La Princesse Atzimba et le capitaine Villadiégo

La Princesse Atzimba et le capitaine Villadiégo
Revue des Deux Mondes3e période, tome 117 (p. 198-213).
LA
PRINCESSE ATZIMBA
ET LE
CAPITAINE VILLADIÉGO


13 août 1522.

Il y a un an que Hernand Cortès, après le terrible siège durant lequel lui et sa petite armée ont failli périr, est devenu maître absolu de la ville de Mexico, de « Ténoch l’orgueilleuse, » comme la nommaient les Aztèques, ces conquérans à leur tour conquis. Le vaillant Espagnol règne par la terreur ; mais, loin de songer au repos, il regarde, avide, au-delà des frontières du séculaire empire dont il s’est emparé, qui frémit, mal dompté, sous sa main sanglante. Aigle rassasié, non repu, il cherche autour de lui de nouvelles proies, se tourne volontiers vers le seul royaume qui a pu ou su résister aux Aztèques, vers ce royaume de Michuacan dont ses nouveaux sujets lui racontent des merveilles. À leur dire, en effet, c’est de là qu’ils tiraient en abondance, à l’heure de leur prospérité, l’or, l’argent, les perles, les saphirs, le corail trouvés chez eux. Ces récits enflamment l’imagination du héros, excitent l’avarice qui sera le trait dominant de la seconde moitié de sa vie, et la conquête du Michuacan est résolue dans son esprit.

Aujourd’hui simple province de la république mexicaine, le Michuacan s’étendait alors sur la pente occidentale de la grande Cordillère. Au nord, il avait pour limite la rivière de Lerma qui, vers l’est, prend le nom de Rio Grande. À l’ouest, comme au nord-est, une simple ligne le séparait de la province de Mexico. Plus à l’ouest encore il touchait à celle de Guadalaxara, et au nord-nord-est il était baigné par les eaux bleues de la Mer du Sud, de l’Océan-Pacifique.

Au résumé, le Michuacan, — ce nom signifie « terre poissonneuse, » — se trouve sous la zone torride. C’est une contrée fertile composée de prairies arrosées par de nombreux ruisseaux, alternant avec des bois aux essences variées. Sur toute son étendue, sauf sur les bords de la mer, le climat de ce beau pays est sain. À l’époque où Cortès se mit à le convoiter, le royaume de Michuacan, véritable terre promise, était occupé par trois races d’hommes qui, successivement, l’avaient envahi et s’y étaient superposées, sans s’amalgamer.

Le dernier venu de ces peuples, les Tarasques étaient les véritables maîtres du pays. Leur origine péruvienne est attestée par leur langue, leurs coutumes et leur religion, car ils adoraient le soleil. Le roi alors régnant, Tzimtzicha, était fils d’un souverain qui, ayant vaincu une des armées de Moteuczoma I, avait, par ce fait d’armes, acquis une grande renommée.

La civilisation des Tarasques, par certains côtés, dépassait en raffinement celle des Aztèques. Bien qu’ils sacrifiassent, comme ces derniers, des victimes humaines à leurs dieux, ils étaient cependant moins cruels. Les classes supérieures de cette nation croyaient à l’existence d’un Être suprême infiniment sage, base des choses créées ou à créer, et dont l’intermédiaire, pour communiquer avec les hommes, était une divinité qui ne se reposait jamais et qu’ils nommaient : Nanacuérappéri, « Mère-nature. » C’était là une force parfaite qui existait dans l’éternelle immensité du temps, qui avait pour mandataires le soleil et la lune, et que les Tarasques matérialisaient dans la constellation de la Croix du sud.

Mais ce n’est pas l’histoire du Michuacan que je veux raconter, c’est une légende d’amour datant de l’époque de sa conquête par les Espagnols. Elles sont rares, ces tendres aventures, car le vaillant chroniqueur-acteur de cette poignée d’héroïques soldats, Bernai Diaz del Castillo, s’est plus occupé de mettre en évidence les grands coups d’épée de ses compagnons d’armes que les faiblesses de leurs cœurs. Ils en ont eu pourtant, et, ici même[1], j’ai montré l’importance historique des rapports de l’Indienne Marina avec Hernand Cortès. Aujourd’hui, je veux tirer de l’ombre, ramener au grand jour la discrète légende du capitaine Villadiégo et de la princesse tarasque Atzimba, curieux prélude de la conquête du Michuacan. J’ai, cette fois, été devancé dans cette tâche par un des modernes fils de cette belle contrée, l’érudit américaniste don Eduardo Ruiz. Mais, reprenant les documens nouveaux qu’il a recueillis pour les tisser avec ceux déjà connus et qu’ils éclairent, je veux tenter, à mon tour, de rendre à l’histoire une de ses pages demeurée mystérieuse, pour l’intelligence de laquelle les préliminaires qui précèdent étaient non-seulement nécessaires, mais indispensables.


I

En 1521, c’est-à-dire à l’heure où Hernand Cortès débarquait à Vera-Cruz, régnait sur le royaume de Michuacan le roi Tzimtzicha, autrement dit « celui qui édifie des forteresses. » Fils de Siguangua le Vaillant, Tzimtzicha, déjà âgé de plus de quarante ans, était, rapporte l’histoire, silencieux, hypocrite, fanatique. Assez indifférent aux principes moraux de sa religion nationale, il se montrait, en revanche, très soucieux de ses pompes extérieures. Un des premiers actes de sa puissance fut de mettre à mort quatre de ses frères dont il redoutait l’influence, dont il déplora ensuite le supplice avec une feinte douleur, en l’imputant à l’un de ses ministres.

