La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 15

La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 167-179).


CHAPITRE XV.

LA BUTTE DE MUSCHAT.


L’esprit que j’ai vu peut être le diable : car le diable, dit-on, a le pouvoir de se revêtir d’une forme agréable.
Shakspeare, Hamlet.


Nous avons déjà eu occasion de remarquer qu’à l’époque où se rapporte cette histoire, la croyance aux sorciers et aux démons était généralement répandue dans toutes les classes, mais plus particulièrement parmi les membres les plus austères de la secte des presbytériens, dont le parti, même au temps de sa puissance, avait poursuivi avec une ardeur souvent mêlée de cruauté le crime imaginaire de sorcellerie. Or, sous ce point de vue, les rochers de Saint-Léonard et tous les bois environnants étaient un pays fort redouté et en mauvais renom. Non seulement il passait pour avoir servi de lieu de rendez-vous aux sorciers, mais très récemment encore c’était au milieu des profondeurs de ces rochers pittoresques que l’enthousiaste ou plutôt l’imposteur cité dans le pandœmonium de Richard Bovet[1] avait trouvé une issue pour pénétrer dans les entrailles de la terre où les fées célèbrent leurs mystères nocturnes.

Jeanie Deans connaissait trop bien toutes ces légendes pour pouvoir se défendre de l’impression profonde qu’elles font ordinairement sur l’imagination. Depuis son enfance elle avait été habituée à entendre des récits de ce genre ; c’était la seule distraction qu’offrît la conversation de son père, qui roulait presque toujours sur des points de controverse, ou sur l’histoire de ces martyrs du Covenant, qu’il se vantait avec orgueil d’avoir connus, et dont il se plaisait journellement à rapporter les courageux efforts, la manière intrépide dont ils rendaient témoignage, la captivité, les évasions miraculeuses, les tortures et même l’exécution. Ces enthousiastes visionnaires qui, pour fuir de cruelles persécutions, s’étaient souvent réfugiés dans les solitudes et les cavernes des montagnes, s’étaient persuadé qu’ils y étaient assaillis par l’ennemi du genre humain, comme dans les villes et les campagnes ils étaient exposés aux attaques du gouvernement tyrannique et de ses soldats. C’était sous l’influence de semblables terreurs qu’un de ces visionnaires inspirés disait un jour à son compagnon, qui revenait le trouver après l’avoir laissé seul dans une caverne fréquentée des esprits, dans le Galloway : « C’est une vie bien dure que celle de ce monde ! on y a affaire aux diables incarnés qui sont sur terre, et aux diables qui sont dessous. Satan s’est montré ici depuis que vous m’avez quitté, mais je l’ai chassé par la résistance, et il ne nous persécutera plus cette nuit. » David Deans croyait à cette histoire et à beaucoup d’autres visions et victoires remportées sur l’esprit malin non moins miraculeuses, sur la foi des Ansars ou auxiliaires des prophètes bannis. C’était là un événement que Davie ne pouvait se rappeler ; mais il racontait souvent avec un sentiment d’étonnement et de terreur, et non sans éprouver un mouvement d’orgueil et de supériorité sur ses auditeurs, comment lui-même, étant un jour présent à une assemblée évangélique qui se tenait en plein champ, les exercices de piété avaient été interrompus soudain par l’apparition d’un grand homme noir qui cherchait à passer le gué pour se joindre à la congrégation, et qui enfin parut emporté par la force du courant. Chacun s’empressa de le secourir, mais avec si peu de succès, que dix ou douze hommes robustes, qui tenaient la corde qu’on lui avait jetée, étaient en danger d’être entraînés eux-mêmes dans la rivière et d’y perdre la vie, plutôt que de réussir à sauver celle de l’homme qui périssait. Mais, poursuivait Davie d’un air triomphant, le célèbre John Semple, de Carsphaen, reconnut le démon qui s’était saisi de la corde. « Lâchez la corde, » nous cria-t-il (car, quoique je fusse encore enfant, j’étais un de ceux qui la tenaient), « C’est le grand ennemi de l’homme ! Il brûle, mais ne se noie pas ; son dessein est de troubler nos pieuses œuvres en jetant la confusion et le désordre dans nos esprits, pour en effacer tout ce que vous avez entendu, et les impressions qui vous en sont restées. » Nous lâchâmes donc la corde, ajoutait Davie, et il tomba au fond de l’eau en hurlant et beuglant comme le taureau de Basham, suivant le nom que lui donne l’Écriture[2].

