La Première Tentation de Saint Antoine/I
PREMIÈRE PARTIE
Le soir, sur une montagne. À l’horizon, le désert ; à droite, la cabane de saint Antoine, avec un banc près de la porte ; à gauche, une petite chapelle. Une lampe y est accrochée au-dessus d’une image de la sainte Vierge.
Devant la cabane, par terre, quelques corbeilles en feuilles de palmier.
Dans une crevasse de la roche, le cochon de l’ermite dort à l’ombre.
Antoine est seul, sur le banc, occupé à faire ses paniers. Il lève la tête et regarde le soleil.
Assez travaillé comme cela ! prions !
Tout à l’heure, il sera temps ! Quand l’ombre de la croix aura atteint cette pierre, je commencerai mes oraisons.
Le ciel pâlit, le gypaëte tournoie, les palmiers frissonnent, la lune va se lever, et demain ? le soleil reviendra ! puis il se couchera, et toujours ainsi ! toujours !… moi, je me réveillerai, je prierai, j’achèverai ces corbeilles que je livre à des pasteurs pour qu’ils m’apportent du pain. Ensuite je prierai, je me réveillerai… et toujours ainsi ! toujours !
Ô mon Dieu ! les fleuves s’ennuient-ils à laisser couler leurs ondes ! la mer se fatigue-t-elle de battre ses rivages, et les arbres, quand ils se tordent dans les grands vents, n’ont-ils pas des envies de partir avec les oiseaux qui rasent leurs sommets ?
Encore la largeur de deux sandales et ce sera le moment de la prière, il le faut !
Vraiment cet animal est fort joli !
Je suis bien fatigué ce soir ! mon cilice me gêne ! comme il est lourd !
Ah ! misérable ! qu’ai-je fait ? allons ! vite, vite !
Il y a des gens qui prient pour le seul plaisir de prier, qui s’humilient pour s’humilier, mais moi ? est-ce par besoin ou par devoir ?… assez, assez ! plus de ces réflexions !… Salut, Marie pleine de grâces !… oh ! que je t’aime ! Que n’ai-je pu, dans la poussière de la route, suivre ton long voile bleu flottant, lorsque, au pas cadencé de l’âne voyageur, il se levait derrière toi et disparaissait sous les platanes !…
Cette figure ! c’est comme si jamais je ne l’avais vue ! je voudrais qu’elle fût plus grande…
Bien haute, n’est-ce pas ?
Qui donc parle ?
Eh non ! c’est moi qui pense !
… Bien haute, n’est-ce pas, et en relief pour qu’on puisse la saisir avec les mains ?
… N’es-tu pas l’amour de ceux qui n’ont point d’amour ?
Prie-la, Antoine, elle t’aimera. Vois, elle te fait signe.
Mais… elle a remué… Ah ! c’est le vent peut-être !
Le vent du soir, qui souffle des mers chaudes…
Maudit soit-il, s’il amollit le cœur du solitaire !
Comment ? n’es-tu pas humble, chaste, fort ?
Moi ?
Oui ! tu as dédaigné toutes les joies, les festins, les femmes, le tumulte des chars et la popularité.
Il est vrai ! rien de ce qui tente les autres ne m’a séduit.
Je mire dans les étangs ma robuste figure. J’aime à me voir : j’ai les pattes minces, les oreilles longues, les yeux petits, le ventre gros.
Noë s’est enivré, Jacob a menti, Moïse a douté, Salomon a failli, Pierre a renié ; mais toi ?…
Avec quoi m’enivrerais-je ? À qui mentirais-je ? Si je doutais, je ne serais pas là ! Moins que personne j’ai failli, et jamais je n’ai renié le Seigneur.
Sincèrement, je ne vois point de créature qui vaille mieux que moi.
Tu es bénie entre toutes les femmes !…
Toutes les femmes !…
Que ton nom…
… plus suave qu’un baiser, mélancolique comme un soupir…
Marie ! Marie !
Regarde ses cils fins qui s’abaissent, ses mains blanches comme des cierges, — et les yeux roulent, les lèvres frémissent…
Oh ! oh ! elle se développe ! Qu’ai-je donc ?…
Rien ! c’est une femme !
