La Presse périodique en Allemagne


DE
LA PRESSE PÉRIODIQUE
EN ALLEMAGNE.

Avec les siècles, les moyens de développement intellectuel changent ou se modifient : le progrès de civilisation, qui s’opérait autrefois par le choc des armes, par l’invasion des peuples, par les prédications, les disputes théologiques et philosophiques, les guerres de religion, est remis maintenant aux soins de la presse.

Étudier les organes de la presse, c’est étudier par là même l’esprit, le caractère, la tendance littéraire et politique, et l’état progressif d’une nation ; car, s’il est vrai de dire que la littérature reflète les mœurs d’une époque, cette vérité est surtout applicable au journalisme, vaste diorama où se peignent, sur une suite de toiles mobiles et changeantes, tout ce qui pique la curiosité, tout ce qui enflamme les esprits, tout ce qui tient aux conceptions du génie et aux erremens du vulgaire, aux rêves de l’homme d’état et aux sublimes efforts du peuple. La question politique qui se débat depuis des siècles n’est pas changée ; le terrain n’est plus le même, voilà tout. Autrefois on luttait pour un pan de muraille, pour une tour et une franchise municipale ; aujourd’hui on lutte pour la liberté de pouvoir dire hautement son opinion. La presse est devenue le champ-clos et la forteresse : les rois en défendent l’entrée avec des ordonnances et des condamnations ; les peuples montent à l’assaut avec courage et persévérance. Plus d’un bastion est déjà pris, plus d’une brèche est déjà faite : gare le corps-de-logis et les défenses intérieures !

Nos relations habituelles avec l’Angleterre nous ont assez fait connaître l’état du journalisme dans ce pays. Nos relations avec l’Allemagne sont moins fréquentes, l’idée que nous avons de ses journaux est moins précise, et voilà ce qui nous donne la hardiesse de rapporter à cet égard quelques observations prises sur les lieux même.

Il y a deux manières d’envisager l’état de la presse : c’est d’abord de calculer le nombre de ses organes, puis d’observer leur attitude et leur langage.

Sous le premier point de vue, l’Allemagne serait de beaucoup supérieure à la France. D’après le tableau de l’Office Correspondance, nous ne comptons guère, je crois, que quatre cent cinquante journaux ; et le catalogue d’abonnemens publié par la poste de Berlin, en 1833, présente sept cent quatre-vingts feuilles périodiques écrites en langue allemande. C’est que là pas une société, pas une secte, pas une science, pas une association, ne manque d’avoir un représentant, et ce représentant est un journal hebdomadaire ou mensuel, grand in-12 ou petit in-4o. Allez en Allemagne, vous trouvez à foison les journaux de dogmes religieux, d’écoles, de théories scientifiques, de voyages, journaux de chasse, de métiers, de paysans (Bauernzeitung) ; puis les journaux de villages (Dorfzeitung), qui se fabriquent, bien entendu, dans les villes. C’est que, d’abord, l’Allemand est de son naturel encore plus studieux et plus porté à la réflexion qu’on ne l’imagine : là, les plus petits villages ont leurs cabinets de lecture ; le maître d’une taverne, qui vous versera, pour quelques kreutzers, un verre de bière sur le coin d’une table, peut vous mettre en même temps entre les mains un journal politique ou littéraire, à votre choix. Le pasteur a son journal ; le bourgmestre, l’adjoint, le maître d’école, le juge, l’artisan, tout homme un peu aisé veut avoir son journal ; et, si vous arrivez le dimanche soir dans une famille allemande, vous pouvez être assuré de trouver le maître de la maison faisant à haute voix la lecture du journal, comme une lecture utile ou édifiante. Une autre raison contribue encore à multiplier ainsi les journaux, c’est la division du pays entre tant de petits états, tant de villes capitales, qui tous veulent posséder leur moniteur, et tant d’universités, qui toutes aussi veulent développer leur méthode d’enseignement et la science de leurs professeurs.