Élevée dans la croyance de telles légendes, il n’était pas étonnant que Jeanie commençât à éprouver une crainte vague des fantômes qui pourraient l’assaillir pendant sa route, et conçût des doutes sur la nature et le but de l’être mystérieux qui lui avait donné rendez-vous dans un lieu et à une heure si propres à inspirer l’effroi, et dans un moment où son esprit, livré à de mortelles inquiétudes et à d’amers chagrins, devait la rendre plus accessible aux tentations insidieuses, aux dangereuses séductions de l’esprit malin. Si une idée semblable s’était présentée à Butler lui-même, tout instruit et éclairé qu’il était, quelle impression ne devait-elle pas faire sur Jeanie ! Cependant, malgré sa ferme croyance à la possibilité d’une rencontre surnaturelle, dont la seule vue était capable de faire frissonner, elle n’en résolut pas moins, avec un degré de courage dont l’incrédulité de notre siècle, qui nous rend étrangers à ces sensations, ne nous permet pas d’apprécier tout le mérite, de ne pas laisser échapper une occasion qui pouvait lui procurer un moyen de sauver sa sœur, quand bien même elle devrait s’exposer par là à tous les dangers que redoutait son imagination. Ainsi, semblable à Christiana, dans le Voyage du Pèlerin[3], quand elle traverse d’un pas timide, mais avec une courageuse résolution, la vallée de l’Ombre de la Mort, malgré toutes ses terreurs, Jeanie se glissant le long de chaque rocher, tantôt guidée par le clair de lune, tantôt dans une profonde obscurité, suivant que le sentier qu’elle traversait était enseveli dans l’ombre ou recevait les rayons de la lumière argentée, essayait de combattre les suggestions de la peur en fixant sa pensée sur la triste situation de sa sœur infortunée, et plus fréquemment encore en implorant intérieurement, par ses prières, la protection de cet Être tout puissant pour lequel il n’existe pas de ténèbres.

C’est ainsi que tout en se distrayant alternativement de ses craintes par la pensée de l’objet qui avait pour elle un intérêt si puissant, ou en les combattant par la confiance qu’elle mettait dans la protection divine, Jeanie arriva enfin au lieu qui lui avait été assigné pour ce mystérieux rendez-vous.

L’endroit désigné était le fond de la vallée située entre les rochers de Salisbury et la partie nord-ouest de la montagne appelée le siège d’Arthur, sur le revers de laquelle on voit encore les ruines d’une ancienne chapelle ou ermitage dédié à saint Antoine l’ermite. Jamais aucun bâtiment de ce genre n’avait pu être mieux placé ; car cette chapelle entourée de rochers inaccessibles et sauvages au milieu d’un désert, n’en était pas moins dans le voisinage immédiat d’une capitale riche, bruyante et populeuse, dont le bourdonnement frappant les oreilles des solitaires au milieu de leurs oraisons, n’offrait à ces hommes retirés du monde d’autre intérêt que celui qu’ils pouvaient trouver dans le sourd mugissement du lointain Océan. Au bas de la pente rapide où sont situées les ruines, on montrait alors et peut-être on montre encore aujourd’hui l’endroit où le misérable Nicole Muschat, dont on a déjà parlé dans cette histoire, avait achevé le cours de ses longues cruautés envers sa femme en l’assassinant avec des circonstances qui indiquent un horrible raffinement de barbarie. L’horreur qu’inspirait le crime de cet homme s’était étendue sur le lieu où il avait été commis. On l’avait marqué par une espèce de butte, ou tas de pierres, composé de toutes celles que les passants y avaient jetées en témoignage de leur exécration, circonstance qui rappelle cette forme de malédiction ordinaire aux anciens Bretons : Puissiez-vous être enseveli sous un cairn[4] !