Quelle idée !
Regarde !
Mais la voilà qui renverse sa tête, qui tord ses reins !
Et les cheveux s’envolent !… Ah ! les longs cheveux ! les cheveux d’or, hume-les, baise-les !
Assez ! assez ! De par le Seigneur, va-t’en, vision de l’enfer !
loin d’un air mélancolique.
C’est par là que s’avance dans les sables la litière de pourpre, remuant doucement, aux bras noirs des eunuques ; elle enferme la fille des consuls qui soupire de langueur sous les grands pins de ses villas, la Lydienne épuisée qui ne veut plus d’Adonis, la Juive en inquiétude qui cherche son Messie.
Oui !… elles sont malades…
Elles viennent te raconter leurs souffrances. Il y en a qui dépérissent pour des danseurs, d’autres se pâment au son des flûtes, et ce n’est point, disent-elles, le danseur qu’elles aiment, ni la musique qui les enivre… Sans croire à l’oracle, elles ont penché leur oreille au bord des gouffres de la Thessalie, et ont acheté à des mages les plaques de métal qui se portent sur le ventre ; — elles se refusent à leurs époux, elles rient maintenant aux sacrifices, elles sont fatiguées de tous les dieux, mais elles voudraient savoir pourquoi la Madeleine suivait le Christ par les chemins, et les plus naïves, n’est-ce pas ? te demandent si, pour plaire au Crucifié, il suffit de chérir son serviteur ?…
Ô mon Dieu ! est-ce ma faute ? Elles venaient, je les recevais, et il fallait bien ranimer les pécheresses, rassurer les chrétiennes, convertir les idolâtres.
Oh ! que ne pouvais-tu suivre l’idolâtre dans l’atrium, et t’agenouiller avec la chrétienne, sur les dalles fraîches des basiliques ; — mais c’est la pécheresse, Antoine, qu’il eût fallu ne pas quitter ! Peu à peu, tu l’eusses déshabituée des hommes, tu aurais ôté de son front les bandelettes de pourpre, arraché de sa poitrine le collier plein d’orgueil, retiré de ses doigts les camées lourds.
Elle essaie, elle s’enferme. La voilà seule et déshabillée, elle dénoue sa chaussure, l’urne suspendue balance des ombres sur la blancheur de son flanc nu. Mais elle n’ose encore, elle frémit ; elle prend la chaînette à pointes recourbées, le sang part, ses yeux palissent, elle tombe, elle se pâme…
Quelle herbe a-t-il donc prise pour baver comme il fait ?… D’habitude, cependant, tu sembles heureux, toi, et chaque matin, quand je me réveille…
D’autres, à la même heure, entendent le rire d’un enfant.
Oui !…
Les fourmis ont une famille. Sur la surface des mers, les dauphins nagent ensemble… As-tu vu, dans les forêts, les louves vagabondes galoper, avec leurs petits à la gueule ?
Mais moi, je suis plus solitaire que les bêtes féroces dans les bois et que les monstres sous l’océan.
Qui l’a voulu ? qui te retient ?
Tu souffres, tu as soif. D’autres maintenant, accoudés sur des lits d’ivoire, croquent la neige dans des patères d’argent.
Oui… oui… cela est vrai !
Si tu n’avais pas donné ton bien aux pauvres…
… tu aurais des celliers pleins.
… et tu dormirais étendu sur les toisons de tes brebis !
Pourquoi n’achetais-tu pas une charge de publicain au péage de quelque pont ? Tu aurais vu, de temps à autre, des voyageurs qui t’auraient conté des nouvelles… des étrangers drôlement vêtus… des soldats qui aiment à rire.
Tu aurais sculpté des images pieuses pour les vendre aux pèlerins, et tu aurais mis l’argent dans un pot, que tu aurais enfoui en terre dans ta cabane.
Non !… non !…
Il te fallait une épée lourde battant ton mollet nu ! — Tu aurais, avec tes hardis compagnons, traversé les forêts sombres, campé sur la bruyère et bu l’eau des fleuves barbares.
