La Première Tentation de Saint Antoine/II

DEUXIÈME PARTIE



Saint Antoine est dans la chapelle, entre les trois Vertus théologales. On entend un grand rire. Le Diable paraît, terrible, hideux, velu, — la bouche garnie de défenses comme un sanglier, et des flammes violettes lui sortent des yeux. L’Orgueil se redresse, l’Envie siffle, la Luxure se gratte les reins, l’Avarice tend la main, la Colère hurle, la Gourmandise fait claquer ses mâchoires, la Paresse soupire.

LE DIABLE

Ah ! je vous enfermerai dans la Géhenne et je vous fouetterai avec les cupidités d’un autre monde pour ranimer vos forces éteintes ! N’y a-t-il plus…

LES PÉCHÉS, tous à la fois.

C’est l’Orgueil qui l’a sauvé ! nous l’allions prendre !

LA LUXURE

Elle glace les cœurs sous des résolutions vertueuses !

L’AVARICE

Elle jette au vent mes trésors !

LA COLÈRE

Elle a inventé la clémence !

LA GOURMANDISE

Elle a institué le jeûne !

LA PARESSE

Son pied me frappe…

L’ENVIE

Elle me repousse ! Je m’agite continuellement à courir dans son ombre !

L’ORGUEIL

T’ai-je jamais supplié de me suivre, toi Envie ? Pourquoi viens-tu sucer à ma poitrine le venin qui la gonfle ? Cela te ranime, avoue-le ! Tu te délectes, Avarice, à frotter tes regards sur la dorure de mes palais, — et c’est moi, Colère, qui fais sonner tes tambours ! Ignores-tu donc, Gourmandise imbécile, les illusions que je te donne ? Je cisèle tes plats, je régale tes parasites ! À moi les défis de mangeailles, les paris de boire dont on crève, et la cruauté du goinfre qui digère !

LES PÉCHÉS

Ah ! comme elle se vante ! comme elle bavarde !

L’ORGUEIL

Mais toi, Luxure, tu me devrais chérir !

J’emplis le cœur des patriciennes, et c’est là ce qui fait à leur sein ce majestueux mouvement si placide et si beau. J’ai la soie qui bruit, le bracelet qui sonne, la chaussure qui craque, la toilette éhontée, l’œil ouvert et l’âpre excitatrion que vous envoie l’insolence des attitudes. Je suis l’audace ! je te pousse aux aventures ! Toutes les ignominies se sèchent à mon foyer… Entends-tu hennir d’orgueil les prostitutions triomphantes ?

LES PÉCHÉS

Eh ! qu’importe, nous souffrons, nous autres !

L’ENVIE
Non ! Père ! c’est moi qu’il faut plaindre. Mes ongles sont usés : aiguise-les !
LA GOURMANDISE

Me voilà pleine jusqu’à la gorge ! — La peau du ventre me crève. Mais j’ai toujours faim, j’ai toujours soif ! Imagine quelque chose qui soit en dehors des nourritures et même de la création !

L’AVARICE

J’ai pourtant ravagé la terre, percé les montagnes, égorgé les animaux, abattu les forêts et vendu tout ce qu’il y avait à vendre : le corps et l’âme, les pleurs et le rire, le baiser, l’idée ! Oh ! si je pouvais attraper les rayons du soleil pour les fondre en pièces d’or !

LA COLÈRE

Frotte-moi, ô Père, avec un vinaigre distillé par la Haine. Car je tombe de langueur au sourire de la Luxure, ou bien aux séductions de l’Avarice. Que je casse ! que je broie ! que je tue ! Il me semble que j’ai l’Océan dans ma poitrine. Des fureurs s’y entre-choquent, et je frémis comme la falaise au battement des marées.

LA PARESSE, bâillant.

Sur un mol édredon… au souffle d’une brise… en bateau… ne faisant rien… hâh… hâh !

Elle s’endort.
LA LUXURE

Je voudrais, comme dans un gouffre qui n’en finirait, sentir que je descends continuellement, dans la volupté… Où est-elle, cette chose qu’il me semble poursuivre à travers la possession ? Car j’entrevois, au fond du plaisir, comme un vague soleil dont les rayons m’éblouissent et dont la chaleur m’enflamme.

Oh ! si j’avais, pour palper, des mains sur tout mon corps ! si j’avais pour baiser, des lèvres au bout des doigts !

LE DIABLE

Ne criez pas si haut ! Travaillez toutes ensemble ! Aidez-moi !

Désignant saint Antoine.

Faites éclore en sa pensée des imaginations nouvelles, et il aura un désespoir atroce, des déchirements de convoitise, des rages d’ennui ! Qu’il passe des langueurs de la Paresse dans les frénésies de la Colère ! Qu’il s’affame tout à coup devant des festins s’illuminant, qu’il se traîne en rut sur les planches de sa cabane, qu’il se compare aux heureux et qu’il exècre le monde ! Qu’il s’exalte dans la pénitence et qu’il éclate d’orgueil ! Qu’il soit à vous ! qu’il soit à moi ! Allez ! convoquez les démons, vos fils et vos petits-fils, avec toutes les fièvres, les fantaisies délirantes et les vastes amertumes.

Le Diable se retire au fond de la scène, s’asseoit sur la Paresse, pose la Luxure entre ses jambes et déploie, comme une chauve-souris, ses grandes ailes verdâtres, où les autres Péchés viennent s’abriter.
L’Orgueil, par derrière, passe la tête sur son épaule et le baise au front.
ANTOINE, entre les Vertus.

Reviendront-elles ?

L’ESPÉRANCE

Nous sommes là ! ne crains rien !

LA FOI, debout, toute droite et immobile.

Crois ce que tu ne vois pas, crois ce que tu ne sais pas, — et ne demande point à voir ce que tu espères, ni à connaître ce que tu adores ! Les

profanes n’écoutent que la voix des sens et le témoignage de l’entendement, mais les fils du Christ méprisent leurs sens et s’en rapportent à la parole du Verbe. Car le Verbe est éternel, les sens mourront et l’entendement s’évaporera, comme l’odeur d’un vin répandu !… Espère la grâce pour l’obtenir, garde-la pour qu’elle s’augmente, n’en désespère pas pour qu’elle revienne !
LA CHARITÉ, à genoux, comme auprès d’un moribond.

Jeûne pour les pécheurs, prie pour les idolâtres, macère-toi pour les impurs ! arrache de ton âme toutes les affections du monde ! Moins il y en aura, plus elle se tiendra haute, comme les sapins, sur les montagnes, qui vont diminuant de feuillage, à mesure qu’ils se rapprochent des cieux !

ANTOINE

Oh ! parlez ! parlez ! Une douceur infinie me pénètre !

L’ESPÉRANCE, levant vers le ciel ses grands yeux bleus.

La barque roulait sur les flots, et Jésus dormait.

On entendant dans les ténèbres le vent qui criait, tout en colère : « Levez-vous, Maître, dirent-ils, et chassez les vents ! »

La barque est ton cœur qui porte la Foi. Ne la laisse pas dormir, car la tempête augmentait parce que le Seigneur dormait. Quand il rouvrit la paupière, elle disparut.

Pour traverser d’un bord à l’autre, n’aie donc souci des éclairs qui t’éblouissent, des vagues qui t’assourdissent, — ni de la rame, ni de la voile, ni de la nuit, ni de l’orage ! Le Seigneur n’est-il pas là ?
ANTOINE, se serrant contre les Vertus.

Oh ! plus près ! plus près !

LA FOI

Hosannah ! gloire à Dieu !

Les Péchés tout à coup se mettent à hurler
ANTOINE, en sursaut.

Ah ! sauvez-moi !

LES VERTUS

Courage, Antoine ! Les tentations du Diable assailliront toujours la croyance du Seigneur, et les nefs tressailliront d’harmonie sous les rafales de l’ouragan qui flagellera leurs murs.

LES PÉCHÉS
Ils s’écrouleront à la fin[1], car nous sommes éternellement jeunes comme l’aurore, fortes comme la chair, immortelles comme l’esprit.
LE DIABLE

Oui, allons ! entrons ! chassons-les !

UNE VOIX D’ENFANT

Mère ! mère ! attends-moi !

Et l’on voit accourir la Science, enfant en cheveux blancs et aux pieds grêles.
LA SCIENCE, à l’Orgueil.

Si tu savais comme je suis maalade et quels bourdonnements j’ai dans la tête ! Pourquoi, ô mère, toutes ces écritures que j’épèle ? Le vent parfois éteint mon flambeau, et alors, je reste seul pleurant dans les ténèbres…

LES PÉCHÉS

Qu’a-t-il donc ? que lui faut-il ?

L’AVARICE

Veux-tu venir avec moi ?

LA SCIENCE

Non ! j’ai poli tes diamants, j’ai battu tes monnaies, j’ai tissé tes étoffes !

LA GOURMANDISE

Veux-tu venir avec moi ?

LA SCIENCE

Non ! je sais faire pousser la vigne et comment se chassent les bêtes.

L’ENVIE

Veux-tu venir avec moi ?

LA SCIENCE

Non ! je n’ai pas de haine.

LA COLÈRE

Veux-tu venir avec moi ?

LA SCIENCE

Non ! rien ne m’irrite !

LA PARESSE
Repose-toi !
LA SCIENCE

Non !… Comme les astres qu’elle contemple, ma pensée va toujours d’elle-même, accomplissant son irrésistible voyage, et nous décrivons ensemble dans les cieux de gigantesques paraboles.

LA LUXURE

Veux-tu venir avec moi ?

LA SCIENCE

Non ! je t’ai harassée d’ardeurs inquisitives, j’ai vu suer ton fard sous les efforts que tu faisais pour avoir du plaisir.

Ô Luxure, tu circules en liberté, belle et levant la tête. À tous les carrefours de l’âme, on retrouve ta chanson, et tu passes au bout des idées, comme la courtisane au bout des rues. Mais tu ne dis pas les ulcères qui rongent ton cœur, ni l’immense ennui qui suppure de l’amour !

Va-t’en ! va-t’en ! je suis las de ton visage.