Tzimtzicha apprit l’arrivée des Espagnols au Mexique, puis leur audacieuse marche sur Mexico, par des ambassadeurs qui, au Dom de Moteuczoma II d’abord, puis de Cuanhtémotzin ensuite, vinrent lui proposer une alliance contre ces étrangers, dans lesquels il fallait voir des ennemis communs. Si Cuanhtémotzin eût réussi à grouper dans une ligue défensive toutes les nations qui entouraient son empire, la conquête du continent américain, au moins sur ce point, eût certainement été retardée. Mais la haine qu’inspiraient les Aztèques à leurs voisins était si violente qu’elle l’emporta partout sur la raison. Après avoir un moment vacillé, cédé aux conseils des chefs de ses guerriers, qui souhaitaient se mesurer avec les envahisseurs, Tzimtzicha licencia brusquement l’armée de secours qu’il avait réunie et se tint neutre.

Les événemens, vers l’Atlantique, se succédèrent aussi rapides qu’inattendus, et l’établissement des Espagnols à Mexico, s’il parut laisser leur souverain indifférent, inquiéta beaucoup les Tarasques. Il les eût inquiétés bien davantage s’ils eussent su que Cortès, tout en s’occupant de la réorganisation de sa conquête, ne les perdait pas de vue. L’habile politique recevait des renseignemens de plus en plus précis sur les richesses agricoles et minières du sol de ses voisins, et, de plus en plus, convoitait cette proie. Or, un de ses capitaines, nommé Villadiégo, avait appris la langue aztèque au point de la parler couramment. Cortès, avant d’avoir recours aux armes, résolut d’envoyer cet officier reconnaître, étudier le fort et le faible du pays dont il voulait s’emparer. Il pourvut Villadiégo d’une escorte de douze nobles Aztèques, le munit de nombreux présens, surtout de ces miroirs et de ces grelots auxquels les Indiens ne savaient pas résister, en échange desquels ils livraient de l’or à pleines mains. Bien équipé, bien instruit des intentions secrètes de son chef, protégé en outre par le titre très respecté d’ambassadeur, Villadiégo se mit en route et arriva sans incident jusqu’à Taximaloyan, ville frontière du Michuacan. Seulement, le but de son expédition à demi atteint, l’Espagnol et son escorte disparurent brusquement, mystérieusement, sans qu’aucune enquête ait jamais pu révéler leur sort.

Interrogés, les habitans de la frontière gardèrent toujours sur ce sujet, surtout en face des Espagnols, un silence probablement ordonné, ou dicté par la prudence. Cette disparition inexpliquée fit alors grand bruit, et préoccupa assez longtemps les esprits pour donner naissance à une locution familière de la langue castillane : Tomar las de Villadiégo, c’est-à-dire prendre le chemin du brave capitaine, signifie encore aujourd’hui disparaître sans motif, sans raison, sans laisser de traces.

On ne sut donc jamais, au moins à Mexico, ce qu’étaient devenus non-seulement Villadiégo, mais aucun de ses douze nobles compagnons. Toutefois, à Taximaloyan, on se racontait entre indigènes que, vers le mois de février 1522, à l’époque de la grande fête qui ordonnait le renouvellement de tous les ustensiles de ménage, un Espagnol était apparu sur la grande place du palais, monté sur un cheval blanc, détail exact. On disait que le gouverneur, en vertu d’ordres reçus de la cour, lui avait refusé l’autorisation de pénétrer dans le royaume. L’étranger avait séjourné pendant trois jours dans la ville, longuement parlementé ; puis, de guerre lasse, il avait repris, avec les ambassadeurs de Moteuczoma II, dont il se disait le chef, la route de Mexico. Que lui était-il arrivé une fois rentré sur le territoire mexicain ? On l’ignorait ou l’on feignait de l’ignorer. Le fait certain, c’est que Cortès attendit en vain le retour de son mandataire, et mourut sans savoir ce qu’il était devenu. À Taximaloyan, on disait aussi, mais cette fois tout bas, que le commandant de la ville, ne sachant comment agir pour ne pas déplaire au roi, s’était secrètement emparé des ambassadeurs et que, les faisant voyager de nuit par des chemins détournés, il les lui avait envoyés. De cette façon, Tzimtzicha restait maître de les accueillir ou de les faire disparaître, sans que les Espagnols pussent réclamer. Or, tandis que Villadiégo et ses compagnons cheminaient prisonniers vers Tzintzuntzan, capitale des Tarasques, on faisait habilement courir le bruit, sur la frontière, qu’ils regagnaient Mexico.

Dans l’intérieur du Michuacan, à Zinépécuaro, par exemple, on parlait, non sans réticences, d’un homme blanc apparu à l’époque où la princesse Atzimba avait été tenue pour morte. À Tzintzuntzan, on avait vu l’exécution de douze Aztèques considérés et châtiés comme imposteurs, puisqu’ils avaient usurpé le titre d’ambassadeurs en se présentant au nom de l’empereur Moteuczoma, alors que l’on savait que ce souverain avait été tué lors du siège de sa capitale. En même temps on parlait aussi beaucoup, à Tzintzuntzan, de la jeune et belle princesse Atzimba, prêtresse du soleil, qui, miraculeusement morte et ressuscitée, était brusquement retournée au ciel. Or, la disparition de l’aimable princesse coïncidait si bien avec celle de Villadiégo, que le rapprochement du nom des deux jeunes gens s’imposait en quelque sorte aux esprits. On pressentait une aventure que nul ne pouvait ou n’osait raconter, ni approfondir.

