La Propriété foncière de Philippe Auguste à Napoléon/02

La Propriété foncière de Philippe Auguste à Napoléon
Revue des Deux Mondes3e période, tome 115 (p. 769-795).
LA
PROPRIETE FONCIERE
DE PHILIPPE-AUGUSTE A NAPOLEON

II.[1]
DROITS DES MAITRES PRIMITIFS ET FERMAGES MODERNES.

L’histoire désigne, sous le nom générique de « droits féodaux, » les avantages de toute nature, productifs ou non productifs de revenu (je ne m’occupe ici que des premiers) que la propriété d’un domaine noble valait à son possesseur. L’expression de « droits féodaux » ne peut, en vérité, s’appliquer qu’à la période postérieure à l’abolition du servage. Avant l’affranchissement, le serf est une marchandise ; il n’existe qu’à l’état de bête de somme, par conséquent, il n’a aucun droit, et son propriétaire les a tous ; il n’est pas besoin de les préciser. Les préciser, les codifier, c’eût été les borner. Et ce fut en effet au moment où le serf devint libre et propriétaire que fut dressée la liste, le « dénombrement, » des obligations auxquelles il demeurerait soumis, et des prérogatives que conserverait, sur sa terre et sur lui, son maître d’hier.

Ces droits féodaux, qui comparurent en 1789 devant l’assemblée nationale, dans l’état de délabrement où quatre siècles de civilisation les avaient mis, bien maigres pour la plupart, vieillis, ridicules, honteux d’eux-mêmes et désavoués en quelque sorte par ceux qui en jouissaient, ces droits féodaux avaient été un progrès jadis ; ils avaient la supériorité de la redevance fixe sur la redevance capricieuse, « réitérable, » qu’ils remplaçaient. Sous le règne de la taille ou dîme arbitraire, le fruit des améliorations apportées par le vilain à la terre qu’il cultivait, à la ville où il résidait, profitait presque exclusivement au propriétaire, dont les exigences augmentaient avec la possibilité de les satisfaire. Au contraire, après la mise en vigueur des conventions nouvelles, cantonné dans une part invariable, le seigneur vit ses revenus décroître et ne participa plus qu’éventuellement aux plus-values de l’immeuble de ses vassaux.


I

Cette transformation radicale de la propriété foncière ne s’accomplit pas partout de la même manière. De là cette infinie variété des droits féodaux, qui offrent à la fois, les uns avec les autres, tant d’analogies et tant de dissemblances selon les localités : au milieu du XVe siècle, les hommes de la châtellenie de Gimel, en Limousin, se déclarent encore « mainmortables et taillables à merci » (ad voluntatem et pro voluntate) ; dans la même province, cent cinquante ans plus tard, les gens d’Égletons, relevant d’Anne de Ventadour, « s’avouent » aussi hommes « sujets, couchans et levans, guettables et exploitables à la volonté de mondit seigneur… »

Ceux-là sont au plus bas de l’échelle, il n’a jamais été rien stipulé de positif en leur faveur ; ils demeurent, sous Henri IV, dans le même état où leurs ancêtres étaient sous Philippe-Auguste. Théoriquement du moins, car pratiquement ils ont profité de l’air ambiant, de l’adoucissement apporté à la condition de leurs pareils, de l’esprit du temps qui n’admet plus la possession absolue de l’homme par l’homme, des progrès de l’autorité royale enfin, qui permet au monarque de revendiquer comme ses sujets, par-dessus la tête de leur seigneur, tous les bipèdes humains vivant sur le sol français.

Cette sorte d’individus qui n’ont dû compter, pour améliorer leur dépendance, que sur la marche générale des idées, sont, d’ailleurs, une exception. Petit à petit, dans le cours des siècles, des conventions avaient réglé, sur tout le territoire, le pouvoir des propriétaires nobles. Les profits qu’ils avaient conservés étaient directs ou indirects : les premiers portaient sur les gens ou sur les choses, généralement sur tous les deux, mais dans une mesure très diverse. Ici les droits seigneuriaux sont de 0 fr. 25 par tête d’habitant a tenant feu, » ce qui est peu, mais ces habitans doivent aussi des blés, des laines et des « poulailles ; » là, au contraire, les redevances dues par les immeubles ne s’élèvent qu’à une somme dérisoire, tandis que les « jurées, » droits sur les personnes, montent à un chiffre assez important : Sommefontaine, en Champagne, doit 8 sous de taxe foncière et 55 livres de taxe personnelle. Le seigneur, en imposant les hommes plus que les terres, profitait des accroissemens de la population ; et les vassaux avaient dû trouver, à l’origine, cet arrangement fort acceptable, puisqu’ils jouissaient immédiatement d’une terre qu’on leur concédait presque pour rien, tandis que la capitation mobilière qu’ils consentaient devait porter sur des générations encore à naître.

Dans les villes, le cens qui frappe le terrain bâti ou à bâtir est insignifiant. Certains de ces loyers baissèrent pourtant depuis le moyen âge : en 1208, le duc de Bourgogne crée une ville forte à Talant et y afferme le terrain à raison de 10 sous (11 francs) par 40 mètres carrés, prix énorme pour l’époque ; mais ce qu’on payait au XIIIe siècle, dans une ville crénelée, c’était la sécurité ; en des temps plus modernes, le même espace de sol valait quatre fois moins cher.

Les redevances en nature étaient assez douces ; c’était une rareté que de voir les colons obligés au partage égal, avec le maître, des produits de la terre. Le « métayage, » que nous trouvons tout naturel, est alors l’indice et l’accompagnement habituel de la servitude. Ces redevances, le tenancier les adoucissait encore en ne livrant autant que possible que des céréales de dernière catégorie. Par ce mot « blé de rendage, » on entend toujours le blé de la plus mauvaise qualité. Le propriétaire était tenu de prendre ces denrées inférieures telles quelles. Le critérium officiel des grains « recevables ou non recevables » était, en Alsace, le suivant : le seigneur, s’il doute de la bonté d’une avoine, doit enfermer une truie dans une étable, la laisser pendant trois jours sans nourriture, puis lui servir cette avoine ; si l’animal en mangeait, elle devait être réputée bonne et acceptée.

D’autres redevances ne se payaient ni en argent, ni en nature, mais en travail : c’étaient les corvées, dont le nombre avait été fixé par la charte qui les rendait exigibles. L’esprit de parti des contemporains s’est donné singulièrement carrière, à propos de ces prestations privées, que les uns ont représentées comme des espèces de supplices et les autres comme des parties de plaisir : la charte qui prescrit aux bateliers d’Huningue, dit M. Hanaüer, de conduire une fois l’an du vin à Bâle, « ordonne aussi au seigneur de leur servir à cette occasion un repas abondant et de les faire si bien boire qu’ils ne puissent regagner leur bateau qu’en chancelant. » Cette ivrognerie obligatoire n’est rien auprès des petits soins qui attendaient, d’après M. le chanoine Janssen, les corvéables de l’Allemagne du Sud, dans l’accomplissement de leur tâche : les uns doivent recevoir « une miche de pain, appelée miche de nuit, assez grande pour aller de leur genou à leur menton, » les autres « une pièce de viande qui doit déborder de quatre doigts des deux côtés du plat. » Le charretier, pendant sa route, aurait droit « à un quart de vin à chaque mille, » et son cheval à assez d’avoine « pour qu’elle montât jusqu’au poitrail. » La nuit, « on fera aux corvéables un lit avec de la paille, et l’on engagera un vielleur qui leur viellera pour les endormir. »

Ce sont là, il faut l’avouer, de dignes pendans aux histoires légendaires de vilains qui, au lieu d’être bercés aux Irais de leur maître, auraient été forcés, pour empêcher les grenouilles de troubler son sommeil par leurs croassemens, de passer la nuit à battre l’eau des douves seigneuriales. Les chartes sont innombrables, et il ne faut pas prendre au pied de la lettre tout ce qu’elles nous racontent. La vérité est que les corvéables étaient, le plus souvent, nourris eux et leurs bêtes ; mais il est clair que les propriétaires, en se réservant des corvées, entendaient se procurer un avantage et non une charge, et que la corvée était onéreuse à celui qui la faisait. Cela tombe tellement sous le sens, qu’il semblerait ridicule de le dire si les passions politiques ne s’étaient pas introduites trop souvent dans le moyen âge, pour l’interpréter selon leurs tendances. En revanche, il est tout à fait certain que la même terre ne devait pas à la fois de l’argent, des denrées et des corvées, mais seulement l’une ou l’autre de ces choses ; ou que, si sa redevance embrassait ces différens objets, elle ne devait chacun d’eux que dans des proportions très minimes. Outre ces obligations régulières existaient, pour le vassal, des obligations accidentelles : le mariage hors du domaine, le formariage, restait frappé parfois d’un impôt représentatif de la perte que le propriétaire éprouvait par le départ d’un tenancier.