J’aime mieux les fucus au flanc des falaises que tes cheveux dénoués ! J’aime mieux le clair de lune s’allongeant dans les ondes que ton regard éperdu se noyant dans la tendresse. J’aime mieux le marbre, la couleur, l’insecte et le caillou ! J’aime mieux ma solitude que ta maison et mon désespoir que tes chagrins.
L’ORGUEIL

Console-toi, petit ! tu grandiras ! Je te ferai boire d’un bon vin amer et coucher sur des herbes sauvages !

Antoine est toujours à genoux entre les trois Vertus théologales qui étendent devant lui leurs robes blanches pour l’abriter, mais
LE DIABLE prend la Science par la main, et, lui montrant la Foi dans la chapelle :

Regarde !… tu l’extermineras !

LA SCIENCE, donnant des coups de pied contre la porte.

Ouvrez-moi ! il est temps !

LES PÉCHÉS

Oh ! le ciel s’ébranle ! tout va crouler !

LA SCIENCE

Je te dirai les origines ! je t’étalerai des preuves : tu verras…

LA FOI
N’importe ! continue !
ANTOINE

Père qui êtes aux cieux…

Les Péchés hurlent, il se détourne.

Ah ! que ferais-je ?…

LA FOI

Prie le Fils !

LA SCIENCE}

Origène pourtant l’a défendu !

LA FOI

Implore les Anges !

L’ORGUEIL

Mais ils ne peuvent, puisqu’ils sont incorporels, participer comme toi aux mérites de Jésus Christ ! Ils n’ont pas souffert, ils n’ont pas de vertu : Ils te jalouseraient, s’ils te connaissaient.

LA CHARITÉ
Pense aux martyrs !
LA SCIENCE

Mais toutes les religions, tous les amours et tous les vices ont eu leurs martyrs, comme ton Dieu.

ANTOINE

Oh ! que je voudrais m’en aller prier sur leurs tombeaux !…

LA GOURMANDISE

La nuit, n’est-ce pas ? quand les petites lampes grésillent dans le brouillard, parmi les plats de viande et les coupes qui fument… Les fidèles font des orgies pour le salut des morts, et ils s’en retournent le matin, en chancelant dans les herbes.

ANTOINE, tirant les Vertus par leurs robes.

Répondez donc ! dites quelque chose ! agissez vite !

LA FOI

Le dogme…

LA LOGIQUE, l’interrompant.
Rien ne le prouve !
LA CHARITÉ

La bonté du Seigneur…

L’ENVIE, éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah ! ah !

L’ESPÉRANCE

Les joies du Paradis…

LA LOGIQUE

Lequel donc ? Est-ce le jardin de Moïse ou la Jérusalem lumineuse, ou le ciel immonde d’Épiphane ? Iras-tu dans les planètes de Manès, dans les Champs Élysées des idolâtres, dans l’Empyrée vague des philosophes ?

Apporteras-tu avec toi, dans le firmament mystique, ton corps humain ressuscité ? Mais la chair et le sang n’y entrent pas, disait saint Paul !

Et saint Antoine n’entend plus la voix des Vertus dont les lèvres continuent à frémir d’un mouvement rapide et monotone, comme des feuilles d’arbre agitées. Il tend les oreilles et il reste tout béant.
LA LOGIQUE
Pourquoi tentait-Il Judas en lui confiant la bourse !
L’ENVIE

Il n’a pas succombé, Lui, car un ange le soutenait dans son angoisse.

LA LOGIQUE

Il n’était point pur du Péché, puisqu’Il naquit de la femme.

LA SCIENCE

Il descendait de Rahab la paillarde, de Bethsabé l’adultère, de Thamar l’incestueuse.

LA LOGIQUE

Pourquoi ne vint-Il pas chez Lazare, pourquoi repoussait-Il sa mère ?

Pourquoi avait-Il besoin du baptême ? Pourquoi avait-Il peur de mourir ?

ANTOINE, aux Vertus.

Oh ! vous pâlissez !

TOUS À LA FOIS

Ah ! tu chanteras ! tu danseras ! tu riras !

Il court éperdu, pour fuir.
L’ORGUEIL crie :

Assez prié, Antoine ! tu as la grâce !

ANTOINE

Comment ?… et les Tentations qui sont là ?

Le Diable fait aux Péchés un signe rapide.
L’ORGUEIL

Elles n’y sont plus ! regarde !

Les Péchés ont disparu.
ANTOINE, examinant.

Oui… en effet…

L’Orgueil, avec le serpent qu’elle tient dans sa poitrine, frappe la Foi au visage, et les Vertus s’en vont sans que l’ermite s’en aperçoive.
L’ORGUEIL reprend :

Sors de ta chapelle ! Sors donc ! hume l’air !

ANTOINE, dehors.

Comme la nuit est douce ! Comme le temps est pur ! Comme les étoiles scintillent !

Il se promène, les bras pendants. L’Orgueil marche derrière lui dans son ombre.
Comment les autres hommes peuvent-ils pourvoir à leur salut avec leur femme, leur métier, tous les tracas de la vie ?… Moi, grâce au ciel, rien ne me dérange. Je commence le matin par faire ma prière. Ensuite, je donne à manger au cochon : cela m’amuse ; puis je balaie ma case, je prends mes paniers ; enfin arrive l’heure de l’oraison…
On entend rire le Diable

J’ai été bien tourmenté tantôt… oui !… cruellement !… Oh ! Je ne laisserai plus les mauvaises pensées revenir ! Je sais maintenant comme elles s’y prennent.

Son pied heurte quelque chose ; — il le ramasse.

Tiens ! une coupe en argent ! Il y a dedans une pièce d’or… Quoi ? une seconde ! une autre ! Oh ! oh ! oh !

La coupe se remplit de pièces d’or

Mais quelle couleur !… Cela change !… c’est de l’émeraude ! oh ! oh !… et elle se fait toute transparente ! lumineuse !… C’est du diamant ! elle me brûle ! Ah !

Des rubis, des turquoises, des onyx, des perles et des topazes débordent de la coupe. Antoine lâche les mains. Elle se tient en l’air, et allongeant sa tige, s’épanouit par le haut, comme un grand lotus, d’où ruisselle continuellement une cascade de pierres précieuses.
Non ! je ne veux pas !
Il donne un coup de pied dans la coupe : la vision disparaît.

Ah ! quand donc serai-je tranquille ? Quel pécheur je fais ! Je ne puis avoir une idée sans perdre mon âme ! À moi ! à moi, souffrances de la | chair !

Il saute sur sa discipline.
LE COCHON se réveille.

Quel rêve !

J’étais au bord d’un étang. J’y suis entré, car j’avais soif, et l’onde, tout à coup, s’est changée en lavure de vaisselle. Alors une brise chaude comme une exhalaison de cuisine a poussé vers ma gueule des restes de nourriture qui flottaient au loin, çà et là. Plus j’en mangeais, plus j’en voulais manger, et je m’avançais continuellement, faisant avec mon corps un sillon dans cette bouillie claire. J’y nageais éperdu, je me disais : «  Dépêchons-nous » ! La pourriture de tout un monde s’étalait autour de moi pour satisfaire mon appétit. J’entrevoyais, dans la brume, des caillots de sang noir, des flaques d’huile, des intestins bleus et les excréments de toutes les bêtes, avec le vomissement des orgies et le pus verdâtre qui suinte des plaies. Cela s’épaississait sous moi. J’enfonçais des quatre pattes ; une averse nauséabonde, qui tombait menue comme des aiguilles, me piquait les yeux, mais j’avalais toujours, car c’était bon. Bouillant de plus en plus et me pressant les côtes, le lac immense me brûlait, m’étouffait. Je voulais fuir, je ne pouvais remuer ; je fermais la bouche, — il fallait la rouvrir ; — et alors d’autres choses d’elles-mêmes s’y précipitaient, tout me gargouillait dans le ventre, tout me clapotait aux oreilles. Je hurlais, je râlais, je mangeais !… pouah ! pouah ! j’ai envie de me briser le crâne contre les pierres, pour me débarrasser de ma pensée !

ANTOINE, se fustigeant.

Aïe !… n’importe ! pas de lâcheté… Oh là !… tiens, pécheur ! tiens ! souffre donc ! pleure donc ! crie donc !… Encore, crie !… crie !… Eh bien ?… Je compterai jusqu’à cent ! jusqu’à mille !

Il s’arrête.

Non, tu ne me vaincras pas, faiblesse de la chair !… Saigne, saigne !

Il recommence.

Mais !… je ne sens plus rien ! Les piquants, sans doute, s’accrochent à ma tunique ?

Il défait sa robe qui tombe jusqu’à sa ceinture. Il reprend sa flagellation, les coups résonnent.

Bon ! sur la poitrine ! dans le dos ! sur les bras ! sur les reins ! sur le visage ! J’ai besoin de battre ! cela m’assouvit ! plus fort donc !… Oh ! oh ! oh !… Mais j’ai envie de rire maintenant. — Ha ! ha ! ha !… Je sens comme si des mains me chatouillaient tout le corps… déchirons-le ! Oh là ! ho ! Mes nerfs se rompent !… Eh hien ?…

Il s’arrête.

C’est peut-être l’extase qui atténue les souffrances de la chair ? je veux l’en écraser ! Pas de grâce pour elle ! va !

Il se fustige avec frénésie. Le Diable, placé par derrière, lui a pris le bras et le fait aller d’un mouvement furieux.

Malgré moi, mon bras continue ! Qui me pousse ?… Quels supplices ! quelles délice ? ! Je n’en puis plus ! mon être se fond… je meurs.

Il s’évanouit et il croit voir :


Une rue avec des platanes en fleurs ; à gauche dans l’angle, une petite maison dont la porte entr’ouverte laisse apercevoir une cour bordée de colonnes doriques, supportant les logements du premier étage ; — l’on distingue, entre les colonnes, d’autres portes couvertes d’une laque bleue et rehaussées par des marquetteries en cuivre.

