Georges Crès et Cie (p. 185-246).


ACTE CINQUIÈME

 


Scène I


UNE PARTIE DU CIMETIÈRE DEVANT LE CHÂTEAU
On découvre une grande foule.
La tempête continue.

UNE VIEILLE FEMME.


La foudre est tombée sur le moulin !

UNE AUTRE FEMME.

Je l’ai vue tomber !

UN PAYSAN.

Oui ! oui ! un globe bleu ! un globe bleu !

UN AUTRE PAYSAN.

Le moulin brûle ! ses ailes brûlent !

UN ENFANT.

Il tourne ! il tourne encore !

TOUS.

Oh !

UN VIEILLARD.

Avez-vous jamais vu une nuit comme celle-ci ?

UN PAYSAN.

Voyez le château ! le château !

UN AUTRE.

Est-ce qu’il brûle ? — Oui.

UN TROISIÈME PAYSAN.

Non, non ! ce sont des flammes vertes. Il y a des flammes vertes aux crêtes de tous les toits !

UNE FEMME.

Je crois que le monde va finir !

UNE AUTRE FEMME.

Ne restons pas dans le cimetière !

UN PAYSAN.

Attendons ! attendons un peu ! Ils éclairent toutes les fenêtres du rez-de-chaussée !

UN PAUVRE.

Il y a une fête !

UN AUTRE PAUVRE.

Ils vont manger !

UN VIEILLARD.

Il y a une fenêtre du rez-de-chaussée qui ne s’éclaire pas.

UN DOMESTIQUE DU CHÂTEAU.

C’est la chambre de la princesse Maleine.

UN PAYSAN.

Celle-là ?

LE DOMESTIQUE.

Oui ; elle est malade.

UN VAGABOND,
entrant.

Il y a un grand navire de guerre dans le port.

TOUS.

Un grand navire de guerre ?

LE VAGABOND.

Un grand navire noir ; on ne voit pas de matelots.

UN VIEILLARD.

C’est le jugement dernier.

Ici la lune apparaît au-dessus du château.
TOUS.

La lune ! la lune ! la lune !

UN PAYSAN.

Elle est noire ; elle est noire… Qu’est-ce qu’elle a ?

UN DOMESTIQUE.

Une éclipse ! une éclipse !

Éclair et coup de foudre formidables.
TOUS.

La foudre est tombée sur le château.

UN PAYSAN.

Avez-vous vu trembler le château ?

UN AUTRE PAYSAN.

Toutes les tours ont chancelé !

UNE FEMME.

La grande croix de la chapelle a remué… Elle remue ! elle remue !

LES UNS.

Oui ! oui ; elle va tomber ! elle va tomber.

LES AUTRES.

Elle tombe ! elle tombe ! avec le toit de la tourelle !

UN PAYSAN.

Elle est tombée dans le fossé.

UN VIEILLARD.

Il y aura de grands malheurs.

UN AUTRE VIEILLARD.

On dirait que l’enfer est autour du château.

UNE FEMME.

Je vous dis que c’est le jugement dernier.

UNE AUTRE FEMME.

Ne restons pas dans le cimetière.

UNE TROISIÈME FEMME.

Les morts vont sortir !

UN PÈLERIN.

Je crois que c’est le jugement des morts !

UNE FEMME.

Ne marchez pas sur les tombes !

UNE AUTRE FEMME,
aux enfants.

Ne marchez pas sur les croix !

UN PAYSAN,
accourant.

Une des arches du pont s’est écroulée !

TOUS.

Du pont ? Quel pont ?

LE PAYSAN.

Le pont de pierre du château. On ne peut plus entrer dans le château.

UN VIEILLARD.

Je n’ai pas envie d’y entrer.

UN AUTRE VIEILLARD.

Je ne voudrais pas y être en peinture !…

UNE VIEILLE FEMME.

Moi non plus !

LE DOMESTIQUE.

Regardez les cygnes ! Regardez les cygnes !

TOUS.

Où ? où sont-ils ?

LE DOMESTIQUE.

Dans le fossé ; sous la fenêtre de la princesse Maleine !

LES UNS.

Qu’est-ce qu’ils ont ? Mais qu’est-ce qu’ils ont ?

LES AUTRES.

Ils s’envolent ! ils s’envolent ! ils s’envolent tous !

UN PÈLERIN.

Il y en a un qui ne s’envole pas !

UN DEUXIÈME PÈLERIN.

Il a du sang sur les ailes !

UN TROISIÈME PÈLERIN.

Il flotte à la renverse !

TOUS.

Il est mort !

UN PAYSAN.

La fenêtre s’ouvre !

LE DOMESTIQUE.

C’est la fenêtre de la princesse Maleine !

UN AUTRE PAYSAN.

Il n’y a personne !

Un silence.
DES FEMMES.

Elle s’ouvre.

D’AUTRES FEMMES.

Allons-nous-en ! allons-nous-en !

Elles fuient épouvantées.
LES HOMMES.

Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ?

TOUTES LES FEMMES.

On ne sait pas !

Elles fuient.
QUELQUES HOMMES.

Mais qu’est-il arrivé ?

D’AUTRES HOMMES.

Il n’y a rien ! Il n’y a rien !

