Angleterre, puis l’Allemagne et l’Autriche viennent ensuite. Enfin, on compte un petit nombre d’Américaines et même des négresses.

Pendant la période de 1880-1886, parmi les filles inscrites à Paris, on a compté :

73,91 % de filles majeures ;

23,73 % de filles mineures de dix-huit ans et au-dessus ;

2,35 % de filles mineures de seize ans et au-dessus.

Les vieilles prostituées, après avoir arpenté toutes les rues, racolé sur tous les boulevards, dans tous les théâtres, les concerts, les bals, tombent, lorsque arrive pour elles l’heure fatale de la laideur et de la décrépitude, dans des bouges affreux. On en voit de cinquante et de soixante ans qui, à la porte des ateliers, s’efforcent d’attirer des hommes auxquels, pour 50 centimes, elles offrent de partager leur grabat, souvent même les pauvres créatures se prêtent à deux ou trois mâles à la fois.

Rue des Anglais, près de la place Maubert, existe le célèbre cabaret du Père Lunette, bien connu de tous les étudiants qui viennent le visiter en curieux. Il comprend deux pièces : la première est meublée d’un petit comptoir et de plusieurs tonneaux, sur lesquels trônent, reines déchues, les vieilles prostituées en haillons qui demandent aux clients l’aumône de quelques sous ou d’un petit verre. La seconde chambre, petite comme la première, possède des bancs et des tables : elle est destinée aux clients. Les murs sont remplis de tableaux obscènes, sur les tables sont incrustés des noms de souteneurs et de filles publiques. Pour entrer dans cette pièce, il faut payer un sou. Entre minuit et deux heures, alors que les clients des deux sexes sont mortellement ivres, on peut voir plusieurs de ces vieilles prostituées prodiguer au consommateur généreux des caresses de toutes sortes. Les habitués de ce bouge, accoutumés à ces scènes, n’y font même pas attention.

Non loin de là se trouve le Château rouge, de patibulaire réputation, refuge de souteneurs et de prostituées, véritable souricière qu’entretient soigneusement la police. Les établissements de ce genre foisonnaient autrefois autour de la place Maubert ; les travaux d’embellissement de la capitale les font disparaître sur un point pour les faire renaître sur un autre, à peu près sous la même forme. Les parias, refoulés de plus en plus du centre de la ville, vont porter leurs vices et leurs misères dans la périphérie. Peut-il en être autrement sous un régime social qui, consacrant l’accaparement de la richesse par un petit nombre d’individus, force les autres à se vendre pour ne pas mourir de faim. Parmi les femmes, esclaves depuis si longtemps, un petit nombre, plus éclairées ou plus indépendantes d’esprit que les autres, regimbent contre le joug et réclament les mêmes droits que le sexe fort. Mais tant que l’homme lui-même sera esclave, la femme ne pourra être libre. On ne peut améliorer la situation d’une partie de l’humanité sans reconstruire la société de fond en comble.

N. Nikitine
  1. Conseil supérieur des ministres religieux.