Celaient là les contributions féodales directes ; les indirectes consistaient en péages sur les rivières, sur les routes de terre, en banalités de moulins et de fours dont la population était contrainte de se servir. À en juger par la valeur vénale ou par le revenu de ces derniers monopoles, le seigneur paraît mettre ses services à un prix raisonnable : le meunier banal prend pour sa peine, au moyen âge, le vingtième au moins et le quatorzième au plus du grain qu’on lui confie, soit au maximum 7 pour 100. Aujourd’hui, la meunerie libre, dans nos campagnes, prend 6 pour 100, ce qui revient à peu près au même. Le revenu net que procurent les moulins à blé ressort en moyenne, intrinsèquement, à 275 francs, du XIIIe au XVIe siècle ; c’est à peu près 1,200 francs de nos jours. Les fours banaux donnaient un loyer qui alla en diminuant à mesure qu’on approcha des temps modernes.

Les péages et travers étaient, au contraire, d’un moindre rendement, à l’origine, qu’ils ne le furent par la suite. Ceux qui atteignent, en pleine féodalité, un revenu de 400 francs sont rares, et je n’en ai pas trouvé qui dépassent 500 francs. L’absence de circulation empêche les peuples de sentir trop vivement le poids de ces barrières ; quand, au contraire, le commerce se développa, bien que la concurrence naturelle ait porté les propriétaires de péages à réduire les tarifs plutôt qu’à les exagérer, de peur d’éloigner les marchands, la recette totale n’en fut pas moins sensiblement haussée.

La plus forte taxe indirecte que les seigneurs eussent stipulée est le droit de transmission sur les immeubles. Aux XIIIe et XIVe siècles, ces droits vont communément à 20 pour 100 de la valeur et quelquefois au-delà, mais leur quotité baissa par la suite et devint, aux derniers âges de l’ancien régime, l’objet de marchandages et de conventions arbitraires entre les acquéreurs de biens roturiers et le propriétaire de la « censive. »

Partout ces droits féodaux allèrent sans cesse s’évaporant, depuis le lendemain de l’abolition du servage jusqu’au jour delà révolution. Chaque fois que surgit une contestation entre le seigneur et ses feudataires, une transaction intervient, d’où les avantages réservés au seigneur sortent modérés, affaiblis. Miette à miette sa dépossession se consomme, irrévocable ; attaqué tantôt sur un point, tantôt sur l’autre, l’héritier du banneret perd tout ce que gagnent les héritiers du serf. Beaucoup de ces taxes, à vrai dire, sont rachetées argent comptant par ceux qui les doivent : ici, les habitans s’affranchissent du « droit de stérilité » (d’exorquia), taxe bizarre, qui réparait sans doute le tort fait au château par l’infécondité des vassales ; là, les tenanciers achètent à leur seigneur la banalité du four. Grand nombre de moulins banaux, dont on constate la disparition dès le XVe siècle, ont ainsi perdu leur caractère fiscal. D’autres sont détruits durant les guerres et ne reparaissent plus.

Les habitans d’Allan (Dauphiné) sont confirmés, par un accord de 1443, dans le droit de vaine pâture et dans la liberté « de couper du bois pour tous usages, même pour le vendre. » En 1785, on retrouve ces mêmes habitans aux prises avec leur seigneur, dans des procès dont l’objet n’est rien moins que le sol de la commune ; les usagers, après une jouissance cinq fois séculaire, étaient menacés de voir ce sol leur échapper. Après mille chicanes, dans lesquelles l’avocat du suzerain affirmait que la propriété de son client « reposait sur les règles du droit commun, » tandis que l’avocat des habitans soutenait que le seigneur « avait perdu tout droit de propriété sur ces pâtures, » le parlement d’Aix finit par donner gain de cause aux paysans, par un arrêt du 13 août 1789, neuf jours après que les droits féodaux avaient été abolis à Versailles.

De pareils litiges, très fréquens dans les deux derniers siècles, prouvent combien les idées, les mœurs, la notion même du droit de propriété avaient varié depuis le commencement du moyen âge. Et chacune de ces variations tournait au détriment du seigneur. Le mouvement s’opéra chez nous en sens inverse de celui de l’Allemagne, où la condition des paysans était beaucoup plus libre et leurs charges beaucoup moins lourdes, aux XIe et XIIe siècles, qu’elles ne le devinrent d’ordinaire depuis le XVe, au moment où les droits féodaux s’allégeaient et s’effaçaient en France.

Il faut distinguer avec soin, parmi ces droits, la part de fermage que le noble reçoit comme propriétaire, et la part de salaire qu’il touche comme gendarme. Des vassaux offrent en 1290 à leur seigneur un prélèvement de 5 pour 100 sur le pain, le vin et les légumes, à la charge d’entretenir à ses frais les portes et les murailles. Voilà un salaire et voici un fermage : une abbaye vend, en 1565, un domaine pour 1,800 livres, en se réservant une taille annuelle, une rente en grains et la justice sur le fonds. Les droits féodaux demeurèrent un mode, un système de propriété ; on en créa peu ou prou jusqu’à la fin de la monarchie. Toute propriété resta ainsi imprégnée, quoique à faible dose, de féodalisme privé, bien après la destruction du féodalisme politique.


II

En disant que les droits féodaux tendent à disparaître avec les temps modernes, je dois faire exception pour un seul qui, au contraire, est de date récente : le privilège de la chasse.

Bien qu’il ait été parfois présenté comme un vestige du moyen âge, ce droit ne remonte pas au-delà du XVIe siècle. Auparavant la chasse est libre pour tout le monde, ou plutôt, dans certains domaines, elle est obligatoire pour le seigneur ; le « maréchal » de telle abbaye est « tenu de chasser pendant un mois, lorsque les tenanciers le demandent. » Dans les pays pauvres, à population rare, les bêtes féroces, ou simplement sauvages, causeraient les plus fâcheux dégâts si on ne luttait énergiquement contre elles ; la chasse n’y est pas un plaisir, mais un devoir. Pour encourager le seigneur à remplir en conscience cette mission de lieutenant de louveterie, ou de garde champêtre, les laboureurs proposent de lui donner quelques gratifications : une gerbe de blé ou d’avoine par tête d’habitant, s’il chasse pendant un temps plus long qu’il n’est féodalement tenu de le faire. Dans les provinces au contraire où la poursuite du gibier était un plaisir, voire un profit, plutôt qu’une nécessité agricole, certains engins commencent à être prohibés dès le XIVe siècle.

Mais on ne s’est pas encore avisé, dans la législation cynégétique, de distinguer le noble du roturier, ou du moins la distinction ne tire pas à conséquence : une ordonnance défend (1375) d’entrer dans le bois royal situé derrière le château de Perpignan, muni d’arbalète ou d’une arme quelconque, a sous peine, pour tout noble, de perdre la tête et, pour tout autre, d’être pendu. » Le juge de Taulignan (Drôme) déclare (1397) que « suivant l’ancienne coutume chacun pourra en tout temps chasser aux lièvres et perdrix, et que la chasse des lapins sera ouverte de trois en trois ans, depuis le 29 septembre jusqu’au commencement du carême. » Au siècle suivant (1471), dans cette commune, le seigneur et les habitans sont en querelle au sujet de cette dernière sorte de gibier. Ils confient à deux arbitres le soin de trancher leurs griefs. Les transactions se renouvellent, à raison d’une ou deux par siècle, pour pacifier entre les parties de semblables différends.

Les habitans de Versigny, en Champagne, ont droit absolu de chasse dans les bois qui les environnent ; des lettres de Charles VI ordonnent au bailli de Vermandois d’informer contre un gentilhomme qui prétendait les troubler dans leur jouissance (1408). La même année, les gens de Thiviers, en Périgord, sont maintenus dans le droit de chasser tous les animaux sauvages, en payant au vicomte de Limoges le tribut accoutumé. Ailleurs le seigneur a droit à l’épaule du cerf, à la tête du sanglier, à une redevance en nature sur le produit de la chasse ; mais il ne faut pas oublier que c’est le vilain qui fait les parts, sans aucun contrôle, et qu’il donne ce qu’il veut.

Soit que la liberté de la chasse ait été considérée longtemps comme un droit naturel, patrimoine commun des citoyens, soit qu’il faille y voir, principalement au midi de la France, un reste du droit romain, soit enfin, — et ceci parait le plus probable, — que personne ne se fût avisé d’y apporter de restrictions, au temps où les bois couvraient un territoire immense, où le gibier, exagérément prolifique, était plutôt un fléau, où la population était peu dense et les armes à feu non encore inventées, le fait est que la chasse demeura libre au moyen âge. La dépossession du paysan est contemporaine des progrès de l’agriculture ; plus l’état matériel du pays fut avancé, plus l’aristocratie revendiqua comme un monopole l’exercice d’un sport qui lui avait été jadis imposé comme une corvée. Dès le début du XVIe siècle, le gros gibier commença à se faire rare (le duc de Bretagne fait élever, en 1481, dans ses forêts, des sangliers de race espagnole) ; devenant plus rare, il sera plus disputé. Un arrêt du parlement de Dijon, de 1497, dans un procès entre un abbé et ses vassaux, donne au premier le droit exclusif de chasse et de pêche ; ce qui prouve qu’auparavant il ne l’avait pas. Parmi les solitudes de la Marche et du Limousin, Jacques Bonhomme parvient encore à se défendre : jusqu’à la révolution, les habitans d’Aubusson conservèrent le droit de chasser dans la forêt de ce nom « à cor et à cris et avec armes à feu ; » ceux de la juridiction d’Eymet continueront, dit une charte de 1519, à pouvoir chasser « sans contradiction du seigneur ni d’aucun autre. » En revanche, dans telle commune de Provence où la chasse était entièrement libre en 1450, elle ne l’est plus en 1550 qu’à l’arbalète, et les perdrix sont formellement exceptées de l’autorisation.