TOUS.

Mais pourquoi vous enfuyez-vous ? Il n’y a rien ! Il n’y a rien !

Ils fuient.
UN CUL-DE-JATTE.

Une fenêtre s’ouvre… une fenêtre s’ouvre… Ils ont peur… Il n’y a rien !

Il fuit épouvanté, en rampant sur les mains.

 


Scène II


UNE SALLE PRÉCÉDANT LA CHAPELLE DU CHÂTEAU
On découvre une foule de seigneurs,
de courtisans, de dames, etc., dans l’attente.
La tempête continue.

UN SEIGNEUR,
à une fenêtre.


A-t-on jamais vu une pareille nuit !

UN AUTRE SEIGNEUR.

Mais regardez donc les sapins ! Venez voir la forêt de sapins, de cette fenêtre ! Elle se couche jusqu’à terre à travers les éclairs ! — On dirait un fleuve d’éclairs !

UN AUTRE SEIGNEUR.

Et la lune ! Avez-vous vu la lune ?

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Je n’ai jamais vu de lune plus épouvantable !

TROISIÈME SEIGNEUR.

L’éclipse ne finira pas avant dix heures.

PREMIER SEIGNEUR.

Et les nuages ! Regardez donc les nuages ! On dirait des troupeaux d’éléphants noirs qui passent depuis trois heures au-dessus du château !

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Ils le font trembler de la cave au grenier !

HJALMAR.

Quelle heure est-il ?

PREMIER SEIGNEUR.

Neuf heures.

HJALMAR.

Voilà plus d’une heure que nous attendons le roi !

TROISIÈME SEIGNEUR.

On ne sait pas encore où il est ?

HJALMAR.

Les sept béguines l’ont vu en dernier lieu dans le corridor.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Vers quelle heure ?

HJALMAR.

Vers sept heures.

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Il n’a pas prévenu ?…

HJALMAR.

Il n’a rien dit. Il doit être arrivé quelque chose ; je vais voir.

Il sort.
DEUXIÈME SEIGNEUR.

Les dieux mêmes ne savent pas ce qui se passe pendant de telles nuits !

TROISIÈME SEIGNEUR.

Mais la reine Anne, où est-elle ?

PREMIER SEIGNEUR.

Elle était avec lui.

TROISIÈME SEIGNEUR.

Oh ! oh ! alors !

DEUXIÈME SEIGNEUR.

Une pareille nuit !

PREMIER SEIGNEUR.

Prenez garde ! Les murs écoutent…

Entre un chambellan.
TOUS.

Eh bien ?

LE CHAMBELLAN.

On ne sait où il est.

UN SEIGNEUR.

Mais il est arrivé un malheur !

LE CHAMBELLAN.

Il faut attendre. J’ai parcouru tout le château ; j’ai interrogé tout le monde ; on ne sait où il est.

UN SEIGNEUR.

Il serait temps d’entrer dans la chapelle ; — écoutez, les sept béguines y sont déjà.

On entend des chants lointains.
UN AUTRE SEIGNEUR,
à une fenêtre.

Venez ; venez ; venez voir le fleuve…

DES SEIGNEURS,
accourant.

Qu’y a-t-il ?

UN SEIGNEUR.

Il y a trois navires dans la tempête !

UNE DAME D’HONNEUR.

Je n’ose plus regarder un fleuve pareil !

UNE AUTRE DAME D’HONNEUR.

Ne soulevez plus les rideaux ! ne soulevez plus les rideaux !

UN SEIGNEUR.

Toutes les murailles tremblent comme si elles avaient la fièvre !

UN AUTRE SEIGNEUR,
à une autre fenêtre.

Ici, ici, venez ici !

LES UNS.

Quoi ?

LES AUTRES.

Je ne regarde plus !

LE SEIGNEUR,
à la fenêtre.

Tous les animaux se sont réfugiés dans le cimetière ! Il y a des paons dans les cyprès ! Il y a des hiboux sur les croix ! Toutes les brebis du village sont couchées sur les tombes !

UN AUTRE SEIGNEUR.

On dirait une fête en enfer !

UNE DAME D’HONNEUR.

Fermez les rideaux ! fermez les rideaux !

UN VALET,
entrant.

Une des tours est tombée dans l’étang !

UN SEIGNEUR.

Une des tours ?

LE VALET.

La petite tour de la chapelle.

LE CHAMBELLAN.

Ce n’est rien. Elle était en ruine.

UN SEIGNEUR.

On se croirait dans les faubourgs de l’enfer.

LES FEMMES.

Mon Dieu ! mon Dieu ! que va-t-il se passer ?

LE CHAMBELLAN.

Il n’y a pas de danger ! — Le château résisterait au déluge !

Ici un vieux seigneur ouvre une fenêtre, on entend
un chien hurler au dehors. — Silence.
TOUS.

Qu’est-ce que c’est ?

LE VIEUX SEIGNEUR.

Un chien qui hurle !

UNE FEMME.

N’ouvrez plus cette fenêtre !

Entre le prince Hjalmar.
UN SEIGNEUR.

Le prince Hjalmar !

TOUS.

Vous l’avez vu, Seigneur ?

HJALMAR.

Je n’ai rien vu !

