La Propagande prussienne en Alsace

LA
PROPAGANDE  PRUSSIENNE
EN  ALSACE

L’Allemagne ne s’est pas contentée d’établir en Alsace une administration intelligente[1], où les forces les plus diverses sont soumises à une ferme direction d’ensemble ; elle entend gagner aux idées allemandes l’opinion publique, elle entend convaincre les esprits : la conquête morale lui importe autant que la conquête militaire, elle lui importe davantage. C’est pour cette raison que dès le mois de septembre, avant même d’avoir pris la ville de Strasbourg, elle réformait les écoles et créait des journaux, que depuis elle ne cesse de faire plaider sa cause par des feuilles officieuses, qu’elle répand à profusion les articles, les brochures, les histoires populaires. Aux enfans, on montrera le passé germanique de la province, et ainsi on rattachera le moyen âge au siècle présent ; aux hommes faits, on répétera les hautes qualités de l’Allemagne, la justice de ses droits, le mal que la France a causé à l’Alsace. Cette propagande est infatigable. Nos vainqueurs y dépensent autant d’activité que d’érudition ; on aurait tort de croire qu’ils y manquent toujours de sincérité.

Le ton de cette propagande est le plus souvent celui du pamphlet ; on n’y reconnaît que par exception des esprits maîtres d’eux-mêmes. Ces questions peuvent être traitées de la sorte, surtout si on s’adresse à la foule. Elles sont cependant assez importantes pour mériter qu’on leur fasse plus d’honneur. Sans parler de l’intérêt philosophique qui s’attache toujours à l’examen d’une vérité contestée, du désir légitime d’éclairer ceux que ce problème touche de plus près, le débat ici porte sur de trop graves sujets pour qu’il soit difficile de le maintenir toujours à une hauteur digne de la science. Dégagé des préoccupations propres à l’heure présente, il peut devenir une discussion où les adversaires, désireux seulement de trouver la vérité, laissent de côté les armes usées de la polémique.

I.

Les formes de raisonnement de l’Allemagne ne sont pas de tout point semblables aux nôtres. C’est là une vérifié qu’il faut d’abord rendre sensible ; quelques exemples en diront plus que tout essai de définition, et peut-être feront-ils comprendre aux Allemands eux-mêmes une des grandes difficultés que nous rencontrons dans une discussion loyale avec eux. Pendant le siège de Strasbourg, alors que le bombardement était le plus violent, M. le grand-duc de Bade adressa de Mundolsheim au général Uhrich une lettre qu’il faut reproduire tout entière, bien qu’elle n’ait pas le mérite de la brièveté.

« Monsieur,

« En bon voisin de l’Alsace et particulièrement de la ville de Strasbourg, dont les souffrances me causent une vive douleur, je m’adresse à vous en vous priant d’attribuer ma démarche à la nécessité de mettre fin le plus tôt possible aux souffrances d’une malheureuse population soumise aux lois de la guerre.

« Général, vous avez défendu avec vigueur la place que le gouvernement vous a confiée. L’opinion militaire de ceux qui vous assiègent rend pleinement justice à l’énergie et au courage avec lesquels vous avez dirigé la défense de la forteresse.

« Vous savez, monsieur, que vous n’avez rien à attendre ni du gouvernement auquel vous avez à rendre compte, ni de l’armée à laquelle vous appartenez.

« Permettez-moi donc de vous faire observer qu’une plus longue défense de Strasbourg ne pourra avoir d’autres suites que d’augmenter les maux des malheureux citoyens de cette ville, et de vous priver de la possibilité de stipuler de bonnes conditions pour vous et la garnison le jour où l’armée assiégeante prendra la ville d’assaut.

« Vous connaissez l’état actuel des travaux de siège, et vous ne doutez pas un seul instant que la prise de Strasbourg ne soit inévitable ; elle coûtera bien cher à la garnison et aura des suites plus désastreuses encore pour la pauvre ville.

« Général, vous n’avez plus de compte à rendre à un gouvernement légal ; vous n’êtes plus responsable que devant Dieu. Votre conscience, votre honneur, sont saufs. Vous avez bravement rempli votre devoir en officier dont l’honneur militaire est sans tache.

« Vous savez, monsieur, que le roi Guillaume a accordé des conditions très favorables aux officiers compris dans la capitulation de Sedan. Je ne suis pas autorisé à vous faire espérer un traitement pareil, car je ne m’adresse à vous qu’en simple particulier qui profite d’une position exceptionnelle pour essayer de faire un peu de bien ; mais je ne doute nullement de la générosité du roi de Prusse envers tout brave militaire.

« Général, puissiez-vous écouter la voix d’un prince allemand qui combat pour la gloire de sa patrie, mais qui néanmoins connaît ses devoirs envers Dieu, et qui n’estime qu’une seule gloire, celle de l’amour fraternel.

« Je vous prie donc de mettre fin à ce drame terrible, et de profiter franchement de ce bon moment pour faire de votre côté au général en chef des troupes assiégeant Strasbourg, qui vous a donné tant de preuves de sa bienveillance, des propositions acceptables.

« Frédéric, grand-duc de Bade. »

La loyauté de M. le grand-duc de Bade est au-dessus de tout soupçon. Il a écrit ces lignes avec une parfaite bonne foi ; peu d’Allemands les désapprouveraient : dans leur opinion, elles ne sont qu’honorables pour celui à qui sa conscience les a dictées. Nous en jugeons autrement. Les troupes badoises et prussiennes assiégeaient la ville ; elles essayaient, en incendiant les propriétés privées, en portant la mort dans la population civile, de la soulever contre l’autorité militaire ; 10 000 Strasbourgeois étaient sans asile : tout ce qu’on pouvait attendre des excès du bombardement, c’était un effet moral, une pression exercée sur le chef de la défense par tant de malheureux frappés sans merci. Au moment où le général doit résister à la pitié que lui inspire cette cruelle misère, résister à toute demande de la municipalité ou de la foule, le grand-duc intervient pour le prier au nom de l’humanité de manquer aux devoirs qu’impose le code militaire à tout commandant d’une place assiégée ! Mais ce bombardement, ce sont les troupes badoises qui le font ; ces excès d’inhumanité, c’est l’assiégeant qui peut les faire cesser. Que demande donc le grand-duc ? Que le général oublie sa dignité et son honneur, et pourquoi ? Pour ne pas forcer le grand-duc à tuer malgré lui tant d’innocens. Il est inutile d’insister sur les détails de cette lettre, d’en faire ressortir tous les mots au moins étranges. Toujours fait-elle comprendre ces paroles de M. de Werder après son entrée dans la ville : « Strasbourg est cause de sa ruine ; pourquoi ne s’est-il pas rendu ? » Elle fait comprendre pourquoi les considérans des mesures les plus cruelles prises par les administrateurs prussiens débutent d’ordinaire par ces mots : « l’autorité se voit forcée. » Le grand-duc Frédéric est un personnage double ; homme bon et sensible, il désire épargner la vie des innocens, ces massacres lui sont odieux ; chef d’armée, il les continuera jusqu’à la dernière heure, également ferme dans ces deux caractères, également persuadé de ses devoirs de général, de ses devoirs de chrétien. Aux yeux du moindre Français d’un sens droit, cette lettre est une suite de sophismes, une mauvaise action. Ce jugement est trop sévère : cette lettre est allemande.