Dans cette grande quantité de feuilles périodiques, celles qui occupent le plus de place et le rang le plus honorable sont, sans contredit, les feuilles littéraires et scientifiques. Quant aux journaux politiques, je n’ai pas besoin de dire où ils en sont pour l’esprit d’indépendance et la liberté d’examen : la diète de Francfort est là, comme ces méchantes femmes qui deviennent plus revêches à mesure qu’elles vieillissent, et plus impatientes à mesure qu’on les contrarie ; c’est elle qui porte sur toutes ces petites souverainetés, dont le salut absolutiste est remis à sa garde, un œil de lynx ; c’est elle qui épie les journalistes, qui scrute leurs œuvres et leur pensée, qui interprète le mot douteux et traduit la citation étrangère, qui sermonne les censeurs et réveille le zèle des agens de police ; c’est elle qui est à la fois le lion de Saint-Marc et le sénat de Venise, qui accuse et condamne, qui ouvre sa large gueule pour recevoir les dénonciations et pose la sellette pour en faire bonne et prompte justice. La suppression brutale de quelques feuilles élevées au-dessus du diapason toléré par la conférence, doit apprendre aux journalistes leur devoir ; et le cachot de Wirth, le courageux rédacteur de la Tribune Allemande, peut servir de leçon à ceux qui feraient mine de se regimber contre les désirs de la diète.

Donc, n’allez pas chercher dans les journaux politiques allemands une étincelle de cette liberté parlementaire, qui se retrouve dans les feuilles anglaises et dans les nôtres. Les états soi-disant constitutionnels, comme, par exemple, le pays de Bade, le royaume de Wurtemberg, le duché de Darmstadt, etc., souffrent encore, il est vrai, la discussion d’un projet de loi, l’examen d’un système ministériel, mais tout cela avec tant de détours obligés, avec tant de circonlocutions, que le travail d’entourage rétrécit singulièrement le fond de la pensée. On dirait d’un poète classique qui ne peut parler comme tout le monde, et qui est obligé de faire une longue périphrase pour nous donner à comprendre, à travers mainte image, mainte métaphore, qu’il fait nuit ou qu’il fait jour.

Mais sortez de cette quasi-liberté d’expression pour en venir aux états où les désirs de la diète sont regardés comme chose sainte et inviolable, et voici bien une autre affaire ! — N’allez pas croire au moins qu’ici les feuilles se fabriquent à coups de ciseaux ; non pas, vraiment ; ce serait trop joli ! Hélas ! il faut, au contraire, que ce pauvre rédacteur sue beaucoup pour arranger un fait, dénaturer un discours et grossir une façon d’émeute. Prenez, par exemple, le journal de Leipsig (Leipziger Zeitung), le Correspondant de Nuremberg, le Staatszeitung ou Moniteur de Berlin, sans en excepter la Gazette d’Augsbourg, et vous pourrez juger de tout ce qu’il a fallu de patience, d’efforts, et, j’ose le dire, de génie, au directeur de ces feuilles pour nous assaisonner une série de nouvelles si alarmantes, et un article de fonds si bien raisonné. Cette pauvre France, comme on l’habille ! Comme on la représente chétive et sans ressources, ou couverte d’hommes armés ; douce et inquiète, ou rugissant de colère ; tremblant derrière ses forteresses, ou s’élançant au-delà des frontières ! Si vous saviez quel parti un journaliste quelque peu entendu aux affaires peut tirer d’un tapage qui se fait dans un de nos théâtres de province, d’une démission de député et d’un banquet patriotique ! comme d’une vitre cassée il lui est facile de créer une émeute, et d’un toast républicain une protestation unanime contre l’ordre de choses actuel ! Vous avez vu de ces microscopes effrayans qui vous font d’une mouche un monstre prodigieux ? Les journalistes allemands qui sont bien avec la diète se servent de tels microscopes pour lire les débats de nos chambres et les nouvelles de notre pays. Avec cela, un discours de M. Garnier-Pagès est un acte de sédition flagrante ; et une chanson que l’on imprime en l’honneur de Henri v ne peut manquer de ramener bientôt la branche aînée sur le trône… Voilà cependant comme l’éducation des peuples se fait, quand le peuple ne se charge pas de la faire lui-même. Quelques-uns de ces journaux, mais bien peu, il est vrai, grace à leur ancienneté et à la haute influence qui les protège, comptent cependant un nombre d’abonnés qui ferait envie à plus d’un de nos bons journaux français. La Gazette d’Augsbourg est répandue par toute l’Europe ; l’Observateur autrichien s’est tiré à six mille exemplaires ; la Spenersche Zeitung, qui paraît à Berlin, se tire encore à dix mille ; et le journal de Leipzig, avec son privilège, qui lui ôte en Saxe toute crainte de concurrence, compte au moins huit mille abonnés. La plupart des journaux allemands, soit politiques, soit littéraires, ne paraissent que certains jours de la semaine, et, d’ordinaire, dans le format in-4o, à deux colonnes, papier gris et mauvaise impression. L’Almanach de Liège passerait pour un bijou de gravures et de typographie auprès du plus grand nombre d’entre eux.