DES SEIGNEURS.

Mais alors ?…

HJALMAR.

Je n’en sais rien.

Entre Angus.
ANGUS.

Ouvrez les portes ! le roi vient !

TOUS.

Vous l’avez vu ?

ANGUS.

Oui !

HJALMAR.

OÙ était-il ?

ANGUS.

Je ne sais pas.

HJALMAR.

Et la reine Anne ?

ANGUS.

Elle est avec lui.

HJALMAR.

Lui avez-vous parlé ?

ANGUS.

Oui.

HJALMAR.

Qu’a-t-il dit ?

ANGUS.

Il n’a pas répondu.

HJALMAR.

Vous êtes pâle !

ANGUS.

J’ai été étonné !

HJALMAR.

De quoi ?

ANGUS.

Vous verrez !

UN SEIGNEUR.

Ouvrez les portes ! Je l’entends !

ANNE,
derrière la porte.

Entrez, Sire…

LE ROI,
derrière la porte.

Je suis malade… Je ne veux pas entrer… J’aimerais mieux ne pas entrer dans la chapelle…

ANNE,
— à la porte. —

Entrez ! entrez !

Entrent le Roi et la reine Anne.
LE ROI.

Je suis malade… Ne faites pas attention…

HJALMAR.

Vous êtes malade, mon père ?

LE ROI.

Oui, oui.

HJALMAR.

Qu’avez-vous, mon père ?

LE ROI.

Je ne sais pas.

ANNE.

C’est cette épouvantable nuit.

LE ROI.

Oui, une épouvantable nuit !

ANNE.

Allons prier.

LE ROI.

Mais pourquoi vous taisez-vous tous ?

HJALMAR.

Mon père, qu’y a-t-il là sur vos cheveux ?

LE ROI.

Sur mes cheveux ?

HJALMAR.

Il y a du sang sur vos cheveux !

LE ROI.

Sur mes cheveux ? — Oh ! c’est le mien !

On rit.

Mais pourquoi riez-vous ? Il n’y a pas de quoi rire !

ANNE.

Il a fait une chute dans le corridor.

On frappe à une petite porte.
UN SEIGNEUR.

On frappe à la petite porte…

LE ROI.

Ah ! on frappe à toutes les portes ici ! Je ne veux plus qu’on frappe aux portes !

ANNE.

Voulez-vous aller voir, Seigneur ?

UN SEIGNEUR,
ouvrant la porte.

C’est la nourrice, Madame.

LE ROI.

Qui ?

UN SEIGNEUR.

La nourrice, Sire !

ANNE,
— se levant. —

Attendez, c’est pour moi…

HJALMAR.

Mais qu’elle entre ! qu’elle entre !

— Entre la Nourrice. —
LA NOURRICE.

Je crois qu’il pleut dans la chambre de Haleine.

LE ROI.

Quoi ?

LA NOURRICE.

Je crois qu’il pleut dans la chambre de Maleine.

ANNE.

Vous avez entendu la pluie contre les vitres.

LA NOURRICE.

Je ne peux pas ouvrir ?

ANNE.

Non ! non ! il lui faut le repos !

LA NOURRICE.

Je ne peux pas entrer ?…

ANNE.

Non ! non ! non !

LE ROI.

Non ! non ! non !

LA NOURRICE.

On dirait que le roi est tombé dans la neige.

LE ROI.

Quoi ?

ANNE.

Mais que faites-vous ici ? Allez-vous-en ! Allez-vous-en !

Sort la Nourrice.
HJALMAR.

Elle a raison ; vos cheveux me semblent tout blancs. Est-ce un effet de la lumière ?

ANNE.

Oui, il y a trop de lumière.

LE ROI.

Mais pourquoi me regardez-vous tous ? — Vous ne m’avez jamais vu ?

ANNE.

Voyons, entrons dans la chapelle ; l’office sera fini, venez donc.

LE ROI.

Non, non, j’aimerais mieux ne pas prier ce soir…

HJALMAR.

Ne pas prier, mon père ?

LE ROI.

Si, si, mais pas dans la chapelle… je ne me sens pas bien, pas bien du tout !

ANNE.

Asseyez-vous un instant. Seigneur.

HJALMAR.

Qu’avez-vous, mon père ?

ANNE.

Laissez, laissez, ne l’interrogez pas ; il a été surpris par l’orage ; laissez-lui le temps de se remettre un peu, — parlons d’autre chose.

HJALMAR.

Ne verrons-nous pas la princesse Uglyane ce soir ?

ANNE.

Non, pas ce soir, elle est toujours souffrante.

LE ROI.

Je voudrais être à votre place !

HJALMAR.

Mais ne dirait-on pas que nous sommes malades nous aussi ? — Nous attendons comme de grands coupables…

LE ROI.

Où voulez-vous en venir ?

HJALMAR.

Plaît-il, mon père ?

LE ROI.

Où voulez-vous en venir ? Il faut le dire franchement…

ANNE.

Vous n’avez pas compris. — Vous étiez distrait. — Je disais qu’Uglyane est souffrante, mais elle va mieux.

ANGUS.

Et la princesse Maleine, Hjalmar ?…

HJALMAR.