Non !… non !…
Si l’orgueil de ta vertu ne t’avait pas jeté dans l’ignorance qui t’enferme, tu serais un sage maintenant, un docteur, un maître !
Tu saurais la cause des éclipses et des maladies, la vertu des plantes, le calcul des étoiles, la terre, le ciel…
Les Rois curieux de ta parole te feraient asseoir à leurs côtés.
Et ils te renverraient chargé de présents magnifiques, que l’on emballerait dans des coffres !
Qui t’empêchait d’être prêtre ?…
Le soupçonnes-tu, l’ineffable plaisir de faire, avec des paroles, descendre le Très-Haut ?
Et d’agiter comme le vent le cœur des femmes timides !
Retourne à Alexandrie, prêche les catéchumènes, pérore dans les Conciles !… Pourquoi, comme un autre, ne serais-tu pas évêque ?
Mais la présence de tout ce monde m’effraierait, — moi, qui parfois éprouve, dans ma conscience, des embarras infinis à discerner ce qui est juste.
Aussi tu pèches souvent, faute de conseil.
Il fallait rester chez les moines !
C’eût été une façon de vivre heureuse, grasse, sainte.
Oui !…
Oui !… oui !… oui !…
Et considère ton existence maintenant !
Ah ! je le sais ! C’est une agonie plutôt ! Quelquefois cependant… j’ai eu des éclairs de béatitude où il me semblait…
Non, le souvenir t’abuse ! Car le bonheur, quand on tourne la tête pour le revoir, baigne sa cime dans une vapeur d’or et semble toucher les cieux, comme les montagnes qui, sans en être plus hautes, allongent leur ombre au crépuscule.
Hélas ! hélas ! comme un homme qui voudrait dormir et que la vermine harcèle, qui se passe les mains sur la figure, qui gémit et qui sanglote, — au sein des ténèbres sans cesse éveillé, — je sens quelque chose d’insaisissable et de nombreux, qui court, qui revient, qui me brûle et qui m’agace, qui me chatouille et qui me dévore. Que faut-il faire, Seigneur ? où fuir, où demeurer ? Ordonne ! Je pleure comme un idiot qu’on a battu, je tourne à l’abandon, comme la roue détachée d’un char.
C’est parce que tu souffres que tu te perds de plus en plus.
Comment ?
On place sur l’autel des chandeliers d’or avec des fleurs épanouies, et l’on enferme les os des martyrs sous des perles fines et des topazes. Pourquoi donc, te refusant au bonheur, étales-tu continuellement comme une draperie funèbre sur ton âme, sans songer que le talon de Dieu s’y pose ?
La Pénitence alors serait inutile ?
Ne t’inquiète pas tant des œuvres. Qu’importe l’action ! Devant le Très-Haut, les cèdres et les brins d’herbe sont de taille pareille. Où donc est le mérite de la vertu et la grandeur de ta bassesse ?
Cependant… la Loi…
Ce sont les Juifs qui disent : la Loi ! — les Sadducéens qui la prêchent, et les Pharisiens qui la vendent. Jésus n’est-il pas venu la détruire ? ne s’appelait-il pas l’Épée ? est-ce la loi qui a nourri les multitudes, apaisé les flots furieux et flamboyé sur le Thabor ?… La Loi ! les prophètes ont été égorgés en son nom ; elle a crucifié Jésus, lapidé saint Étienne ; Pierre est mort par elle, et Paul aussi, tous les martyrs. — C’est la malédiction du Serpent dont le fils de Dieu est venu racheter les nations. — Enfermé jadis en Israël, l’Esprit, libre maintenant, peut se dilater, tout à l’aise, dans sa grandeur ! Qu’il s’envole au midi, au septentrion, au couchant, à l’aurore !… Car Samarie n’est plus maudite et Babylone elle-même a été relevée de sa tristesse.
Oh ! Seigneur ! Seigneur ! je sens surgir en moi comme une inondation.
Qu’elle monte ! — elle te lave
Cependant… le Fils a été envoyé par le Père… afin…
Pourquoi pas le Père par le Fils ?
Il devait venir après !
Comme fait par lui, sans doute ?
Non !