Après cela, on se demande pourquoi le gouvernement, qui se montre si sévère à l’égard des journaux du pays, autorise l’introduction des journaux étrangers, et notamment des nôtres ? Mais c’est que, d’un côté il serait assez difficile de s’opposer totalement à cette introduction. L’Autriche a beau faire visiter avec une rigoureuse exactitude les malles des voyageurs, et saisir jusqu’à un demi-numéro égaré du Constitutionnel qui enveloppe un livre ou une douzaine de cravates, les Autrichiens n’en sont pas moins, tout comme d’autres, au courant de notre politique ; et, en laissant passer nos journaux, l’autorité accorde d’un air libéral ce qu’elle ne pourrait guère empêcher. Ensuite, par leur prix assez élevé, par leur rédaction en langue étrangère, ces journaux ne s’adressent jamais qu’à une classe de lecteurs choisis, rentiers et professeurs, marchands et fonctionnaires, tous gens qui tiennent beaucoup à digérer en paix, et à ne pas déranger l’équilibre de leur position par des opinions assez peu inhérentes à la douce somnolence dont ils jouissent, et au puissant patronage dont ils s’honorent. Il faut observer encore que ces feuilles étrangères n’agissent jamais directement sur les esprits, comme les feuilles du pays même, et que dans le cas où une phrase du National, de la Tribune, pourrait faire impression sur l’ame d’un lecteur, cinquante pages allemandes arrivent aussitôt pour paralyser cette impression, et remettre les choses au point de vue où elles doivent se trouver.

Que si maintenant, des journaux politiques de l’Allemagne, nous passons aux journaux scientifiques et littéraires, la transition est belle, sans doute, mais non pas encore autant que l’on pourrait le désirer ; et il faut retrancher une assez grande quantité de ces feuilles, revêtues d’un titre pompeux et accompagnées quelquefois d’une grande réputation, avant que d’en venir à un résultat vraiment bon et solide.

En Allemagne, chaque petite ville ayant son libraire-éditeur, chaque libraire veut avoir son journal à lui, dans lequel il fasse ses annonces, et vante les ouvrages qu’il publie et les ouvrages que publient ses amis. C’est alors, entre messieurs les libraires qui tiennent ainsi à leur disposition une feuille périodique, et quatre ou cinq cents abonnés, un échange de services et de politesses, qui met de côté toute critique saine, et consciencieuse. Le libraire de Dresde affirmera qu’il vient de paraître chez son confrère de Berlin un roman que tout le monde doit s’arracher ; et, pour agir en homme délicat et reconnaissant, le libraire de Berlin jurera ses grands dieux que rien ne vaut les poésies publiées chez son confrère de Dresde. L’un et l’autre s’encensent ainsi ou s’attaquent, selon le parti qui les unit ou la rivalité qui les sépare, abstraction faite toujours du mérite réel des ouvrages dont ils s’occupent. C’est entre ces honnêtes industriels ce qui arrive assez souvent chez nos journalistes, avec cette différence toutefois, que chez nos journalistes il peut y avoir illusion d’attachemens particuliers, ou d’amour-propre, et que chez les libraires dont nous parlons tout est plutôt calcul d’intérêt.