En approchant de ce lieu funeste et de triste présage, notre héroïne s’arrêta et regarda la lune qui se montrait au nord-ouest dans tout son plein, et répandait une clarté plus vive qu’au moment où elle s’était mise en route. Après avoir contemplé quelques instants cette belle planète, elle tourna la tête lentement avec crainte vers la butte dont elle l’avait d’abord détournée, mais elle fut trompée dans son attente. Elle ne vit que le petit tas de pierres grisâtres sur lesquelles tombaient les rayons de la lune. Son esprit se perdit dans une multitude de conjectures vagues. Celui qui lui avait écrit l’avait-il trompée ? ne paraîtrait-il pas au rendez-vous, ou était-il en retard ? Était-ce quelque accident imprévu qui l’empêchait de paraître comme il se le proposait ; ou si c’était un être surnaturel, comme ses craintes secrètes le lui disaient, son but avait-il été seulement de l’abuser par de fausses espérances et de l’exposer à un effroi et à des fatigues inutiles, suivant les habitudes qu’elle avait souvent entendu attribuer à ces esprits errants ? Peut-être voulait-il la terrifier inopinément par l’horreur soudaine de sa présence, lorsqu’elle aurait atteint le point fixe du rendez-vous ? Ces inquiétantes réflexions ne l’empêchèrent pourtant pas de s’approcher de la butte d’un pas décidé, quoique lent. Quand elle fut à deux pas environ du tas de pierres, une figure en sortit soudainement, et Jeanie eut de la peine à retenir un cri d’alarme en voyant se réaliser ses craintes les plus effrayantes. Elle se contraignit cependant au point de garder le silence. Il y eut une pause pendant laquelle, dans une douloureuse incertitude, Jeanie attendait que l’individu qui venait de lui apparaître commençât la conversation, ce qu’il fit en demandant d’une voix que l’agitation rendait sourde et tremblante : « Êtes-vous la sœur de cette malheureuse jeune fille ? — Je suis, je suis la sœur d’Effie Deans, s’écria Jeanie ; et par l’espoir que vous avez dans la miséricorde de Dieu, dites-moi, si vous le pouvez, ce qu’on peut faire pour la sauver. — Je n’espère pas dans la miséricorde de Dieu, je ne l’ai pas méritée, je n’en attends pas de lui. Telle fut la singulière réponse de l’inconnu, qui prononça ces paroles de désespoir d’un ton plus calme que celui avec lequel il avait d’abord parlé, apparemment parce qu’il s’était rendu maître de l’agitation qu’il avait éprouvée en commençant à parler. Jeanie resta muette d’horreur en entendant un langage qui contrastait tellement avec ce qu’elle avait jamais ouï, qu’il lui sembla devoir être proféré par un démon plutôt que par un homme. L’étranger continua sans paraître remarquer sa surprise. « Vous voyez devant vous un misérable destiné au malheur dans ce monde et dans l’autre. — Pour l’amour de Dieu qui nous voit et nous entend, dit Jeanie, ne parlez pas d’un ton si désespéré ! l’Évangile est envoyé aux plus grands pécheurs, aux plus misérables entre les misérables. — Alors je dois avoir part à ses promesses, dit l’étranger, si vous regardez comme le plus grand des pécheurs celui qui a causé la destruction de la mère qui l’a mis au monde, de l’ami qui l’aimait, de la femme qui avait mis en lui sa confiance, de l’innocent enfant qui lui dut le jour. Si c’est un péché que d’avoir causé tant de maux, si c’est un malheur que d’y survivre, je suis en effet le plus coupable et le plus malheureux de tous les hommes. — Ainsi, vous êtes donc le criminel auteur de la ruine de ma sœur ! » dit Jeanie avec une expression involontaire d’indignation.