Au milieu de la cour, à genoux, une femme, en tunique jaune, emplit des corbeilles et des boîtes. Debout, près d’elle, appuyée contre une colonne et la regardant faire, se tient une autre femme, tout en blanc ; son vêtement, fixé sur les épaules par une agrafe d’or, pend à grands plis droits, et le bout de ses pieds nus dépasse dans des sandales découvertes. Deux larges nattes blondes, tressées en losanges symétriques, s’évasent sur les oreilles et vont s’attacher par derrière à un tortis de perles fines d’où retombe en petites boucles tout le reste de sa chevelure.
LA COURTISANE

Dépêche-toi, Lampito ! il faut partir, avant même que les matelots ne soient éveillés !

La femme à genoux sanglote et l’autre femme reprend :

As-tu mis l’onguent de Délos dans les boîtes de plomb, et mes sandales de Patara dans le sachet à poudre d’iris ?

LAMPITO

Oui, maîtresse ! voici encore la lysimachia pour les cheveux, les pattes de mouches pour les sourcils, les racines d’acanthe pour le visage.

LA COURTISANE

Cache au fond, sous mes robes de Sybaris, les planchettes de sapin qui resserrent la taille, n’oublie pas le calcul d’onagre que m’a vendu le mage, ni l’ecbolada d’Égypte qui prévient les accouchements.

LAMPITO

Ah ! maîtresse, je ne te reverrai donc plus.

Elle pleure.
Saint Antoine se voit lui-même, voit un autre saint Antoine dans la rue, devant la maison de la Courtisane.
LA COURTISANE

Mets encore tout ce que j’ai de nard, de rhodinum, de safran, — et d’huiles d’amandes surtout ; car là-bas, m’a-t-on dit, elles sont mauvaises. Puisqu’il m’aime depuis ce jour où il s’aperçut, au réveil, que sa barbe sentait bon, pour avoir dormi la figure sur ma poitrine, je dois faire que mon corps transpire de molles odeurs.

LAMPITO

Il est donc bien riche, ô maîtresse, ce roi de Pergame ?

LA COURTISANE

Oui, Lampito, il est riche ! et je ne veux pas, quand je serai vieille, mendier chez mes amants d’autrefois, ou devenir la complaisante des matelots. Dans cinq ans, dans dix ans, j’aurai beaucoup d’argent, Lampito ! Je reviendrai, — et si je ne puis, comme Lamia, bâtir un portique à Sicyone, ou, comme Cleiné la joueuse de flûte, peupler le Péloponèse de mes statues d’airain, j’aurai (du moins je l’espère) de quoi nourrir de gâteaux carthaginois mon roquet de Syracuse. — Je prendrai un train de maison à la mode persique, avec des paons dans ma cour et des robes en pourpre d’Hermione brochées de lierres d’or, — et l’on dira : « C’est Démonassa la Corinthienne qui est revenue vivre parmi nous ! Heureux celui qu’elle aime ! » Car la femme riche, ô Lampito, est toujours désirée !

LAMPITO

Ô maîtresse ! la jeunesse d’Athènes va dépérir d’ennui !

Saint Antoine s’avance vers la porte.
LA COURTISANE

Qui donc marche dans la rue, Lampito ?

LAMPITO

Maîtresse, c’est sans doute le vent qui souffle dans les platanes.

LA COURTISANE

J’ai peur des Archontes : s’ils savaient que je dois partir, ils m’arrêteraient.

LAMPITO

Mais au Carrefour-Doré, trois mules t’attendent, avec un guide sûr qui connaît tes défilés.

LE FAUX ANTOINE, dans la rue.
Entrerai-je ? n’entrerai-je pas ?
LAMPITO

Ah ! que les festins seront tristes ! Aucune, comme toi, ne savait, dans la bibasis dorienne, soulever à temps égaux son jupon rayé, ni danser la martypsa d’une façon plus merveilleuse ! Quand tu tournais autour des lits, la taille renversée, le bras droit étendu, en faisant, dans tes mains, sonner tes crotales noires, le vent de ton écharpe remuait les cheveux sur le front des convives, qui se penchaient entre les flambeaux, pour voir passer ta danse.

Le faux Antoine s’arrête.
LA COURTISANE

Qui donc soupire dehors, Lampito ?

LAMPITO

Personne, maîtresse !… Sans doute les tourterelles qui roucoulent sur la terrasse.

LE FAUX ANTOINE

Si j’entrais ?…

LAMPITO

TRu buvais du Mendès dans les coupes carchésiennes. Tu t’asseyais sur les genoux des grands, et chacun, te prenant par la taille, voulait que tu dises quelque chose. — Les philosophes échauffés dissertaient sur le Beau, les peintres, avec grands gestes, s’ébahissaient de ton profil, et les poètes, pâlissant, se sentaient frissonner sous leurs tuniques.

Ce ne sont pas des Barbares qui peuvent non plus t’applaudir, lorsque tu t’allonges comme un nageur sur l’épignonion aux quarante cordes d'’or, ou quand, sous l’archet d’ivoire, ronfle ta cithare creuse, et que ta bouche aux doux accents s’ouvre pour les mélodies de la Muse. Ô Démonassa, toi qui as les sourcils courbes comme l’arc d’Apollon et dont le visage est beau comme la mer tranquille, tu n’auras plus les longues Thesmophories se déroulant avec des chœurs sur le chemin d’Eleusis, ni le théâtre de Bacchus qui glapit de la voix des mimes, ni le port, où l’on se promène, les soirs !…

LA COURTISANE

Mais, Lampito, quelqu’un frappe à la porte !

LAMPITO

Non, maîtresse !… c’est l’auvent qui bat contre le mur.

LE FAUX ANTOINE, tenant le marteau.
Mes genoux tremblent, je n’oserai.
LA COURTISANE, se promenant sous les colonnes la tête basse, les bras pendants.

Hélas ! hélas ! il faut partir !… Adieu les longues causeries de l’atelier avec les bons sculpteurs, au bruit des ciseaux de fer qui sonnaient sur les marbres de Paros. Le maître, nu bras, pétrissait la brune argile. Du haut de l’escabeau, où je posais debout, je voyais son vaste front se plisser d’inquiétude. Il cherchait sur mon corps la forme conçue, — et il s’épouvantait en l’y découvrant tout à coup plus splendide même que l’idéal, et moi, je riais à voir l’art se désespérer, à cause du dessin de ma rotule et des fossettes de mon dos.

Le faux Antoine pousse la porte.
LAMPITO, se jetant sur Démonassa.

Maîtresse ! maîtresse ! c’est l’étranger qui m’avait dit de n’en rien dire !…

Tout disparaît.
ANTOINE se relève.

Où étais-je donc ?… dans une rue d’Athènes ?… Je n’y ai jamais été cependant !… N’importe ! je suis sûr que les choses s’y trouvent ainsi.

D’où vient que j’y pense encore ?… Cela est mal ! Mais pourquoi ?… Le moindre de mes désirs est tellement clos d’obstacles, que j’y peux circuler tout à mon aise, sans aucune crainte de péril. Si même je n’étais venu dans la solitude qu’après l’exercice des passions, leur rêve maintenant ne me tourmenterait pas… peut-être. Je connaîtrais les caresses qui damnent… le charme des affections maudites… les férocités du plaisir…

Il se frappe le front.

Ah ! encore ! encore ! où ma pensée court-elle ? Je finis par perdre toute possession de moi-même, tant elle se trouve diffuse et répandue.

Il se croise les bras et soupire.

Autrefois pourtant j’étais calme, je vivais dans la simplicité de ma foi, et, chaque matin, quand je m’éveillais, je sentais mon âme s’épanouir sous le regard de Dieu, comme une prairie couverte de rosée qui fume au soleil !… — Oui, autrefois ! au commencement… je venais de quitter la maison…

LE COCHON

J’ai souvenir d’une basse-cour, entre quatre murs, avec une mare bourbeuse, un large fumier gras et une auge de bois neuf, toujours pleine de son. Je dormais à l’ombre, le groin posé sur des tétines roses, et j’avais continuellement dans la gorge le goût du lait.

ANTOINE

Qui l’habite maintenant, la maison paternelle ?… Oh ! comme ma mère pleurait, quand je suis parti !… Pense-t-elle à moi toujours ?… Vit-elle encore ?… Elle doit être bien vieille… bien vieille !…

Et, clignant des yeux vers l’horizon, il aperçoit tout au loin, au milieu des sables, de petites cabanes en terre grise sous un bouquet de palmiers dont les rameaux se balancent. Des chiens se traînent sur les seuils déserts, un troupeau de buffles passe et même il distingue, dans les palissades de roseau sec, des poules picorant du blé, sous le ventre des ânes.


Mais UNE VIEILLE FEMME, qui file au fuseau, sort de sa maison en regardant d’un air inquiet. — Elle est toute courbée, ridée, maigre, couverte de haillons, et, de temps à autre, pour essuyer ses paupières rouges, elle prend à pleines mains les longs cheveux qui lui pendent sur les épaules, plus blancs et pêle-mêle que le lin de sa quenouille, et elle murmure :

Les publicains ont tout enlevé !… Je suis malade… Je vais mourir… Où est-il donc ?

ANTOINE

Me voilà, mère ! c’est moi ! c’est moi ! je reviens !

Et, courant les bras étendus, il se heurte contre la roche

et s’y ensanglante le visage. — Il regarde autour de lui. La lampe brûle, le cochon sommeille, les bribes des paniers, par terre, se soulèvent au vent.

Il pleure.

Ah ! je suis blessé !… je souffre !… Je n’ai pourtant jamais fait de mal à personne, moi ! D’où vient tout cela ? pourquoi donc ?

Silence. Il reprend :
Il faudrait… que je puisse fixer mon attention sur quelque chose d’inébranlable et qu’elle n’en bougeât pas ; — mais sur quoi ?… Ah ! si j’essayais de lire cette vieille Bible que l’ermite Paul, en mourant, m’a donnée !
Il va dans sa cabane, en rapporte un livre, s’asseoit sur le banc, feuillette tout au hasard, puis il lit :

« … après s’être consolé de cette perte, alla à Thamnas avec Hiras d’Odolla, le pasteur de ses troupeaux… »

Ah !… cela me fait du bien… ma tête se dégage ! « … pour voir ceux qui tondaient ses brebis… »

Un bêlement part de l’horizon.