Après cette première série, que tout lecteur doué d’un peu de tact a bientôt remise à la place où elle doit être, vient celle des journaux anciens, qui vivent sur leur vieille réputation comme une femme galante sur ses souvenirs. Il y a dans la nature du peuple allemand quelque chose de si bon et de si naïf, un respect si religieux pour le passé, qui le porte à admettre sans réflexion ce que ses pères ont admis, et à se réjouir, homme mûr, de ce dont il se réjouissait enfant ! De là, ces vieux meubles entretenus avec soin ; de là, ces journaux qu’on lisait il y a quarante ans en famille, et qu’on lit encore aujourd’hui en famille. Leur style, leur format, n’ont pas changé : leur orgueil de vieilles têtes n’a pas pu leur laisser choisir un papier un peu moins jaune et des caractères plus lisibles. Les guerres sont venues, les révolutions se sont faites, la face des empires a changé autour d’eux, et ils sont restés ce qu’ils étaient, fidèles sectateurs des coutumes passées ; protestant, par leur attitude, contre notre esprit d’innovation ; espèces de pères nobles en habit de gros drap et en perruque, se moquant du frac léger et des airs éventés des hommes de cette époque. Vous ririez de voir ce Spectateur de la Sprée en une demi-feuille ployée en in-8o, un mauvais médaillon gravé en tête, comme les images de contes bleus des frères Decker ; un papier qui mange la moitié des lettres d’impression, tant il est spongieux et ridé ; avec cela, des historiettes de bonnes d’enfans, des nouvelles comme en donne Matthieu Laensberg ! Et ce Spectateur de la Sprée, grrace à son vieil âge, n’en compte pas moins douze mille abonnés, plus que jamais, chez nous, le talent de leurs rédacteurs n’a pu en procurer au Courrier Français et au National !

Vient encore une troisième série, non moins fastidieuse que les deux autres : c’est celle de toutes ces publications que l’on établit aujourd’hui pour soutenir une théorie qui tombera demain ; c’est celle de toutes ces petites feuilles soi-disant caustiques et mordantes qui veulent singer les allures de notre Charivari et de notre Corsaire, et ne réussissent le plus souvent qu’à faire de lourds jeux de mots et des pointes d’esprit sans portée ; c’est celle encore de toutes ces feuilles de poètes et romanciers-amateurs, de dames du grand monde et d’étudians fashionables, qui se gonflent des vers de monsieur le baron, des nouvelles de madame la conseillère, des bouts de drame de monsieur le chambellan ; mauvais marquetage de littérature, pâle et insignifiant pastiche de ce que fait à quelques pas de là un bon poète, un romancier habile. Mais, au-dessus de toutes ces fades et ennuyeuses publications, voici venir, avec leur large portée et leur juste ascendant, ces journaux où l’Allemagne se reflète avec son caractère profond et sérieux, ses études suivies, et son talent d’observation. Voici le Jahrbücher de Vienne, remarquable par les idées qu’il émet sur la connaissance de l’histoire et de la philosophie ; le Jahrbücher de Berlin, auquel les élèves de Hegel, et entre eux tous M. Henning, ont imprimé une haute direction ; le Politisch Zeitschrift, qui se publie aussi à Berlin, et dans lequel M. Savigny ne craint pas d’épancher les trésors de sa science ; le journal de jurisprudence dirigé par Hitzig ; celui d’histoire naturelle, où notre célèbre compatriote M. de Chamisso jette à la fois tout ce qu’il a recueilli de ses voyages et de ses études, joint à ce que lui donne de puissance sa riche imagination ; le Jahrbucher d’Iéna et le journal de Goettingue, qui se distinguent par leur esprit de critique et leurs théories littéraires ; le journal de musique de Rochlitz, dont Hoffmann fut le collaborateur, et qui se soutient avec le même succès depuis près de quarante ans.