Enfin, de tous les témoignages recueillis, rassemblés, unifiés, et cela après plus de trois siècles, se dégage la légende ou, mieux dit sans doute, la page d’histoire que nous allons mettre en lumière, sans rien ajouter ni retrancher aux faits conservés par les traditions, mais en les coordonnant.


II

Le roi Tzimtzicha, dit l’histoire, possédait une sœur âgée de vingt ans et d’une grande beauté. Dernier enfant du roi Siguangua, la jeune princesse, nommée Atzimba, avait été les délices de la précédente cour. Chérie par son père, aimée par les nobles que captivaient sa grâce et sa modestie, Atzimba avait également conquis le peuple par sa générosité. Tzimtzicha lui-même, bien qu’égoïste, avait concentré en elle toute l’affection dont il était capable, ou, mieux dit encore, la seule véritable affection qu’on lui ait connue, en dehors de celle qu’il portait à l’une de ses filles.

Vive, intelligente, délicate, surtout très impressionnable, les événemens de la conquête du Mexique, par des hommes à tous les points de vue extraordinaires, avaient profondément remué et troublé la jeune princesse. Était-ce l’amour de la patrie qui parlait en elle ? demandent naïvement les légendes, ou les désirs inconsciens de son âme vierge qui agitaient son cœur ? Et les susdites légendes répondent : c’était la crainte instinctive de l’inconnu.

Quelle qu’en fût la véritable cause, les premières nouvelles de l’apparition des redoutables étrangers sur la vieille terre d’Anahuac plongèrent Atzimba dans une mélancolie si profonde, que l’on eut des craintes pour sa vie. Tzimtzicha, alarmé, convoqua les plus habiles médecins de son royaume, et leur opinion commune fut que la princesse, victime de conjurations ennemies, était ensorcelée. Il convenait donc, pour la délivrer des maléfices qui la tourmentaient, de l’envoyer aux thermes de Zinépécuaro, thermes consacrés à la déesse Cuérappéri, et dont les eaux auraient seules le pouvoir de dissiper la tristesse à laquelle elle était en proie, en purifiant son âme. En outre, et pour assurer sa guérison, il importait de la vouer au culte des dieux, de faire d’elle une des épouses immatérielles du soleil.

Ces conseils furent suivis. Atzimba, accompagnée de toute la cour, partit pour les plaines fleuries de Quérendaro, et fut ensuite emmenée dans les pittoresques régions de Voraméo et de Taïménos. Près de cette dernière ville existait, et même existe encore, une grotte ayant deux entrées d’où s’échappent deux ruisseaux pareils. Seulement l’eau de l’un est glacée, tandis que celle de l’autre est bouillante. À une courte distance du lieu de leur apparition, ces ruisseaux s’unissent, et, la frigidité de l’un affaiblissant la chaleur de l’autre, il en résulte une température salutaire en même temps qu’agréable.

La princesse résida pendant quelques semaines dans ce beau lieu entouré de jardins magnifiques, et se sentit soulagée. Elle fut alors conduite à Zinépécuaro, et, après les cérémonies voulues, revêtue du voile de la Huchaarnandé, c’est-à-dire de l’insigne de la supérieure ou mère des épouses du soleil. Désormais, c’était dans cette pittoresque, mais solitaire région, au fond d’un parc entouré de murs, que devait s’écouler loin du monde, loin de la cour dont elle avait été l’âme et le charme, la vie de la jeune et belle princesse.

Dans ce lieu d’exil on la vit bientôt errer sans cesse, seule et pensive, à travers les jardins et dans le bois qui s’étendaient entre la demeure luxueuse des épouses du soleil et le palais alors délaissé et inhabité des anciens rois du Michuacan. Ignorant ce qui se passait en dehors de cette enceinte sacrée, mais avide de le savoir, la princesse fut reprise par sa mélancolie. Elle tombait souvent dans de profonds abattemens, le corps en proie à des contractions musculaires, crises à la suite desquelles elle demeurait durant de longues heures immobile, inerte. Elle était plus que jamais la victime d’un mal étrange qui attristait et préoccupait ceux dont elle vivait entourée, d’un mal connu de l’antiquité, connu de nos pères, que la science moderne a tout récemment expliqué, nommé.


III

On matin, alors que le soleil commençait à dorer le ciel de ses feux et que tout dormait encore, Atzimba, qui déjà levée errait selon sa coutume dans le jardin du palais, vit soudain pénétrer dans l’enceinte sacrée un jeune homme monté sur un animal aux formes singulières, blanc comme la cime des monts. L’inconnu tenait à la main une épée brillante, qu’il agitait. Sa vue, celle de l’animal extraordinaire qui le portait et lui obéissait, le glaive flamboyant dont il était armé, frappèrent la princesse d’admiration et de stupeur. L’étranger fut bientôt cerné par des guerriers qui, l’arc bandé, le menaçaient de leurs flèches. Il ne semblait ni s’en inquiéter ni songer à se défendre, encore moins à fuir. Ses yeux contemplaient la princesse qu’il venait d’apercevoir, qui de son côté oubliait de se voiler, de se retirer, et paraissait fascinée. Le regard qu’échangèrent les deux jeunes gens fut interminable, ardent, troublant, et un même sourire de ravissement se dessina sur leurs lèvres. L’Espagnol abaissa son épée, comme soumis, puis se laissa guider, entraîner, sans que la princesse fît un seul geste. Elle demeura comme pétrifiée à la place qu’elle occupait, et nul de ceux qui étaient survenus, qui l’entouraient, n’osait ni la toucher ni lui parler, la croyant plongée dans une de ses extases accoutumées. Soudain elle s’affaissa ; une de ses compagnes venue du palais s’approcha, lui prit la main, la sentit glacée et cria :

— Notre mère est morte !