C’est comme si j’y étais… et même il me semble qu’au loin…

Une lueur ardente poudroie dans l’atmosphère ; les terrains se haussent, et le sable tout doucement disparaît sous l’herbe.

« Thamar ayant été avertie que Judas, son beau-père, allait à Thamnas… »

De grandes montagnes découpent dans un ciel violet leurs pics bleus escalopés. Il y a des tentes sur les collines, avec des troupeaux de moutons noirs. On entend crier des pasteurs ; les clochettes tintent.


Et, continuant à lire, Antoine voit en face de lui deux chemins qui s’entre-croisent.

Une femme vient s’asseoir au bord. Ses prunelles brillent dans la fente de son voile blanc qui lui passe
à plusieurs tours sur le visage, et écarte de sa tête ses gros anneaux d’or, en soulevant le bout de ses oreilles. La brise colle contre son ventre sa robe d’été qui s’agite derrière elle, en claquant à l’air, comme un drapeau.


Un pasteur s’avance vêtu d’un manteau jaune attaché autour de son front par un cercle d’airain. Il porte un bâton recourbé et marche gravement dans des sandales en peau de bouc.
Il s’approche, — ils sont face à face, — ils se parlent bas. L’homme retire de son doigt une bague d’argent, de sa tête le cercle d’airain, dépose son bâton, et LA FEMME passe la bague à son doigt, le cercle à son bras, prend

le bâton et dit :

Tout de suite !… là !…

LE PASTEUR

Mais les crottes de bouc abîmeraient ta belle robe.

Ils s’éloignent et le pasteur reprend :

Il doit y avoir, aux environs, quelque citerne abandonnée…

LA FEMME

Tu es sot comme un enfant, pasteur à barbe longue !

LE PASTEUR, en riant.
Quelle joyeuse fille tu fais ! toi. Je voudrais bien voir ta figure.
LA FEMME

Non pas ! non pas !

Elle s’accouve, sa robe jaune s’accroche par la frange aux épines, et le soleil devient si fort, si lumineux, qu’ils disparaissent dans un éblouissement. — Les roches se fendent, les herbes s’enflamment, toute la vallée fume comme si elle était couverte de cratères. De grands nuages glissent sur le ciel, pareils à d’immenses voiles de pourpre emportés par le vent.
ANTOINE, haletant, laisse tomber la Bible.

Oh ! j’ai soif ! ma chair brûle !

Tout disparaît, et, à la lueur oblique de la lune, on aperçoit une onde claire, qui va se perdant sous des troncs d’arbres. — Les grosses racines hors de l’eau sont couvertes de mousse. Les branches supérieures se courbent en dôme, et, çà et là, passe un jour verdâtre qui chatoie sur les feuilles, tremblotte à la pointe des herbes, scintille contre les cailloux, allonge des moires sur le sable mouillé. Des vapeurs blanches, suspendues, se déchirent lentement. La rosée coule le long des écorces, et un grand saule traverse tout, avec une liane qui retombe, d’un bout à l’autre.

Ah ! qu’il fait bon ! il pleut ! J’entends les gouttes… et ma poitrine se dilate à des senteurs de verdure… comme autrefois, dans ma jeunesse, quand je courais sur les montagnes après les cerfs légers…

Il tombe en rêverie.
Et la voix des chiens m’arrivait avec le bruit des torrents et le murmure du feuillage.
Deux lévriers accouplés passent leurs museaux par les

branches, tout en tirant sur la corde que retient du doigt une jeune femme court-vêtue. Elle marche vite en regardant derrière elle. Un petit carquois lui bat sur le dos. La fraîcheur du matin a rendu rose sa figure ovale couronnée de cheveux bruns humides.

Elle jette sur le gazon ses flèches et son arc, attache à un troëne ses chiens qu’elle apaise, et, s’appuyant sur une seule jambe, se met à défaire le lacet de sa chaussure crétoise.

Des fluides de feu me courent sous la chair, — des envies de vivre me prennent. Tout mon être rugit ! J’ai faim, j’ai soif !…

Antoine s’avance. D’autres femmes accourent. Elles retirent leurs vêtements qu’elles accrochent aux branches des arbres. Elles frissonnent, entrent dans l’eau, la tâtent avec le pied, s’en jettent au visage. Elles rient, — il rit. Elles se penchent, — Antoine se penche.

Ah ! ah ! ah ! vive la gaîté ! Je barbotte, je bois, je suis heureux ! Il ne me manque qu’une table bien servie !…

Alors se découvre sous un ciel noir une salle immense, éclairée par des candélabres d’or.


Des socles de porphyre, supportant des colonnes à demi perdues dans l’ombre, tant elles sont hautes, vont s’alignant à la file, en dehors des tables, qui se prolongent jusqu’à l’horizon, où apparaissent, dans une vapeur lumineuse,

des architectures énormes, pyramides, coupoles, escaliers, perrons, — des arcades avec des colonnades et des obélisques sur des dômes. Entre les lits de
bronze à pieds d’argent et les longues buires d’où ruisselle un vin noir, des chœurs de musiciens couronnés de violettes pincent de grandes harpes, en chantant d’une voix vibrante, — et, tout au fond, plus haut, seul, coiffé de la tiare et vêtu d’écarlate, mange et boit, le Roi Nabuchodonosor.


Derrière lui, une statue colossale faite à son image étouffe des peuples entre ses bras, et, portant un diadème de pierres creuses qui renferment des lampes, projette tout à l’entour des rayonnements bleus.
Aux quatre coins de sa table, quatre prêtres, en manteaux blancs et bonnets pointus, tiennent des encensoirs dont ils l’encensent. Par terre, sous lui, rampent les rois captifs sans pieds ni mains, auxquels il jette à manger ; et plus bas se tiennent ses frères, avec un bandeau sur les yeux, étant tous aveugles.
Les esclaves courent portant des plats, des femmes circulent versant à boire, les corbeilles crient sous le poids des pains, et un dromadaire chargé d’outres percées passe et revient, laissant couler de la verveine pour rafraîchir les dalles. Les couteaux miroitent, les fleurs s’effeuillent, les pyramides de fruits s’écroulent, les candélabres brûlent.
Des belluaires amènent en souriant des lions qui se mettent à gronder. Des danseuses, les cheveux pris dans des filets, tournent sur les mains, en crachant du feu par les narines. Des bateleurs nègres jonglent, des oiseaux s’envolent, des enfants nus se lancent des pelotes de neige qui s’écrasent en tombant contre les argenteries claires. Les cymbales retentissent, le roi boit. Il essuie avec son bras les parfums de sa figure. Il mange dans les vases sacrés. Il roule des yeux.
C’est comme le bruit de la mer, tant il y a de monde ! Et un nuage flotte sur le festin, tant il y a de viandes et d’haleines ! Quelquefois une flammèche des grands flambeaux s’envole, arrachée par le vent, et traverse la nuit comme une étoile qui file.

Tout à coup un homme vêtu de peaux de chèvre apparaît. Le roi tombe de son trône, les colonnes avec leurs chapiteaux se renversent comme des arbres, les plats s’entre-choquent comme des vagues d’or, tout le
monde se lève et l’on n’aperçoit plus que des dos qui

fuient…

Antoine se retrouve devant sa cabane. Il fait grand jour.

Comment !… le soleil brille ! — et tout à l’heure j’étais dans la nuit ! Voilà bien ma cabane cependant, c’est bien moi. (Il se palpe.) Voilà mon corps ! voilà mes mains ! Mon cœur palpite ; et le cochon est toujours là… vautré sur le sable avec l’écume à la bouche. Voyons ! voyons ! remettons-nous ! Je suis seul !… Non ! personne n’est venu ; cela est sûr !

Mais il voit en face de lui trois cavaliers montés sur des

onagres, vêtus de robes vertes, tenant des lys à la main et se ressemblant tous de figure. Ils ne bougent point, — les onagres non plus, qui, abaissant leurs oreilles longues, et, tendant le cou, montrent leurs gencives, en écartant les lèvres.
Antoine se retourne ; et il voit trois autres cavaliers semblables, sur de pareils onagres, dans la même posture.
Il se recule. Alors les onagres, tous à la fois, font un pas et frottent leur museau contre lui, en essayant de mordre son vêtement.
Un bruit de tamtam et de clochettes. Une grande clameur, des voix qui crient : « Par ici !… par ici !… c’est là ! » — et des étendards paraissent entre les fentes de la montagne, avec des têtes de chameaux en licol de soie rouge, des mulets chargés de bagages, et des femmes couvertes de voiles jaunes, montées à califourchon sur des chevaux pie.

Les bêtes haletantes se couchent. Les esclaves se précipitent sur les ballots, pour en dénouer les cordes avec leurs dents. On déroule des tapis bariolés, on étale par terre des choses qui brillent.
Un éléphant blanc, caparaçonné d’un filet d’or, accourt en secouant le bouquet de plumes d’autruches attaché à son frontal. Sur son dos, parmi des coussins de laine bleue, jambes croisées, paupières à demi closes et se balançant la tête, il y a une femme si splendidement vêtue qu’elle envoie des rayons tout autour d’elle, et derrière, à la croupe, debout sur un pied, un nègre en bottines rouges, avec des bracelets de corail, tient à sa main une grande feuille ronde, dont il l’évente, en souriant.