Parmi les journaux spécialement littéraires, il faut placer en première ligne celui que le libraire Brockaus publie à Leipzig sous le titre de Blatter für literarische Unterhaltung (Journal d’entretien littéraire) ; le Freymüthige, qui paraît à Berlin, sous la direction de M. Hering (Willibald-Alexis), l’ami de Heine, et l’auteur de Cabanis ; le Gesellschafter, rédigé par M. Gubitz et la plupart des hommes de lettres distingués de Berlin ; le Magazin des Auslandes, dans lequel M. Lehmann fait revivre, avec beaucoup de tact et d’esprit, les principales productions étrangères, le Journal du beau monde (Zeitung für die elgante Welt), qui paraît à Leipzig, et compte parmi ses rédacteurs des hommes d’un véritable talent, tels que le docteur Laub et le professeur Wolff, d’Iéna ; et, avant tout, il faut placer le Morgenblatt de Stuttgardt. Ce journal, qui exerce une haute influence, a trois parties distinctes : la première ne renferme, comme la plupart des journaux allemands, que des nouvelles et des poésies ; la seconde présente l’examen et la critique des œuvres d’art ; puis arrive un beau jour Menzell, Menzell l’orientaliste, le philosophe, l’historien, le poète, qui prend à droite, à gauche, dans cette vaste collection de livres dont il doit rendre compte, et leur assigne une place dans l’échelon littéraire. La critique de Menzell est souvent âpre et mordante ; c’est celle d’un homme qui a trop lu, et dont il est aussi difficile d’exciter la sympathie pour un ouvrage nouveau, qu’il le serait, si je puis me servir de cette comparaison, de réveiller l’appétit factice d’un gastronome blasé sur les raretés de Chevet et les chefs-d’œuvre de M. Carême. Aussi, avec quelle pitié dédaigneuse il traite ce déluge de vers et de nouvelles, de modestes brochures et de lourds in-8o, qui l’inondent ! Quelle amère ironie passe sur les lèvres de cet ami d’Uhland et de Tieck quand un jeune poète présomptueux s’en vient lui apporter ses élégies d’amour et ses rêves de tristesse ! et quelle froide moquerie s’imprime dans le regard de ce député patriote et consciencieux du Wurtemberg lorsque des ouvrages d’histoire et de politique s’offrent à lui revêtus de la livrée de la courtisanerie et du cachet de la servilité ! Mais laissez ce qu’il y a de trop rude dans ses paroles, de trop incisif peut-être dans l’analyse qu’il fait d’un livre, et vous trouverez chez lui un esprit de critique large, profonde, et placée à un point d’élévation devenu rare en Allemagne comme en France. Ce qui ajoute d’ailleurs tant de prix à ses suffrages, c’est qu’il ne se laisse influencer dans les jugemens qu’il porte par aucune considération personnelle, ni même par les liens de l’amitié : de là vient qu’une critique de Menzell est une chose de poids, d’après laquelle le succès d’un livre peut s’escompter à beaux deniers comptans comme la signature d’un négociant bien famé.

En traçant cette brève esquisse de l’état de la presse périodique allemande, je ne dois pas oublier de signaler ce qui prouve beaucoup pour notre influence en pays étrangers, c’est la publication de cinq journaux français : un à Francfort, deux à Leipzig, un à Berlin, et un autre à Vienne. Le premier est un journal politique ; les autres sont formés à peu près sur le modèle du Cabinet de Lecture, c’est-à-dire qu’ils s’occupent de recueillir ce qui s’offre à leur convenance dans nos revues littéraires, et ce n’est pas une surprise peu agréable que de trouver à trois cents lieues de son pays des articles français sortis tout fraîchement d’une imprimerie allemande.