À ce cri, vingt fois répété, toutes les épouses du soleil, tous les piètres qui habitaient dans l’enceinte sacrée accoururent, entoureront Atzimba. On voulut la relever, et l’on s’aperçut que son corps était rigide. On la porta dans une des salles du palais, et Ton essaya en vain de la ranimer. Après de longs soins inutiles, ne pouvant plus douter que son âme avait pris son vol vers la Croix du sud, des courriers furent expédiés dans toutes les directions pour répandre la nouvelle de cet événement imprévu. Le lendemain, aucun doute n’étant plus permis sur le sort fatal de la jeune fille, son corps, selon l’usage, fut baigné par ses compagnes dans une eau parfumée, puis revêtu de ses parures les plus somptueuses. On étendit l’insensible dépouille sur une fine natte, on la couvrit de pétales de fleurs. Ce qui frappa chacun des assistans, c’est que le beau corps, bien qu’inerte, conservait toutes les apparences de la vie. Les mains croisées, la tête un peu inclinée, la bouche entrouverte, les yeux seulement à demi clos, Atzimba semblait dormir, et souriait.

Quand le soleil disparut derrière les monts, ses vierges-épouses placèrent le corps de leur jeune mère sur leurs épaules, et l’emportèrent en chantant des hymnes qu’interrompaient leurs sanglots. Du temple venaient des sons lugubres produits par les prêtres, soufflant dans des conques marines. Entre les haies fleuries du parc existait une grotte artificielle dont un rideau de plantes grimpantes voilait l’entrée, dont l’intérieur était tapissé de mousse, et au centre de laquelle on avait dressé un lit d’apparat, formé de plantes aromatiques recouvertes d’un riche tapis. Le corps d’Atzimba fut déposé sur cette couche et, autour de lui, on incendia des braseros chargés d’encens. Au pied du lit funèbre on plaça, comme l’exigeaient les rites funéraires, des boissons, des alimens choisis, une corbeille pleine de fruits. Et la princesse Atzimba, si belle, si aimée, au visage si expressif alors qu’elle était vivante, visage que la mort n’avait pas défiguré, demeura seule au fond de la grotte où les siens devaient venir la saluer une fois encore avant que son corps fût brûlé, ses cendres rendues à la terre.


IV

Deux fois vingt-quatre heures se sont écoulées, les oiseaux au riche plumage qui peuplent la demeure des épouses du soleil ont cessé leurs chants harmonieux, un silence imposant plane sur l’enceinte sacrée où régnerait une obscurité profonde, sans les lueurs scintillantes des étoiles de la Croix du sud. Atzimba repose sur sa couche funèbre et un peu plus loin Villadiégo, enfermé dans une des chambres du palais en ruines des rois, rêve et songe. Il rêve à son pays, à sa vie d’aventures, à sa situation présente. Il se demande pourquoi son voyage a été interrompu, pourquoi il est prisonnier depuis trois jours. C’est pour le protéger contre la curiosité du peuple, et même contre sa colère excitée par la présence de ses compagnons aztèques, profondément haïs, que le commandant de Taximaloyan a pris la résolution de le faire voyager de nuit jusqu’à la capitale, où, lui disait-on, l’attendait le roi. Villadiégo n’a été ni menacé ni maltraité, c’est vrai ; toutefois, ce n’est pas en ambassadeur qu’il a cheminé, mais en captif. Que signifie ce brusque arrêt dans son voyage ? Pourquoi a-t-il été séparé de ses compagnons, puis renfermé entre quatre murs ? Le jeune Espagnol interroge en vain ceux qui lui apportent des vivres, ils ne paraissent pas comprendre ce qu’il leur dit, lui répondent dans une langue que, de son côté, il ne comprend pas. L’âme de Villadiégo est vaillante, il est accoutumé aux aventures extraordinaires, à regarder la mort en face et sous tous ses aspects. Il est prisonnier, il ne peut se le dissimuler. Redoutant quelque traîtrise, il songe à recouvrer sa liberté. Durant les longues marches nocturnes qu’on lui a fait exécuter, il a pu remarquer la haine dont sont animés les soldats tarasques contre les Aztèques, toujours hautains, impassibles, dédaigneux. Il est maintenant séparé de ces compromettans auxiliaires ; toutefois, pourquoi ne lui parle-t-on plus du roi ? Il ne peut séduire ses gardiens, on lui a enlevé ceux de ses bagages qui contiennent les miroirs, les grelots, les verroteries à l’aide desquels il pourrait les bien disposer pour lui. Il prodigue les promesses et elles restent sans puissance, ses gardes étant choisis parmi les soldats qui ignorent la langue aztèque.

Villadiégo projette de s’évader, de retrouver son cheval, ses armes, ses bagages, puis de regagner Mexico. Il est dans un pays inconnu, serait fort en peine pour suivre la route qu’il a nuitamment parcourue ; toutefois, qu’importe. Accoutumé aux luttes d’un contre mille, rien ne l’effraie, ne peut abattre son courage, sa confiance aveugle. Au milieu de ses incessantes et graves préoccupations, il s’étonne de voir une silhouette de femme traverser son esprit, le distraire. Il ne s’agit pas de l’image lointaine, pâlie, d’une amie laissée en Espagne ou à Mexico, mais de la délicieuse silhouette de la jeune fille qui lui est apparue au moment où on l’a introduit dans les jardins du palais, de la jeune fille avec laquelle il a échangé un si long regard, à laquelle il ne peut penser sans que son cœur batte. A-t-il jamais vu un plus ravissant visage, une grâce plus séduisante, un regard plus candide, plus profond, plus troublant, un corps plus parlait ? Non.