« Maudissez-moi si vous voulez, je ne l’ai que trop mérité de vous. — Il me convient davantage de prier Dieu qu’il vous pardonne. — Faites là-dessus ce que vous voudrez, pourvu que vous me promettiez d’obéir aux directions que je vous donnerai pour sauver la vie à votre sœur. — Il faut que je sache d’abord, dit Jeanie, quels sont les moyens que je dois employer. — Non, il faut que vous vous engagiez d’abord par un serment, un serment solennel, de les employer quand je vous les aurai fait connaître. — Un serment ? il n’est pas besoin d’un serment pour qu’on croie que je ferai tout ce qui est permis à un chrétien pour sauver la vie de ma sœur. — Je ne veux pas de réserve, » s’écria l’étranger d’une voix de tonnerre ; « permis ou non permis, chrétien ou païen, il faut que vous juriez de faire ce que je vous prescrirai, et de vous laisser diriger par mes conseils, ou… Vous ne savez guère à la colère de qui vous vous exposez. — Je penserai à ce que vous venez de dire, » répondit Jeanie qui commençait à être fort alarmée de la violence frénétique de ses manières, et qui se demandait à elle-même si elle parlait à un fou furieux ou à un démon incarné : « je réfléchirai à ce que vous venez de dire, et je vous ferai réponse demain. — Demain ! » s’écria l’inconnu avec un sourire de mépris, « et où serai-je demain ? où serez-vous vous-même cette nuit, à moins que vous ne juriez de suivre mes conseils ?… Il se commit autrefois dans ce lieu un forfait maudit ; il va s’en commettre un autre qui lui sera comparable, si vous ne vous abandonnez pas à ma volonté, corps et âme. »

En disant ces mots il présenta un pistolet à la malheureuse jeune fille. Elle ne s’évanouit pas, elle ne chercha point à fuir, mais elle tomba à genoux et le supplia d’épargner sa vie.

« Est-ce là tout ce que vous avez à dire ? lui demanda l’inflexible étranger. — Ne trempez pas vos mains dans le sang d’une créature sans défense qui s’est fiée à vous, » lui dit Jeanie toujours à genoux.

« Est-ce là tout ce que vous avez à dire ? n’avez-vous pas de promesse à me faire ? Voulez-vous perdre votre sœur ? voulez-vous me forcer de répandre encore du sang ? — Je ne puis vous promettre de rien faire, dit Jeanie, qui ne soit permis à un chrétien. »

Il arma son pistolet.

« Puisse Dieu vous pardonner ! » dit-elle en pressant avec force ses mains contre ses yeux.

« Malédiction ! » murmura l’étranger en se détournant d’elle ; il remit le pistolet dans sa poche. « Je suis un misérable, dit-il, enfoncé dans le crime et le malheur ; mais je ne suis pas assez scélérat pour vouloir attenter à votre vie. Je n’ai voulu que vous effrayer pour vous faire consentir à mes projets. Elle ne m’entend plus… elle est sans connaissance… Grand Dieu ! misérable que je suis ! »

Pendant qu’il parlait, elle reprit ses sens, qu’elle avait perdus un instant dans l’angoisse involontaire d’un moment qu’elle croyait être le dernier de sa vie ; et bientôt, rappelant avec force sa réflexion et sa fermeté naturelle, elle se recueillit assez pour comprendre qu’il n’avait aucune intention criminelle contre sa personne.

« Non, répéta-t-il, je ne voudrais pas ajouter à la destruction de votre sœur et de son enfant celle d’un être qui lui appartient. Tout insensé, tout frénétique que je suis, n’étant arrêté ni par la crainte, ni par la pitié, livré au génie du mal, abandonné de tout ce qui est bon et vertueux, je ne voudrais pas vous faire de mal quand on m’offrirait l’empire du monde. Prenez cette arme, brûlez-moi la cervelle, vengez ainsi de votre main les injures de votre sœur ! mais suivez la voie, la seule voie qui puisse lui sauver la vie. — Hélas ! est-elle innocente ou coupable ? — Elle est innocente, innocente de tout : son seul crime est la confiance qu’elle accorda à un misérable !… Et cependant, si des êtres plus criminels que moi ne s’en fussent mêlés, oui, plus criminels que moi, tout coupable que je suis, jamais ce malheur ne serait arrivé. — Et l’enfant de ma sœur vit-il ? demanda Jeanie. — Non, il fut assassiné… l’enfant nouveau-né fut barbarement assassiné, » dit-il d’une voix basse, mais ferme et soutenue. « Mais, ajouta-t-il, ce ne fut ni de son consentement, ni à sa connaissance. — Alors, pourquoi le coupable n’est-il pas livré à la justice, et l’innocent justifié ? — Ne m’accablez pas de questions qui ne peuvent rien amener d’utile, » répliqua-t-il d’une voix sévère ; « ceux par qui le crime a été commis sont trop loin pour craindre aucunes poursuites ; ils sont à l’abri de toute découverte. Personne ne peut sauver Effie que vous-même. — Moi, malheureuse ? Et comment serait-ce en mon pouvoir ? » dit Jeanie avec abattement.