Vous la verrez ici avant la fin de…

Ici la petite porte que la Nourrice
a laissée entr’ouverte se met à battre sous un coup
de vent qui fait trembler les lumières.
LE ROI,
— se levant. —

Ah !

ANNE.

Asseyez-vous ! asseyez-vous ! C’est une petite porte qui bat… Asseyez-vous ; il n’y a rien !

HJALMAR.

Mon père, qu’avez-vous donc ce soir ?

ANNE.

N’insistez pas ; il est malade.

À un seigneur.

Voudriez-vous aller fermer la porte ?

LE ROI.

Oh ! fermez bien les portes ! — Mais pourquoi marchez-vous sur la pointe des pieds ?

HJALMAR.

Y a-t-il un mort dans la salle ?

LE ROI.

Quoi ? Quoi ?

HJALMAR.

On dirait qu’il marche autour d’un catafalque !

LE ROI.

Mais pourquoi ne parlez-vous que de choses terribles, ce soir ?…

HJALMAR.

Mais, mon père…

ANNE.

Parlons d’autre chose. N’y a-t-il pas de sujet plus joyeux ?

UNE DAME D’HONNEUR.

Parlons un peu de la princesse Maleine…

LE ROI,
— se levant. —

Est-ce que ? est-ce que ?…

ANNE.

Asseyez-vous ! asseyez-vous !

LE ROI.

Mais ne parlez pas de la…

ANNE.

Mais pourquoi ne parlerions-nous pas de la princesse Maleine ? — Il me semble que les lumières brûlent mal ce soir.

HJALMAR.

Le vent en a éteint plusieurs.

LE ROI.

Allumez les lampes ! oui, allumez-les toutes !

On rallume les lampes.

Il fait trop clair maintenant ! Est-ce que vous me voyez ?

HJALMAR.

Mais mon père ?…

LE ROI.

Mais pourquoi me regardez-vous tous ?

ANNE.

Éteignez les lumières. Il a les yeux très faibles.

Un des seigneurs se lève et va pour sortir.
LE ROI.

Où allez-vous ?

LE SEIGNEUR.

Sire, je…

LE ROI.

Il faut rester ! il faut rester ici ! Je ne veux pas que quelqu’un sorte de la salle ! Il faut rester autour de moi !

ANNE.

Asseyez-vous, asseyez-vous. Vous attristez tout le monde.

LE ROI.

Quelqu’un touche-t-il aux tapisseries ?

HJALMAR.

Mais non, mon père.

LE ROI.

Il y en a une qui…

HJALMAR.

C’est le vent.

LE ROI.

Pourquoi a-t-on déroulé cette tapisserie ?

HJALMAR.

Mais elle y est toujours ! c’est le Massacre des Innocents.

LE ROI.

Je ne veux plus la voir ! je ne veux plus la voir ! Écartez-la !

On fait glisser la tapisserie et une autre apparaît,
représentant le Jugement dernier.
LE ROI.

On l’a fait exprès !

HJALMAR.

Comment ?…

LE ROI.

Mais avouez-le donc ! Vous l’avez fait exprès, et je sais bien où vous voulez en venir !…

UNE DAME D’HONNEUR.

Que dit le roi ?

ANNE.

N’y faites pas attention ; il a été épouvanté par cette abominable nuit.

HJALMAR.

Mon père ; mon pauvre père… qu’est-ce que vous avez ?

UNE DAME D’HONNEUR,

Sire, voulez-vous un verre d’eau ?

LE ROI.

Oui, oui, — ah, non ! non ! — enfin tout ce que je fais ! tout ce que je fais !

HJALMAR.

Mon père !… Sire !…

UNE DAME D’HONNEUR.

Le roi est distrait.

HJALMAR.

Mon père !…

ANNE.

Sire ! — Votre fils vous appelle.

HJALMAR.

Mon père, — pourquoi tournez-vous toujours la tête ?

LE ROI.

Attendez un peu ! attendez un peu !…

HJALMAR.

Mais pourquoi tournez-vous la tête ?

LE ROI.

J’ai senti quelque chose dans le cou.

ANNE.

Mais enfin, n’ayez pas peur de tout !

HJALMAR.

Il n’y a personne derrière vous.

ANNE.

N’en parlez plus… n’en parlez plus, entrons dans la chapelle. Entendez-vous les béguines ?

Chants étouffés et lointains ;
la reine Anne va vers la porte de la chapelle,
le Roi la suit, puis retourne s’asseoir.
LE ROI.

Non ! non ! ne l’ouvrez pas encore !

ANNE.

Vous avez peur d’entrer ? — Mais il n’y a pas plus de danger là qu’ici, pourquoi la foudre tomberait-elle plutôt sur la chapelle ? Entrons.

LE ROI.

Attendons encore un peu. Restons ensemble ici. — Croyez-vous que Dieu pardonne tout ? Je vous ai toujours aimée jusqu’ici. — Je ne vous ai jamais fait de mal — jusqu’ici — jusqu’ici, n’est-ce pas ?

ANNE.

Voyons, voyons, il n’est pas question de cela. — Il paraît que l’orage a fait de grands ravages.

ANGUS.

On dit que les cygnes se sont envolés.

HJALMAR.

Il y en a un qui est mort.