Les paysans alsaciens, dans leur révolte de 1525, réclamaient la liberté de la chasse comme un héritage paternel dont ils avaient été injustement dépouillés. Là aussi, la chasse venait de devenir une prérogative seigneuriale : le landgrave d’Alsace, les comtes de Hanau et des Deux-Ponts déclarent, en 1501, que « pour mettre un terme aux abus du commun peuple qui se livre de toutes manières à la chasse, en négligeant son travail ; ce qui conduit les hommes à la misère et ne laisse aucune trêve au gibier, » ils ont décrété que, désormais, tout individu bourgeois ou paysan doit renoncer à ce passe-temps. Naturellement une pareille prétention ne s’établit pas sans lutte ; dans certains districts, comme Ribeaupierre, ce ne fut qu’en 1564 que le seigneur parvint à interdire la chasse à ses gens. Dès 1514 paraissait, en Brabant et en Flandre, une ordonnance de Charles-Quint prohibitive de la chasse ; on envoya les « braconniers » aux galères, on leur coupa l’oreille ; violation formelle du pacte provincial, par lequel ces Brabançons, que l’on traitait de braconniers, jouissaient du droit de poursuivre toute espèce de bêtes dans l’étendue du duché.

Des lettres patentes de 1611 confirment encore aux bourgeois de Langres la permission de chasser aux environs de cette ville, mais cette licence, qui eût semblé toute naturelle deux cents ans plus tôt, fait alors l’effet d’un anachronisme. La poursuite du gibier sera désormais exclusivement réservée aux gentilshommes, soit qu’ils s’y livrent eux-mêmes, soit qu’ils afferment leurs droits à un de leurs pareils à prix débattu ; petit prix du reste et qui ferait sourire les locataires actuels de nos grandes chasses des environs de Paris : les 42 hectares de garenne de l’évêque de Troyes sont loués 120 francs en 1613 ; pour 12 francs par tête et par an le sieur de Durfort permet aux seigneurs de son voisinage de tirer les lapins, en Beauce, dans sa forêt de Cormainville (1628). Un édit forestier de Louis XIV défendit, sous les peines les plus sérieuses, aux paysans et roturiers de quelque condition qu’ils fussent, de chasser, même sur leur propre bien. En revanche, le seigneur put chasser partout, sauf depuis le 1 er mai jusqu’à la récolte, et nul ne put enclore, fût-ce quelques arpens de pré ou de vigne, sans lui en donner les clés.

Le monopole finit par pousser de telles racines, que les gentilshommes les plus philanthropes le regardaient, au XVIIIe siècle, comme très naturel, et se figuraient sincèrement qu’il avait toujours existé. Les vassaux, eux, ne s’étaient pas habitués à ce privilège, et l’on sait de quelles âpres réclamations il fut l’objet dans les cahiers de 1789 : « S’il arrive, en temps d’hiver, dit la commune de Berrieux (Aisne), dans ses doléances, qu’un pauvre homme ait le malheur de tuer un corbeau, on le punit rigoureusement… Et en tout temps, nous voyons les domestiques de notre château se promener dans tous nos grains avec nombre de chiens, au grand préjudice de la paroisse ! » Ces plaintes sont alors monnaie courante. Sous Louis XV (1737), dans les parcs de Versailles et autres chasses royales, on semait du sarrasin et de l’orge uniquement pour la nourriture du gibier ; mais cette pratique onéreuse, généralisée de nos jours dans tous les tirés de luxe, répugnait à la bourse des privilégiés qui prétendaient à un plaisir gratuit ; aussi les cultivateurs ne cessent-ils de déplorer l’abondance des lapins qui, à Veneville (Seine-Inférieure) « mangent le tiers de la récolte, » qui ailleurs « ruinent tout le canton. » Partout l’abus moderne du droit de chasse est devenu insupportable.

Les protestations analogues qui s’étaient fait entendre, depuis des siècles, contre des droits terriens bien autrement profitables au seigneur, bien autrement onéreux aux vassaux, avaient toutes reçu satisfaction dans une mesure assez large ; il est singulier que, sur ce chapitre, la noblesse se soit montrée intraitable, plus soucieuse de ce seul plaisir que de ses plus gros intérêts.

Dans ces innombrables procès que les tribunaux ont chaque jour à juger, sous l’ancien régime, et que suscite le règlement de litiges soulevés par l’application des vieilles clauses féodales, il est apporté sans cesse, devant les présidiaux et les parlemens, des transactions du XIIIe au XVe siècle. La comparaison de ces pièces entre elles fait voir les charges primitives fondant peu à peu comme la neige au soleil. Des tenanciers plaidant, en 1670, contre leur seigneur, déclarent que les chartes produites par ce dernier ne peuvent faire loi, « parce qu’elles contiennent en sa faveur des obligations dures et extraordinaires, sans cause, comme… de ne pouvoir vendre aucuns veaux, poulets ou œufs, sans les avoir au préalable présentés audit seigneur, et de fournir des lits et des draps aux personnes qui lui rendaient visite. » Les « aveux » qui stipulaient ces divers droits dataient, en dernier lieu, de 1353 et de 1566 ; et ce qui révoltait si fort les populations du XVIIe siècle était, en somme, de commune pratique aux temps antérieurs. Les mœurs avaient été d’ailleurs plus fortes que les contrats, puisque les réclamans ajoutaient que, de mémoire d’homme, rien de tout cela n’était observé.

Et cependant, en droit strict, il n’y avait pas alors de prescription qui pût tenir contre un titre positif : le titulaire de la commanderie de Malte, à Bordeaux, en 1680, découvre un beau jour dans son chartrier une donation de 1284 qui lui garantit la possession d’un moulin, dont, la veille, il ignorait l’existence. Il assigne aussitôt le propriétaire de ce moulin : 1° à le lui rendre ; 2° à lui payer toutes les rentes qu’il avait perçues depuis son occupation indue, vieille de deux ou même de quatre siècles. Ce propriétaire de 1680 avait acquis d’un autre et cet autre d’un troisième ; par conséquent, tous les héritiers de ces vendeurs s’appellent successivement en garantie. Le commandeur de Malte gagna sa cause en première instance, puis en appel au parlement de Bordeaux ; mais il n’en avait pas fini pour cela. Longtemps après, le procès durait encore ; le fils de l’intimé l’avait repris à la suite de son père.

Grâce à ce respect de la tradition qui faisait le fonds de la constitution française, les droits féodaux se maintiennent en partie ; et ils dépérissent en partie par l’effet du temps qui les ronge, les déforme, par l’éloignement chaque jour grandissant de la date des donations primitives, qui prennent un aspect extrêmement vague et fabuleux. La terre de Montoison, en Poitou, est à vendre en 1751 ; les Petites affiches font remarquer qu’elle a « dans sa mouvance » 120 fiefs, « dont le revenu d’une année appartient au suzerain, lorsqu’ils tombent dans le partage des filles. »

Ces bribes de chevalerie, ces décors d’une pièce qu’on ne joue plus et dont quelques morceaux restent plantés deci, delà, détonnent assez curieusement au siècle de Voltaire ; comme ce droit des Fillettes, perçu à Châteaudun jusqu’en 1733, par lequel « chaque femme ou fille, ayant enfans hors mariage, doit 5 sols et, s’il y a ajournement en justice, 60 sols tournois. » Ces droits féodaux rapportent déjà bien peu au XVIIe siècle : les habitans de Glange (Corrèze), dans un terrier fait en 1600 par les soins de messire de La Guiche, avouent « être taillables aux quatre cas jusqu’à la somme de 40 sols, » qui valent intrinsèquement 5 francs et, au pouvoir actuel de la monnaie, 12 fr. 50 pour toute la paroisse. Ne voilà-t-il pas une belle affaire ! La seigneurie du Béchet, qui rapportait en 1470 cinq sous, c’est-à-dire 1 fr. 60, est adjugée judiciairement en 1643 pour trois livres ou 5 fr. 50, c’est-à-dire qu’elle ne rapportait plus que 0 fr. 30 ! La communauté de Noyelles-sur-Mer, qui payait une rente annuelle de 4 livres (ou 40 francs) au XIVe siècle, pour le four banal, ne devait plus, au XVIIe siècle, qu’une poule, c’est-à-dire une valeur de 1 franc.