À considérer maintenant la presse d’Allemagne sous le rapport de l’influence qu’elle possède, et de la prospérité dont elle jouit, il faut reconnaître qu’elle reste à cet égard bien en arrière de la nôtre, et ce qu’il y aurait de plus étonnant, c’est que le contraire arrivât. La censure pèse de tout son poids sur ces journaux, et si quelques hommes hardis tentent de lui échapper, le meilleur parti qu’ils aient à prendre, c’est de porter avec un peu moins de gêne le joug qui les oppresse ; c’est de tomber avec grâce comme le gladiateur. Quant au reste, quant à cette foule d’écrivains qui se trouvent toujours vivre en très bonne intelligence avec les censeurs, il y a, sur tout ce qui sort de leur plume, une teinte d’uniformité qui court d’une ville à l’autre, du fond de la Prusse à l’extrémité du pays de Bade. Presque tout leur travail ne consiste le plus souvent qu’à faire un résumé des principales nouvelles qui leur tombent entre les mains, et à les disposer avec plus ou moins de goût. Et qu’importe alors au bon bourgeois de Cobourg, de recevoir le journal de Munich, plutôt que celui de Francfort ou de Dresde ? Le centre politique manque, le foyer où toutes les grandes discussions naissent et s’échauffent, le levier qui fait mouvoir toute une nation, n’est ni dans cette ville ni dans celle-là ; sa première chose à ce bourgeois, c’est de savoir comment va son grand-duc, c’est de lire la nomination d’un nouveau conseiller, c’est de voir ce que l’on a discuté hier à la cour, chez les ministres, et pour tout cela, rien ne vaut mieux que la petite feuille in-4o qui s’imprime à deux pas de chez lui, dans laquelle il trouvera en outre un résumé de ce qui se passe de plus important dans le reste de l’Allemagne, et dans les autres états. Réduits à un tel rôle, la plupart de ces journaux ne peuvent être comparés qu’à nos journaux de département, auxquels ils sont souvent encore bien inférieurs, pour la disposition matérielle et surtout pour la rédaction ; ils ne dépassent guère les frontières du pays auquel ils appartiennent spécialement. Les journalistes des états voisins les reçoivent, il est vrai, mais le peuple s’en soucie peu, et n’a pas grande raison de s’en soucier.

Quant aux feuilles littéraires, elles partagent à peu près le même sort. L’esprit de décentralisation générale qui existe en Allemagne ne permet pas à Berlin de reconnaître la suprématie de Vienne, ni à Vienne celle de Stuttgardt, ni à Stuttgardt celle de Leipzig, etc. ; toutes veulent avoir leurs bibliothèques, leurs littérateurs et leurs journaux ; et, tandis que chez nous et en Angleterre, le concours d’un grand nombre d’écrivains sert à former des revues importantes, qui se distinguent et par la variété de leurs articles et par le volume de leurs publications, il paraît d’ici, de là, en Allemagne, dans chaque université, dans chaque petite ville, un petit journal qui compte deux ou trois rédacteurs : l’un y apporte une nouvelle ; le second une pièce de vers, un autre un article de théâtre ; tout cela remplit quelques numéros, et puis on recommence avec une nouvelle, une pièce de vers et un article de théâtre. Aussi voyez : le Freymüthige de Berlin, dont le rédacteur, M. Hering, n’est certes pas un homme ordinaire, n’a pas encore pu atteindre ses six cents abonnés ; le Gesellschafter est à peu près placé au même niveau ; et, quant à toutes ces feuilles qui paraissent en seconde ligne, elles peuvent crier merveille, si elles atteignent deux ou trois cents souscripteurs.