Villadiégo a remarqué de larges fissures dans un des murs de sa prison, fissures produites par le tremblement de terre encore récent qui a rendu le palais inhabitable. Déjà la veille, pendant la nuit, il a travaillé à élargir une de ces ouvertures, et il reprend cette tâche. Disjointes, les pierres cèdent sans qu’il soit besoin d’efforts. Bientôt le captif aperçoit une pâle lueur. Il se glisse, lait tomber un dernier obstacle, se voit libre ! Il est libre et, il le reconnaît vite, précisément à l’endroit où il a vu celle qu’il voudrait revoir encore.

Il avance indécis, assourdissant ses pas, se dissimulant dans l’ombre des massifs. Soudain un vaste espace s’étend devant lui et, là-bas, il aperçoit la blanche façade de la demeure des épouses du soleil. La belle jeune femme est là, endormie. Son regard était si doux, si caressant, lorsqu’il s’est arrêté sur lui, que Villadiégo pense qu’elle lui prêterait son aide si…

Il s’éloigne, s’enfonce dans l’ombre des arbres, cherche à s’orienter. Il se sait dans un parc clos de murs, obstacles qu’il croit pouvoir escalader. Une lueur le fait s’arrêter, hésiter, il approche de la grotte où gît Atzimba, où brûle encore un flambeau à la cire parfumée. Il soulève doucement, prudemment, le rideau |de verdure, demeure immobile. La belle jeune femme à laquelle il vient de penser, dont il a si présente l’image radieuse, est devant lui, parée, endormie, souriante.

Endormie ? Non. Villadiégo sent son cœur se serrer, presse sa poitrine de sa main, ne respire plus. Elle est morte, morte la douce apparition, et la couche sur laquelle elle est si gracieusement étendue est une couche funèbre ! Morte ! elle qu’il a vue si charmante ! Il fait un pas, deux, s’avance, s’arrête, avance encore. La flamme vacillante du flambeau donne une apparence de vie au beau visage qu’il admire, qui l’émeut, qui n’a rien de la lugubre pâleur des trépassés. L’Espagnol s’agenouille, se signe, prie. Qu’elle est belle encore sur son lit funèbre semé de fleurs, dans sa toilette luxueuse, celle dont il se sent épris ! Comme son corps lui paraît harmonieux sous les légers voiles dont il est enveloppé, dans sa pose abandonnée ! Il lui semble que la jeune femme le regarde, que ses yeux à demi clos l’implorent, que ses lèvres, qui ont le pourpre de la vie, vont lui parler.

Villadiégo a fait un nouveau pas pour se rapprocher de la funèbre couche, a doucement posé sa main sur celle de la jeune fille, et tressailli en sentant cette main moite, tiède. Il recule. Cette couche n’est-elle pas un lit mortuaire, serait-elle un lit d’apparat, et la douce apparition n’est-elle qu’endormie ? Perplexe, l’Espagnol se rapproche et, un peu tremblant, saisit la mignonne main qu’il a touchée, la soulève ; flexible, le bras suit. Le jeune homme pose, appuie sur ses lèvres les doigts menus et… Rêve-t-il ?

Les paupières entr’ouvertes se sont un peu relevées, la main qu’il tient a légèrement pressé la sienne, une longue aspiration a soulevé, gonflé le beau sein qu’il croit voir palpiter, qui palpite. Il songe à fuir, indécis, un peu effrayé. Mais la pression de la mignonne main s’accentue, les paupières se sont encore soulevées. Un regard surpris, un regard dont il connaît la séductrice puissance cherche le sien, et un sourire, un sourire d’admiration, arque de plus en plus les lèvres purpurines. Attiré, Villadiégo se penche, se penche. Il a laissé retomber la main qui essayait de retenir la sienne, saisit la charmante tête qui continue à lui sourire, noyé ses doigts dans son épaisse et noire chevelure, rapproché, en l’exhaussant, le beau visage du sien. Il se sent effleuré par la caresse d’une suave haleine, frissonne. La dormeuse, enfin réveillée, entoure, rougissante, languissante, le cou du jeune homme de ses bras. Les lèvres des deux jeunes gens s’attirent, s’effleurent, se joignent, se pressent ; ils échangent un long, un interminable baiser qui l’un comme l’autre les transporte dans le ciel, dans le lieu de délices promis par leurs croyances.

Après cette extase, Atzimba s’est redressée avec lenteur, secondée par les bras amoureux qui maintenant l’enveloppent et la soutiennent, attirée par un nouveau baiser offert. Elle s’appuie fortement sur celui qui vient de la rendre à la vie, lui parle comme à un être céleste. Villadiégo lui a dit quelques mots en aztèque, et elle lui répond dans cette douce langue, qu’elle aussi sait parler. Enlacés, très émus, se trouvant beaux et se l’avouant, ils se sont assis sur la funèbre couche qui peu à peu, aux lueurs du flambeau mourant, devient pour eux un lit nuptial. C’est que l’innocente vierge s’abandonne tout entière aux volontés de celui qu’elle tient pour un dieu, vers lequel la poussent ses désirs, ses vingt ans à peine révolus, et qui, pour sa virginale ignorance, lui révèle des choses du ciel.