Cependant, les droits en général sont demeurés les mêmes, mais la valeur monétaire a varié : la taxe du four banal de Romorantin est encore en 1787 de 6 deniers, pour la cuisson de chaque pain de 43 livres ; mais 6 deniers de Louis XVI ne valent pas plus de 0 fr. 02, tandis que jadis ils avaient peut-être valu 0 fr. 50. Les « champarts » en nature résistent mieux à la durée, soit que les redevances seigneuriales fussent fixes, soit qu’elles fussent proportionnelles à la récolte. Mais là encore, à en juger par les chiffres, — dans les petites seigneuries on voit couramment des « champarts » d’une trentaine de livres, ceux du marquisat de Maillebois, terre considérable, en Beauce, ne sont affermés que 500 francs, — il est évident qu’il y a beaucoup de fraudes, que le château ou l’abbaye sont dupés. Ils se tiennent tranquilles, le plus souvent, parce que bien des titres sont perdus, mal en ordre, qu’il vaut mieux ne pas remettre en question certains droits qui ne tiennent qu’à un fil.

Les titres produits donnent lieu à des interprétations contradictoires. Quoique les deux derniers siècles ne soient pas, comme le nôtre, séparés des temps purement féodaux par le fossé de la révolution, ils commencent pourtant à perdre le sens de ces propriétés compliquées du moyen âge, qui deviennent par suite difficiles à défendre dans leurs origines. Que répondre à un abbé de Bonlieu, qui réclame, sous Louis XIV, des prés de la commune de ce nom, défrichés et possédés depuis plusieurs siècles par une masse de particuliers, sous prétexte qu’une comtesse de 1171, sous le règne de Frédéric Barberousse, avait concédé à son abbaye tout ce territoire ?

Ces revenus chevaleresques, possédés par des bourgeois, perçus par des fermiers, ne conservent plus qu’un simulacre nobiliaire, un souvenir, une routine. C’est une forme de propriété, ni plus ni moins légitime qu’une autre, mais singulière. Les deux deniers par tête que les habitans de cette seigneurie doivent payer chaque année, le lendemain de Noël, « pour droit de guet, » alors que depuis trois siècles il n’y a plus rien à guetter, ni par les vassaux ni par le gentilhomme, ressemblent au factionnaire, souvent cité, qui passe vingt ans le long d’un mur pour en protéger la peinture fraîche, et y demeure encore lorsque la peinture est partie, lavée par les pluies, sans laisser de trace. Alors, ne sachant plus pourquoi il est là, on n’ose l’enlever, crainte de quelque inconvénient inconnu. On le respecte comme une chose ancienne. « Ce qui existe depuis longtemps, dit la tradition, doit avoir quelque bon motif d’exister, il n’y faut pas toucher. » En pareil cas, l’ancien régime laissait toujours le factionnaire, et il avait fini par en être encombré.

Tandis que les nouveaux riches, qu’ils soient de noble ou de roturière extraction, se créent de 1600 à 1789, de vastes domaines, en rachetant parcelle à parcelle tout ce qu’avaient aliéné les détenteurs du sol au temps de saint Louis, une masse d’anciens châteaux, non habités pendant des demi- siècles, et auxquels on ne faisait que peu ou point de réparations, tombaient en ruines. Les laboureurs riverains mordent tant qu’ils peuvent sur leurs dépendances. Là où le maître ne réside pas, et c’est le cas de beaucoup de belles demeures, vidées par l’absentéisme, les lambris seigneuriaux n’abritent que les métayers, leurs bestiaux et leurs fourrages. On signale sans cesse, au XVIIIe siècle, ce qu’on appelle une « masure de château, » une « cour appelée le château abbatial ; » les paysans y vont subrepticement prendre des pierres. C’est le vestige d’un temps disparu. En 1749 a lieu la visite et inventaire de la terre de Pompadour, appartenant à « madame la marquise. » Dans ce château superbe, entouré de murs et de fossés, composé de trois corps de logis, tours, tourelles, pavillons, chapelle, écuries, terrasses, « nous avons trouvé, disent les rédacteurs de l’acte, une vache, une jument poulinière et vingt moutons. »

Prompts à profiter de la négligence des créanciers, les débiteurs de droits féodaux en esquivent à qui mieux mieux le paiement. Dès 1614, la noblesse se plaignait, aux états-généraux, de la fréquente omission, dans les cahiers des charges ou affiches de vente, des services fonciers dus au seigneur, de sorte qu’à la deuxième ou troisième mutation de la propriété, l’acquéreur pouvait croire la terre affranchie de toute obligation féodale. Dans le midi, où l’on n’admet pas la maxime : « nulle terre sans seigneur, » toute terre jusqu’à preuve du contraire était présumée libre, et ne payait, en cas de mutation, ni les « lods et ventes » du sol roturier, ni les « quints et requints » du sol noble. On eut beau plaider avec acharnement jusqu’à la fin du XVIIIe siècle sur cette question, dite du « franc-alleu, » la jurisprudence ne varia pas. Or, elle était éminemment favorable au tenancier.

Forbonnais, dans ses Recherches, signale vers 1750 beaucoup de nobles et d’anoblis réduits à une pauvreté extrême avec des titres de propriété immenses. Nous n’aurons pas de peine à le croire, en voyant une seigneurie de 800 hectares, en Dauphiné, qui donne, vers 1720, 1,686 livres de revenu net, soit à peu près 2 livres par hectare (2 fr. 40) pour les droits féodaux. Car, sur ces 800 hectares, le seigneur ne possède réellement en propre que les alentours du manoir, quelques bois et quelques pâtures.

Jadis, quand le noble, gendarme local, accordait quelque liberté, exonérait ses vassaux de quelque obligation, on le trouvait bon et généreux ; maintenant quand le seigneur bourgeois, le seigneur courtisan, le seigneur soldat royal maintient quelque prétention, on trouve toujours qu’il en exige trop. Les terres ont passé par tant de mains, tant de gens se sont succédé depuis le jour de l’encensement traditionnel, qu’on a oublié ce jour. C’est pourquoi le paysan français trouve sa condition pire au XVIIIe siècle qu’au XIVe. Le 9 août 1789, une commune de Provence, qui n’avait naturellement pas connaissance encore de la nuit du 4 août, décide « la suspension des surcharges seigneuriales, jusqu’à ce que des titres suffisans aient été fournis, et que l’assemblée nationale ait statué à ce sujet. » Cette demande de « titres suffisans » pour un état de choses si long, si plein de chartes, d’écritures, d’accords et de promesses, et qui se dissipe de lui-même comme un rêve, est un type saisissant de fin du régime féodal dans les champs.

Pourtant l’abolition des droits féodaux touchait peu la classe des simples travailleurs ; elle ne profitait qu’aux détenteurs de propriétés roturières, et ces détenteurs étaient souvent des nobles. Le possesseur d’un fonds roturier, une fois sa terre affranchie de la redevance qu’elle payait jusque-là à un autre propriétaire, qui s’en intitulait seigneur, la loua d’autant plus cher à son fermier ; mais le non-propriétaire, que les droits féodaux réels n’atteignaient pas, n’éprouva de ce chef aucun soulagement.

Quelquefois même il y perdit : beaucoup de droits d’usage, de pâture, de chauffage, sombrèrent dans cette simplification, d’ailleurs si désirable, de la propriété foncière. Ces nœuds gordiens, embrouillés par de vieux titres, furent coupés tout nets ; et, si l’agriculture y gagna énormément en prospérité, il ne serait nullement paradoxal de soutenir que certaines familles nobles, n’ayant pas émigré, — j’en connais plusieurs exemples, — se trouvèrent enrichies par la révolution. Elle leur donna la pleine jouissance de territoires dont la nue propriété stérile leur appartenait seule jusqu’alors.

L’État révolutionnaire de son côté y perdit, puisqu’en s’appropriant peu après les biens du clergé, — le plus grand propriétaire du royaume, — il les trouva dépouillés de ces revenus indirects, qui n’en étaient pas une mince portion. Il y perdit encore à un autre point de vue : comme héritier des domaines de la couronne ; car le roi était aussi un très grand propriétaire. Depuis le commencement du XVIe siècle, même depuis 1475, des édits innombrables avaient fieffé à perpétuité des terres « vaines et vagues ; » ces terres avaient été, selon l’expression des États de Normandie, « approfitées, mainbonies » et mises en valeur ; et plusieurs fois, depuis Henri IV, le gouvernement avait trouvé moyen d’augmenter la rente payée par les acquéreurs primitifs, qui avaient eu ces terres pour un loyer d’un ou deux sous l’hectare, en les menaçant d’une « revente du domaine royal. » Il avait fait de même avec les « engagées » du domaine, qu’il obligeait de temps à autre à financer à ses coffres, pour conserver leur jouissance précaire. Tous ces usagers devinrent, par le décret de la constituante, des propriétaires inexpugnables.

Enfin beaucoup de communes furent dépossédées sans retour, de surfaces qu’elles n’avaient aliénées qu’à titre conditionnel ou viager. On avait poussé assez largement, au XVIIIe siècle, à l’imitation de ce qui s’était fait en Angleterre par les soins du parlement, et en Prusse par la volonté du grand Frédéric, au partage des communaux. Dans telle province, comme l’Artois, les concessions furent perpétuelles ; mais en Flandre elles étaient viagères, et retournaient à la communauté au décès des usufruitiers. En Bourgogne, le lot attribué aux chefs de famille était héréditaire, avec cette clause qu’à défaut de descendance directe, la terre serait de nouveau tirée au sort. La révolution rendit tous ces partages définitifs.


III

Mais en même temps la révolution simplifia, fortifia la propriété individuelle, et la réforme qu’elle accomplit servit ainsi puissamment les intérêts de l’agriculture et par suite ceux de tous les détenteurs du sol.