Ces sortes de synthèses, cet hégélianisme pratique, qui révoltent les esprits peu habitués à la critique, se retrouvent à chaque ligne dans les brochures ou les articles relatifs à l’Alsace. L’Allemagne avait répété mille fois que l’Alsace n’était pas française, que cette province ne désirait que sa réunion à l’empire. La protestation du 8 février, quand toute la députation du haut et du Bas-Rhin avait un sens si précis, fit tomber cette illusion. On vit alors dans des journaux sérieux des raisonnemens dont nous avons quelque peine à saisir toute la valeur. « L’attachement de l’Alsace à la France, disait-on, fait la joie de l’Allemagne ; il est une dernière preuve qui rend plus sensible la parenté de l’Allemagne et de l’Alsace ! Qu’est donc cette fidélité chevaleresque à la France, sinon un sentiment germanique que nous seuls pouvons éprouver ? Que l’Allemagne soit fière ; le sang de nos ancêtres n’a pas dégénéré dans les veines des Alsaciens : plus ils sont dévoués à la France, plus ils témoignent à leur insu qu’ils sont Allemands ! » De pareilles déductions enchantent le lecteur d’outre-Rhin ; elles lui paraissent être d’une évidence incontestable. On reconnaîtra du moins que les Alsaciens ne les comprennent point, et que par là ils ne sont pas des Allemands parfaits. Après l’armistice, que de fois des écrivains, s’adressant au cœur généreux de l’Alsace, ne lui ont-ils pas répété que l’acte le plus français qu’elle pouvait faire était de supplier la France d’abandonner cette belle province pour s’épargner les horreurs d’une guerre plus longue ! « Jetez-vous, lui criaient-ils, dans les bras de votre patrie d’adoption, que vous aimez tant, dites-lui que vous venez lui demander un gage suprême d’amour, que vous la suppliez de vous sacrifier pour se sauver, que vous vous offrez en victime expiatoire ! » Quiconque a quelque peu vécu avec les Allemands sait combien ces sortes de raisonnemens leur sont familiers. Qui n’a entendu en Alsace ces poésies d’une sensibilité si fade, ces chants dont l’Allemagne inonde sans cesse la province, et qui témoignent au peuple conquis la plus doucereuse affection, pendant que le vainqueur n’oublie pas un seul jour son principe de la discipline inflexible, de la compression lente, mais continue ? Aujourd’hui à Strasbourg vous recevez un officier de l’armée d’occupation ; vos amis d’Allemagne vous l’adressent pour que vous lui fassiez les honneurs de la ville : ils vous prient de le promener au milieu des rues incendiées. Le visiteur, un peu surpris de votre accueil trop français, se rassure bientôt : il a un argument irrésistible. « Nous le savons, dit-il, vous gardez le souvenir du bombardement. Moi-même, j’en ai été longtemps affligé ; il me paraissait une tache pour notre nation : beaucoup de nos artilleurs pleuraient en vous incendiant. Une réflexion a calmé ma conscience ; il fallait que l’armée ne s’attardât point à ce siège : il y avait là une nécessité, vous n’y aviez sans doute pas songé. »

Nous accusons les Allemands d’hypocrisie ; il serait plus juste d’essayer de les comprendre. Ce qui explique, semble-t-il, ces raisonnemens qui nous froissent, c’est la nature même de ce peuple. Il porte en lui à un égal degré des sentimens différens et contradictoires ; il n’étouffe pas les uns au profit des autres, il les laisse vivre et se développer, il en subit tour à tour l’influence, et, comme il est consciencieux, il veut accorder les contraires. Que dans la métaphysique transcendante le oui soit égal au non, c’est là une doctrine qu’on discute dans l’école ; dans la vie, le pour et le contre ne peuvent s’accorder que par des efforts de subtilités, que par des raisonnemens que la logique appelle sophismes. Il y a une sophistique allemande innée ; elle est pour ce peuple ce que la légèreté est pour nous, un trait du caractère national. Les Allemands ne sont pas responsables de la forme d’esprit qui leur est propre ; mais leurs qualités mêmes contribuent à rendre ce côté de leur esprit plus ingénieux et plus faux : plus ils éprouvent avec force les sentimens qui sont l’honneur de leur race, plus il leur est difficile de les associer aux passions moins nobles qui sont en eux. Leur sérieux même et le désir de tout concilier contribuent encore à rendre le mal plus profond. Un peuple moins réfléchi, moins préoccupé de raisonner ce qu’il éprouve et ce qu’il fait, serait simplement tantôt bon, tantôt mauvais. L’Allemagne ne peut se laisser vivre ainsi au hasard ; elle cherche le lien qui permet de réunir les contraires, et, quand elle croit le trouver, elle ne se paie que d’illusions. Il faut étudier cette sophistique de plus près ; elle en vaut la peine.

Le caractère allemand est surtout subjectif. Les sentimens ne l’émeuvent qu’avec lenteur ; d’ordinaire les accidens ne font que l’effleurer. Il faut du temps à la passion pour le dominer ; mais, quand elle a fait son œuvre, elle a si bien pénétré l’être tout entier que son empire est désormais absolu. Il en est de même dans l’ordre intellectuel. Les méridionaux, les Grecs par exemple, saisissent tout à première entrevue, ou plutôt croient tout saisir ; il faut que l’Allemand examine, considère, analyse et discute : il est naturellement réfléchi. Sa vie est donc surtout intérieure. Les autres le préoccupent peu ; il n’en a pas besoin, il vit avec lui-même. Toutes les forces qui chez certaines races sont sans cesse dispersées par une activité qui ne s’arrête pas, il les réunit, il les concentre en lui ; son activité est tout intime, rarement apparente, plus rarement parleuse, démonstrative, inutile. Nous disons du bourgeois en ce pays qu’il est lourd, du savant qu’il ne sait pas animer ses ouvrages. Des hommes qui se suffisent à eux-mêmes n’ont aucune idée de la vie du monde telle que nous l’entendons ; leurs réunions de société, quand les arts ou les lettres n’en font pas l’objet, sont de simples repos où un Français ne peut trouver que l’ennui. Les relations de visite, la conversation pour le plaisir de causer, n’ont pas de sens à leurs yeux ; ils peuvent s’y soumettre par convenance, ils n’y éprouvent aucun plaisir. Le pays qu’ils habitent, les habitudes, le milieu où ils sont placés, leur importent moins qu’à nous ; avec quelle facilité n’émigrent-ils pas en Europe, en Amérique ? Par contre, les sentimens qui touchent à leur vie intérieure, l’amour de la famille par exemple, sont très développés chez eux. La famille de l’homme, c’est encore l’homme lui-même. L’individu en Allemagne s’isole aisément ; par la même raison, il s’absorbe sans regret et d’instinct dans de longs travaux souvent arides. Les Allemands ont le privilège de certaines œuvres qui nous semblent demander une patience surhumaine ; nous sommes trop sollicités par les choses du dehors, trop habitués à la variété et au mouvement, pour croire jamais nos forces à la hauteur de pareilles tâches. Les bénédictins d’autrefois ne connaissaient pas non plus les attraits de la vie extérieure ; ils étaient renfermés dans une cellule, comme l’Allemand est renfermé en lui-même. Dans cet isolement, il est difficile de se rendre compte de la valeur relative des choses ; de là parfois des efforts immenses pour un but qui ne les mérite pas. Faute de ce tact que donne la variété des occupations, et qui est le fruit de l’expérience, il est à craindre que ce laborieux érudit ne sache pas choisir entre les matériaux qu’il recueille. Comme il n’a pas l’habitude de s’adresser aux autres, la clarté et la méthode, qualités surtout objectives, ne lui sont pas apparues tout d’abord comme nécessaires ; il n’a du reste ni dextérité, ni aisance : il sera donc confus et obscur sans scrupule, et bientôt par habitude. En revanche, personne plus que lui ne saura tout revoir, examiner sans cesse une question. Dans l’ordre moral, cette disposition d’esprit mène facilement à l’individualisme : le cercle où vit le cœur est plus ou moins restreint, il ne s’élargit que rarement et dans des conditions très particulières.