Elle sembla courte aux deux amans imprévus, cette nuit de surprises, de volupté, durant laquelle Villadiégo a raconté son histoire, ses marches nocturnes à la recherche du roi Tzimtzicha, auquel il vient proposer une alliance. Ramenée à la réalité, Atzimba tremble pour celui qui a pris possession de son cœur, qu’elle nomme déjà son époux. Le jour va paraître, il faut le cacher, et elle le conduit au fond d’un sanctuaire où elle l’établit, d’où elle viendra le tirer aussitôt que reparaîtra la chère ombre de la nuit. Vingt fois les deux amoureux, les deux amans se disent au revoir, et vingt fois ils reviennent l’un vers l’autre pour échanger de nouveaux baisers, pour se dire, pour se faire dire ces mots qu’ils ne se lassent, ni de répéter, ni d’entendre : Je t’aime ! Enfin le soleil dore les collines, jaillit, et son infidèle, mais inconsciente épouse se dirige lente, pensive, ravie, trouvant un nouveau sens à tout ce qui l’entoure, vers la demeure où elle n’est plus attendue.


V

Du fond de la retraite où son amante l’a caché, Villadiégo entend soudain éclater des clameurs, retentir des cris de joie. On se presse devant la grotte où Atzimba a reposé durant trois jours, d’où, conduite inanimée, elle vient de sortir vivante. Les épouses du soleil, leurs servantes, les prêtres chargés de l’entretien du feu sacré qui brûle éternellement en l’honneur de l’astre, poussent des cris d’allégresse, chantent de joyeux hymnes. On promène Atzimba en triomphe, on la couvre de fleurs, on admire le brillant de son regard, on l’interroge. C’est une ressuscitée, le soleil a fait un miracle en sa faveur, et la jeune fille apparaît doublement sacrée. Les habitans de Zinépécuaro sont vite instruits de ce qui s’est passé… Ils se racontent la mort d’Atzimba, sa résurrection. Le prodige est patent et n’aura d’explication naturelle que trois cent cinquante ans plus tard par un mot aujourd’hui connu de tous : la catalepsie.

Le commandant de la ville expédie courrier sur courrier à Tzintzuntzan, pour aviser le roi du miracle survenu et lui en raconter les détails. Atzimba veut parler à tous ces envoyés avant leur départ, leur dire de se hâter, les charger de répéter au roi d’accourir, qu’elle a d’importantes révélations à lui faire, révélations qui l’intéressent et intéressent son royaume. En dépit de ces avis, le roi tarde et les jours s’écoulent.

Le roi tarde ; or, chaque soir, aussitôt la nuit venue, Atzimba, chargée de vivres, va secrètement rejoindre Villadiégo. À ces heures favorables, toujours attendues avec impatience, les deux amans errent sous les bosquets les plus ombreux, se reposent sous les arbrisseaux fleuris, vivent la main dans la main, les yeux sur les yeux, les lèvres sur les lèvres. Comme elles s’écoulent rapides, ces nuits enivrantes, que les deux amans voudraient sans fin ! Atzimba n’appelle plus son frère, ne s’inquiète plus de sa lenteur. Le jour, elle déplore la longueur des heures, et, la nuit, elle voudrait arrêter le temps. De son côté, Villadiégo, tout à sa belle et jeune maîtresse à laquelle, en bon Espagnol, il a appris le nom du vrai Dieu, qu’il a ondoyée et qui s’est laissé faire pour être plus à lui, Villadiégo ne songe plus à sa mission, à la gloire, ni même à son pays : « Un seul être pour lui peuple maintenant le monde, » et cet être qui le possède, qu’il aime, est une fille et une sœur de roi ! Il n’a plus qu’un désir : vivre pour Atzimba, dont ni la beauté ni le charme n’ont d’égal, qui n’aime, qui n’a jamais aimé que lui. Tzimtzicha arrive enfin, des soldats se sont montrés, et les roulemens désordonnés, à la fois lugubres et martiaux du téponastlé, ce long tambour des Aztèques et des Tarasques, annoncent son approche. Le grand-prêtre de la déesse Guérappéri, revêtu de ses insignes, est parti à la rencontre du souverain, l’aborde, lui parle en secret. Le roi, nonchalamment étendu dans son palanquin, l’écoute ; puis, peu à peu, se soulève. Ses sourcils se froncent, son front se plisse, ses regards deviennent sombres, menaçans. Il ordonne de reprendre la marche et, suivi de toute sa cour, pénètre dans le palais où bientôt il fait appeler Atzimba, qui, radieuse, paraît devant lui. Le roi a changé l’expression de son visage, il sourit à la jeune princesse, se déclare, avec bienveillance, prêt à l’entendre.

— Roi et seigneur, dit Atzimba, lorsque la mort m’a saisie, lorsque mon âme a quitté mon corps, elle est allée là-haut, entre les quatre étoiles. En ce lieu divin, la voix inconnue d’un être invisible m’a parlé, m’a ordonné de retourner sur la terre pour te dire de faire alliance avec les hommes blancs, envoyés par lui pour conquérir les royaumes de notre sol. Les lois qu’apportent ces hommes-dieux sont les vraies, et elles doivent prévaloir sur les nôtres qui demandent du sang. Comme preuve de ma véracité, roi, je dois t’apprendre qu’un jeune homme, beau comme un rayon, une flamme brillante à la main, m’est apparu un matin vers l’Orient, à l’heure où le soleil se levait. Il m’a longuement regardée, puis a disparu en emportant mon âme. Il me l’a ensuite rapportée, rendue, en venant me réveiller sur mon lit de mort. C’est lui qui m’a révélé la douceur des lois nouvelles, ramenée sur la terre. Il est le céleste messager qui doit te les apprendre à ton tour, écoute-le.