La foule se prosterne, l’éléphant plie les genoux, et la reine de Saba, se laissant glisser de son épaule, descend sur les tapis et s’avance vers saint Antoine.
Sa robe en brocart d’or, divisée régulièrement par des falbalas de perles, de jais et de saphirs, lui serre la taille dans un corsage étroit rehaussé d’applications de couleur qui représentent les douze signes du zodiaque. Elle a des patins très hauts dont l’un est noir et semé d’étoiles d’argent, avec un croissant de lune, et l’autre, qui est blanc, est couvert de gouttelettes d’or, avec un soleil au milieu.
Ses larges manches, garnies d’émeraudes et de plumes d’oiseaux, laissent voir à nu son petit bras rond orné, au poignet, d’un bracelet d’ébène ; et ses mains, chargées de bagues, se terminent par des ongles si pointus, que le bout de ses doigts ressemble presque à des aiguilles. Une chaîne d’or plate lui passant sous le menton monte le long de ses joues, s’enroule en spirale autour de sa haute coiffure, poudrée de poudre bleue, puis, redescendant, lui effleure les épaules et vient s’attacher sur la poitrine à un petit scorpion de diamant qui allonge la langue entre ses seins.
Deux grosses perles blondes tirent ses oreilles. Le bord de ses paupières est peint en noir. — Elle a sur la pommette gauche une tache brune, et elle respire en ouvrant la bouche, comme si son corset la gênait.
Elle secoue, tout en marchant, un parasol vert à manche d’ivoire, entouré de sonnettes vermeilles, — et douze négrillons crépus portent la longue queue de sa belle robe, dont un singe tient l’extrêmité qu’il soulève de

temps à autre, pour regarder dessous.
LA REINE DE SABA

Ah ! bel ermite ! bel ermite ! mon cœur défaille !

ANTOINE, en se reculant.

Va-t’en ! tu es une illusion ! je le sais ! arrière !

LA REINE DE SABA

À force de piétiner d’impatience, il m’est venu des calus au talon et j’ai cassé un de mes ongles. J’envoyais des bergers qui restaient debout sur les montagnes, la main étendue devant les yeux, et des chasseurs qui criaient ton nom dans les bois, et des espions qui parcouraient toutes les routes, en demandant à chaque passant : « L’avez-vous vu ? »

Le soir, enfin, je descendais de ma tour, c’est-à-dire que mes servantes m’emportaient dans leurs bras ; car je m’évanouissais régulièrement, quand se levait l’étoile de Sirius.

ANTOINE, à part.

Mais j’ai beau fermer mes paupières, je l’aperçois toujours !…

LA REINE DE SABA

On me faisait revenir, en brûlant des herbes, et l’on m’introduisait dans la bouche, avec une spatule de fer, une confiture des Indes qui a la vertu de rendre les rois heureux, et dont j’ai tant avalé qu’il m’en reste au fond de la gorge une démangeaison.

Je passais mes nuits le visage tourné vers la muraille, et je pleurais ! Mes larmes, à la longue, ont fait deux petits trous sur la mosaïque, comme des flaques d’eau de mer dans les rochers. — Car je t’aime… Oh oui ! beaucoup !

Elle lui prend la barbe.

Ris donc, bel ermite ! ris donc ! Je suis très gaie, tu verras ! Je pince de la lyre, je danse comme une abeille et je sais une foule d’histoires à raconter, toutes plus divertissantes les unes que les autres.

Tu ne t’imagines pas la longue route que nous avons faite ! L’ongle des chameaux est usé, et voilà les onagres des courriers verts qui sont morts de fatigue.

Antoine regarde, et les onagres en effet sont étendus par terre, immobiles.

Depuis trois grandes lunes, ils ont couru d’un train égal, avec un caillou dans les dents pour couper le vent, la queue toujours droite, le jarret toujours plié et galopant toujours ! On n’en retrouvera pas de pareils ! Ils me venaient de mon grand-père maternel, l’empereur Saharil, fils d’Iakhschab, fils d’Iaarab, fils de Kastan. Ah ! s’ils vivaient encore, nous les attellerions à une litière pour nous en retourner vite à la maison. Mais… Comment ?… à quoi songes-tu ?

Elle l’examine.

Ah ! quand tu seras mon mari, je t’habillerai, je te parfumerai, je t’épilerai.

Antoine reste tout immobile, plus raide qu’un pieu, pâle comme un mort et les yeux écarquillés.

Tu as l’air triste ! à cause donc ? est-ce de quitter ta cabane ? Moi, j’ai tout quitté pour toi, — jusqu’au roi Salomon qui, cependant, a beaucoup de sagesse, vingt mille chariots de guerre, et une belle barbe ! Je t’ai apporté mes cadeaux de noces. Choisis !

Elle se promène entre les rangées d’esclaves et les marchandises.

Voici du baume de Génézareth, de l’encens du Cap Gardefan, du ladanon, du cinnamome et du silphium bon à mettre dans les sauces. Il y a là-dedans des broderies d’Assur, des ivoires du Gange, de la pourpre d’Elisa ; et cette boîte de neige contient une outre de Chalibon, vin réservé pour les rois d’Assyrie et qui se boit pur dans une corne de licorne. Voilà des colliers, des agrafes, des filets, des parasols, de la poudre d’or de Baasa, du cassiteros de Tartessus, du bois bleu de Pandio, des fourrures blanches d’Issedonie, des escarboucles de l’île Palœsimonde, et des cure-dents faits avec les poils du tachas, — animal perdu qui se trouve sous la terre. Ces coussins sont d’Emath et ces franges à manteau, de Palmyre. Sur ce tapis de Babylone, il y a… Mais viens donc ! viens donc !

Elle tire saint Antoine par la manche. Il résiste. Elle continue :

Ce tissu mince qui craque sous les doigts, avec un bruit d’étincelles, est la fameuse toile jaune apportée par les marchands de la Bactriane. Il leur faut quarante-trois interprètes dans leur voyage. Je t’en ferai faire des robes que tu mettras à la maison.

Poussez les crochets de l’étui en sycomore et donnez-moi la cassette d’ivoire qui est au garot de mon éléphant !

On retire d’une boîte quelque chose de rond recouvert d’une peau, et l’on apporte un petit coffret chargé de ciselures.


Veux-tu le bouclier de Djian-ben-Djian, celui qui a bâti les Pyramides ? Le voilà ! il est composé de sept peaux de dragons mises l’une sur l’autre, jointes par des vis de diamant et qui ont été tannées dans de la bile de parricide. Il représente d’un côté toutes les guerres qui ont eu lieu depuis l’invention des armes, et, de l’autre, toutes les guerres qui auront lieu jusqu’à la fin du monde. La foudre rebondit dessus, comme une balle de liège. Si tu es brave, tu le passeras à ton bras et tu le porteras à la chasse.

Mais si tu avais ce que j’ai dans ma petite boîte ! Retourne-la ! tâche de l’ouvrir ! Personne n’y parviendrait. Embrasse-moi, je te le dirai.

Elle prend saint Antoine par les deux joues ; il la repousse à bras tendus.

C’était une nuit que le roi Salomon perdait la tête. Enfin, nous conclûmes un marché. Il se leva et, sortant à pas de loup…

Elle fait une pirouette.

Ah ! ah ! bel ermite ! tu ne le sauras pas ! tu ne le sauras pas !

Elle secoue son parasol, dont toutes les clochettes tintent.

J’ai bien d’autres choses encore, va ! J’ai des trésors enfermés dans des galeries où l’on se perd comme dans un bois. J’ai des palais d’été en treillage de roseaux et des palais d’hiver en marbre noir. Au milieu de lacs grands comme des mers, j’ai des îles rondes comme des pièces d’argent, toutes couvertes de nacre et dont les rivages font de la musique au battement des flots tièdes qui se roulent vers le sable. Les esclaves de mes cuisines prennent des oiseaux dans mes volières et pêchent le poisson dans mes viviers. J’ai des graveurs continuellement assis pour creuser mon portrait sur des pierres dures, des fondeurs haletants qui coulent mes statues, des parfumeurs qui mêlent le suc des plantes à des vinaigres et battent des pâtes. J’ai des couturières qui me coupent des étoffes, des orfèvres qui me travaillent des bijoux, des coiffeuses qui sont à me chercher des coiffures, et des peintres attentifs versant sur mes lambris des résines bouillantes qu’ils refroidissent avec des éventails. J’ai des suivantes de quoi faire un harem, des eunuques de quoi faire une armée. J’ai des armées, j’ai des peuples ! J’ai dans mon vestibule une garde de nains, portant sur le dos des trompes d’ivoire.

Antoine soupire.

J’ai des attelages de gazelles, des quadriges d’éléphants, des couples de chameaux par centaines, et des cavales à crinières si longues que leurs pieds y entrent quand elles galopent, — et des troupeaux à cornes si larges que l’on abat les bois devant eux quand ils pâturent. J’ai des girafes qui se promènent dans mes jardins et avancent leur tête sur le bord de mon toit, quand je prends l’air après-dîner.

Assise dans une coquille et traînée par des dauphins, je me promène dans les grottes, écoutant tomber l’eau des stalactites. Je vais au pays des diamants, où les magiciens, mes amis, me laissent choisir les plus beaux ; puis je remonte sur la terre et je rentre chez moi.
Elle allonge les lèvres, pousse un sifflement aigu, et un grand oiseau qui descend du ciel vient s’abattre sur le sommet de sa chevelure dont il fait tomber la poudre bleue. Son plumage de couleur orange semble composé d’écailles métalliques. Sa petite tête garnie d’une huppe d’argent représente un visage humain. Il a quatre ailes, des pattes de vautour et une immense queue de paon, qu’il étale en rond derrière lui. Il saisit dans son bec le parasol de la reine, chancelle un peu avant de prendre son aplomb, puis hérisse toutes ses plumes et demeure immobile.

Merci, beau Simorg-Anka ! toi qui m’as appris où se cachait l’amoureux. Merci ! merci ! messager de mon cœur !

Il vole comme le désir. Il fait le tour du monde dans sa journée. Le soir, il revient, il se pose aux pieds de ma couche ; il me raconte ce qu’il a vu : les mers qui ont passé sous lui avec les poissons et les navires, les grands déserts vides qu’il a contemplés du haut des cieux, et toutes les moissons qui se courbaient dans la campagne, et les plantes qui poussaient sur le mur des villes abandonnées.

Elle passe langoureusement ses bras au cou de saint Antoine.

Oh ! si tu voulais ! si tu voulais… J’ai un pavillon sur un promontoire, au milieu d’un isthme, entre deux océans. Il est lambrissé de plaques de verre, parqueté d’écailles de tortue, et s’ouvre aux quatre vents du ciel.