L’Allemagne a été le pays de la division politique par excellence ; chacun chez soi, telle fut longtemps sa devise. La géographie et les circonstances historiques y ont été pour beaucoup ; mais cette division à l’infini, était dans la nature de la race. Le temps a fait naître l’idée de l’unité ; l’individualisme allemand s’est transformé. Les petits états étaient trop faibles, un empire puissant a paru le remède à bien des maux : il a fallu près de dix siècles à l’opinion germanique pour essayer sérieusement de réaliser cette unité. Celui qui pense qu’elle est accomplie aujourd’hui peut s’attendre à de rudes mécomptes ; mais, qu’on ne s’y trompe pas, ce qui fait le prix de l’unité conquise pour les Allemands, c’est le droit qu’ils ont désormais de vivre chez eux, pour eux, comme ils l’entendent. La préoccupation presque exclusive du sol touche de près à l’égoïsme. J’entends dire partout que le manque de générosité est le trait distinctif du caractère allemand. Il faut expliquer ce reproche que font à l’Allemagne des hommes qui l’ont beaucoup admirée. L’habitude de négliger les autres dispose peu à leur donner beaucoup ; on finit par ne voir que soi, par exalter sans y songer ses intérêts, ses passions, ses qualités, par attacher peu de prix à cet échange de bons offices qui est une des conditions de la vie sociale, Une autre conséquence de cette vie individuelle si intense, conséquence plus grave peut-être que toutes les autres est la difficulté à subordonner les idées selon leur valeur.

Le tact que les Allemande n’ont pas dans les travaux intellectuels, le goût qui leur manque dans les arts, comme ils le reconnaissent eux-mêmes, leur manque aussi dans l’ordre moral ; mais ici ce défaut est plus sérieux, il les mène à des confusions coupables. Un homme ne saurait trouver dans la vie intérieure la mesure de toutes choses ; il en est de même d’une nation. Le don qui permet de subordonner les sentimens qu’on éprouve les uns aux autres, de les apprécier à leur valeur, naît de l’activité sociale, où les comparaisons sont incessantes, où la conscience les fait à son insu. Le propre de la vie intérieure est de fortifier tous les sentimens qui la remplissent. Les Allemands arrivent ainsi à ressentir le patriotisme, l’amour, l’admiration du beau, avec une ardeur dont témoigne leur poésie ; ils s’en remplissent, ils s’en enchantent. La conscience est dans la vie morale ce qu’est le sérieux dans la vie intellectuelle. Si on entend par conscience l’habitude de réfléchir sur les faits de l’ordre moral, les Allemands n’ont pas de rivaux ; si on veut au contraire que la marque d’une conscience sûre soit la facilité à distinguer le mérite des mobiles qui nous font agir, de tout coordonner par de justes comparaisons, leur conscience ne peut être qu’imparfaite. On ne vit pas en soi sans avoir une estime raisonnée de soi-même, un système d’estime à son propre sujet. Cet orgueil est moins instinctif que réfléchi ; il est non pas inné, mais acquis, et par cela même aussi exclusif qu’inébranlable. Cette lenteur d’impression, cette habitude de réfléchir, ont pour résultat l’hésitation quand il faut agir, à moins que, par une longue préparation, l’esprit n’ait arrêté un plan complet et certain ; l’action alors ne saurait plus qu’être intrépide : il faut qu’elle aille droit au but. Quand un sentiment naît dans une âme allemande, elle voit d’abord à peine ce qui se produit en elle, et, comme ensuite elle ne connaît pas d’obstacle, on s’étonne qu’elle ait si bien su dissimuler ; elle ne dissimulait pas, elle était soumise à une passion dont le progrès était caché et difficile. La spontanéité est contraire à de pareilles natures ; elles voient la difficulté de choisir, nous en voyons la nécessité. C’est le secret de ce fait très caractéristique de l’Allemagne, que la théorie y précède toujours de si loin tout essai d’action. Quand l’Allemagne se décide, elle a vingt fois senti ses forces prêtes : le jour où les Allemands du nord ont entrepris la réforme, elle était déjà faite ; ils n’ont eu alors ni pensée de retour, ni incertitude, ni compromis. Leur esprit ressemble à une pierre immense qu’on ne saurait ébranler sans peine ; quand une fois on l’a retournée, elle reste immobile pour longtemps dans son nouvel état. Il en sera de même pour la révolution sociale de l’Allemagne future ; elle se fera comme s’est faite la réforme.

Nous est-il difficile de comprendre pourquoi l’Allemagne est le pays des antithèses morales ? Nous voyons de nos jours en ce pays la science la plus avancée de l’Europe professée par des hommes qui se font sans scrupule les apologistes d’une monarchie féodale ; l’université d’Allemagne, à tant d’égards la première du monde, fournit à l’empire militaire tous les Thaddée de Suessa qui peuvent le servir, et cependant qui sait mieux qu’elle la loi du progrès social, l’importance du droit et de la justice dans l’histoire ? Que de fois n’a-t-elle pas dans son enseignement tracé le plan de la politique idéale que nul ne réalisera, mais que nul ne doit se lasser de poursuivre ! L’Allemagne, qui a porté dans la dernière guerre un code militaire sanglant, n’est-elle pas par bien des côtés un pays de haute charité ? Elle n’a pas hésité pourtant à descendre dans la cruauté jusqu’à ces excès qui semblaient à jamais disparus de l’histoire. Et ici ce ne sont pas les politiques seulement qu’il faut considérer ; la nation a été solidaire de ses chefs. Les esprits cultivés et instruits ont rivalisé avec la foule ; la société polie a donné le ton aux classes populaires. Il faut avoir entendu les blondes Allemandes justifier avec passion tous les actes, quels qu’ils fussent, de l’armée confédérée, il faut avoir lu leurs lettres, si cruellement naïves, pour comprendre comment la grâce et la bonté peuvent s’associer dans ces cœurs à une férocité sans merci.

Nous avons vu des Allemands qui étaient venus demander du pain à nos administrations oublier ce qu’ils devaient à leurs bienfaiteurs, et mettre au service de l’armée d’invasion toutes les ressources que leur donnait la connaissance spéciale d’un pays ou d’un service public. Dans une ville importante, l’inspecteur de la voie ferrée avant la guerre était Prussien. Il partit en juillet. Lorsqu’il revint en septembre, et qu’il fallut rétablir la ligne, il trouva tout simple de se présenter escorté de soldats allemands chez les ouvriers de la compagnie ; il vainquit leurs refus le pistolet au poing. Ce n’est là qu’une mauvaise action ; mais ce qui est grave, c’est que le coupable croit qu’il a bien agi, et qu’il s’étonne que de pareils procédés le privent de sa place après la paix. Les faits de ce genre sont nombreux ; ce qu’il faut y remarquer, c’est l’esprit dans lequel agissent les Allemands en ces circonstances, c’est la tranquillité de conscience où les laissent de pareils actes. L’agent le plus actif de la propagande allemande en Alsace à cette heure est un ancien réfugié politique, exilé d’Allemagne, que la France a reçu autrefois, et qu’elle a comblé de bienfaits. Il nous devait au moins le silence. L’heure présente en Europe est à l’admiration de l’Allemagne, et pourtant quel historien, quelque peu au fait du passé de l’esprit germanique et de ses formes, considérant ce qu’il y a encore de tudesque dans ce peuple, effrayé de l’empire que la passion grossière peut prendre sur lui à la longue, des éblouissemens que lui donne la victoire, des erreurs où l’entraîne sa sophistique, voudrait dire que la puissance allemande est désormais établie sur des bases solides ?