Les paroles d’Atzimba étaient sincères, elle croyait ce qu’elle disait. Elle croyait avoir été victime de la mort, puis rendue, rappelée à la vie et à des félicités divines par celui qu’elle aimait. La miraculeuse apparition de Villadiégo, juste à l’heure où elle revenait à la vie, lui avait réellement paru celle d’un envoyé céleste, et elle était heureuse d’être sienne, fière qu’il fût sien. Délivrée par la mort de ses vœux de fidélité au soleil, elle ne voulait plus vivre que pour aimer son envoyé, que pour être aimée par ce céleste messager.

Tzimtzicha écouta le récit de sa sœur sans l’interrompre, en proie à des émotions dont il n’était pas toujours maître, émotions si fortes qu’à plusieurs reprises des larmes coulèrent sur ses joues. Ces troubles furent attribués à la crainte par ceux qui l’entouraient, et l’on crut qu’il pleurait son empire perdu.

Il mit fin à l’audience et se retira avec ses ministres, c’est-à-dire avec le chef suprême de ses armées et le grand-prêtre de Tzintzuntzan. Il leur révéla aussitôt que le grand-prêtre du temple de Zinépécuaro avait épié Atzimba aux heures où elle se promenait dans les bosquets sacrés du parc avec l’étranger dont elle venait de parler comme d’un être céleste, lequel n’était que l’un des soldats de ce Cortès, de ce capitaine qui, après maints combats où, parfois vaincu, il avait laissé voir qu’il n’était qu’un homme, venait enfin de renverser l’empire d’Anahuac. Il expliqua que Villadiégo, chef d’une ambassade soi-disant aztèque, lui était secrètement envoyé, à titre de prisonnier, par l’habile commandant de la ville frontière de Taximaloyan. Trompée, victime de son imagination, de sa virginale ignorance, Atzimba avait violé ses vœux religieux. Cependant, on ne pouvait nier que la princesse lût morte à l’heure où son corps avait été déposé dans la grotte, et que l’étranger, par des maléfices, n’eût réussi à rappeler son âme et souillé, sinon l’épouse du soleil, au moins une vierge fille de roi.

Tzimtzicha, fanatique, superstitieux, ne savait quel supplice infliger à sa sœur, proie des méchans esprits. Sacrilège, parjure, elle devait être enterrée vive ; mais sa mort, puis sa résurrection, la mettait en quelque sorte à l’abri de l’humaine justice. Que faire d’elle ? Les conseillers, indécis, n’osaient se prononcer. En ce qui touchait Villadiégo et les nobles Mexicains qui l’accompagnaient, ils devaient être sacrifiés dans le temple de la déesse Xaratanga. Quel lut le résultat du conseil tenu par le roi ? Nul ne le sut.

Dans l’après-midi de ce même jour, Tzimtzicha reprit, avec sa cour, le chemin de sa capitale. Il avait refusé de voir l’étranger et il emmenait avec lui Atzimba, éplorée. Le peuple, qui adorait la belle jeune fille, se pressa pour la voir passer, et fut ému par la vue de ses larmes, dont il ignorait la véritable cause. Il répétait qu’elle regrettait le ciel qu’elle avait entrevu, puis perdu, qu’elle aspirait à franchir de nouveau la porte sacrée des quatre étoiles.

Trois jours plus tard, les habitans de Tzintzuntzan se pressaient dans les rues de leur ville, pour voir passer, disait-on, des ambassadeurs venus de Mexico. Mais des agens du roi, mêlés à la foule, lui répétaient que c’étaient là de faux ambassadeurs, puisqu’il était notoire que le dernier des empereurs aztèques, au nom duquel ils se présentaient, était mort. Villadiégo ne figurait pas dans ce cortège ; le roi avait ordonné qu’on ne l’amenât dans la ville qu’au milieu de la nuit.

Vingt-quatre heures s’écoulent et, dans le temple de Tzintzuntzan, le son des trompes marines appelle le peuple, bien que ce ne soit la date d’aucune fête. La foule accourt, se range dans le vaste cirque auquel le temple fait face, et douze prisonniers aztèques paraissent entourés de prêtres. Un signal ! douze cadavres gisent autour de la pierre des sacrifices et douze cœurs fumans, ceux des compagnons de Villadiégo, sont déposés devant l’image qui symbolise le doux astre de la nuit.

Il y a deux heures que le soleil a disparu derrière les collines qui, vers le couchant, bornent la vallée de Tzintzuntzan, deux heures que la nuit a fait faire les oiseaux et les hommes, lorsqu’une barque conduite par dix rameurs glisse rapide sur le bleu miroir du grand lac dont les eaux vermeilles baignent la capitale du Michuacan. Les rameurs ne sont rien moins que de grands personnages de la cour, et, assis côte à côte sur la plate-forme du long esquif, la main dans la main, se tiennent Atzimba et Villadiégo.

Après un assez long voyage, les amans sont débarqués sur la rive du port de Carichéro, près de la résidence d’été des rois, en ce moment inhabitée. Là, les entourant avec respect, avec un soin méticuleux, les rameurs les conduisent dans la plus somptueuse des chambres du palais. Bientôt les deux amans reposent, et, lorsque le soleil reparaît, ils errent dans le parc dont les allées sont familières à la princesse, heureuse de guider celui qu’elle aime parmi les bosquets. Las à la fin, ils s’établissent sur une terrasse d’où ils contemplent le beau lac que sillonnent de légères pirogues, sur lequel des oiseaux aquatiques au riche plumage naviguent par bandes, plongent à l’improviste ou, en volant, trempent leurs ailes roses ou azurées dans l’eau vermeille. Le ciel, d’une incomparable pureté, surprend Villadiégo qui pourtant connaît celui de la vallée de Mexico, et se croit dans un pays enchanté. Mais son soin le plus constant est de regarder Atzimba, de voir refléter son image dans les yeux noyés, enivrés, attendris de la jeune princesse.