« Écoutez-moi, vous avez du sens, vous pouvez facilement me comprendre, je vais me confier à vous. Votre sœur est innocente du crime dont elle est accusée. — Que le ciel en soit béni ! s’écria Jeanie. — Ne m’interrompez pas et écoutez ! La personne qui l’a aidée dans son accouchement a assassiné l’enfant ; mais je vous le répète, c’était sans le consentement et à l’insu de la mère. Elle est donc pure de ce crime, aussi pure que le malheureux innocent qui n’a respiré que quelques minutes dans ce misérable monde, et dont le sort peut-être n’en fut que plus heureux, puisqu’il lui fît sitôt trouver le repos… Mais la mère est innocente, innocente comme l’enfant lui-même, et cependant il faut qu’elle meure, d’après la loi. — Mais ne peut-on découvrir les criminels et les livrer à la justice ? dit Jeanie. — Croyez-vous qu’on puisse persuader à des êtres endurcis dans le crime de mourir pour sauver la vie d’un autre ? Est-ce là-dessus que vous comptez pour son salut ? — Mais vous avez dit qu’il y avait un moyen… » balbutia la jeune fille tremblante.

« Il y en a un, dit l’étranger, et il est entre vos mains. La loi est précise, et l’on ne peut parer le coup qu’elle va porter, mais il est possible de le détourner. Vous avez vu votre sœur pendant l’époque qui a précédé la naissance de son enfant ; qu’y a-t-il de plus naturel qu’elle vous ait fait part de sa situation ? Par cet aveu, son affaire change de face, et la circonstance du mystère étant écartée, elle n’est plus sous le coup de cette loi. Je ne connais que trop leur jargon, et je vous répète que, sans la circonstance du mystère, elle ne peut être condamnée[5]. Il est tout simple que votre sœur vous ait fait confidence de son état… Réfléchissez ; je suis certain qu’elle vous en a parlé. — Hélas ! dit Jeanie, elle ne m’en a jamais dit un mot ; mais elle pleurait amèrement toutes les fois que je lui parlais de l’altération de sa santé, et du changement qui s’était opéré dans son caractère. — Vous lui avez fait des questions à ce sujet ? dit-il avec vivacité ; il faut que vous vous rappeliez qu’elle vous avoua avoir été séduite par un misérable… Oui, vous pouvez appuyer sur ce mot-là, et y joindre le titre de monstre, de cruauté et de perfidie, tout autre nom est inutile, et qu’elle portait dans son sein le fruit de son imprudence et du crime de son séducteur… qu’il l’avait assurée qu’il prendrait des mesures pour sa délivrance prochaine… Eh bien ! il a tenu parole. » Il sembla s’adresser ces derniers mots à lui-même, en les accompagnant d’un geste violent de reproche et de remords ; puis il ajouta avec plus de calme : Vous vous souviendrez bien de tout ceci ? voilà tout ce qu’il est nécessaire de dire. — Mais je ne puis me rappeler ce qu’Effie ne m’a jamais dit, » répondit Jeanie avec beaucoup de simplicité.