Les sentimens qu’éprouve l’Allemagne à l’égard de l’Alsace sont très simples. La réunion si ardemment désirée de cette province à l’empire est une consécration solennelle de la revanche que les armes confédérées ont prise sur les nôtres. L’Allemagne souffrait cruellement de ses défaites. Quand une fois une vive douleur l’a atteinte au cœur, elle ne saurait s’en distraire ; elle la contemple, elle l’analyse, elle la nourrit, elle ne sait pas oublier. Le rôle secondaire qu’elle a joué longtemps dans la politique générale de l’Europe l’irritait à chaque instant ; elle ne pouvait se lasser de comparer ses qualités morales et scientifiques au peu d’influence acquise à l’autorité germanique, et, bien qu’elle aime à vivre chez elle, qu’elle soit subjective en politique comme en philosophie, son amour-propre était sans cesse froissé. Il lui fallait un de ces remaniemens de frontières qui sont pendant de longues années un souvenir de victoire et un titre d’orgueil ; certes elle n’a pas l’espérance d’avoir beaucoup plus d’action que par le passé sur le mouvement des idées en Europe, et tous ses anciens défauts la blesseront souvent encore ; elle se consolera en regardant ses limites de l’ouest, ces pays conquis, preuve matérielle de sa force. Pour le repos des esprits en Allemagne, pour leur parfait contentement, il fallait cette conquête. Ils l’ont désirée durant deux siècles, elle met le comble à leurs vœux ; mais elle a surtout pour eux une valeur morale, c’est la grande satisfaction que réclamait leur patriotisme, si ferme, si ardent, si absolu. Il n’y a eu qu’un cri au-delà du Rhin pour la réunion de l’Alsace ; M. de Bismarck, eût-il voulu y renoncer, ne l’eût pas pu. À côté des sentimens qui rendaient cette conquête nécessaire, les Allemands trouvent en eux le désir de leur propre estime, la nécessité d’accorder les exigences instinctives de leurs passions et la justice. Ils se sont mis à l’œuvre ; ils se sont démontré à eux-mêmes que cette réunion tant souhaitée était l’acte le plus nécessaire dans l’intérêt des frontières allemandes au point de vue du droit, au point de vue de l’histoire, et aussi parce que seul il pouvait faire le bonheur de l’Alsace. Pour soutenir de pareilles thèses, ils oublient la réalité la plus simple, ils font violence au passé, à la vérité des faits contemporains et au bon sens.

II.

La propagande allemande traite des questions générales et des questions particulières. On devine facilement ce qu’elle dit du caractère français. Sur ce sujet, le professeur Théodore Mommsen a donné le ton : ses pamphlets ont indigné les uns et fait sourire les autres. M. Geffroy, en les appréciant ici même[2], a montré combien l’historien allemand, malgré ses nombreux séjours en France et l’accueil cordial qu’il avait trouvé chez nous, a peu cherché à nous connaître. Sur ces questions générales, il est peu facile de convaincre nos adversaires ; il faudrait leur répondre par des argumens qu’ils n’accepteraient pas : quand il s’agit simplement d’opinion, de principe, d’appréciation morale, la discussion avec eux risque d’être sans fin. Peut-être est-il plus facile de choisir dans cette propagande les attaques auxquelles on peut opposer des chiffres, des données statistiques, des faits d’histoire aujourd’hui hors de doute. Ce sont là du reste les attaques auxquelles la Prusse attache le plus d’importance : on ne peut se figurer le nombre de brochures à deux ou trois silbergroschen qu’elle répand dans les campagnes, — l’Alsace en est remplie, — l’insistance avec laquelle les moindres feuilles répètent tous les jours les mêmes accusations. L’Allemagne sait qu’il faut du temps pour convaincre le paysan alsacien ; elle n’épargnera pas ses efforts : rien n’est au-dessus de sa patience. Si M. de Löher[3], M. Wagner et tous les écrivains dont les ouvrages se voient par vingtaines aux étalages des libraires, s’adressent au public lettré, les auteurs anonymes qui ont pris à tâche la conversion des campagnes ont une mission plus difficile et moins glorieuse, mais non moins utile. Ils forment une véritable landwehr intellectuelle, aussi bien disciplinée, aussi laborieuse que l’armée allemande. Ils citent des chiffres, font des dissertations sur les prairies, le tabac, les irrigations, la loi des échanges parcellaires, mêlent à leur statistique une histoire d’Alsace, qui est un pamphlet continuel contre la France. On ne peut ouvrir un livre nouveau ou un journal à cette heure dans la province sans rencontrer cette propagande. M. le prince de Bismarck lui-même y joue son rôle par ses discours au parlement, et encore faut-il bien remarquer que toutes ces doctrines allemandes vont être enseignées de force par la foule des instituteurs appelés d’outre-Rhin ; l’instruction, désormais obligatoire, impose à tous les jeunes Alsaciens la nécessité de se pénétrer de ces doctrines et d’y croire.

Les publicistes allemands parlent sans cesse de l’autonomie de l’Alsace, pendant que le Reichstag vote la loi d’annexion : c’est une autonomie future et problématique qu’ils veulent dire. Jusqu’en 1873 le régime de la province sera la dictature, après quoi, comme le dit M. de Bismarck, qui réclame le privilège d’être le patron de l’Alsace, « on verra ce qu’il faudra faire. » La France, malgré ses tendances à tout centraliser, avait en grande partie respecté l’unité de la province ; elle lui avait laissé sa vie propre. Les deux départemens du haut et du Bas-Rhin possédaient à eux seuls un évêché, un consistoire de la confession d’Augsbourg, une cour d’appel, une université, une division militaire, une conservation des forêts, une direction des mines, en un mot un ensemble complet de services. Toutes les administrations qui, dans d’autres parties de la France, sont le plus souvent partagées entre des villes éloignées étaient réunies à Colmar et à Strasbourg. On ne citerait pas deux autres départements qui sous ce rapport puissent être comparés à ceux de l’Alsace ; il faut même remarquer que ces services étaient en général beaucoup plus importans et mieux dotés dans cette province que dans le reste du pays. Ainsi l’académie de Strasbourg comptait cinq facultés, et ne pouvait être comparée qu’à celle de Paris. On sait aussi que la plupart des emplois étaient confiés à des Alsaciens, surtout dans les campagnes, où le fonctionnaire exerce sur la population une influence sérieuse, et que l’idiome provincial n’avait jamais eu à lutter contre une proscription systématique. À qui fera-t-on croire qu’en deux siècles, si nous l’eussions voulu, la langue allemande n’eût pas disparu de l’Alsace ? Depuis plus de vingt ans, l’évêque actuel de Strasbourg prêche en allemand dans sa cathédrale sans que l’administration française y ait trouvé à redire. On reconnaîtra qu’il nous eût été facile, si cette originalité provinciale nous eût déplu, de placer à la tête du diocèse un prélat né dans l’intérieur de la France, dans les cinq facultés des doyens venus de Paris ou d’ailleurs, à la division militaire d’autres généraux que MM. Reibel et Uhrich, dans les perceptions et les justices de paix des méridionaux ou des gens du nord. Nous ne l’avons pas fait, moins de parti-pris que par un respect naturel que nous avons toujours eu pour toutes les provinces de France. Ce n’est pas l’unité de langue que nous cherchons, ni l’unité de coutumes et d’usages, c’est l’unité de sentiment. Nous avons en France des Bretons, des Provençaux, des Flamands, qui conservent leur idiome et leurs mœurs particulières ; en sont-ils moins bons patriotes ?

Quant à cette accusation, que nous tirions beaucoup de l’Alsace et que nous lui donnions peu, les administrateurs prussiens qui ont en main nos comptes de finances savent ce qui en est. La trésorerie générale de Strasbourg, qui centralisait les recettes, n’a jamais pu avec les fonds du département faire face aux dépenses. La trésorerie de Colmar lui transmettait ses restans de caisse ; encore ce concours était-il insuffisant : il fallait s’adresser aux départemens limitrophes. Le fait est peu connu et cependant hors de doute : tous les produits étaient dépensés dans le pays même pour les services publics et les travaux d’utilité générale.