Que signifient ces formalités solennelles, cette présence de nombreux témoins qui, sous l’ancien régime, accompagnent encore en tant de provinces la prise de possession d’un bien foncier, même d’un bien de médiocre importance, sinon l’inquiétude du nouvel acquéreur de voir son droit méconnu, discuté ou paralysé, par quelqu’une des mille transactions antérieures, dont ce bien a pu être l’objet depuis un temps immémorial ; transactions qu’il craint toujours de voir surgir devant lui, sous une forme quelconque, grâce à une charte tirée de la poussière, à une coutume malicieusement interprétée ? Jamais il ne croit, pour éviter de pareils accidens, en avoir fait assez. Le procès-verbal d’une vente de maison, au XVIIe siècle, mentionne que « l’acheteur a ouvert les portes et les fenêtres, qu’il y a fait feu et fumée, qu’il y a bu et mangé, que, dans le jardin, il a bêché, creusé, coupé et planté du bois, et que, rentré dans la maison, il en a fait sortir l’ancien propriétaire. » De pareils usages survivent en Bretagne jusqu’en 1785. Et ce n’est pas l’ancienne investiture féodale par la branche d’arbres, la paille, la motte de terre ou de gazon, dont ces procédés rappellent le souvenir ; c’est l’ombrageuse incertitude, où les subtilités accumulées du droit mettent le possesseur actuel, qui le pousse à multiplier ses sûretés, sous cette forme symbolique. Des actes passés sous Louis XV en Vendômois, en Poitou, en Angoumois, nous montrent le nouveau maître rompant, à coups de sabre, les haies servant de clôture, cassant des branches, taillant des vignes, remuant des pierres, « en déclarant à haute voix, à toutes personnes présentes, qu’il fait le tout à titre de bon et légitime possesseur. » Le plus curieux est qu’il n’y a pas plus de cinquante ans, en 1840, — telle est la force de la coutume, — un huissier d’Elbeuf, en Normandie, rédigeait encore un procès-verbal en ces termes : « J’ai déclaré prendre possession par la culture que j’ai faite avec une bêche en divers endroits, par l’enlèvement de petites branches, et par la casse de plusieurs briques dans le logement. »

La distinction fondamentale entre la rente des immeubles aux temps modernes et au moyen âge, entre le bail à cens et le bail à ferme, c’est que, par l’accensement, le propriétaire vendait son bien à l’exploitant, ou, s’il s’agissait d’une maison, à l’occupant, moyennant une redevance directe, et quelques profits éventuels ou indirects, appelés « droits féodaux, » tandis que, par le ter-mage ou la location, il prêtait seulement ce bien, comme de nos jours. Je ne prétends pas d’ailleurs qu’il n’y ait pas eu de fermage avant le XVIe, ou même avant le XIVe siècle ; je n’affirme pas davantage que l’on ne trouverait pas de contrats censuels depuis le XVIIe siècle. L’une et l’autre de ces assertions seraient absurdes, la première plus encore que la seconde. Non-seulement il existe, dès le règne de saint Louis et sans doute auparavant, nombre de simples baux dont les clauses sont semblables à celles d’aujourd’hui, où le fermier sortant est obligé par exemple de laisser les pailles et les foins à son successeur, mais ces baux sont parfois même assez courts. Il en est, en 1340, d’une durée « de neuf ans et neuf cueillettes. »

D’autre part, on trouve des baux à cens sous Louis XIII, sous Louis XV, jusqu’à la fin de la monarchie, et ils sont grevés d’obligations semblables à celles du moyen âge : « Défense de mettre les lieux arrentés en mainmorte, ni forte, ni autre privilégiée ; .. bien les pourra vendre (le preneur), à gens de sa qualité… » Et le bail à cens paraît comporter encore cette faculté exorbitante du preneur, de rendre l’immeuble s’il lui plaît d’être déchargé de la redevance, tandis que le bailleur ne peut, en aucun cas, augmenter cette rente.

S’il n’y a pas eu, à une date fixe, substitution générale de la location actuelle au cens, on peut dire néanmoins que presque tous les baux du XIIIe au XVe siècle sont des baux à cens, c’est-à-dire des ventes, aussi bien pour les maisons que pour les terres ; qu’au XVIe siècle les deux systèmes fonctionnent concurremment, mais avec prédominance de plus en plus marquée du fermage sur le cens, à mesure que la population augmente, et que la terre prend de la valeur ; enfin qu’à partir du XVIIe siècle la location est de règle. Les cens nouveaux ne constituent plus qu’une exception pour des marais à dessécher, des terrains improductifs, des constructions en ruines ; le propriétaire ne se résignant à cet abandon de son bien que lorsqu’il croit impossible d’agir autrement.

À Paris, le nombre des ventes de maisons augmente beaucoup depuis 1500, et surtout depuis 1600, où les baux à cens disparaissent presque complètement. Jusqu’alors un ouvrier, un petit commerçant, dénué de capital, pouvait devenir propriétaire d’un immeuble en consentant seulement à en payer le loyer. On peut dire que tous les héritiers des locataires parisiens du moyen âge se seraient enrichis, sans bourse délier, s’ils avaient conservé le sol de la maisonnette qui leur était à jamais concédé, pour quelques sous par an, et qui, de siècle en siècle, augmentait dans des proportions phénoménales. La même observation s’applique du reste aux propriétés rurales ; on croit voir un gland à côté d’un chêne quand on lit, sous Louis XVI, ces ventes d’un arpent de terre ou d’une sétérée de vigne moyennant 3 ou 400 livres de prix principal, en plus du cens originel d’un sou, d’un denier, d’une obole !

Entre la dépossession formelle du propriétaire au profit du colon, caractère distinctif du bail-vente à cens, et le prêt de la terre à court terme que nous nommons fermage, prennent rang diverses tenures intermédiaires, inégalement réparties sur le territoire de l’ancienne France ; la plupart sont d’une date plus récente que le contrat du cens ; toutes sont aussi, beaucoup plus que ce dernier, favorables au bailleur : en Bretagne, le « domaine congéable » et ses dérivés, en Alsace les « Waldrecht, » en Picardie le « droit de marché, » et un peu partout l’emphytéose, sous des formes multiples. Les unes et les autres ont été fort atteintes par la révolution. Elles ont été résiliées, soit au profit du fermier qui est devenu maître exclusif, soit au profit du propriétaire qui est rentré, avec bénéfice, dans un bien sur lequel il n’avait qu’une autorité illusoire ; selon que l’on a envisagé ou non, comme un droit féodal, les redevances emphytéotiques. Le petit nombre de ces tenures qui ont traversé intactes la première partie de notre siècle ont peu à peu disparu dans la seconde, et ne seront bientôt plus, sans doute, qu’un souvenir.

Le « domaine congéable, » qui régnait dans les districts où se parle la langue bretonne, était affermé à une famille de cultivateurs pour un temps indéfini ; mais le bailleur conservait le droit de rentrer dans son bien, en remboursant à l’exploitant les dépenses de tout genre qu’il avait faites. Ce dernier cependant s’attachait au fonds, par la possession et le travail, de manière à n’en être jamais séparé. Les redevances devenaient peu à peu la seule propriété du foncier, à qui son bien échappait chaque jour davantage, pour passer aux mains du superficiaire. On vit des communes se mettre en état de révolte ouverte, quand les propriétaires, sous l’ancien régime, tentaient de reprendre leur bien par voie de congément.

Propriétaires du reste, jusqu’à quel point le demeuraient-ils, en face d’un fermier, auteur de tout ce qu’il créait à la surface : clôtures, édifices, futaies ? Tel était l’usement de Rohan ; le juveigneur, ou plus jeune des fils, héritait seul de la tenure de son père, — un droit d’aînesse à rebours ; — à défaut de fils, la plus jeune des filles ; à défaut de fils et de fille, le frère ou la sœur, s’il demeure sur la ferme depuis un an et un jour. Enfin à défaut de frère et de sœur, le domaine revenait au seigneur qui le revendait alors aux enchères, et profitait de la plus-value ; mais les exemples en sont rares.

Une autre forme de semi-propriété paysanne est le « droit de marché » ou de mauvais gré. Entre Péronne, Cambrai, Saint-Quentin et Laon, les cultivateurs jouissaient depuis des siècles de ce privilège dont l’origine est à peine connue. Dès qu’ils acquittent la redevance, point de terme à la location. Ils sont libres de transmettre la terre à qui bon leur semble, de la vendre, de la donner en dot. Si le propriétaire parle d’augmenter le loyer, le fermier refuse. Reçoit-il un congé, pas de résistance ; il se retire, mais personne ne se présentera pour lui succéder, et la terre demeure en friche. Le propriétaire se détermine-t-il à faire valoir lui-même, ou parvient-il à trouver au loin un nouvel occupeur, l’un ou l’autre doit se préparer à une vie de réprouvé. Le charron, le maréchal, refusent de travailler pour lui. C’est un dépointeur, ennemi public auquel on n’épargnera pas les vengeances. On lui scie ses arbres, on lui mutile ses instrumens, on incendie ses granges et l’on tue ses bestiaux. Et, devant le grand silence des bouches rurales, la justice voit échouer toutes ses enquêtes. De 1679 à 1747, six édits lurent promulgués contre le « droit de marché, » tous plus sévères les uns que les autres, et ne firent qu’augmenter le mal ; si toutefois cet état de choses, très favorable aux laboureurs, peut être traité de mauvais, pour ce motif qu’il rendait dans trois bailliages la propriété fictive, et qu’il permettait aux fermiers de se maintenir malgré les maîtres.