Qui a créé le monde ?
Le Père.
Et où était le Fils, alors ?
Et où était le Fils, alors ? Était-il le Christ, puisque le Christ fut homme, et qu’il n’y avait pas d’hommes ? Et l’Esprit, que faisait-il ?
Ils étaient ensemble.
Ensemble ! trois Dieux !
Non ! ils étaient un.
Mais puisque Jésus était Dieu quoique étant homme, où était Dieu tandis qu’il vivait ? que faisait Dieu lorsqu’il mourut ? où était Dieu, quand il est mort ? car il est mort…
Et ressuscité !
Mais s’il était avant la vie, il n’eut pas besoin de ressusciter pour être de nouveau, après la mort ? Qu’a-t-il fait de son corps humain ? Qu’est-il advenu de son âme humaine ? L’a-t-il rattachée à son âme de Dieu ? Ce serait donc un homme qui serait Dieu, qui s’ajouterait à Dieu, un Dieu qui serait chair ; et comme il n’est qu’un avec le Père et l’Esprit, le Père et l’Esprit seraient chair, tous seraient chair : il n’y aurait que la chair ?…
Non ! non ! tout esprit !
En effet, car Jésus est Dieu. Mais Jésus naquit, mangea, marcha, dormit, souffrit, mourut : est-ce que l’Esprit naît ? Est-ce qu’il souffre, est-ce qu’il mange, est-ce qu’il marche, peut-il mourir ? Jésus n’a donc éprouvé ni la naissance ni la mort, — ou bien il n’était pas esprit.
C’est l’homme en lui qui a souffert.
Et non le Dieu, cela est sûr ! s’il eût été Dieu…
Mais oui, il était Dieu !
Il n’a donc pas souffert alors, — il a fait semblant de souffrir. Il n’est pas né de Marie, mais il a paru naître. Quand on le clouait sur la croix, il regardait d’en haut son corps qu’on suppliciait ; quand il a levé le troisième jour la pierre de son tombeau, c’était comme une vapeur qui en est sortie, un fantôme, je ne sais quoi. Thomas s’en doutait, qui a voulu toucher ses plaies. Mais il lui était facile de simuler des plaies puisqu’il simulait un corps : si c’eût été un vrai corps comme le tien, aurait-il pu traverser les murs et se transporter dans l’espace ? Or, si ce n’était pas un corps, si ce n’était pas un homme… Jésus est bien le Christ, n’est-ce pas ? tu ne crois pas que le Christ ait été Melchisédech, ni Sem, ni Theodotus, ni Vespasien ?
Oui ! Jésus est le Christ !
Et le Christ est Jésus… Mais pour exister cependant, il faut avoir un corps, il faut être, et puisque ce corps, il ne l’avait pas, donc il n’a pas existé, donc il n’a pas été, le Christ est un mensonge !
Oh ! oh ! c’est malgré moi, tout cela est tombé dans ma tête l’un après l’autre. Pardon, Seigneur ! pardon ! qu’il est mal…
Qu’est-ce que le mal ?
Ce qui n’est pas le bien.
Ah ! ah ! tu philosophises comme un Grec ! Tu dis le mal, le bien, le bon, le mauvais. Voyons, habile homme : le mal, c’est ce qui n’est pas le bien, et le bien, sans doute, ce qui n’est pas le mal, — ensuite ?…
Eh non ! le mal, c’est ce qui est défendu par Dieu.