L’Alsace payait les mêmes impôts que toute la France ; on ignore en général que le principal de ces impôts, celui qui porte sur la propriété foncière, était moins élevé en Alsace que dans beaucoup d’autres départemens. Le cadastre, dans le haut et dans le Bas-Rhin, date de 1825 ; depuis cette époque, il n’a pas été révisé. L’agriculture cependant a fait de sensibles progrès. Dans le nord et dans d’autres parties de la France, ou le cadastre a été achevé plus récemment, ou l’agriculture, qui était déjà très avancée, est restée presque stationnaire : dans ces départemens, la différence est peu sensible entre le revenu cadastral et le revenu réel ; en Alsace au contraire elle est considérable. Pour citer un exemple, l’impôt foncier dans le Bas-Rhin était plus faible de moitié que dans le Pas-de-Calais. Les impôts qu’établira l’Allemagne seront-ils moins élevés que ceux que percevait la France ? L’avenir le dira. On connaît la devise prussienne : travaille, prends et prie ; le vainqueur s’y est conformé jusqu’ici avec une dureté qui a paru peu politique. Du reste c’est aux résultats qu’on juge une administration ; voyons donc ce que sont devenues en Alsace depuis ces dernières années, sous les lois françaises, l’agriculture, l’industrie, et aussi l’instruction primaire, dont les journaux allemands ne cessent de louer les bienfaits, comme s’ils révélaient aux pays annexés une merveille inconnue.

Depuis l’année 1838, nous avons des statistiques agricoles pour l’Alsace. Quelques faits montreront combien ont été rapides les développemens de cette partie de la richesse provinciale. En 1838, on comptait dans le Bas-Rhin 16 000 hectares de jachère. Schwertz, au commencement de ce siècle, n’évaluait pas à moins de 25 000 hectares la superficie de ces terrains. En 1852, ce chiffre était tombé à 7 953 hectares ; en 1866, on ne trouve plus de jachère. Voilà un progrès aussi complet qu’on le puisse souhaiter ; il a fait disparaître le mal tout entier. Le second fait que les enquêtes successives ont mis en lumière, c’est que la culture la plus productive, surtout la culture industrielle, s’est développée régulièrement d’année en année. Les houblonnières ont quadruplé d’importance ; le tabac, qui occupait 1 800 hectares en 1838, arrivait en 1852 à 3 000 hectares, en 1866 à près de 5 000. Sans rappeler chaque genre de culture[4], il suffit de remarquer que le progrès a été général et n’a subi que des arrêts insignifians. Quant au rendement, il a augmenté comme la surface même des terrains exploités. L’augmentation du produit moyen par hectare a été de 1838 à 1866 de 16 pour 100 pour le blé, pour l’orge de 38 pour 100. L’hectare de tabac donne en moyenne aujourd’hui 200 kilogrammes de plus qu’il y a trente ans. La commission départementale du Bas-Rhin estime que dans cette période la valeur du prix des loyers pour les terres a augmenté de 45 pour 100 ; les produits agricoles ont doublé en quelques années.

L’Allemagne elle-même nous fournit la réponse la plus concluante à ses accusations. La partie de son territoire la mieux cultivée est la Saxe royale. Le climat de cette province est celui de l’Alsace ; de plus, la Saxe, comme l’Alsace, est occupée pour un tiers environ par des montagnes. Les conditions se réunissent donc toutes pour une comparaison qui peut nous instruire. En Saxe, le revenu par hectare est de 185 francs ; dans le Haut-Rhin, il est de 200 francs, dans le Bas-Rhin de 245 francs. La valeur foncière par hectare en Saxe est en moyenne de 2 300 francs ; dans l’arrondissement de Strasbourg, elle atteint 4 200 francs ; dans le Bas-Rhin tout entier, 3 300 francs, et dans le Haut-Rhin de 2 300 à 2 500 francs. Ainsi l’agriculture alsacienne n’est pas inférieure à l’agriculture la plus avancée de l’Allemagne, elle lui est même supérieure ; j’ajoute qu’elle rivalise avec celle de l’Angleterre, et qu’en France les départemens du nord seuls peuvent être comparés à ceux du haut et du Bas-Rhin.

Progrès continu, état actuel qu’il ne faut comparer qu’aux plus riches prospérités agricoles de l’Europe contemporaine, telle a été l’histoire de l’agriculture alsacienne sous l’administration française. Le gouvernement s’était préoccupé depuis longtemps des réformes qui pouvaient rendre meilleure encore une situation déjà excellente. Le morcellement de la propriété, qui a été longtemps pour le cultivateur une cause d’activité, est devenu aujourd’hui un danger. On a reconnu qu’il fallait encourager les échanges qui permettent à un propriétaire de substituer à une série de parcelles isolées un vaste terrain continu, et favorisent la grande culture. Ici l’exemple de la Saxe nous a servi ; la loi du 27 juillet 1870, qui renouvelle du reste, — l’Allemagne ne doit pas l’oublier, — plusieurs dispositions d’une loi de 1824, a rendu ces échanges et ces réunions faciles. Les banques agricoles pour suppléer à l’insuffisance du crédit foncier, la substitution du gouvernement aux syndicats pour les prises d’eau et les irrigations, étaient des questions à l’étude au moment où la guerre a éclaté. Si l’Allemagne s’en occupe, nous y songions aussi, et nous en savions toute l’importance. L’agriculture alsacienne ne souffrait qu’en un point, les vignobles qui occupent une grande partie de la province. Le débouché naturel des vins des Vosges est l’Allemagne ; ils n’ont que peu de succès en France, tandis qu’on les estime beaucoup au-delà du Rhin ; depuis l’établissement des voies ferrées, ils trouvaient dans les crus de la Bourgogne et du midi une concurrence qui leur nuisait beaucoup. Le droit mis à la frontière sur tous nos vins équivalait pour ceux d’Alsace, dont le prix ne peut être élevé parce qu’ils sont de qualité moyenne, à une véritable prohibition. C’était là un inconvénient sérieux dont nous devions nous préoccuper lors de la révision du traité avec le Zollverein.

L’Alsace est un des pays de l’Europe les plus favorables à la culture du tabac. On sait que presque tous les tabacs français sont fournis par neuf départemens. En 1868, le Bas-Rhin a donné 9 024 000 kilogrammes de tabac, et le Haut-Rhin 700 000 kilogr. L’Alsace fournit à elle seule environ 1/13 des tabacs récoltés sur notre continent, et 1/26 de la production totale de l’Europe et de l’Amérique. La récolte des tabacs dans le Zollverein est à la récolte française comme 1 est à 17. Il en résulte que l’Allemagne doit tirer presque tous les tabacs dont elle se sert des États-Unis, de Cuba, de la Havane et de Porto-Rico. L’importation est d’autant plus considérable en Allemagne, que l’usage de fumer s’y trouve beaucoup plus répandu qu’en France. D’après une statistique faite en 1861, on fume en Prusse, toute proportion gardée, deux fois plus qu’en France, en Hanovre trois fois plus. Il semble tout naturel de croire que la libre culture que va introduire la loi allemande sera plus favorable que l’administration française à cette partie si importante de la production alsacienne, et c’est là un des points sur lesquels on insiste le plus dans les brochures répandues dans les campagnes. Tous les ans, les conseils-généraux du Haut et du Bas-Rhin ont réclamé la liberté complète d’exportation ; mais il faut remarquer que le planteur n’entendait vendre à l’étranger que ses produits de qualité inférieure ou de rebut. Pour ceux de bonne qualité, il trouvait dans l’état un acquéreur sûr qui payait à jour fixe, et le faisait largement. L’état en effet n’a qu’intérêt à encourager la culture, puisque les planteurs français sont encore loin de suffire aux exigences de la consommation ; il n’est pas naturel non plus qu’il donne à ses nationaux un prix inférieur à celui qu’il devrait offrir à des étrangers. L’état, surtout en France, est le plus large des marchands ; le principal souci de l’administration française est non pas de rabattre sur les prix, mais d’acquérir des produits excellens. Sous la loi de 1816, si minutieuse et si exigeante, la culture du tabac a pris en Alsace des développemens inespérés. Au contraire, dans les pays où la plantation est libre, où le monopole est inconnu, dans la Bavière rhénane par exemple, la production ne s’est augmentée que lentement. Beaucoup de planteurs d’Alsace regrettent aujourd’hui l’administration qu’ils ont souvent attaquée. On ne peut encore affirmer que leurs appréhensions soient fondées, mais dire que la suppression du monopole sera sûrement favorable aux cultivateurs n’est qu’une hypothèse, et d’ailleurs il ne faudrait pas oublier que le jour où cette loi commença à être appliquée la culture du tabac en Alsace était en pleine décadence ; il fallut que l’état fît venir des graines et enseignât lui-même les règles de la plantation : c’est le régime inauguré en 1816 qui a fait la prospérité actuelle de cette culture dans la vallée de l’Ill.