« Êtes-vous donc si bornée, avez-vous l’intelligence si lente ? » s’écria-t-il en lui saisissant le bras tout à coup, et en le lui pressant fortement. « Je vous dis, » répéta-t-il en serrant les dents et à demi-voix, mais avec beaucoup d’énergie, « je vous dis qu’il faut que vous vous rappeliez qu’elle vous a dit tout cela, quand bien même elle n’en aurait jamais articulé une syllabe. Il faut vous conformer à ce rapport, dans lequel il n’y a rien que de vrai, excepté qu’il ne vous fut pas fait à vous-même, et le répéter devant ce tribunal de justice, ou quel que soit le nom qu’ils donnent à leur cour sanguinaire, afin de sauver votre sœur d’un assassinat, et de les empêcher eux-mêmes d’être ses meurtriers. N’hésitez pas… Je vous jure, sur la vie et le salut, qu’en répétant ce que je vous ai dit, vous ne vous écarterez point de la pure vérité. — Mais, » répliqua Jeanie, dont le jugement était trop sain pour ne pas distinguer sur-le-champ le sophisme de ce raisonnement, « je me parjurerais précisément sur le point où l’on a besoin de mon témoignage : car c’est surtout le secret que la pauvre Effie a gardé qui la fait paraître coupable, et c’est là-dessus que vous voulez que je déclare une fausseté. — Je vois, dit-il, que mes premiers soupçons étaient justes, et que vous allez laisser périr votre innocente et malheureuse sœur, qui n’eut d’autre tort que de se fier à un misérable comme moi, plutôt que de prononcer un mot pour la sauver. — Je donnerais le plus pur de mon sang pour la préserver d’un tel sort, » dit Jeanie en pleurant amèrement ; « mais je ne puis pas changer le mal en bien : je ne puis faire que le mensonge devienne une vérité. — Fille insensée ! cœur dur, dit l’étranger, avez-vous donc peur de ce qu’on peut vous faire ? Je vous dis que même les suppôts de la loi, qui poursuivent la vie des hommes comme les lévriers chassent le lièvre, se réjouiront de voir une créature si jeune et si belle échapper à la rigueur des lois, qu’ils ne douteront pas de la vérité de votre déposition, et que même, s’ils la soupçonnent, ils vous trouveront digne non seulement de pardon, mais encore d’éloges, pour un exemple d’affection si naturelle. — Ce ne sont pas les hommes que je crains, » dit Jeanie en levant les yeux au ciel, « mais le Dieu que je prendrai à témoin de la vérité de mes paroles, et qui en connaîtrait la fausseté. — Il en connaîtra aussi le motif, » répondit vivement l’étranger ; « il saura que vous agissez ainsi, non par l’appât du gain, mais pour sauver la vie d’un être innocent, et empêcher que la loi ne fasse commettre un crime plus affreux que celui qu’elle cherche à punir. — Dieu, dit Jeanie, nous a donné une loi qui doit nous servir de flambeau pour nous éclairer dans notre route ; si nous nous en écartons, nous nous égarons avec connaissance de cause. Je ne dois pas faire le mal, quand même il devrait en résulter un bien… Mais vous, vous qui connaissez la vérité de tout ceci dont je n’ai d’autre garant que votre parole ; vous qui, si j’ai bien compris ce que vous me disiez il n’y a qu’un moment, lui aviez promis asile et protection pendant ses couches, pourquoi ne paraissez-vous pas pour rendre publiquement un loyal et ferme témoignage en sa faveur, puisque vous le pouvez en toute sûreté de conscience ? — À qui parlez-vous de conscience, jeune femme ? » dit-il avec un ton de violence qui renouvela toutes ses terreurs ; à moi qui depuis plusieurs années n’ai pas su ce que c’était !… Rendre témoignage en sa faveur, dites-vous ? Effectivement, ce serait un témoignage favorable que celui d’un homme qui, pour parler à une femme d’un rang comme le vôtre, est obligé de choisir un moment et un lieu semblable à celui-ci ! Quand vous verrez les chouettes et les chauve-souris déployer leurs ailes au soleil, vous pourrez vous attendre à me voir dans les assemblées des hommes… Mais, chut ! écoutez ! »

On entendit une voix qui chantait un de ces airs monotones et sauvages si communs en Écosse, et sur lesquels les habitants de ce pays chantent leurs vieilles ballades. La voix s’arrêta, puis reprit, se rapprocha et devint plus forte. L’étranger écoutait attentivement, tout en tenant le bras de Jeanie immobile d’effroi, comme pour l’empêcher d’interrompre le chant en parlant ou en faisant un mouvement. Lorsque qu’il recommença, on entendit distinctement ces paroles :

Quand le milan cruel fend l’azur des nuages,
L’alouette se cache au milieu des bocages ;
Quand les chiens battent les taillis,
Au sein des monts le daim va chercher des abris.

La personne qui chantait avait une voix forte et retentissante, qu’elle déployait dans toute son étendue, de sorte qu’on pouvait l’entendre à une distance considérable. Lorsqu’elle cessa, l’on distingua un bruit sourd et confus qui ressemblait à celui des pas et des voix de personnes encore éloignées, mais qui s’approchaient en parlant bas. La chanson recommença alors, mais sur un autre air :

Oh ! dormez-vous si fort, monsieur James, dit-elle,
Quand vous devriez être à cheval et courant ?
Vingt hommes armés d’arcs et du sabre tranchant
Accourent vous chercher jusqu’en votre tourelle.