À coup sûr ! tel que l’homicide, l’adultère, l’idolâtrie, le vol, la trahison et la rébellion contre la Loi : c’est pour cela qu’il a ordonné à Abraham de sacrifier Isaac qui était son fils, à Judith d’égorger Holopherne qui était son amant, à Jahel d’assassiner Sisara qui était son hôte, et à tout le peuple d’exterminer les autres peuples, de massacrer les animaux, d’éventrer les femmes enceintes, et qu’il a fait forniquer Abraham avec Agar, Ozée avec la courtisane, et que Jacob volait Laban, que Moïse volait le roi d’Égypte, que David était chef de voleurs, que les citoyens volaient l’étranger, que le peuple volait les villes alliées, pillait les villes vaincues, et que, depuis Aaron jusqu’à Sédécias, on a adoré le serpent d’airain, qu’on a gratifié Rahab et récompensé le traître de Bethel, et que Lui, enfin, il a envoyé son Fils afin de détruire la Loi qu’il avait faite. Si elle était bonne, pourquoi la renverser ? si elle était mauvaise, pourquoi l’avoir donnée ? Y a-t-il quelque chose de bon qui ne soit mauvais ? quelque chose de mauvais qui ne soit bon ? Le bien est-il ? le mal est-il ? Y a-t-il une vérité ? où est le mensonge ?… Les sages ont cherché et n’ont rien trouvé, les prophètes ont parlé et n’ont rien dit : tu feras comme eux, les siècles feront comme toi !… Allons ! sans t’inquiéter de l’ouvrage, tourne la meule de la vie et siffle en la tournant !
Que m’importe à moi ! Connais-je les desseins de Dieu ?
Pourquoi donc adorer en lui ce que tu exécrerais dans un homme, puisque tu t’inclines devant le mal.
Mais c’est dans le Diable qu’est le mal !
Et qui a fait le Diable ?
Dieu !
Si le Diable fut créé par lui et que la création soit sortie de sa parole, avant que cette parole fut dite, la parole était en lui, et, avant que le Diable ne vint au monde, le Diable y était donc, et avec tout son enfer !… A-t-il un corps ?
Le Diable ?… un corps ?…
S’il en avait un, il ne serait pas partout à la fois comme Dieu qui, étant esprit, est partout à la fois. Mais s’il est esprit, il est donc Dieu ou plutôt partie de Dieu. Mais enlever une partie au tout, n’est-ce pas détruire le tout ? Or, retrancher à Dieu une partie de Dieu, c’est nier Dieu : — tu ne nies pas Dieu, — tu adores Dieu…
Tu adores Dieu : adore le Diable !
À moi, mes filles !
paraît derrière l’ermite.
Pourquoi trembler, bon ermite ? nous sommes les Pensées mêmes avec qui tu causais tout à l’heure : ne crains rien, bon saint Antoine, ne crains rien !
Oh ! comme il y en a ! J’ai peur !
Peur de la chair, n’est-ce pas ? Elle est mauvaise.
Oui !
C’est par elle que nous sommes maudits !
En effet !
Et maudits par le père du Verbe, source de tout esprit et dont la chair est l’ennemie, comme le Diable est son ennemi. — S’il l’avait créé cependant, aurait-il maudit son œuvre ? Les corps font les corps, l’Esprit fait l’esprit : le Diable a donc fait le corps, a fait l’homme, Satan est son auteur.
Pas tout entier ! depuis la poitrine seulement jusqu’en bas. Dieu a formé la tête où pousse la pensée, le cœur où palpite la vie. Mais c’est le Diable qui a fait la digestion, la génération et l’envie de voyager qui circule dans les pieds.
Oui ! L’homme est de deux parties quant au corps, d’une seule quant à l’esprit ; de trois en tout. Dieu, de même, est de trois parties, dont le Père est la première, le Fils la seconde, le Saint-Esprit la troisième, et la Trinité en constitue l’ensemble.
L’ensemble !…
Eh ! non ! Père, Fils, Saint-Esprit sont une même personne.
Oh ! oui !… oui !… c’est cela !…
Ils sont l’Unité-Dieu. Et puisque le Fils a souffert, lui qui est Dieu, le Père et l’Esprit qui sont ce même Dieu ont donc souffert.
Non ! non !
Qu’est-ce donc que Dieu ?
Dieu ?…
De sa substance indéfinie, il a tiré les mondes avec les âmes. C’est un grand esprit qui a un corps.
Laissez-moi ! laissez-moi !
Qu’est-ce donc que l’âme ?
L’âme ?…
Elle est faite de flamme et d’air. Elle réside en un corps, elle occupe un lieu, elle sent dans la géhenne une intolérable douleur sur la langue. Mais l’esprit n’a ni siège ni lieu. Il est étranger à la peine comme au plaisir. Dieu seul est donc immatériel et l’âme est bien un corps.