Dans une des dernières séances du Reichstag, M. le comte Regnard de Luxbourg a dit en quelques mots combien était florissante l’industrie alsacienne. Les broches pour la fabrication des tissus sont plus nombreuses dans le haut et dans le Bas-Rhin que dans l’Allemagne tout entière. Dans l’Alsace seule, on compte 2 170 000 broches et 53 000 métiers ; dans le Zollverein, 1 769 000 broches et 48 000 métiers. Ce fait si grave menace la fabrication allemande d’une concurrence dont se préoccupent depuis le début de la guerre toutes les chambres de commerce et tous les congrès industriels d’outre-Rhin. L’Alsace, perdant en partie les débouchés français que lui fermeront les droits de douane, va répandre sur les marchés d’Allemagne ses produits, et, comme elle fabrique des tissus meilleurs à plus bas prix, beaucoup d’économistes n’hésitent pas à prédire la ruine des manufactures allemandes. C’est pour cette raison que beaucoup d’Allemands auraient voulu voir Mulhouse rester française, ou du moins le chancelier stipuler dans le traité de paix une franchise absolue pour l’exportation d’Alsace en France.

Ces progrès remarquables de l’agriculture et de l’industrie, c’est-à-dire de la richesse publique, sont dus certainement en grande partie à l’intelligence des habitans ; mais quelle part n’y doit-on pas faire à l’administration française : En 1810, les chemins vicinaux en Alsace étaient dans le plus triste état ; sous administration de MM. de Lezay-Marnésia et Louis Sers, ils furent réparés et étendus : aucune province en Europe ne possède un système plus riche de voies de communication communales. En cinquante ans, l’état a doté l’Alsace d’une série de canaux qui sont une des grandes raisons de sa richesse ; aucune partie de la France sous ce rapport ne saurait se comparer à l’Alsace. Il suffit de rappeler le canal de la Marne au Rhin, celui du Rhône au Rhin, l’Ill canalisée, et surtout le canal des houillères de la Sarre, sans compter plus de quinze canaux de moindre importance et les beaux travaux pour l’endiguement du Rhin. En 1857, le Bas-Rhin avait 54 kilomètres de chemin de fer par 1 000 kilomètres carrés, tandis que dans toute la France la moyenne était de 12 kilomètres seulement. Depuis cette époque, grâce à l’initiative d’un préfet, M. Migneret, l’Alsace a construit des chemins de fer vicinaux à l’usage de l’agriculture. Des voies ferrées relient les principaux cantons qui ne sont pas placés sur les grandes lignes de communication. Le laboureur qui se rend le matin à son champ monte en wagon pour 15 ou 20 centimes, et fait ainsi en quelques minutes un trajet qui, à pied ou en voiture, lui eût demandé beaucoup de temps. On admettra aussi sans peine que le transport des produits agricoles est bien plus facile quand on charge dans la ferme même une marchandise qui ensuite, sans transbordement, peut être conduite aux destinations les plus lointaines.

Un arrêté de M. le comte de Bismarck-Bohlen, du 18 avril, rend l’instruction primaire obligatoire en Alsace. On ignore en général que l’obligation existait depuis dix-neuf ans dans un grand nombre de communes et pour toute une partie de la population dans les deux départemens. Le 12 octobre 1852 en effet, le consistoire de la confession d’Augsbourg avait décidé que tout enfant qui se présenterait au pasteur pour les cérémonies de la première communion devrait lui remettre un certificat attestant qu’il avait suivi durant deux années au moins les cours d’une école primaire, et qu’il savait lire et écrire. C’est par des mesures de ce genre que l’initiative individuelle peut devancer l’état et lui donner l’exemple. Dès 1798, l’administration du Bas-Rhin, par un arrêté que ratifia le ministère de l’intérieur, ordonnait à chaque parent de faire choix d’un maître pour ses enfans et de payer d’avance la rétribution scolaire fixée à 2 francs par trimestre[5]. Ce règlement tomba en désuétude ; les progrès de l’instruction primaire n’en furent pas moins rapides. Ici encore c’est à l’Allemagne qu’il faut comparer l’Alsace. La population de l’Alsace est de 1 119 000 habitans, celle du grand-duché de Bade de 1 400 000. Le grand-duché a une école pour 738 habitans, l’Alsace en a une pour 510 habitans. Le nombre des élèves dans le grand-duché est 1/7 de la population totale, en Alsace 1/6. Pour les élèves des salles d’asile et des cours d’adultes, nous trouvons dans le duché de Bade qu’ils représentent 1/119 de la population totale et 1/54, en Alsace 1/25 et 1/50. On compte dans le pays de Bade 74 élèves par maître, de ce côté du Rhin 59[6]. On voit que toute accusation contre l’incurie de l’administration française serait déplacée. Il ne reste à la polémique allemande qu’à examiner nos chiffres et à démontrer qu’ils sont faux ; on ne peut admettre d’autre forme de raisonnement.

III.