« Je n’ose rester plus long-temps, dit l’étranger ; rentrez chez vous, ou restez jusqu’à ce qu’ils vous rejoignent, vous n’avez rien à craindre, vous ; mais ne dites pas que vous m’avez vu. Le sort de votre sœur est entre vos mains. »

En parlant ainsi, il s’éloigna d’elle d’un pas rapide mais léger, et se perdant dans les ténèbres du côté opposé à celui d’où partait le bruit, qui continuait de s’approcher, il eut bientôt disparu à ses yeux. Jeanie resta près de la butte, immobile d’effroi et incertaine si elle devait fuir rapidement vers son habitation ou attendre l’arrivée de ceux qui venaient. Elle demeura livrée à cette incertitude jusqu’à ce qu’elle vît deux ou trois individus déjà si près d’elle que la fuite aurait été aussi inutile qu’impolitique.



  1. C’est par erreur que, dans les premières éditions, on a dit que cette légende se trouve dans l’ouvrage de Baxter, intitulé le Monde des esprits ; elle existe réellement dans le Pandœmonium, ou Cloître du diable, de Richard Barton, in-12, 1684. Cet ouvrage, qui porte un dernier coup à l’hérésie moderne des Sadducéens, est dédié au docteur Henri More. L’histoire en question est intitulée : Anecdote remarquable d’un jeune garçon surnommé le lutin de Leith en Écosse, qui m’a été donnée par mon digne ami le capitaine George Burton, et attestée de sa main. Voici la relation de cette anecdote :
    « Il y a environ quinze ans qu’étant retenu par des affaires à Leith, près d’Édimbourg, dans le royaume d’Écosse, je me réunissais souvent à quelques personnes de ma connaissance dans une certaine maison où nous allions boire un verre de vin pour nous rafraîchir. La femme qui tenait la maison avait une bonne réputation parmi ses voisins, ce qui me fit donner plus d’attention à ce qu’elle me raconta un jour d’un jeune garçon qu’on avait surnommé le lutin de Leith, et qui habitait les environs de la ville. Elle m’en fit un récit si étrange, que je la priai de me procurer l’occasion de le voir, ce qu’elle promit de faire. Peu de temps après, passant devant sa maison, elle me dit que le lutin était là un instant auparavant ; et jetant un regard sur la rue, elle me dit : « Regardez, monsieur, le voilà qui joue avec d’autres enfants. » En même temps elle me le désigna. Je m’approchai de lui, et, par des paroles caressantes et une pièce de monnaie que je lui donnai, je l’attirai dans la maison, où, en présence de plusieurs personnes, je lui fis différentes questions astrologiques, auxquelles il répondit avec beaucoup de promptitude, et montra dans tous ses discours des connaissances beaucoup au-dessus de son âge, qui ne paraissait pas dépasser douze ans. Il faisait jouer ses doigts sur la table comme s’il battait du tambour. Sur quoi je lui demandai s’il savait battre ; il me répondit : « Oui, monsieur, aussi bien qu’aucun homme en Écosse, car tous les jeudis, au soir, j’exécute toutes les batteries à une espèce de gens qui ont l’habitude de se réunir au pied de cette montagne (m’indiquant du doigt la grande montagne qui est entre Édimbourg et Leith). — Comment, mon garçon, lui demandai-je ; quelle réunion avez-vous donc là ? — Il y a, monsieur, me dit-il, une grande réunion d’hommes et de femmes, et ils ont, outre mon tambour, un grand nombre d’autres instruments ; ils se rafraîchissent aussi avec une grande abondance de mets et de vins variés ; souvent nous nous transportons tous en France ou en Hollande pendant la nuit, et nous y jouissons de tous les plaisirs que le pays peut nous procurer. » Je lui demandai de quelle manière ils arrivaient au pied de cette montagne. Il me répondit qu’il y avait une grande porte à double battant qui, quoique invisible pour les autres, s’ouvrait pour eux ; que cette porte conduisait à de beaux et vastes appartements aussi bien meublés qu’aucun qu’il y eût en Écosse. Je lui demandai ensuite comment je pourrais reconnaître la vérité de ce qu’il me disait là-dessus. Il me répondit qu’il me dirait la bonne aventure ; il me prédit donc que j’aurais deux femmes, et ajouta qu’il voyait leurs formes assises sur mes épaules ; que toutes deux seraient de très-jolies femmes.