Un corps ! qui a dit cela ?
Moi !
Oh ! j’ai écrit là-dessus un traité que tu aurais dû lire.
C’est un païen ! honni soit-il !
Tu renies le maître ! que toute clarté t’abandonne !
Nous ne t’abandonnons point, nous autres, nous restons !… Qui était le Christ ? d’où venait sa chair ? était-elle humaine ou divine ?
Divine ! (se reprenant :) humaine !
C’est vrai !… c’est vrai !
C’était la chair du Verbe et non la chair de Marie. Lui, l’Esprit, avoir séjourné dans un ventre !
Pourquoi pas ?
Puisque le Christ n’était qu’un sage !
Horreur ! désolation ! c’était Dieu le Fils, créé par le Père et créateur lui-même de l’Esprit-Saint.
C’était Théodotus ! On l’a connu !
C’était Sem fils de Noë !
C’était l’enfant des Eons, l’époux d’Arhamoth repentie, le père du Démiurge qui fit le Cosmocrator et l’Antropos !
serpent qu’ils déroulent, un grand demi-cercle, à l’entrée duquel se tiennent un vieillard en robe blanche, pinçant de la lyre, et un enfant nu jouant de la flûte, sur un air doux et joyeux, quoique plein de lenteur.
C’était lui ! Moïse le savait !
Mais non !… comment cela ?
Moïse le savait qui éleva dans le désert le serpent d’airain.
Ses spirales sont les cercles des mondes, les métaux ont pris leurs couleurs aux taches de sa peau. De ce qu’il mange rien n’est rendu, il absorbe tout.
Assise sous un térébinthe, elle le regardait monter. Son corps gluant se collait contre l’écorce et les feuilles vertes s’enflammaient à son haleine.
Quand il eut passé par toutes les branches, il reparut. Les os de sa mâchoire s’écartèrent, le fruit tomba.
Il le retint sur ses dents, et, suspendu par la queue au tronc du grand arbre, il balançait devant le visage d’Ève sa tête sifflante aux paupières enivrées.
Elle le suivait attentive ; il s’arrêta.
La poitrine d’Ève battait, la queue du serpent se tordait, un lotus s’ouvrit, les dattes des palmiers mûrirent. Elle tendit la main.
Il était bon, le fruit superbe. Elle en ramassa l’écorce pour s’en parfumer la poitrine.
S’ils en avaient goûté davantage, ils seraient dieux maintenant, selon la promesse du tentateur.
Sois adoré, grand serpent noir qui as des taches d’or comme le ciel a des étoiles ! beau serpent que chérissent les filles d’Ève ! Au grattement de l’ongle sur la corde tendue, éveille-toi ! Au ronflement du roseau creux, éveille-toi ! Pousse tes anneaux ! Allons ! allons ! et viens sur nos autels lécher les pains eucharistiques que nous offrons au Seigneur.
Il saute par-dessus à pieds joints. Tout disparaît.
Voilà bien la plus exécrable abomination qu’on puisse jamais concevoir !
Pourquoi, d’ailleurs, le fils de Dieu aurait-il choisi, entre toutes, la figure de cette froide bête, au crâne plat qui semble garder, dans le mutisme de sa forme sinueuse, le mystère du mal ?… Non ! non, il ne l’aurait pas voulu, lui qui était tout amour et sacrifice. « Prenez et mangez, dit-il, ceci est mon corps, et prenez et buvez, dit-il… »
Vive le vin ! qu’il déborde ! qu’il inonde ! Il est le Christ. Quand son flanc fut percé, c’est du vin qui coula, le vin de la Bonne Nouvelle que nous honorons dans cette peau de chèvre.
Mais les païens n’ont rien fait de si épouvantablement infâme !
Non ! jamais ! Le vin a germé par la vertu de Satan ! C’est la fureur et la luxure !
Aussi nous ne buvons que de l’eau, symbole du Verbe.
Anathème sur la chair, sur ceux qui en usent, sur ceux qui la prêchent !
Eh ! je ne la prêche pas ! je n’en use pas.
Captive dans la matière qu’elle féconde, la divinité…
Ah ! impossible, cela !