LE ROI,
— sursautant. —

Enfin, enfin, dites-le, si vous le savez ! Vous m’avez assez fait souffrir ! Dites-le tout d’un coup ! Mais ne venez pas ici…

ANNE.

Asseyez-vous ! asseyez-vous donc !

HJALMAR.

Mon père ! mon père ! qu’est-il donc arrivé ?

LE ROI.

Entrons !

Éclairs et tonnerres.
Une des sept béguines ouvre la porte de la chapelle
et vient regarder dans la salle ; on entend les autres chanter les litanies de la Sainte Vierge « Rosa mystica, — ora pro nobis. — Turris davidica », etc., tandis qu’une grande clarté rouge, provenue des vitraux et de l’illumination du tabernacle, inonde subitement
le Roi et la reine Anne.
LE ROI.

Qui est-ce qui a préparé cela ?

TOUS.

Quoi ? quoi ? qu’y a-t il ?

LE ROI.

Il y en a un ici qui sait tout ! il y en a un ici qui a préparé tout cela ! mais il faut que je sache…

ANNE,
l’entraînant.

Venez ! venez !

LE ROI.

Il y en a un qui l’a vu !

ANNE.

Mais c’est la lune, venez !

LE ROI.

Mais c’est abominablement lâche ! Il y en a un qui sait tout ! Il y en a un qui l’a vu et qui n’ose pas le dire !…

ANNE.

Mais c’est le tabernacle !… — Allons-nous-en !

LE ROI.

Oui ! oui ! oui !

ANNE.

Venez ! venez !

Ils sortent précipitamment par une porte opposée
à celle de la chapelle.
LES UNS.

Où vont-ils ?

LES AUTRES.

Qu’y a-t-il ?

UN SEIGNEUR.

Toutes les forêts de sapins sont en flamme !

ANGUS.

Les malheurs se promènent cette nuit.

Ils sortent tous.

 


Scène III


UN CORRIDOR DU CHÂTEAU
On découvre le grand chien noir qui gratte a une porte.
Entre la Nourrice avec une lumière.

LA NOURRICE.


Il est encore à la porte de Maleine ! — Pluton ! Pluton ! qu’est-ce que tu fais là ? — Mais qu’a-t-il donc à gratter à cette porte ? — Tu vas éveiller ma pauvre Maleine ! Va-t’en ! va-t’en ! va-t’en !

Elle frappe des pieds.

Mon Dieu ! qu’il a l’air effrayé ! Est-il arrivé un malheur ? A-t-on marché sur ta patte, mon pauvre Pluton ? Viens, nous allons à la cuisine.

Le chien retourne gratter à la porte.

Encore à cette porte ! encore à cette porte ! Mais qu’y a-t-il donc derrière cette porte ? Tu voudrais être auprès de Maleine ? — Elle dort, je n’entends rien ! Viens, viens ; tu l’éveillerais.

Entre le prince Hjalmar.
HJALMAR.

Qui va là ?

LA NOURRICE.

C’est moi, Seigneur.

HJALMAR.

Ah ! c’est vous, nourrice ! Encore ici ?

LA NOURRICE.

J’allais à la cuisine, et j’ai vu le chien noir qui grattait à cette porte.

HJALMAR.

Encore à cette porte ! Ici Pluton ! ici Pluton !

LA NOURRICE.

Est-ce que l’office est fini ?

HJALMAR.

Oui… Mon père était étrange ce soir !

LA NOURRICE.

Et la reine de mauvaise humeur !…

HJALMAR.

Je crois qu’il a la fièvre ; — il faudra veiller sur lui ; il pourrait arriver de grands malheurs.

LA NOURRICE.

Enfin ; les malheurs ne dorment pas…

HJALMAR.

Je ne sais ce qui arrive ce soir — ce n’est pas bien ce qui arrive ce soir. Il gratte encore à cette porte !…

LA NOURRICE.

Ici Pluton ! donne-moi la patte.

HJALMAR.

Je vais un moment au jardin.

LA NOURRICE.

Il ne pleut plus ?

HJALMAR.

Je crois que non.

LA NOURRICE.

Il gratte encore à cette porte ! Ici Pluton ! ici Pluton ! Fais le beau ! voyons, fais le beau !

— Le chien aboie. —
HJALMAR.

Il ne faut pas aboyer. Je vais l’emmener. Il finirait par éveiller Maleine. Viens ! Pluton ! Pluton ! Pluton !

LA NOURRICE.

Il y retourne encore !

HJALMAR.

Il ne veut pas la quitter…

LA NOURRICE.

Mais qu’y a-t-il donc derrière cette porte ?

HJALMAR.

Il faut qu’il s’en aille. Va-t’en ! va-t’en ! vat’en !

Il donne un coup de pied au chien, qui hurle,
mais retourne gratter à la porte.
LA NOURRICE.

Il gratte, il gratte, il renifle.

HJALMAR.

Il flaire quelque chose sous la porte.

LA NOURRICE.

Il doit y avoir quelque chose…

HJALMAR.

Allez voir…

LA NOURRICE.

La chambre est fermée ; je n’ai pas la clef.

HJALMAR.

Qui est-ce qui a la clef ?

LA NOURRICE.

La reine Anne.