Viennent donc à présent les journaux scientifiques, les annales d’université, et les recueils qui, par le mérite d’une rédaction transcendante, ou par leur ancienneté, pourraient prétendre à une grande vogue ; mais ici se présente une autre difficulté, ce sont les moyens de transport, car dans ce pays, ce n’est plus comme en France, où pour une taxe d’un sou nous allons faire circuler une feuille d’impression d’un bout du royaume à l’autre. En Allemagne, on n’a que deux moyens d’éviter l’énorme impôt que la poste perçoit sur toute espèce d’ouvrage imprimé, c’est d’expédier, au bout de huit ou quinze jours, par collection et non pas par chaque numéro, les journaux, en les plaçant dans des ballots de librairie, que l’on dépose au roulage (c’est de la sorte que la plupart des journalistes échangent entre eux), et l’on conçoit quel long retard cause un tel mode d’expédition ; ou il faut s’abonner directement à la poste, et l’on obtient par là une certaine diminution sur la taxe ordinaire : mais il en coûte encore très cher pour recevoir directement par cette voie plusieurs feuilles périodiques ; et c’est là, sans doute, une des principales entraves qui s’opposent à ce que les feuilles allemandes s’en aillent plus au loin, et comptent un plus grand nombre d’abonnés.

Mais cette entrave prend encore bien plus de gravité lorsqu’au lieu d’établir des relations dans l’Allemagne même, on veut étendre ces relations à l’étranger. Alors, l’expédition que l’on ferait au moyen de la librairie devient véritablement trop lente pour qu’il soit possible d’y songer ; et la poste allemande, qui se charge des abonnemens, perçoit sur chacun de ces abonnemens une taxe fort élevée. On en jugera par le tableau suivant :


Les Journaux politiques quotidiens coûtent, pour l’année,
à Paris : 80 fr.; à Berlin : 122 fr. 50 c.
La Revue des Deux Mondes 
50 67 50 c.
— — — Britannique 
52 66 30 c.
— — — Encyclopédique 
50 75 » c.
— — — Germanique 
25 37 50 c.
Le Cabinet de Lecture 
48 64 » c.


Ce tableau est fait d’après le catalogue de la poste de Berlin ; et les chiffres sont loin d’être enflés, puisque je ne compte le thaler qu’à 5 fr. 75 c., ce qui le met à sa plus basse valeur. Ainsi, un journal politique français coûte aux habitans de Berlin la moitié en sus de ce qu’il nous coûte, à nous, et une de nos revues un tiers ; bien entendu que le même impôt pèse sur les journaux que nous recevons d’Allemagne. N’est-ce pas une raison assez forte pour que nos feuilles politiques et littéraires se répandent au-delà du Rhin en si petit nombre ? N’est-ce pas là une barrière imposée entre les relations de deux peuples qui sont appelés pourtant à faire entre eux un échange sans cesse plus large et plus suivi de leurs idées et de leurs travaux ? Pourquoi donc le gouvernement ne tente-t-il pas de rompre cette barrière, et d’établir entre ces deux états, qui se touchent, une plus grande liberté de communication ? Ce serait donner à notre presse périodique un nouveau moyen de prospérité et de développement ; ce serait aussi, ce qui n’est certes pas d’une moindre importance, jeter chaque jour entre la France et l’Allemagne des liens plus puissans ; faire que les deux peuples se connussent mieux, et s’éclairassent mutuellement. Que, s’il y a de grandes difficultés à vaincre pour traiter avec tant de petits états, elles sont loin cependant d’être insurmontables, car, dans ce cas-ci, une principauté entraînerait l’autre. Les Allemands désirent, tout autant que nous, devoir mettre de côté ces entraves journalières, qui les arrêtent à chaque instant dans leurs relations d’affaires, dans leur correspondance, dans leur besoin d’étude ; et ce serait, de la part de notre ministère, une belle initiative à prendre que celle de proposer l’abolition de toutes ces entraves. On a beaucoup parlé d’un traité de correspondance avec l’Angleterre, qui devait s’étendre aux feuilles périodiques, dont le prix est presque double à Londres. Jusqu’ici, le gouvernement français n’a pu vaincre qu’à demi les répugnances du Post-Office : il est à désirer que ces difficultés ne tardent pas à être aplanies. Mais nous touchons à l’Allemagne comme à l’Angleterre ; et, d’ailleurs, au point où nous en sommes venus, ces considérations de distance disparaissent, et les hommes éclairés de toutes les nations ne demandent qu’à correspondre ensemble, sans avoir à faire timbrer si cher l’affranchissement de leurs écrits et de leur pensée.


X. Marmier.