    « Pendant qu’il me parlait ainsi, une femme du voisinage entra, et lui demanda quel serait son sort. Il lui dit qu’elle aurait deux enfants avant de se marier : ce qui la mit dans une telle colère qu’elle ne voulut pas en entendre davantage. La femme de la maison me dit qu’il n’y avait pas une personne en Écosse qui pût l’empêcher d’aller à son rendez-vous du jeudi soir ; cependant, en lui promettant de lui donnée plus d’argent, j’obtins de lui qu’il viendrait me trouver le jeudi suivant dans l’après-midi, et le renvoyai pour le moment. L’enfant revint au lieu et au temps désignés, et j’engageai quelques amis à rester avec moi pour l’empêcher, s’il était possible, de s’échapper cette nuit-là. Il fut placé au milieu de nous, et répondit à plusieurs questions sans chercher à s’en aller, jusque vers les onze heures du soir, ou il disparut tout à coup sans être vu de personne ; mais moi, qui m’en étais soudainement aperçu, je courus à la porte, le saisis, et le fis rentrer dans la chambre avec moi. Nous le surveillâmes bien, ce qui n’empêcha pas qu’il ne trouvât moyen de sortir tout à coup. Je le suivis de près, et j’entendis dans la rue comme les pas de quelqu’un qui s’enfuit, et depuis ce moment je ne pus jamais le revoir.
    George Burton.
  2. La vie errante de la secte persécutée des caméroniens, la tournure sombre de leur esprit, et les dangers auxquels ils étaient exposés, les conduisirent naturellement à la croyance non seulement qu’ils étaient quelquefois poursuivis par la colère des hommes, mais qu’ils étaient encore entourés de pièges secrets de Satan, qui se présentait souvent à eux avec toutes ses terreurs. Un orage ne pouvait avoir lieu, un cheval ne se déferrait pas, ou aucun autre accident tout aussi ordinaire ne pouvait survenir pour empêcher un ministre de célébrer le service divin dans un lieu particulier, sans être aussitôt attribué à l’influence immédiate des démons.
  3. Pilgrin’s Progress, ouvrage allégorique-religieux de Bunyan, très estimé en Angleterre. a. m.
  4. Cairn, mot écossais qui répond à celui de tumulus : c’est un amas de pierres sur le lieu où un mort a été enseveli, chaque passant y en ajoutant une nouvelle, comme l’explique le texte. a. m.
  5. Le code des lois d’Écosse, années 1690, c.21, en conséquence de la répétition fréquente du crime d’infanticide, que la tentation de le commettre et la facilité de le cacher rendaient plus commun, prononça qu’un certain concours de présomption, en l’absence de preuves directes, serait reçu par le jury comme la preuve même que le crime aurait été commis. Les présomptions désignées en ce cas étaient lorsque la femme aurait caché sa situation pendant tout le temps de sa grossesse, lorsqu’elle n’aurait appelé personne pour l’assister dans son accouchement, et que ces circonstances se joindraient à la mort ou à la disparition de l’enfant. Plusieurs personnes subirent la peine de mort pendant le dernier siècle en conséquence de cette loi sévère ; mais l’auteur se rappelle avoir vu suivre un mode de justice plus doux. Lorsque la femme accusée au titre de la loi sentait qu’elle ne pouvait suffisamment se défendre, elle adressait ordinairement une pétition à la cour, dans laquelle elle niait pour la forme la teneur de l’accusation, mais alléguait que, comme sa réputation en avait été flétrie, elle était prête à se soumettre à une sentence d’exil, ce à quoi le conseil de la couronne consentait ordinairement. Cette indulgence dans la pratique, et la diminution du crime depuis que la pénitence ecclésiastique qui se faisait publiquement a été généralement hors d’usage, ont conduit à l’abolition de la loi de Guillaume et de Marie, qui est maintenant remplacée par une autre prononçant le bannissement dans les mêmes circonstances où le crime était autrefois puni de mort. Ce changement a eu lieu en 1803.