HJALMAR.

Pourquoi a-t-elle la clef ?

LA NOURRICE.

Je n’en sais rien.

HJALMAR.

Frappez doucement.

LA NOURRICE.

Je vais l’éveiller.

HJALMAR.

Écoutons.

LA NOURRICE.

Je n’entends rien.

HJALMAR.

Frappez un petit coup.

Elle frappe trois petits coups.
LA NOURRICE.

Je n’entends rien.

HJALMAR.

Frappez un peu plus fort.

Au moment où elle frappe le dernier coup,
on entend subitement le tocsin, comme s’il était sonné
dans la chambre.
LA NOURRICE.

Ah !

HJALMAR.

Les cloches ! le tocsin !…

LA NOURRICE.

Il faut que la fenêtre soit ouverte.

HJALMAR.

Oui, oui, entrez !

LA NOURRICE.

La porte est ouverte !

HJALMAR.

Elle était fermée ?

LA NOURRICE.

Elle était fermée tout à l’heure !

HJALMAR.

Entrez !

La Nourrice entre dans la chambre.
LA NOURRICE,
sortant de la chambre.

Ma lumière s’est éteinte comme j’ouvrais la porte… Mais j’ai vu quelque chose…

HJALMAR.

Quoi ? quoi ?

LA NOURRICE.

Je ne sais pas. La fenêtre est ouverte. — Je crois qu’elle est tombée…

HJALMAR.

Maleine ?

LA NOURRICE.

Oui. — Vite ! vite !

HJALMAR.

Quoi ?

LA NOURRICE.

Une lumière !

HJALMAR.

Je n’en ai pas.

LA NOURRICE.

Il y a une lampe au bout du corridor. Allez la chercher.

HJALMAR.

Oui.

Il sort.
LA NOURRICE,
à la porte.

Maleine ! où es-tu, Maleine ! Maleine ! Haleine ! Maleine !

Rentre Hjalmar.
HJALMAR.

Je ne peux la décrocher. Où est votre lampe ? J’irai l’allumer.

Il sort.
LA NOURRICE.

Oui. — Maleine ! Maleine ! Maleine ! Es-tu malade ? Je suis ici ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Maleine ! Maleine ! Maleine !

Rentre Hjalmar avec la lumière.
HJALMAR.

Entrez !

Il donne la lumière à la Nourrice qui rentre dans la chambre.
LA NOURRICE,
dans la chambre.

Ah !

HJALMAR,
à la porte.

Quoi ? quoi ? qu’y a-t-il ?

LA NOURRICE,
dans la chambre.

Elle est morte ! Je vous dis qu’elle est morte ! Elle est morte ! elle est morte !

HJALMAR,
à la porte.

Elle est morte ! Maleine est morte ?

LA NOURRICE,
dans la chambre.

Oui ! oui ! oui ! oui ! Entrez ! entrez ! entrez !

HJALMAR,
entrant dans la chambre.

Morte ? Est-ce qu’elle est morte ?

LA NOURRICE.

Maleine ! Maleine ! Maleine ! Elle est froide ! Je crois qu’elle est froide !

HJALMAR.

Oui !

LA NOURRICE.

Oh ! oh ! oh !

La porte se referme.

 


Scène IV


LA CHAMBRE
DE LA PRINCESSE MALEINE
On découvre Hjalmar et la Nourrice.
Durant toute la scène, on entend sonner le tocsin au dehors.

LA NOURRICE.

Aidez-moi ! aidez-moi !

HJALMAR.

Quoi ? à quoi ? à quoi ?

LA NOURRICE.

Elle est raide ! Mon Dieu ! mon Dieu ! Maleine ! Maleine !

HJALMAR.

Mais ses yeux sont ouverts !…

LA NOURRICE.

On l’a étranglée ! Au cou ! au cou ! au cou ! voyez !

HJALMAR.

Oui ! oui ! oui !

LA NOURRICE.

Appelez ! appelez ! criez !

HJALMAR.

Oui ! oui ! oui ! Oh ! oh !

Dehors.

Arrivez ! arrivez ! Étranglée ! étranglée ! Maleine ! Maleine ! Maleine ! Étranglée ! étranglée ! étranglée ! Oh ! oh ! oh ! Étranglée ! étranglée ! étranglée !

On l’entend courir dans le corridor et battre
les portes et les murs.
UN DOMESTIQUE.
dans le corridor.

Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ?

HJALMAR.

Étranglée ! étranglée !…

LA NOURRICE.
dans la chambre.

Maleine ! Maleine ! Ici ! ici !

LE DOMESTIQUE.
entrant.

C’est le fou ! On l’a trouvé sous la fenêtre !

LA NOURRICE.

Le fou ?

LE DOMESTIQUE.

Oui ! oui ! Il est dans le fossé ! Il est mort !

LA NOURRICE.

La fenêtre est ouverte !

LE DOMESTIQUE.

Oh ! la pauvre petite princesse !

Entrent Angus, des seigneurs, des dames,
des domestiques, des servantes et les Sept Béguines,
avec des lumières.
TOUS.

Qu’y a-t-il ? Qu’est-il arrivé ?

LE DOMESTIQUE.

On a tué la petite princesse !…

LES UNS.