D’en haut, je vois revenir mes flottes et les peuples qui montent la colline avec des fardeaux sur l’épaule. Nous dormirions sur des duvets plus mous que des nuées, nous boirions des boissons froides dans des écorces de fruits, et nous regarderions le soleil à travers des émeraudes ! Viens !

Le Simorg-Anka fait tourner comme des roues les yeux scintillants de sa queue, et la reine de Saba soupire :

Mais je meurs ! je meurs !

Antoine baisse la tête.

Ah ! tu me dédaignes ! Adieu !

Elle s’éloigne en pleurant. Le cortège se met en marche ; Antoine la regarde ; elle s’arrête.

Bien sûr ?… Une femme si belle ! qui a un bouquet de poil entre les seins !

Elle rit. Le singe qui tient le bout de sa robe la soulève à bras tendus, en bondissant.

Tu te repentiras, bel ermite ! tu gémiras, tu t’ennuieras. Mais je m’en moque ! là ! là ! là !… Oh ! oh !… Oh ! oh !

Elle s’en va, la figure dans les mains, en sautillant à cloche-pied. Les esclaves défilent devant saint Antoine, les chevaux, les dromadaires, l’éléphant, les suivantes, les mulets qu’on a rechargés, les négrillons, le singe, les courriers verts tenant à la main leur lys cassé, et la reine de Saba s’éloigne, en poussant une sorte de hoquet convulsif qui ressemble à des sanglots ou à un ricanement.
Mais sa robe traînante, qui s’allonge par derrière à mesure qu’elle s’en va, arrive comme un flot jusqu’aux sandales de saint Antoine. Il pose le pied dessus : tout disparaît.
ANTOINE

Qu’ai-je fait ? misérable !

Il se désole.

Ah ! comment me débarrasser de l’illusion continuelle qui me persécute ? Les cailloux du désert, l’eau saumâtre que je bois, la bure que je porte se changent, pour ma damnation, en pavés de mosaïque, en flots de vin, en manteaux de pourpre. Je me roule par le désir dans les prostitutions des capitales et la pénitence s’échappe de mes efforts, comme une poignée de sable qui vous glisse entre les doigts plus on serre la main !… Ce qui m’exaspère surtout, c’est la fugacité de cet innombrable ennemi ! Où est-il donc ?…

Une fureur le prend.

Je vais m’enfoncer dans des idées tragiques, me forcer, par mortification, à penser à des choses tristes, puisque la pénitence est insuffisante, — me donner des douleurs par la pensée.

Mais j’aimerais mieux les souffrances du corps, fussent-elles intolérables ! Oui, plutôt m’étreindre avec des bêtes féroces, voir ma chair voler comme un fruit rouge au tranchant des glaives !… Ah ! j’aimerais mieux cela ! j’aimerais mieux cela !

Et il aperçoit soudain l’intérieur d’une tour. Elle est percée d’un créneau qui découpe tout en haut, dans la couleur sombre du mur, un étroit carré de ciel bleu ; — et un filet de sable coule par ce créneau,

sans bruit, continuellement, de manière à emplir peu à peu la tour.
Il y a sur le sol des masses grises d’une forme étrange, vagues comme des statues en ruines. Une sorte de palpitation les agite, et Antoine à la fin reconnaît des hommes, tous assis par terre, les deux bras sur les genoux, le poing sous les aisselles et tenant à leur main droite un couteau, dans une attitude farouche et désespérée. Ils relèvent la tête lentement. Leurs cheveux et les poils de leur barbe sont blancs de poussière, leurs prunelles toutes jaunes, leurs pommettes aiguës, et leurs narines bordées de noir, comme celles des gens qui vont mourir. Ils viennent l’un après l’autre, en se traînant, frapper à la même place contre les pierres du mur, puis ils laissent retomber leurs grands bras maigres, pareils à des ceps de vigne desséchés.
Mais un rat passe vite au milieu d’eux. Ils se jettent dessus avec leurs couteaux, et Antoine ne distingue plus rien, tant la mêlée devient furieuse.

Il les revoit accroupis tous en rond, devant un cadavre mutilé, dont ils prennent avec leurs mains de grands lambeaux. Des perles rouges suintent sur la muraille. Leurs yeux roulent effroyablement, leurs dents bruissent comme des fers de faulx qui s’entre-choquent, et saint Antoine les entend murmurer : « Nos pères ont mangé des raisins verts et nous avons les dents tout agacées ». — Mais le sable qui descend par le créneau s’accumule autour d’eux, monte jusqu’à leurs épaules, et ils répètent : « Nos pères ont mangé des raisins verts et nous avons les dents tout agacées ». Le sable monte jusqu’à leurs lèvres, jusqu’à leurs yeux, jusqu’à leur front. Le sommet des crânes seul apparaît. Tout est recouvert et l’on n’entend plus rien.
Horrible !
Il se prend la tête à deux mains.

Oh ! ma pauvre tête ! Comment faire pour en arracher ce qui la remplit, et même pour savoir si j’ai réellement vu les choses que j’ai vues ?

Si cela était des choses… elles auraient un enchaînement, un motif… Eh non ! non ! je me trompe !… Mais je les vois ! elles sont là ! je les touche !… Impossible, pourtant ! impossible !

Il me semble que les objets du dehors pénètrent ma personne, ou plutôt que mes pensées s’en échappent comme les éclairs d’un nuage, et qu’elles se corporifient d’elles-mêmes, là… devant moi ! C’est peut-être ainsi que Dieu a pensé la création ?… Elle n’est pas plus vraie que l’une de ces illusions qui m’éblouissent ?… Mais pourquoi des illusions ?… Sais-je d’abord ce qu’est une illusion, moi ? En quoi consiste la réalité ?… où commence l’une, où finit l’autre ? De l’onde dans l’onde, des nuages dans la nuit, du vent dans le vent ; — et puis, comme de vagues courants qui tourbillonnent et vous poussent, des formes incessantes, infinies, qui montent, qui descendent, qui se perdent.

Tiens !… je ne distingue pas, — mais… on dirait deux bêtes monstrueuses ? L’une rampe, l’autre voltige… Ah ! mon Dieu ! elles approchent !

Et, à travers le crépuscule, apparaît le Sphinx. Il allonge ses pattes, secoue lentement les bandelettes de son front et se couche à plat sur le ventre.
Sautant, volant, crachant du feu par les narines, et de sa queue de dragon se frappant les ailes, la Chimère, aux yeux verts, tournoie, aboie. Les anneaux de sa chevelure, rejetée d’un côté, s’entremêlent aux poils de ses reins ; de l’autre, ils pendent jusque sur le sable, et remuent au balancement de tout son corps.
LE SPHINX, immobile et regardant la Chimère.

Ici, Chimère ! arrête-toi !

LA CHIMÈRE

Non ! jamais !

LE SPHINX

Ne cours pas si vite, ne vole pas si haut, n’aboie pas si fort !

LA CHIMÈRE

Ne m’appelle plus ! Ne m’appelle plus ! puisque tu restes toujours muet, et que jamais tu ne te déranges de ta posture.

LE SPHINX
Cesse donc de me jeter des flammes au visage et de pousser des hurlements dans mon oreille ! Car tu ne fondras pas mon granit. Tu n’ouvriras pas mes lèvres.
LA CHIMÈRE

Ni toi, non plus, tu ne me saisiras pas, Sphinx terrible, qui dardes sur l’horizon ton grand œil éternel.

LE SPHINX

Pour demeurer avec moi, tu es trop folle !

LA CHIMÈRE

Toi, pour me suivre, tu es trop lourd !

LE SPHINX

Il y a longtemps que je vois au bout du désert glisser, dans la tempête, tes deux ailes déployées.

LA CHIMÈRE

Il y a longtemps que je galope sur les sables, et que je vois le soleil brunir ta figure sérieuse.

LE SPHINX

La nuit, quand je marche dans les corridors du labyrinthe, et que j’écoute le vent bramer sous les galeries où passe la lune, j’entends le bruit de tes pattes grêles sur les dalles sonores. Où vas-tu que tu fuis si vite ?… Moi, je reste au bas des escaliers, à regarder les étoiles dans les vasques de porphyre.

LA CHIMÈRE

De l’air ! de l’air ! du feu ! du feu ! je cours sur les flots, je plane sur les monts, j’aboie dans les gouffres. De ma queue traînante, je raye les plages. En me couchant sur la terre, mon ventre a creusé les vallées, et les collines ont pris leur courbe selon la forme de mes épaules. Mais toi, toujours accroupi et grondant comme un orage, je te retrouve immobile, ou bien, du bout de ta griffe, dessinant des alphabets sur le sable.

LE SPHINX

C’est que je garde mon secret, je songe et je calcule. L’océan, dans son grand lit, se balance encore. Le chacal, piaule près des sépulcres. Les blés se courbent aux mêmes brises. Je vois la poussière qui tourbillonne, le soleil qui luit, j’entends le vent qui souffle.

LA CHIMÈRE

Moi. je suis légère et joyeuse. Je découvre aux hommes des perspectives éblouissantes avec des paradis dans les nuages et des félicités lointaines. Je verse à l’âme les éternelles manies, projets de bonheur, plans d’avenir, rêves de gloire, — et les serments d’amour et les résolutions vertueuses.

J’ai bâti des architectures étranges dont j’ai ciselé les feuillages avec l’ongle de mes pattes. C’est moi qui ai suspendu des clochettes au tombeau de Porsenna. J’ai inventé les idoles à quatre bras, les religions dévergondées, les coiffures ambitieuses.

Je pousse les matelots aux voyages d’aventure : ils aperçoivent dans la brume des îles avec des pâturages verts, des dômes, des femmes nues qui dansent et ils sourient à toutes ces ivresses qui chantent dans leur âme, au milieu des grands flots se refermant sur le navire sombré.

Saint Antoine se promène entre les deux bêtes dont les gueules lui effleurent l’épaule.
LE SPHINX

Ô Fantaisie, fantaisie ! emporte-moi sur tes ailes pour désennuyer ma tristesse !

LA CHIMÈRE

Ô inconnu ! inconnu ! je suis amoureuse de tes yeux ! Comme une hyène en chaleur, je tourne autour de toi, sollicitant les fécondations dont le besoin me dévore.