Sur la frontière de l’Est, le Luxembourg avait ses Schilling-Güter, la Prusse rhénane ses Schafft et Vogtegüter, biens affermés à titre à peu près perpétuel ; l’Alsace avait les Waldrecht. Ici le preneur transmet le bien loué à ses héritiers directs, mais il ne peut ni le céder, ni le vendre.

L’emphytéose, que l’on trouvait en usage dans nos différentes provinces, ressemblait fort à ces divers systèmes ; elle s’en séparait par la durée, le plus souvent limitée à un siècle. Par l’emphytéose, le propriétaire n’était pas entièrement dépossédé ; tous les quatre-vingt-dix-neuf ans, il fallait un nouveau contrat. Autrement, le bail prenait fin, et le maître du fonds pouvait y rentrer, en indemnisant le fermier de ses débours, comme il le fit fréquemment aux deux derniers siècles. Il arrivait aussi qu’au contraire, dans l’intervalle d’un siècle, le tenancier s’enrichissait, et que le possesseur du fonds s’appauvrissait ; ce dernier vendait, au cours du bail, son droit de rachat à l’usager, qui devenait alors plein propriétaire.

C’est ainsi que disparut peu à peu ce fermage de la première, tout au plus de la seconde époque d’exploitation foncière que les détenteurs du sol trouvaient désormais trop onéreux. Si on le rencontre au XVIIIe siècle, c’est dans les régions pauvres et encore incultes. Là où d’anciennes tenures de ce genre subsistaient, elles avaient suivi, au moins de loin, le mouvement ascensionnel du revenu des terres. Quand l’emphytéose était appliquée encore aux immeubles urbains, c’est qu’il s’agissait de maisons en ruines que les preneurs s’engageaient à remettre en bon état.

Les baux ordinaires, ceux dont les clauses et conditions sont identiques aux nôtres, ont aussi une durée beaucoup plus grande au moyen âge que dans les temps modernes. On fait, jusqu’au XVIIe siècle, des baux à vie, et même des « baux à trois vies, » consentis à trois laboureurs qui héritent les uns des autres, jusqu’au dernier vivant, le droit au bail qu’ils ont signé conjointement. Cet usage est répandu en Champagne ; dans l’Orléanais, on y apporte certaines restrictions : telle location est faite à Châteaudun, en 1490, « pour trois vies et cinquante-neuf ans. » L’hospice de Soissons décide, en 1579, que « les baux ne seront plus à l’avenir que de vingt-sept ans ou au-dessous. » C’était le résultat de la hausse des terres ou de la dépréciation des métaux précieux, peut-être des deux causes ensemble. Dans les pays riches, les locations étaient déjà beaucoup moins longues : en Flandre, au XVIe siècle, elles n’excédaient pas douze ans en général ; et au XVIIIe, dans tout le Nord, elles sont réduites à six et neuf ans. Aussi se plaint-on qu’elles soient trop courtes. Les agronomes du temps se répandent là-dessus en lamentations tout aussi bien que ceux de nos jours.


IV

Parti d’un abandon éternel et irrévocable, — le cens, — réduit à un siècle, — l’emphytéose, — puis à une ou deux générations, enfin à vingt ou vingt-cinq ans, le colonage est venu de lui-même à sa brièveté moderne, compagne habituelle de la civilisation. Les doléances des prôneurs de la société patriarcale n’y ont rien fait et n’y feront rien, à moins que ces bons apôtres ne rétablissent la vie patriarcale, c’est-à-dire la vie à demi sauvage : des champs déserts, piquetés de rares laboureurs.

Et la raison en est fort simple : avec le système des baux éternels ou même des très longs baux, le fermier devient, beaucoup plus que de nos jours, intéressé à l’amélioration de la terre, mais le propriétaire y devient beaucoup plus indifférent. C’est le fermier qui passe propriétaire. Au cours du bail la situation de ce fermier change : ou il se ruine et il disparaît, ou il s’enrichit et il disparaît aussi ; parce que ses ambitions augmentent avec sa fortune, qu’il réalise ses profits au bout d’une ou deux générations, et entre dans une autre catégorie sociale. Comme le « laboureur » n’est pas, dans le genre humain, une « espèce » immuable, semblable à ce qu’est le cheval ou le taureau dans le genre animal, qui ne peut se reproduire que sous la forme cheval ou taureau, le fils du riche fermier qui aurait fait un bail de cent ans transmettrait à un cultivateur pauvre la terre qu’il a en location héréditaire, de même que le propriétaire assez riche pour ne pas cultiver lui-même loue le fonds dont il a la propriété. C’est là ce qui s’est passé pendant six siècles, dans une société en apparence sévèrement partagée en cases fermées ; et il est impossible qu’il en soit autrement.

Comme on peut aussi le supposer, à mesure que le revenu de la terre augmente, que la terre est plus demandée, les prétentions du propriétaire haussent. Sa part dans le produit net du sol devient plus grande. Il prend le plus qu’il peut, ce qui est assez naturel, et, ce qui ne l’est pas moins, l’exploitant, qui ne dispose désormais que d’une marge plus restreinte pour vivre et faire face à ses frais de culture, se fait prier pour financer. Il a souscrit, il a proposé même, pour obtenir le bail, un fermage assez onéreux ; mais, exposé à tous les accidens, à tous les mécomptes, il est le moins exact des payeurs, surtout lorsqu’un temps d’arrêt dans la hausse des denrées agricoles vient contrecarrer les espérances qu’il avait formées. Dès le XVIIe siècle, le fait est aisé à constater : à lire dans le Bourgeois poli, en 1631, le dialogue du rentier qui réclame ses fermages en retard, avec le tenancier qui ne les lui donne pas, on croirait le morceau écrit d’hier. Ce sont, dans la bouche du fermier, tous propos actuels : « les terres sont trop chères,.. j’aime mieux les quitter,.. il n’y a pas moyen de s’y sauver,.. » etc.

Pour éviter l’ennui de ces doléances, le gros propriétaire cherche à s’éclipser ; il paie ses fournisseurs en leur transportant sa créance sur un fermier, c’est à eux à se faire payer ; ou encore il traite avec quelque marchand du voisinage pour la gestion de ses biens. Les revenus des monastères, surtout quand l’abbé ne réside pas, sont souvent confiés ainsi à un entrepreneur intéressé, dès le règne de Louis XIV.

Les grands seigneurs agissent de même : « J’estime, écrit Sourdis à Richelieu, que votre duché consistant en vingt petites fermes, il en faut faire une ferme générale, et la bailler à un fermier qui la paiera en deux termes. » Lorsque, avec le XVIIIe siècle, l’absentéisme se développa, que tant de gentilshommes ne mirent plus les pieds dans leurs domaines ruraux, le système des « fermes générales » se propagea. Il remplaça le métayage en beaucoup de provinces. La plupart des grandes terres, à la fin de l’ancien régime, surtout depuis 1740, étaient louées en bloc, comme aujourd’hui en Irlande, à des fermiers-généraux, gens d’affaires de la ville, qui firent de cette opération un commerce fort lucratif.

La terre devenait ainsi une valeur de spéculation. Elle devait nourrir deux maîtres au lieu d’un, en plus de ses exploitans immédiats. Soumis au pompage épuisant d’intermédiaires, qui cherchaient à louer le plus cher possible en détail ce qu’ils avaient affermé en gros, le fermier se serait trouvé bien vite dans une situation plus que difficile, si la hausse non interrompue du prix des céréales, des bestiaux et des autres produits de la terre, pendant la période comprise entre 1750 et 1790, ne lui avait apporté, dans l’intervalle d’un bail à l’autre, quelque compensation.

Les conditions des baux, aux deux derniers siècles, sont assez semblables aux nôtres : contributions royales et redevances seigneuriales, entretien des bâtimens et même réparations sont à la charge du fermier. Souvent il est tenu d’entretenir les toitures, « de la main de l’ouvrier seulement, » — le propriétaire devant fournir les matériaux, — à moins qu’il ne s’agisse de couvertures en chaume, dont la paille est récoltée sur la terre. Dans la plupart des baux que j’ai consultés, ces clauses ne subissent, jusqu’à la Révolution, aucun changement. Seulement, au siècle dernier, la liberté de modifier les assole mens, auxquels il était jadis défendu de toucher, augmente avec les progrès de l’agriculture. Il est d’anciens usages abandonnés : le don du « pot-de-vin, » du « gâteau de louage, » sommes que dans plusieurs provinces on devait payer, à titre d’arrhes, en concluant un bail, sous peine de le voir annuler.