On a tué la petite princesse ?

LES AUTRES.

Maleine ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, je crois que c’est le fou !

UN SEIGNEUR.

J’avais dit qu’il arriverait des malheurs…

LA NOURRICE.

Maleine ! Maleine ! Ma pauvre petite Maleine !… Aidez-moi !

UNE BÉGUINE.

Il n’y a rien à faire !

UNE AUTRE BÉGUINE.

Elle est froide !

LA TROISIÈME BÉGUINE.

Elle est roide !

LA QUATRIÈME BÉGUINE.

Fermez-lui les yeux !

LA CINQUIÈME BÉGUINE.

Ils sont figés !

LA SIXIÈME BÉGUINE.

Il faut joindre ses mains !

LA SEPTIÈME BÉGUINE.

Il est trop tard !

UNE DAME.
— s’évanouissant. —

Oh ! oh ! oh !

LA NOURRICE.

Aidez-moi à soulever Maleine ! Aidez-moi ! mon Dieu, mon Dieu, aidez-moi donc !

LE DOMESTIQUE.

Elle ne pèse pas plus qu’un oiseau !

On entend de grands cris dans le corridor.
LE ROI.
dans le corridor.

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Ils l’ont vu ! ils l’ont vu ! Je viens ! je viens ! je viens !

ANNE.
dans le corridor.

Arrêtez ! arrêtez ! Vous êtes fou !

LE ROI.

Venez ! venez ! Avec moi ! avec moi ! Mordez ! mordez ! mordez !

Entre le Roi entraînant la reine Anne.

Elle et moi ! Je préfère le dire à la fin ! Nous l’avons fait à deux !

ANNE.

Il est fou ! Aidez-moi !

LE ROI.

Non, je ne suis pas fou ! Elle a tué Maleine.

ANNE.

Il est fou ! Emmenez-le ! Il me fait mal ! Il arrivera malheur !

LE ROI.

C’est elle ! c’est elle ! Et moi ! moi ! moi ! j’y étais aussi !…

HJALMAR.

Quoi ? quoi ?

LE ROI.

Elle l’a étranglée ! Ainsi ! ainsi ! Voyez ! voyez ! voyez ! On frappait aux fenêtres ! Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Je vois là son manteau rouge sur Maleine ! Voyez ! voyez ! voyez !

HJALMAR.

Comment ce manteau rouge est-il ici ?

ANNE.

Mais qu’est-il arrivé ?

HJALMAR.

Comment ce manteau rouge est-il ici ?

ANNE.

Mais vous voyez bien qu’il est fou !…

HJALMAR.

Répondez-moi ! comment est-il ici ?…

ANNE.

Est-ce que c’est le mien ?

HJALMAR.

Oui, le vôtre ! le vôtre ! le vôtre ! le vôtre !

ANNE.

Lâchez-moi donc ! Vous me faites mal !

HJALMAR.

Comment est-il ici ? ici ? ici ? — Vous l’avez ?…

ANNE.

Et après ?…

HJALMAR.

Oh ! la putain ! putain ! putain ! monstru… monstrueuse putain !… Voilà ! voilà ! voilà ! voilà ! voilà !

Il la frappe de plusieurs coups de poignard.
ANNE.

Oh ! oh ! oh !

— Elle meurt. —
LES UNS.

Il a frappé la reine !

LES AUTRES.

Arrêtez-le !

HJALMAR.

Vous empoisonnerez les corbeaux et les vers.

TOUS.

Elle est morte !

ANGUS.

Hjalmar ! Hjalmar !

HJALMAR.

Allez-vous-en ! Voilà ! voilà ! voilà.

Il se frappe de son poignard.

Maleine ! Maleine ! Maleine ! — Oh ! mon père ! mon père.

— Il tombe. —
LE ROI.

Ah ! ah ! ah !

HJALMAR.

Maleine ! Maleine ! Donnez-moi, donnez-moi sa petite main. — Oh ! oh ! ouvrez les fenêtres ! Oui ! oui ! oh ! oh !

Il meurt.
LA NOURRICE.

Un mouchoir ! un mouchoir ! Il va mourir !

ANGUS.

Il est mort !

LA NOURRICE.

Soulevez-le ! Le sang l’étouffe !

UN SEIGNEUR.

Il est mort !

LE ROI.

Oh ! oh ! oh ! Je n’avais plus pleuré depuis le déluge ! Mais maintenant je suis dans l’enfer jusqu’aux yeux ! Mais regardez leurs yeux ! Ils vont sauter sur moi comme des grenouilles !

ANGUS.

Il est fou.

LE ROI.

Non, non, mais j’ai perdu courage !… Ah ! c’est à faire pleurer les pavés de l’enfer !…

ANGUS.

Emmenez-le, il ne peut plus voir cela !…

LE ROI.

Non, non, laissez-moi ; — je n’ose plus rester seul… où donc est la belle reine Anne ? — Anne !… — Anne !… — Elle est toute tordue !… — Je ne l’aime plus du tout !… Mon Dieu ! qu’on a l’air pauvre quand on est mort !… Je ne voudrais plus l’embrasser maintenant !… Mettez quelque chose sur elle.

LA NOURRICE.