Ouvre la gueule ! lève tes pieds ! monte sur mon dos !
LE SPHINX

Mes pieds depuis qu’ils sont à plat ne peuvent plus se relever. Le lichen, comme une dartre, a poussé sur ma bouche. À force de songer, je n’ai plus rien à dire.

LA CHIMÈRE

Tu mens, Sphinx hypocrite ! J’ai vu ta virilité cachée ! D’où vient toujours que tu m’appelles et me renies ?

LE SPHINX

C’est toi, Caprice indomptable, qui passes et tourbillonnes.

LA CHIMÈRE

Est-ce ma faute ?… Comment ?… Laissse-moi !

Elle aboie.

Houahô ! houahô !

LE SPHINX

Tu remues, tu m’échappes !

Il grogne.

Heoûm ! eûm !

LA CHIMÈRE
Essayons ?… Tu m’écrases !… houahô ! houahô !
La Chimère aboie, le Sphinx gronde, et des papillons monstrueux se mettent à bourdonner, des lézards s’avancent, des chauves-souris voltigent, des crapauds sautent, des chenilles rampent, de grandes araignées se traînent.
LE COCHON

Miséricorde ! ces vilaines bêtes-là vont m’avaler tout cru !

ANTOINE

Oh ! j’ai froid ! une terreur infinie me pénètre ! Il me semble apercevoir… comme des types vagabonds qui cherchent de la matière, ou bien des créatures s’évaporant en idées ! Ce sont des regards qui passent, des membres incomplets qui palpitent, des apparences humaines plus diaphanes que des bulles d’air.

LES ASTOMI

Ne soufflez pas trop fort ! Les gouttes de pluie nous écrasent, les sons faux nous aveuglent, les ténèbres nous déchirent. Composés de vent, de parfums et de rayons, nous sommes un peu plus que des rêves, et pas des êtres tout à fait.

LES NISNAS

Nous n’avons qu’un œil, qu’une joue, qu’une narine, qu’une main, qu’une jambe, qu’une moitié du corps, qu’une moitié du cœur ; — et nous vivons fort à notre aise dans nos moitiés de logis avec nos moitiés de femmes et nos moitiés d’enfants.

LES SCIAPODES

Retenus à terre par nos chevelures plus longues que les lianes, nous végétons à l’abri de nos pieds larges comme des parasols ; — et nous regardons, à travers eux, la lumière du jour, avec nos veines qui s’entre-croisent et notre sang rose qui circule.

LES BLEMMYES

N’ayant point de tête, nos épaules en sont plus larges et il n’y a pas de bœuf, de rhinocéros, ni d’éléphant qui soit capable de porter ce que nous portons. Des espèces de traits et comme une vague figure empreinte sur nos poitrines : voilà tout ! Nous pensons des digestions, nous subtilisons des sécrétions. Dieu, pour nous, flotte en paix dans les chyles intérieurs.

Nous marchons droit notre chemin, traversant toutes les fanges, côtoyant tous les abîmes, et nous sommes les gens les plus laborieux, les plus heureux, les plus vertueux.

LES PYGMÉES

Petits bonshommes, nous grouillons sur le monde, comme de la vermine sur la bosse d’un dromadaire. On nous brûle, on nous noie, on nous écrase, et toujours nous reparaissons plus vivaces et plus nombreux, terribles par la quantité.

LES CYNOCÉPHALES, qui, couverts de poil, vivent dans les bois d’une façon désordonnée.

Nous grimpons aux arbres pour super les œufs, nous plumons les oisillons et nous posons leur nid sur notre tête en manière de bonnet. Malheur à la vierge qui va seule aux fontaines !

Hardi ! compagnons ! faisons claquer nos dents blanches, agitez les feuillages !

ANTOINE

Qui donc me souffle à la figure ce parfum de sève où mon cœur défaille ?

Et il aperçoit :
LE SADHUZAG, grand cerf noir à la tête de bœuf, qui porte, entre les oreilles, un buisson de cornes blanches.

Mes soixante-douze andouillers sont creux comme des flûtes. Je les courbe et je les redresse… tiens !

Il fait remuer son bois en avant et en arrière.

Quand je me tourne vers le vent du sud, il s’en échappe des sons qui attirent à moi les bêtes ravies. Les serpents s’enroulent à mes jambes, les guêpes se collent à mes narines et les perroquets, les colombes et les ibis se tiennent perchés sur mes rameaux… Écoute !

Il renverse son bois, d’où sort une musique ineffable.
ANTOINE

Quels sons ! mon cœur se détache ! il vibre ! cette mélodie va l’emporter avec elle !

LE SADHUZAG

Mais quand je me tourne vers le nord et que j’incline mon bois plus touffu qu’un bataillon de lances, il en part une voix terrible, et les forêts tressaillent, les cascades remontent, les lotus s’éclatent, la terre tremble et les herbes se hérissent comme la chevelure d’un lâche… Écoute !

Il baisse en avant ses rameaux, d’où sort une musique épouvantable.
ANTOINE

Ah ! je me dissous, et tout ce qu’il y a dans ma tête s’en arrache et tourbillonne, comme des feuilles d’arbre dans un grand vent !

LA LICORNE

Au galop ! au galop ! J’ai les sabots d’ivoire, les dents d’acier, la tête couleur de pourpre, le corps couleur de neige, et la corne de mon front est blanche par le bas, noire au milieu, rouge au bout.

Je voyage de la Chaldée au désert Tartare, sur les bords du Gange et dans la Mésopotamie. Je dépasse les autruches ; je cours si vite que je traîne le vent.

Je frotte mon dos contre les palmiers, je me roule dans les bambous. D’un bond je saute les fleuves, — et quand je passe par Persépolis, je m’amuse à casser, avec ma corne, la figure des rois qui sont sculptés sur la montagne.

LE GRIFFON, lion à bec d’aigle, garni d’ailes blanches, avec le corps noir et le cou bleu.

Moi, je sais les cavernes où ils dorment, les vieux rois ! Ils sont assis sur leur trône, couronnés de la tiare et vêtus d’un manteau rouge ; — une chaîne qui sort de la muraille leur tient la tête droite et leur sceptre d’émeraude est posé sur leurs genoux. Près d’eux, dans des bassins de phorphyre, des femmes qu’ils ont aimées flottent avec leur robe blanche, sur des liquides noirs. Leurs trésors sont rangés dans des salles, par losanges, par tas, par pyramides. Il y a des lingots plus longs que des mâts de navires, des cages pleines de diamants, des soleils en escarboucles.

Debout sur les collines chenues, la croupe adossée contre la porte du souterrain, et la griffe en l’air, j’épie de mes prunelles flamboyantes ceux qui voudraient venir. C’est un pays blanchâtre, tout plein de précipices, immobile et ravagé. Le ciel noir s’étend sur la vallée où les ossements des voyageurs s’égrènent en poussière… Je t’y conduirai, Antoine, et les portes d’elles-mêmes s’ouvriront : tu humeras la vapeur chaude des mines, tu descendras dans les souterrains.

ANTOINE

Oh ! non ! non ! c’est comme si la terre m’écrasait ! j’étouffe…

Il relève le front vers le ciel.
LE PHÉNIX, qui plane, s’arrête : il a de grandes ailes d’or, des rayons lui sortent des yeux.

Je traverse les firmaments, j’effleure les plages où je vais becquetant des étoiles, et je trottine, du bout de mes pattes, sur la voie lactée, comme une poule qui saute parmi des grains d’avoine.

Quand je veux dormir, je me couche dans la lune, en courbant mon corps selon sa forme ovale. D’autres fois, je la prends à mon bec et, à grands coups d’aile, je la traîne par les espaces. C’est alors qu’elle court si vite, descendant les vallées, sautant les ruisseaux, cabriolant sur les bois, comme une chèvre qui vagabonde dans la vaste plaine bleue.

Mais quand la flamme des soleils ne peut plus réchauffer mon sang appauvri, je vais dans l’Yémen prendre de la myrrhe fraîche, dont je compose un nid funèbre. Alors je ferme les plumes et je me mets à mourir.

La pluie d’équinoxe qui tombe sur ma cendre la mêle au parfum tiède encore. Un ver apparaît, il lui pousse des ailes, il s’envole : c’est le Phénix, fils ressuscité du Père… Des astres nouveaux s’épanouissent, un soleil plus jeune éclate, et les sphères paresseuses recommencent à tourner.

Le Phénix voltige en faisant des cercles enflammés ; — Antoine ébloui abaisse ses regards sur la terre, et d’autres animaux apparaissent, bêtes cornues, monstres ventrus.
LE COCHON

Je suis malade ! Comme je souffre ! qu’ils me tourmentent !… Oh ! là ! là !… hah ! hah ! hah !

Il court de côté et d’autre.

Je suis brûlé ! asphyxié ! étranglé ! je crève de toutes les façons ! On me tire la queue, on me pince le ventre, on m’écorche le dos, et j’ai un aspic qui me mord la verge !

ANTOINE, pleurant.
Mon pauvre cochon ! mon pauvre cochon !
LE BASILIC, gigantesque serpent violet, à crête trilobée, s’avance droit en l’air.

Prends garde ! tu vas tomber dans ma gueule ! Je suis le Dévorateur universel, le fils des volcans nourri de lave et de soufre ! Les rochers où je me pose éclatent, les arbres où je m’enroule s’enflamment, la glace se fond à mes regards et, quand je passe par les cimetières, les os des morts se mettent à sauter dans leur sépulcre, comme des châtaignes dans la poêle. J’ai bu la rosée des prairies, la sève des plantes, le sang des bêtes. Je bois du feu. Le feu m’attire. Il faut que j’avale ta moelle, que je pompe ton cœur. J’ai deux dents, une en haut, une en bas. Tu vas sentir comme elles pincent !

Les serpents sifflent, les bêtes féroces aboient. On entend bruire des mâchoires, des gouttes de sang pleuvent.
LE MARTICHORAS, lion de couleur cinabre, à figure humaine, avec trois rangées de dents rouges, une queue de scorpion et des yeux verts.