La propagande prussienne fausse l’histoire, comme elle méconnaît les faits les plus simples de la statistique. C’est un des lieux-communs de cette propagande, que nous avons conquis l’Alsace, que nous l’avons enlevée contre son gré à la confédération germanique. Comment les Allemands expliquent-ils alors la fidélité que l’Alsace a témoignée à la monarchie dès les premiers jours ? Au lendemain des traités de Westphalie, l’Alsace sans doute va protester ; elle n’acceptera pas sans mot dire l’autorité du roi Louis XIV ; son histoire dit assez qu’elle est belliqueuse et énergique, elle a fait ses preuves d’indépendance : n’est-elle pas au reste allemande de langue, protestante de religion ? Elle sera une des provinces les plus agitées, les plus mécontentes. La réunion est à peine accomplie, que déjà les occasions rendent la révolte facile. Sous le ministère de Mazarin, la France, envahie au nord et au sud, est divisée par la guerre civile ; de vieilles provinces méconnaissent l’autorité du roi. L’Alsace donne l’exemple d’un dévoûment absolu. En 1674, en 1676, les Allemands victorieux occupent la vallée de l’Ill ; l’Alsace tendra-t-elle la main à ces alliés naturels, à ces frères d’outre-Rhin ? Elle les reçoit comme des étrangers, comme des ennemis. Vingt fois, depuis la paix de Nimègue jusqu’au traité d’Utrecht, les impériaux sont maîtres de l’Alsace ; de 1708 à 1713 en particulier, la monarchie traverse des épreuves cruelles comparables à celles que nous venons de subir. Nos ennemis nous croient vaincus pour toujours ; l’heure de nous enlever nos plus belles provinces est venue : en vain chercherait-on dans toute l’histoire d’Alsace, en ces jouira douloureux, les traces d’une seule tentative pour rentrer dans cette famille germanique à laquelle nous l’avons, dit-on, ravie par la force. L’affection de l’Alsace pour la France durant tout le xviie siècle nous explique assez pourquoi elle a été si française durant la guerre de la succession d’Autriche, et plus tard pendant cette lutte de sept années que nous avons soutenue, souvent avec si peu de succès contre Frédéric II. Je n’ai pas non plus à chercher pour quelle cause cette province, longtemps habituée à l’exercice des libertés municipales, et qui de bonne heure avait salué dans la réforme l’affranchissement de la conscience religieuse, embrassa avec une si vive ardeur les principes de la révolution. En 1789, l’Alsace a des raisons trop puissantes de ne plus regretter le lien qui l’unissait autrefois à l’Allemagne féodale. Ni les armées de la Prusse, ni celles de l’Autriche ne peuvent l’enlever à l’enthousiasme qui l’entraîne avec nous dans une vie nouvelle de liberté et de progrès. La France est réduite à vingt-sept départemens, le parti girondin cherche à réveiller les vieux souvenirs d’autonomie provinciale ; l’Alsace n’écoute ni les fédéraux français, ni les princes allemands. Par-delà les malheurs présens, elle, voit les belles espérances qui nous soutiennent, elle sait ce qu’était ce passé avec lequel la France a rompu. Ce que je veux seulement remarquer, c’est l’attachement de l’Alsace à la vieille monarchie ; aucune province n’a été plus fidèle dès le premier jour à notre unité nationale. Il y a là un fait que la critique allemande la plus passionnée ne peut essayer de mettre en doute, un fait qu’elle n’a pas le droit de passer sous silence. Une vérité aussi évidente doit avoir des raisons simples ; pour les comprendre, il suffit de s’arrêter un instant aux caractères généraux de l’histoire d’Alsace.

Contrairement à l’Allemagne, l’Alsace presque tout entière avait été de bonne heure romanisée. Germaine par le sang, gallo-romaine pas les habitudes, la culture intellectuelle et religieuse, jusqu’au IXe siècle elle partagea les destinées des anciennes provinces de la Gaule. À cette époque, les traités l’attribuèrent tantôt à la France, tantôt à l’Allemagne, et plusieurs fois à des états intermédiaires qui cherchèrent à se former entre ces deux grandes nations naissantes. Au Xe siècle, elle parut réunie pour longtemps à l’empire germanique. Depuis cette date jusqu’à la paix de Westphalie, c’est-à-dire durant environ six cents ans, son histoire est dominée par une tendance unique : l’Alsace s’isole de l’empire, se sépare de l’Allemagne. Trop éloignée pour être sérieusement protégée par l’empereur, il faut qu’elle songe elle-même à sa propre sécurité. C’est l’origine des nombreuses villes libres qui font alors reconnaître leur indépendance ; mais ce mouvement municipal est commun à toute l’Europe. Ce qui est plus important, c’est la formation en Alsace, dès le xiie siècle, d’une alliance entre ces villes pour leur mutuelle sécurité. L’empereur les abandonne ; elle se protégeront elles-mêmes : de Bâle à Spire, un lien fédéral réunit toutes les cités, lien militaire et lien commercial, principe de force et garantie de richesse. Au xiiie siècle, cette association est florissante ; au siècle suivant, elle renouvelle jusqu’à cinq fois ce traité d’union. Contre les margraves de Bade, les ducs de Souabe, les grandes compagnies, les Armagnacs, les bandes anglaises, contre Armleder, l’exterminateur des Juifs, la ligue lève des armées et se passe de l’empereur. L’Alsace se sauve seule, fait seule ses affaires. Vers le même temps, il est facile de voir combien elle se détache de l’empire. Obligée de chercher des alliés, elle s’adresse non pas à l’Allemagne, mais à la Suisse. L’union avec les républiques helvétiques devient une des habitudes constantes de la politique des villes d’Alsace. Ces républiques interviennent dans les guerres de la ligue, par exemple contre Enguerrand de Coucy, dans leurs affaires intérieures, comme dans la triste guerre des six oboles. Les Allemands, par mépris, appellent déjà la Haute-Alsace l’étable des Suisses. Cette alliance ne devint que plus étroite avec le temps. Peu à peu les cantons les plus voisins de la Suisse cherchèrent même à y être réunis. Au traité de Westphalie, il fut reconnu que Mulhouse faisait partie de la confédération helvétique ; depuis longtemps, elle était plus suisse qu’allemande. Du reste la Haute-Alsace avait dépendu en grande partie, sous le rapport religieux, de l’évêché de Bâle. En 1789, sur 450 cures que l’on comptait dans toute la province, près de 200, la plupart situées dans la région des Vosges et du Jura, étaient sous l’autorité de l’évêque de Bâle. C’était un souvenir de l’ancienne division des provinces romaines : la Haute-Alsace était en effet comprise autrefois dans la Grande Séquanaise et non dans la Germanie première. L’alliance, à tous égards si naturelle, avec les cantons helvétiques est à partir du xiiie siècle un des faits les plus importans de l’histoire d’Alsace. Une vieille coutume strasbourgeoise en a conservé jusqu’à ces derniers temps un souvenir populaire dans la fête appelée la Bouillie de Zurich, qu’un poème national, le Bateau fortuné (Glückhafte Schiff) de Fischart, a célébrée. Chaque année, des Suisses partis de Zurich apportaient à Strasbourg une marmite fumante, en mémoire d’un jour où, mandés en toute hâte, ils répondirent si vite à l’appel de leurs alliés, qu’ils ne prirent pas le temps de dîner, et arrivèrent sur le quai de la cathédrale avec leur soupe encore bouillante.

La vie alors était surtout dans les villes, les campagnes dépendaient de la maison de Habsbourg ; dès le xive siècle l’empereur lui-même parut reconnaître ce qu’avait de légitime la tendance de l’Alsace à se gouverner elle-même : bientôt il abandonna le landgraviat du Nordgau, c’est-à-dire tout le territoire qui forme aujourd’hui le département du Bas-Rhin, à l’évêque de Strasbourg. Il y eut alors en Alsace une principauté ecclésiastique puissante dont l’indépendance pouvait se comparer à celle des électorats de Trêves ou de Cologne, des villes immédiates ou libres unies entre elles et alliées aux Suisses, habituées dès longtemps à se passer de l’empereur, — au sud, un landgraviat, province moins allemande que le Nordgau et du reste en partie soumise à la suprématie de Mulhouse et de Colmar. On voit par quels faibles liens à cette époque l’Alsace était réunie à l’Allemagne. Quant aux sentimens qu’elle éprouvait pour l’empire, nous les trouvons dans cette vieille chanson populaire que les chroniques nous ont conservée : « Es-tu un roi d’Autriche, seigneur et maître de l’empire romain ? Tu devais augmenter l’empire, et tu le laisses dépérir ; tu as laissé venir les meurtriers au détriment des villes ; honte à toi, grand est ton déshonneur ! »