Cependant la condition du fermier empire dans les temps modernes. La législation est pour lui beaucoup plus dure sous Louis XIV que sous Charles le Sage. Les formes dans lesquelles le seigneur féodal pouvait retirer sa terre au colon, pour non–paiement de fermage, étaient jadis minutieusement réglées. Il y fallait des avertissemens successifs, multiples, des délais prolongés ; de plus, le tenancier du moyen âge pouvait toujours s’en aller, quand il lui plaisait de rendre la terre. Au contraire, un cultivateur est emprisonné, au temps d’Henri IV, « pour avoir délaissé la métairie dont il était fermier. »

À en croire Arthur Young, le mode d’exploitation usité, en 1789, dans les sept huitièmes de la France aurait été le métayage. Le grand nombre de baux à ferme que l’on rencontre, en tant de provinces, vient démentir cette assertion, tout au moins fort exagérée. Métayage ou fermage, le fait indéniable, c’est que la part de l’exploitant dans le produit de la terre a sensiblement diminué depuis le moyen âge jusqu’en 1789 et depuis 1789 jusqu’à nos jours, tandis que la part du propriétaire a augmenté. La terre se présente à nous aux siècles passés, du moins depuis l’an 1500, sous l’aspect d’une industrie dans laquelle des générations de spéculateurs ont édifié leur fortune. Ces spéculateurs, hâtons-nous de le dire, ont été aussi des travailleurs ; le bien ne leur est pas venu tout à fait en dormant, et il ne leur est pas venu sans cesse. Il y a eu de pénibles vicissitudes à traverser, et même de lourdes pertes à supporter ; mais à distance, et pour nous qui comparons surtout le point de départ avec le point d’arrivée, l’industrie agricole accuse, en fin de compte, un gain considérable.

Cette industrie comporte deux associés, souvent réunis dans une seule et même personne, mais qu’il faut ici distinguer : le propriétaire et l’exploitant. Le premier fournit la matière première, le second la met en œuvre. Au début, quand cette matière première était si abondante qu’elle semblait inépuisable, et quand les metteurs en œuvre étaient rares, il fallut leur abandonner une grande part du bénéfice ; d’autant plus que la matière première était informe, et qu’il y avait énormément à faire pour la transformer, pour tirer des denrées commerçâmes d’une steppe inculte. Peu à peu, à mesure que l’effort devenait moindre et les profits plus grands, par l’accroissement de la population qui faisait hausser les produits de la terre et baisser les salaires, les prétentions des propriétaires tendirent à s’élever ; et elles se seraient même élevées bien davantage sous l’ancien régime, si la terre défrichable n’était venue, jusqu’au bout, faire concurrence à la terre déjà cultivée. Ce phénomène de la mise en culture de superficies nouvelles, quand le prix des denrées s’élevait, et du retour à la friche de surfaces précédemment mises en valeur, quand les prix cessaient d’être rémunérateurs, s’est manifesté durant tout le cours de notre histoire.

Aux environs de Guise, dans l’Aisne, 40 muids de terre, c’est-à-dire une qualité de terre correspondant nominalement à 40 muids de semence, et effectivement à 50 muids, parce que, dans l’application de la mesure de capacité des grains aux superficies agraires, on avait calculé toujours un tiers ou un quart moins de semence que le terrain n’en comportait en réalité, — 40 muids de terre sont affermés, en 1158, pour 4 muids de froment, affermés par conséquent pour une quantité égale au douzième de la semence, soit peut-être 20 litres de froment à l’hectare. Il est, au XIIe siècle, des terres cédées pour le neuvième ou le dixième du produit, comme terrage ; la terre est louée près d’Archiac (Charente), pour le quart des fruits en 1194 ; à la même date, des vignobles sont loués en Roussillon pour la même quotité.

De 1140 à 1340 se passe, en cette dernière province, le fait suivant : le roi d’Aragon, qui en était seigneur, donne des terres aux paysans, à la condition qu’ils y plantent des oliviers, et il prend le quart des olives. Les abbés font de même, et, pour attirer du monde, au lieu du quart, ils ne prennent que le onzième des olives. Les fermiers du roi le prient alors de réduire leurs redevances à ce dernier taux, « pour que les terres tenues de lui puissent s’améliorer, et qu’il en retire des foriscapis (droits de mutation) plus considérables. » On devine par là quelle a été, du XIIe au XIVe siècle, l’émulation des propriétaires pour obtenir des exploit ans, comment la terre inculte dut se trouver, pendant quelque temps, plus offerte que demandée, et quelle baisse il dut en résulter dans le fermage, quelle transformation surtout ! De direct qu’il était, le revenu foncier devint indirect, et consista moins en prélèvemens annuels qu’en impôts éventuels sur les transmissions des immeubles.

Il y a d’ailleurs, entre toutes ces terres qui sont en route pour la civilisation, mais qui se suivent à des intervalles très éloignés, des différences énormes selon qu’elles sont plus ou moins près du but ; la facilité de l’exploitation doit jouer un rôle aussi ou plus grand que la fertilité même du fonds. Les domaines albergés en Dauphiné doivent du 7e au 18e des grains, tandis que des vignes de Franche-Comté sont louées pour le tiers des fruits, en 1278. Selon qu’on mettait au XVIIIe siècle plus de terres en valeur qu’on ne mettait d’enfans au monde, ou au contraire selon que les progrès de la population dépassaient l’essor du défrichement, les conditions du fermage sont plus douces ou plus dures. La Normandie rentrait dans ce dernier cas. Dans le Calvados, les terres produisaient moyennement onze hectolitres de blé à l’hectare, sur lesquelles le fermage en prenait sept, les deux tiers (1290).

Évalué en grain, le fermage n’est, de 1301 à 1350, que de 125 litres de blé par hectare, pour l’ensemble de la France, et, de 1351 à 1400, de 92 litres seulement ; de 1451 à 1500, il tombe à 85 litres. Partout la part du maître dans le produit brut du sol diminue au XVe siècle : au lieu de 18 gerbes sur 100 que les habitans d’Ambleny devaient au chapitre, il est convenu (1416) qu’ils n’en donneront plus que 12 ; dans la Provence et le Comtat-Venaissin, les redevances descendent jusqu’au 24e des fruits seulement. Les locations varient, aux environs de 1500, du 8e au 20e du rendement, dans le Poitou, le Dauphiné, la Bourgogne.

On se rend nettement compte de la hausse positive du fermage, quand on voit, dans l’Yonne, un domaine de 206 hectares, loué en 1487 moyennant 50 litres de grains (moitié froment et moitié seigle) par hectare, et qu’on retrouve le même domaine affermé, en 1666, pour 100 litres de froment et 30 litres de méteil par hectare ; c’est-à-dire pour beaucoup plus du double, puisque la plus-value porte non-seulement sur la quantité, mais aussi sur la qualité des redevances.

Il faut d’ailleurs distinguer, aussi bien dans la période du moyen âge que dans la période moderne, les terres incultes des terres déjà en valeur, et cela n’est pas toujours aisé en présence du silence des baux. En pays moyennement riche, il y a deux cents ans, on ne trouve pas de terres neuves à moins du sixième du produit à venir ; en pays pauvre, on en obtient pour un 40e de la semence ; en tout cas, on ne donne jamais au propriétaire plus du 20e ou du 15e. C’est la règle dans les désertes parties du Limousin ; pendant que, dans la même province, les bourgeois de Brive afferment, dès 1521, leurs vignes en plein rapport pour le quart et le tiers du rendement.

Cette différence entre l’infime redevance originelle de la terre à l’état sauvage, et la location avantageuse de la terre définitivement labourée, n’est autre chose que le bénéfice du ou des fermiers primitifs. Le bénéfice réalisé, l’affaire a perdu son côté aléatoire, il n’y a plus de place pour de nouveaux spéculateurs. Le propriétaire ne laisse à l’exploitant que la stricte rémunération de son travail et l’intérêt des capitaux qu’il engage dans la faisance-valoir.

Calculée en blé, la part du propriétaire ressort, de 1601 à 1650, à 87 litres par hectare, en moyenne, et, de 1651 à 1700, à 113 litres. Elle ne hausse donc pas sensiblement au XVIIe siècle, et elle s’abaisse dans la première moitié du XVIIIe jusqu’à 96 litres. Il est vrai que, de 1750 à 1800, elle monte à 166 litres, c’est-à-dire à la plus haute quotité que nous ayons constatée depuis la fin du XIIIe siècle. À l’heure actuelle, en 1892, si nous fixons à 50 francs seulement, impôt déduit, le revenu moyen d’un hectare labourable, et à 20 francs le prix d’un hectolitre de blé, elle représente 250 litres de cette céréale. Le fermage, exprimé en grains, est donc plus du double de ce qu’il a été pendant les siècles précédens.