Qu’elle est belle, l’ardente amoureuse avec ses traits si fins, sa bouche souriante insatiable de baisers, ses dents éblouissantes, sa peau dorée, sa taille svelte, ses pieds et ses mains dignes de sa race, ses cheveux luisans dont elle s’enveloppe comme d’un manteau lorsqu’elle en dénoue les tresses pour obéir à son amant ravi ! Quelle ineffable douceur prend sur ses lèvres l’idiome dans lequel elle improvise de doux mots d’amour ! Comme elle a passé rapide pour les deux amans, cette belle journée, presque tout entière employée à se répéter qu’ils s’aiment ! Atzimba ne songe plus à la cour, Villadiégo ne se souvient ni de Mexico, ni de l’Espagne. Tous deux vivent dans un rêve, dans un délicieux rêve qui doit durer toujours, car Tzimtzicha l’a promis à sa sœur, ils vivront loin de la cour, mais il ne les séparera jamais, puisque le soleil, qui dispose de la foudre, est resté impassible et a prouvé, par sa mansuétude, sa volonté que les deux amans soient heureux.

La nuit est venue, transparente. Atzimba et Villadiégo ont soupé et songent à se reposer, quand le chef de leur escorte vient les inviter à prendre place dans un vaste palanquin. Ils doivent être conduits dans les fertiles campagnes de Curincuaro, lieu d’enchantement où la brise est tiède, où les plantes et les arbres sont toujours en fleurs, où les champs et les bois sont sillonnés de ruisseaux aux ondes cristallines, où les étoiles du ciel sont si brillantes qu’elles laissent à peine regretter les splendeurs du jour. Atzimba est pressée d’atteindre ce lieu d’exil plein d’oiseaux chanteurs, lieu choisi par la bonté de son frère qui n’a demandé aux deux amans qu’une seule chose qu’ils désirent eux-mêmes : de cacher leur bonheur et de se laisser oublier.

On atteint un palais ruiné, les amans y passent la journée, et leur escorte, vigilante, veille plus strictement que jamais à ce que nul n’approche, bien que la contrée soit déserte et qu’un voyageur égaré puisse seul se présenter. Un bruit sourd résonne sans cesse, c’est la rumeur lointaine, majestueuse, de la cataracte de Surumucapio. Déjà les arbres de la Terre-chaude mêlent leurs branches à ceux de la Terre-tempérée ; mais Villadiégo, qui a, remarqué les soins méticuleux avec lesquels lui et sa compagne sont gardés, est moins tranquille que son amante. Quand vient la nuit, Atzimba, nerveuse, impérieuse, impatiente, mise en éveil par son ami, demande elle-même que la dernière étape soit rapidement franchie : on part.

La nuit est noire, on chemine sous de grands arbres dont la cime ne laisse rien voir du ciel. Une halte ; on se trouve sur le bord du ravin de Curincuaro, étroite coupure aux murs perpendiculaires de granit, gouffre dans la profonde obscurité duquel gronde un torrent. Atzimba se soulève, s’étonne, interpelle ses nobles porteurs divisés en deux groupes. Avant qu’ils aient pu rien prévoir, les deux amans sont saisis, garrottés, et la pâle face de la lune, comme attendue, se montre au-dessus du ravin qu’elle éclaire en même temps que les visages sinistres des ministres de Tzimtzicha.

Atzimba va parler, elle est soulevée, plane au-dessus de l’abîme, et Villadiégo, suspendu lui aussi, sent la terre manquer sous ses pieds. Ils descendent, s’enfoncent dans l’ombre où on les laisse glisser. Une voix leur crie de prendre pied sur une plate-forme qu’ils vont rencontrer, de se dégager de leurs liens, ce qu’Atzimba peut exécuter, car on ne lui a pas entravé les bras. La même voix leur crie de pénétrer dans la grotte qui s’ouvre sur la plate-forme, asile qu’ils doivent à la bonté du roi.

Les câbles, remontés, descendent des corbeilles pleines de vivres, puis deux énormes jarres pleines d’eau. Les sinistres mandataires adressent à la princesse un suprême adieu, s’éloignent, et le grondement de la cataracte, le sourd murmure du torrent, l’aigre cri des aigles et des vautours, planant au-dessus de l’abîme quand le jour paraît, sont les seuls bruits qui troublent la morne solitude.

Trois siècles et demi se sont écoulés, et le voyageur qui côtoie le bord du ravin de Curincuaro, aujourd’hui Jicalan-le-Vieux, voit en se penchant, à l’entrée d’une grotte inaccessible, deux antiques jarres dont il ne peut s’expliquer la présence en ce lieu. S’il pouvait descendre le long du mur de granit, il s’étonnerait plus encore en découvrant, presque à l’entrée de la grotte, deux squelettes aux os blanchis, l’un d’homme et l’autre de femme, dont les têtes se touchent, dont les bras sont enlacés. Ce sont les restes du vaillant Villadiégo et de la belle princesse Atzimba, victimes de « la clémence » du roi Tzimtzicha, vengeur du soleil outragé.


LUCIEN BIART.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1887.