L’histoire des traités de Westphalie a été faite récemment, dans la Revue, par M. Charles Giraud[7]. Les Allemands ne peuvent contester que nous sommes entrés en Alsace appelés par les habitans eux-mêmes ; nos garnisons sont venues y remplacer celles des Suédois. Nous étions avec l’Allemagne libérale contre la maison d’Autriche, ennemie de l’Alsace, contre le parti qui voulait l’intolérance religieuse et la soumission politique de la confédération. Nous n’avons pas conquis l’Alsace, nous l’avons occupée du consentement des habitans. Les Alsaciens combattaient à nos côtés. L’Allemagne nous répond, et Schiller dit avec une éloquente douleur : « Vous profitiez de nos dissensions pour nous démembrer. » C’est ce que répètent aujourd’hui M. le prince de Bismarck et le roi Guillaume, c’est ce que tout le monde croit au-delà du Rhin, et ce qu’on enseigne déjà aux petits paysans d’Alsace. Du moins il faut reconnaître avec nous que nos armes, notre argent, nos soldats, notre politique, servaient dans cette guerre la cause du progrès, la cause même de l’Allemagne. Trois périodes de la guerre de trente ans avaient échoué ; trois fois les princes protestans avaient été battus. Nous intervenons, et nous mettons fin à la lutte. Les traités de Westphalie n’étaient pas un compromis temporaire ; ils donnaient satisfaction aux plus puissantes et aux plus justes aspirations de l’Allemagne. Ils ont duré plus d’un siècle et demi : une paix mal faite, faite contre la justice et les vœux d’une nation, ne dure pas. La paix de Westphalie est notre œuvre. Pour les contemporains, la réunion à la France d’une province qui l’avait appelée fut un des faits les plus naturels de ce temps. L’Alsace ne se sépara pas de l’empire ; depuis plus d’un siècle déjà, cette petite France du Rhin, comme on disait alors, n’en dépendait que de nom : elle entra dans une grande monarchie vers laquelle elle se sentait attirée depuis longtemps. Qu’on relise du reste les ouvrages de l’époque, surtout les Visions d’un anti-français, Moscheroch, bailli de l’empereur, on verra combien les Welches avant 1648 avaient de partisans en Alsace. « Il y a des années, s’écrie-t-il en parlant aux Alsaciens, que vous n’êtes plus Allemands, vous n’êtes que des Welches ; vous oubliez que les Welches ont perdu l’Allemagne[8]. »

En 1793, le maire de Strasbourg, Frédéric de Dietrich, descendant d’une famille qui tient une place glorieuse dans l’histoire de la province, fut traduit devant les tribunaux révolutionnaires. Un des historiens les plus actifs et les plus intelligens de l’Alsace, M. Louis Spach, a consacré à Dietrich une attachante monographie où, grâce à une correspondance aujourd’hui perdue, il a pu montrer ce qu’était un Alsacien de distinction à la fin du xviiie siècle. Dietrich, ami de Condorcet et des hommes les plus remarquables de son temps, inspecteur-général des mines de France, membre de l’Académie des Sciences, avait à Strasbourg un salon où on retrouvait les passions, les idées, la distinction de Paris. On sait que Rouget de l’Isle y chanta la Marseillaise.

Dietrich, comme son illustre ami, accueillit avec enthousiasme les idées de la révolution. Tous ses discours de 89 et de 90 sont inspirés par le libéralisme le plus confiant. La liberté ! Que ne peut-on espérer de ses bienfaits ? La liberté seule suffit à changer la France ; les jours nouveaux d’éternelle justice vont luire sur l’Europe. Plein de généreuse illusion, il ne croyait pas qu’il fallût donner à ses administrés d’autre frein que leur bon sens. Bientôt des partis violens se formèrent dans la ville ; des intrigans qui l’avaient d’abord acclamé, qui s’étaient servis de lui pour s’élever, — et parmi eux quelques exilés d’outre-Rhin se faisaient surtout remarquer, — le calomnièrent dans des journaux. De ces attaques, en apparence inoffensives, ils passèrent à des dénonciations portées devant les clubs de Paris. Le libéral et honnête Dietrich fut traduit devant le tribunal de Besançon comme traître à la patrie ; le jury le reconnut innocent. Robespierre ordonna de le retenir malgré l’arrêt public, et le renvoya à Paris devant le tribunal de Fouquier-Tinville pour que la condamnation, comme on disait alors, fût prononcée. C’était la justice de ce temps où la dictature ne connaissait d’autre règle que sa volonté. Dietrich monta sur l’échafaud. Certes, si jamais homme eut à se plaindre de son pays, ce fut celui-là ; si jamais la France parut perdue, ce fut dans ces jours sinistres. Voici cependant comment s’exprimait le condamné dans son testament :

« Mes fils, mes chers enfans, si je péris, cette injustice vous accablera de douleur. Vous connaissez ma conduite politique et mes sacrifices ; eh bien ! imitez votre père : aimez-la toujours (la patrie). Étouffez, à l’approche du danger qu’elle court, le cri de la nature. Ne vous en prenez pas à la patrie du tort de quelques scélérats qui auront immolé votre père. Vengez-moi en continuant à la défendre avec la plus intrépide bravoure. Il m’eût été doux de vous embrasser encore avant de subir le sort qui m’attend. Tous deux devant l’ennemi, je sacrifie à l’obligation où vous êtes de combattre le désir ardent que j’ai de vous appeler auprès de moi. Je vous serre de toutes mes forces contre mon cœur. Ayez soin de votre mère : remplacez-moi auprès de votre petit frère, et acquittez-nous envers la courageuse amie qui tient lieu de mère à cet enfant né dans le sein du malheur. »

Dans toute sa correspondance avec sa femme, on trouve cette foi et ce patriotisme ; Dietrich appelle la mort, mais il ne désespère ni de la patrie, ni de la liberté. Si malheureuse que soit la France, il croit à ses destinées ; les moindres victoires lui font oublier le long supplice que cette France lui impose. Quelques jours avant de monter sur l’échafaud, il écrit encore à sa femme :

« Les bonnes nouvelles de Dunkerque nous dédommagent un peu de la perfidie des Toulonnais, qui ne tarderont pas, je l’espère, de recevoir leur juste châtiment…..

« Que ma patrie jouisse bientôt, à l’abri d’une bonne constitution, de toute la félicité qu’on doit attendre des principes d’égalité sainement appliqués, et d’une liberté sans licence. Tels sont les derniers souhaits d’un homme qu’on sacrifie comme traître et rebelle à la France. Je vous quitte, mes chers parens, ma femme, mes enfans, mes amis, en faisant les vœux les plus ardens pour que le terme de mes jours soit celui de vos peines. Qu’un bonheur sans nuages efface jusqu’au souvenir des chagrins que je vous ai causés. Adieu, je me jette pour la dernière fois dans vos bras. »

Tel était un Alsacien du siècle dernier ; quel patriote français eût parlé un langage plus noble, plus généreux ? La patrie de Dietrich n’a pas oublié cette grande tradition : l’affection qu’elle nous témoigne est notre honneur ; elle nous consolerait mille fois de tous les procédés de la propagande prussienne, si d’aussi tristes attaques pouvaient nous atteindre.

Albert Dumont.
  1. Voyez dans la Revue du 1er juin l’Alsace sous le régime prussien.
  2. Voyez la Revue du 1er novembre 1870.
  3. Aus Natur und Geschichte von Elsass-Lothringen, la nature et l’histoire en Alsace et en Lorraine.
  4.   BAS-RHIN   HAUT-RHIN
    18385 18665 18385 18665
    Production des grains
    100 060 hect. 118 913 90 293 hect. 100 294
    Racines et plantes potagères
    37 900   42 000 19 591   29 146
    Cultures industrielles
    15 911   17 450 1 143   4 775
    Prairies naturelles et artificielles
    68 380   80 964 65 821   76 482

    J’emprunte ces chiffres au remarquable rapport de M. Eugène Tisserand sur l’enquête agricole de 1866 en Alsace.

  5. En 1768, une ordonnance semblable avait été rendue par la municipalité de Strasbourg, mais pour cette ville seulement.
  6. C’est en Alsace, au Ban-de-la-Roche, sous les auspices du vénérable Oberlin, qu’ont été créées les premières salles d’asile.
  7. Voyez la Revue du 15 décembre 1870.
  8. Visions (contre la mode et la France).