Et sur Maleine aussi… Maleine ! Maleine… oh ! oh ! oh !

LE ROI.

Je n’embrasserai plus personne dans ma vie, depuis que j’ai vu tout ceci !… Où donc est notre pauvre petite Maleine ?

Il prend la main de Maleine.

Ah ! elle est froide comme un ver de terre ! — Elle descendait comme un ange dans mes bras… Mais c’est le vent qui l’a tuée !

ANGUS.

Emmenons-le ! pour Dieu, emmenons-le !

LA NOURRICE.

Oui ! oui !

UN SEIGNEUR.

Attendons un instant !

LE ROI.

Avez-vous des plumes noires ? Il faudrait des plumes noires pour savoir si la reine vit encore… C’était une belle femme, vous savez ! — Entendez-vous mes dents ?

Le petit jour entre dans la chambre.
TOUS.

Quoi ?

LE ROI.

Entendez-vous mes dents ?

LA NOURRICE.

Ce sont les cloches, Seigneur…

LE ROI.

Mais, c’est mon cœur alors !… Ah ! je les aimais bien tous les trois, voyez-vous ! — Je voudrais boire un peu…

LA NOURRICE.
apportant un verre d’eau.

Voici de l’eau.

LE ROI.

Merci.

Il boit avidement.
LA NOURRICE.

Ne buvez pas ainsi… Vous êtes en sueur.

LE ROI.

J’ai si soif !

LA NOURRICE.

Venez, mon pauvre Seigneur ! Je vais essuyer votre front.

LE ROI.

Oui. — Aïe ! vous m’avez fait mal ! Je suis tombé dans le corridor… j’ai eu peur !

LA NOURRICE.

Venez, venez. Allons-nous-en.

LE ROI.

Ils vont avoir froid sur les dalles… — Elle a crié « Maman ! » et puis, — « oh ! oh ! oh ! » — C’est dommage, n’est-ce pas ? Une pauvre petite fille… mais c’est le vent… Oh ! n’ouvrez jamais les fenêtres ! — Il faut que ce soit le vent… Il y avait des vautours aveugles dans le vent cette nuit ! — Mais ne laissez pas traîner ses petites mains sur les dalles… Vous allez marcher sur ses mains ! — Oh ! oh ! prenez garde !

LA NOURRICE.

Venez, venez. Il faut se mettre au lit. Il est temps. Venez, venez.

LE ROI.

Oui, oui, oui, il fait trop chaud ici. Éteignez les lumières ; nous allons au jardin ; il fera frais sur la pelouse, après la pluie ! J’ai besoin d’un peu de repos… Oh ! voilà le soleil !

Le soleil entre dans la chambre.
LA NOURRICE.

Venez, venez ; nous allons au jardin.

LE ROI.

Mais il faut enfermer le petit Allan ! Je ne veux plus qu’il vienne m’épouvanter !

LA NOURRICE.

Oui, oui, nous l’enfermerons. Venez, venez.

LE ROI.

Avez-vous la clef ?

LA NOURRICE.

Oui, venez.

LE ROI.

Oui, aidez-moi… J’ai un peu de peine à marcher… Je suis un pauvre petit vieux… Les jambes ne vont plus… Mais la tête est solide…

S’appuyant sur la Nourrice.

Je ne vous fais pas mal ?

LA NOURRICE.

Non, non, appuyez hardiment.

LE ROI.

Il ne faut pas m’en vouloir, n’est-ce pas ? Moi qui suis le plus vieux, j’ai du mal à mourir… Voilà ! voilà ! à présent c’est fini ! Je suis heureux que ce soit fini ; car j’avais tout le monde sur le cœur.

LA NOURRICE.

Venez, mon pauvre Seigneur.

LE ROI.

Mon Dieu ! mon Dieu ! elle attend à présent sur les quais de l’enfer !

LA NOURRICE.

Venez ! venez !

LE ROI.

Y a-t-il quelqu’un ici qui ait peur de la malédiction des morts ?

ANGUS.

Oui, Sire, moi…

LE ROI.

Eh bien ! fermez les yeux alors et allons-nous-en !

LA NOURRICE.

Oui, oui, venez, venez.

LE ROI.

Je viens, je viens ! Oh ! oh ! comme je vais être seul maintenant !… — Et me voilà dans le malheur jusqu’aux oreilles ! — À soixante-dix-sept ans ! Où donc êtes-vous ?

LA NOURRICE.

Ici, ici.

LE ROI.

Vous ne m’en voudrez pas ? — Nous allons déjeuner ; y aura-t-il de la salade ? — Je voudrais un peu de salade…

LA NOURRICE.

Oui, oui, il y en aura.

LE ROI.

Je ne sais pas pourquoi, je suis un peu triste aujourd’hui. — Mon Dieu ! mon Dieu ! que les morts ont donc l’air malheureux !…

Il sort avec la Nourrice.
ANGUS

Encore une nuit pareille et nous serons tout blancs !

Ils sortent tous,
à l’exception des Sept Béguines, qui entonnent
le « Miserere ». en transportant les cadavres sur le lit.
Les cloches se taisent. On entend les rossignols
au dehors. Un coq saute sur l’appui
de la fenêtre et chante.


— fin du cinquième acte —