Les agronomes les plus compétens pensent qu’aujourd’hui le fermier ne retire pas de son capital plus de 7 ou 8 pour 100, et qu’il prélève rarement, soit comme intérêt, soit comme profit, une somme supérieure à la moitié du loyer. Or on vient de voir que bien souvent jadis la part du fermier était le double au moins de celle du propriétaire. C’était le cas, dans les environs de Vervins où le fermage varie de 80 litres en 1652 à 130 litres après la paix des Pyrénées ; le cas aussi en Champagne, dans l’Aube, où les terres à froment se louaient alors moins d’un hectolitre à l’hectare. En 1746, d’après Dupré de Saint-Maur, une terre capable de rapporter 15 hectolitres à l’hectare était louée pour 150 litres de froment. L’hectare de terre labourable, près de Meaux, en 1763, est affermé pour 200 litres de froment et 200 litres d’avoine ; en 1493, le même hectare n’était affermé que pour 150 litres de froment en tout. Admettons que la terre fut mieux cultivée à la fin du XVIIIe siècle qu’elle ne l’était à la fin du XVe, il n’en reste pas moins certain que le fermage, la part du maître, a augmenté d’une manière positive.


V

De quelque côté que l’on se tourne, on s’aperçoit que, de nos jours, la propriété est devenue plus exigeante et l’exploitation moins profitable. L’une a gagné, l’autre a perdu. Il y a deux personnes dans tout fermier : un ouvrier agricole et un commerçant. Comme ouvrier, le fermier jouit des avantages qu’a obtenus, depuis cinquante ans, la classe des travailleurs ; comme capitaliste, il a souffert de la baisse générale du taux de l’intérêt, et de la baisse spéciale qui sévit plus fortement dans les branches d’industrie où le besoin de capitaux se fait le moins sentir ; ce qui, on en conviendra, est le cas de l’exploitation foncière, aujourd’hui que toutes les terres françaises, susceptibles d’être cultivées, sont mises en valeur.

Jusqu’ici nous n’avons envisagé, dans la distribution des produits de la terre, que deux copartageans : le propriétaire et le fermier. Il en est un troisième, l’État, qui, par l’impôt, prélève aussi sa part depuis les temps modernes. Aux époques féodales où la propriété se confondait avec la seigneurie, le fermage avec le vasselage, il est impossible de déterminer, dans la rente payée au suzerain, la portion qu’il touche comme rentier, et celle qu’il perçoit comme policier, juge ou agent-voyer. On ne peut donc comparer en aucune façon les tailles du moyen âge avec les impositions foncières d’aujourd’hui.

Il s’y trouverait, du reste, d’étranges disparités : la ville de Provins qui, en 1180, est « abonnée » par le comte de Champagne, son seigneur, à 15,000 francs environ, et en.1230, à 39,000 francs, — lesquels, au pouvoir de l’argent d’alors, valent peut-être 160,000 de nos francs actuels, — ne paie aujourd’hui que 94,000 francs, comme principal des quatre contributions directes ; tandis que Troyes, où ces mêmes contributions présentes produisent au trésor 503,000 francs, ne payait, en 1275, que 18,600 francs, qui, même en tenant compte de la puissance d’achat quadruple des métaux précieux, ne représentent que 74,000 francs de nos jours.

Quant aux tailles royales, aux charges d’État qui sont venues, dans les trois derniers siècles, remplacer les taxes féodales, augmentant à mesure que ces dernières diminuaient, elles demeurèrent inférieures, sauf durant les périodes aiguës de désordres civils ou de guerres étrangères, à nos contributions directes de 1893. Si u la puissance législative et exécutrice » s’estimait, comme le dit l’Homme aux quarante écus, « co-propriétaire de droit divin de toutes les terres du royaume, » elle prenait cependant une moindre part de leur rendement que les gouvernemens contemporains.

Mais cette observation, qui est vraie en principe, ou, si l’on veut, en général, quand on met en regard, d’un côté le chiffre des tailles et celui des revenus fonciers de jadis, de l’autre le chiffre des quatre contributions directes et celui des revenus fonciers d’aujourd’hui, cesse de l’être dans l’application, dans le détail, si l’on compare la charge imposée, il y a cent et deux-cents ans, à certaines régions, à certaines communes, à certains individus, avec celle qu’ils supportent de nos jours. Avec notre cadastre aussi perfectionné que possible, avec notre contrôle aussi minutieux que l’organisation ancienne était vicieuse, on remarque encore de singulières inégalités entre les départemens, entre les cantons de la république. Notre administration les a maintes lois signalées, nos parlemens se sont à plusieurs reprises efforcés de les atténuer, sans parvenir jusqu’ici à les détruire. On imagine ce que pouvait être l’impôt direct de l’ancienne monarchie, réparti au hasard par des fonctionnaires mal informés et tenus de respecter des abus séculaires : privilèges de certaines provinces, privilèges de certaines catégories sociales.

Très léger à la fin du XVe siècle et sous le règne de Louis XII, l’impôt direct grossit fort au XVIe siècle et se réduit sous Henri IV. À qui lui parlait d’employer « 100,000 beaux écus » en une dépense d’utilité médiocre, l’économe Sully répliquait « qu’il était aisé de nommer 100,000 beaux écus, mais difficile de les trouver. » Plus tard on changea de maxime. L’État eut de grands besoins et s’y prit comme il put, assez mal le plus souvent, pour y faire face. Richelieu, après avoir dit aux notables, dans les commencemens de son ministère, « qu’il était impossible que les richesses et l’abondance des particuliers pussent subsister, quand l’État est pauvre et nécessiteux, » dut reconnaître sur la fin de sa vie qu’il s’était trompé, que la richesse sociale ne peut s’asseoir sur les ruines individuelles, et, comme il l’écrit dans son Testament politique, que « le vrai moyen d’enrichir l’État est de soulager le peuple. »

Les guerres entamées ne permirent d’y songer qu’au bout de vingt ans, et ce fut Colbert qui s’en chargea ; mais pendant une courte trêve, puisqu’avec la politique somptuaire de Louis XIV la nation était bientôt écrasée du poids de sa gloire, et ensuite de celui de ses défaites. Le vieux roi, à son tour, adressait avant de mourir, par-dessus la tête de son arrière-petit-fils (qui ne pouvait bonnement en profiter, puisqu’il n’avait que cinq ans) un petit discours au public où il recommandait le ménagement de la bourse nationale ; « chose, dit Mézeray, que les rois recommandent plus volontiers en mourant qu’ils ne le pratiquent durant leur vie. » Sous Fleury, qui la laissa se rétablir d’elle-même, la France respira ; les impôts diminuèrent sur l’ensemble du territoire ; mais ils frappaient bien capricieusement encore les diverses régions, puisque Turgot, intendant de Limoges sous Louis XV, déclarait que, dans sa généralité, « le roi tirait à peu près autant de la terre que le propriétaire. »

Les rôles des tailles, que j’ai recueillis dans un certain nombre de paroisses, reflètent, avec une muette éloquence, les diverses péripéties de notre histoire financière : Taulignan, en Dauphiné, paie 222 francs (intrinsèques) en 1483, 69 francs en 1503, 102 francs en 1532 ; 165 francs en 1537, 1,080 francs en 1575, 2,486 francs en 1670, 4,265 francs en 1677, 7,767 francs en 1694, et seulement 5,072 francs en 1750. Le principal des quatre contributions directes y est actuellement de 13,000 francs ; somme inférieure, d’après le pouvoir de l’argent, aux 5,000 francs du siècle dernier. La paroisse de Saint-Martin-d’Entraigues (Deux-Sèvres) payait, en 1716, 2,000 francs qui, au pouvoir de l’argent, en valent près de 6,000 actuels. Or, elle ne doit, en 1892, que 2,750 francs de contributions directes au trésor, et elle possède 345 habitans, tandis qu’en 1716 elle n’en avait que 275.

L’impôt direct augmenta partout pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, mais dans une mesure très variée ; en Berry, il tripla presque de 1768 à 1786. En Seine-et-Marne, Vincy-Manœuvre était taxé à 3,500 francs en 1771 et à 9,000 francs en 1789 (cette paroisse ne doit en 1893 que 5,100 francs). À Brétigny, dans Seine-et-Oise, où le principal de l’impôt vaut actuellement 15,000 francs, les tailles n’étaient que 5,300 francs en 1785 ; tandis que dans l’Aisne, à Wissignicourt, où les contributions directes de 1893 rapportent 2,340 francs, celles de 1789 produisaient 2,600 francs, qui en représentent maintenant le double.

De plus, en compensation de ce que l’agriculture paie aujourd’hui à l’État, on doit calculer ce qu’elle reçoit de lui à divers titres. En 1629, où les a paroisses grêlées » figurent pour 7,900 livres parmi les dépenses provinciales et communales du trésor, le contribuable rural n’a pour ainsi dire aucun profit direct de l’argent qu’il a versé dans l’escarcelle du receveur ; il ne voit pas revenir vers lui sa monnaie digérée par la caisse publique qui, présentement, la restitue aux champs sous forme de primes, de subventions, de haras, de routes, chemins de fer ou canaux, sous forme de services multiples dont l’État moderne, à tort ou à raison, s’est chargé, mais qu’en somme il remplit et dont les citoyens jouissent, tandis que les sujets de jadis ne profitaient de rien de semblable.

Si donc l’État, ce troisième partageur du revenu foncier, prend plus qu’autrefois à la terre, il lui donne aussi bien davantage qu’aux temps passés ; et ce qu’il prend, il le prend mieux, avec plus de discernement et de justice. C’est pourquoi l’impôt contemporain, quoiqu’il soit plus élevé, paraît moins pesant que l’impôt monarchique.


Vte G. D’AVENEL

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.