Je cours après les hommes. Je les saisis par les reins et je leur bats la tête contre les montagnes pour en faire jaillir la cervelle. Je sue la peste, je crache la grêle. C’est moi qui dévore les armées, quand elles s’aventurent dans le désert.

Mes ongles sont tordus en vrilles, mes dents sont taillées en scie, et ma queue que je dresse, abaisse et contourne, est hérissée de dards que je lance à droite, à gauche, en avant, en arrière… tiens ! tiens !

Le Martichoras jette les épines de sa queue qui se succèdent en fusées. Antoine, immobile, au milieu des animaux, reste à écouter toutes ces voix et à regarder toutes ces formes.
LE CATOBLÉPAS, buffle noir, avec une tête de pourceau tombant jusqu’à terre et rattachée à ses épaules par un cou mince, long et flasque comme un boyau vidé. Il est vautré tout à fait et ses pieds disparaissent sous l’énorme crinière à poils durs qui lui couvre le visage.

Gras, mélancolique, farouche, je reste ainsi continuellement, à sentir sous mon ventre la chaleur de la terre.

Mon crâne est tellement lourd qu’il m’est impossible de le porter, je le roule autour de moi, lentement, et, la mâchoire entr’ouverte, j’arrache avec ma langue des herbes vénéneuses arrosées de mon haleine. Une fois même je me suis dévoré les pattes, sans m’en apercevoir.

Personne, Antoine, n’a jamais vu mes yeux, ou ceux qui les ont vus sont morts. Si je relevais mes paupières, mes paupières roses et gonflées, tout de suite tu mourrais.

ANTOINE

Oh ! oh !… celui-là… a… a !

Eh bien !… si j’allais avoir envie de les regarder, ces yeux ? mais oui, sa stupidité féroce m’attire ! je tremble !… Oh ! quelque chose d’irrésistible m’entraîne à des profondeurs pleines d’épouvante !

Et il voit venir des oursins, des dauphins, des poissons qui marchent droits sur leurs barbes, de grandes huîtres qui bâillent, des seiches crachant une liqueur noire, des cétacés soufflant l’eau par leurs évents, des cornes d’Ammon se déroulant comme des câbles et des quadrupèdes glauques qui balancent sur leur tête des goémons humides. Des phosphorescences verdâtres scintillent autour des nageoires, au bord des ouïes, sur la crête des dos, encerclent des valves rondes, pendent à la moustache des phoques, ou traînent par terre, comme de grandes lignes d’émeraudes qui s’entrecroisent.
LES BÊTES DE LA MER, respirant bruyamment.

Le sable de la route a sali nos écailles et nous ouvrons la gueule, comme des chiens hors d’haleine.

Nous t’emmènerons, Antoine, tu viendras avec nous sur les lits de varechs, par les plaines de corail qui frissonnent au mouvement régulier des vagues profondes. Tu ne sais pas nos immensités liquides. Des peuples divers habitent les pays de l’océan. Les uns sont au séjour des tempêtes. D’autres nagent en plein, dans la transparence des ondes froides, aspirent par leurs trompes l’eau des marées qui refluent, ou portent, sur leurs épaules, le poids des sources de la mer. Semblables à des soleils découpés, des plantes toutes rondes abritent des animaux endormis. Leurs membres poussent avec les roches. Le mollusque bleuâtre fait palpiter son corps inerte comme un flot d’azur.

Nous n’entendons d’autre bruit que le bourdonnement éternel des grandes eaux et nous regardons au-dessus de nos têtes passer la carène des navires, comme des astres noirs qui glissent en silence.

ANTOINE

Oh ! oh ! je ne distingue plus…

Et à mesure que saint Antoine considère les animaux, il en survient de plus formidables et de plus monstrueux encore : le Tragelaphus, moitié cerf et moitié bœuf ; le Phalmant couleur de sang, qui fait crever son ventre à force de hurler ; la grande belette Pastinaca, qui tue les arbres par son odeur ; le Senad à trois têtes, qui déchire ses petits avec sa langue ; le Myrmecoleo, lion par devant, fourmi par derrière et dont les génitoires sont à rebours ; le serpent Aksar de soixante coudées, qui épouvanta Moïse ; le chien Cépus, dont les mamelles distillent une couleur bleue ; le Porphyrus, dont la salive fait mourir dans des transports lascifs ; le Presteros, qui rend imbécile par le toucher ; le Mirag, lièvre cornu habitant des îles de la mer.


Il arrive tout à coup des rafales hurlantes pleines d’anatomies merveilleuses. Ce sont des têtes d’alligators sur des pieds de chevreuil, des cous de cheval terminés par des vipères, des grenouilles velues comme des ours, des hiboux à queue de serpent, des pourceaux à gueule de tigre, des chèvres à croupe d’âne, des caméléons grands comme des hippopotames, des poulets à quatre pattes, des veaux à deux têtes dont l’une pleure et l’autre beugle, des fœtus quadruples se tenant par le nombril et valsant comme des toupies, des grappes d’abeilles se désenfilant comme des chapelets, des aloès tout couverts de pustules roses, des ventres ailés
qui voltigent comme des moucherons, des corps de femme ayant à la place du visage une fleur de lotus épanouie, et des carcasses gigantesques faisant crier leurs articulations blanches, et des végétaux dont la sève sous l’écorce palpite comme du sang, des minéraux dont les facettes vous regardent comme des yeux, des polypes s’accrochant par leur bras, contractant leurs gaines, ouvrant leurs pores, se gonflant, se développant, s’avançant.


Et ceux qui ont passé reviennent, ceux qui ne sont pas venus arrivent. Il en tombe du ciel, il en sort de terre, il en dégringole des rochers. Les Cynocéphales aboient, les Sciapodes se couchent, les Blemmyes travaillent, les Pygmées disputent, les Astomi sanglotent, la Licorne hennit, le Martichoras rugit, le Griffon piaffe, le Basilic siffle, le Phénix vole, le Sadhuzag pousse des sons, le Catoblepas soupire, la Chimère crie, le Sphinx gronde. — Les bêtes marines se mettent à palpiter des nageoires, les reptiles à souffler leur venin, les crapauds à sautiller, les moucherons à bourdonner ; — les dents claquent, les ailes vibrent, les poitrines se bombent, les griffes s’allongent, les chairs clapotent. Il y en a qui accouchent, d’autres copulent, ou, d’une seule bouchée, s’entredévorent : — tassés, pressés, étouffant par leur nombre, se multipliant à leur contact, ils grimpent les uns sur les autres. Et cela monte en pyramides, faisant un tas complexe de corps divers, dont chacun s’agite de son mouvement propre, tandis que l’ensemble oscille, bruit et reluit à trayers une atmosphère que rayent la grêle, la neige, la pluie, la foudre, où passent des tourbillons

de sable, des trombes de vent, des nuages de fumée, et qu’éclairent à la fois des lueurs de lune, des rayons de soleil, des crépuscules verdâtres.

Le sang de mes veines bat si fort qu’il va les rompre. Mon âme déborde par-dessus moi ! Je voudrais m’élancer, m’enfuir au dehors. Moi aussi je suis animal, la vie me grouille au ventre. J’ai envie de voler dans les airs, de nager dans les eaux, de courir dans les bois. Oh ! comme je serais heureux si j’avais ces robustes existences sous leurs cuirs inattaquables ! Comme je respirerais à l’aise sur ces vastes envergures !

J’ai besoin d’aboyer, de beugler, de hurler ! je voudrais vivre dans un antre, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, — et me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sous les formes, pénétrer chaque atome, circuler dans la matière, être matière moi-même pour savoir ce qu’elle pense…

LE DIABLE, fondant sur saint Antoine, l’accroche aux reins par ses cornes et l’emporte avec lui en criant :

Tu vas le savoir ! je vais te l’apprendre !

LE COCHON, cabré sur ses pattes, regarde saint Antoine disparaître dans les espaces.

Oh ! que n’ai-je des ailes, comme le cochon de Clazomène !

  1. Ici s’intercale un passage supprimé par Flaubert et qui figure dans le manuscrit de 1856, sur une page collée à la page 76 :
    LA FOI
    Je grandirai, je deviendrai valeureuse et dominatrice.
    LA COLÈRE

    Moi, je maudirai, je persécuterai, je brûlerai, j’assassinerai.

    LA CHARITÉ

    Je prodiguerai mon sang dans les apostolats. Je verserai l’aumône avec les consolations, et je laverai toutes les misères, depuis la plaie du lépreux jusqu’au sarcasme de l’impie.

    L’ORGUEIL

    Moi, j’emplirai l’église des pompes assyriennes. J’y mettrai des vases d’or, de la pourpre, des incrustations de diamants, des baldaquins en plumes d’autruche, — et le successeur de saint Pierre fera baiser par les rois le satin de ses sandales.

    L’AVARICE

    Je vendrai les os des martyrs, le rachat du crime, la chair de Dieu, les joies du Ciel.

    L’ESPÉRANCE

    La voix des cloches se répandra dans les airs comme des séraphins qui chantent ; et tous les peuples béniront le Très-Haut dans une langue sonore et pontificale.

    LA LOGIQUE

    Une rage démoniaque les fera délirer à l’infini. Il y aura des débordements de parole, des fleuves de sang.

    LA FOI

    Le parfum de mes encensoirs purifiera les âmes, et les plus forts se dégageront de toute étreinte, pour mieux aviver l’amour céleste, qui les brûlera continuellement.

    LA LUXURE

    Et l’homme toujours béant après mes joies, placera dans l’église son éternelle divinité : la Femme ! Il la rêvéra couronnée d’étoiles, souriante, blonde, les joues roses et les seins gonflés de lait, comme une Cybèle de Syrie !

    LA LOGIQUE

    Ainsi chacun assouvira, dans cette religion, les propres cupidités de son cœur. Le maître l’aimera pour les soumissions qu’elle exige, l’esclave pour les affranchissements qu’elle promet, le poète pour ses formes, le philosophe pour sa morale, d’autres pour sa politique ou son antiquité ; car nous la pénétrerons de nos haleines, et nous l’enflammerons de nos ardeurs, puisque [nous sommes éternellement jeunes…].