Mais dans l’hostie, Antoine, qui est l’hostie ?
… la divinité s’efforce d’en sortir, afin de rejoindre son principe. Elle s’échappe du repos, de l’action, du geste, du regard, et, fuyant ainsi par tant d’occasions diverses, il ne reste plus en nous qu’un résidu grossier, principe du mal, d’où les corps sont faits. Car pour enfermer les particules divines, Saclas, prince des ténèbres, imagina la génération, et alors il créa deux enfants : Adam et Ève.
Mais, puisque la chair retient Dieu, prévenons les captivités où il languit, détruisons dans son germe la cause qui l’écrase. Il doit s’écarter des femmes, celui dont les reins ne sont pas à l’épreuve, ou plutôt, extrayant de lui-même les parties lumineuses engagées, qu’il se délecte avec lenteur dans la réjouissance de sa solitude ; — puis il se sentira le cœur joyeux, songeant qu’il a délivré Dieu.
Oh ! oh ! il me semble que je glisse sans arrêter, sur les marches de l’enfer !
N’écoute pas ces hommes tristes, ce sont des païens de l’Asie. Leur grand prophète Manès fut écorché, comme imposteur, avec une pointe de roseau, et sa peau empaillée, pendue aux portes de Ctésiphon.
Nous t’apprendrons, nous autres qui sommes les sages, les savants, les purs, que le grand Dieu éternel, inaccessible et impassible n’est pas le créateur du monde… Veux-tu savoir la vie de Jésus avant son apparition, la mesure exacte de sa taille, le nom de l’étoile où est son trône ? Voici le livre de Norra, femme de Noë. Elle l’écrivit dans l’arche durant les nuits, assise sur le dos d’un éléphant, à la lueur des éclairs. C’est celui-là, ouvre-le !
Essaie !… Une ligne seulement…
Que risques-tu ?
Les pensées qui t’obsèdent s’enfuiront peut-être !
Ses yeux tombent sur cette phrase :
« Au commencement Bythos était. De sa Pensée naquit l’Intelligence qui épousa la Vérité. De la Vérité et de l’Intelligence sortirent le Verbe et la Vie qui enfantèrent cinq couples pareils. Du Verbe et de la Vie issurent l’Homme et l’Église qui formèrent six autres couples, parmi lesquels Paracletos et Pistis produisirent Sophia et Teletos.»
« Ces quinze couples font les quinze Syzygies secondaires composées des trente Eons suprêmes qui constituent le Plérôme ou Ensemble supérieur et qui sont Dieu. »
Il lit ! il lit ! il est à nous !
« Barbelo est le prince du huitième ciel. Ialdabaoth a fait les anges, la terre et les six cieux au-dessous de lui. Il a la forme d’un âne. »
Regarde les trois cent soixante-cinq cieux correspondant aux membres du corps…
Je ne veux pas les connaître.
Le mot ΑΒΡΑΚΑΣ signifie…
Je ne veux pas l’entendre…
Nous te dirons le nom des sept anges qui ont fait…
Non ! non !
Celui des sept étoiles d’où procède la vie des hommes.
Non ! non !
Attends ! attends ! nous allons danser la danse du Passage de la mer Rouge et chanter l’hymne du Soleil !
Vois-tu, comme le sang dans un grand corps, circuler l’Haensoph universel dans les veines cachées de tous les mondes ?…
Par où fuir ?… Des voix me hurlent aux oreilles ! Où suis-je donc ? À quoi pensai-je ?… Ah oui ! à l’essence du verbe !… Eh bien ?…
Mais je ne comprends rien à tout cela, moi ! Mon âme tourbillonne et se déchire dans ces pensées comme la voile d’un vaisseau dans l’ouragan. Ah ! je n’en veux plus ! Arrière ! arrière !
Mais la damnation est derrière toi, misérable ! Oh ! l’épouvante de l’éternité me glace jusqu’aux entrailles, comme la voûte sombre d’un grand sépulcre.
Qui donc sanglote ? Est-ce un voyageur assassiné dans la montagne ?…
Tiens ! c’est une femme !
Arrête-toi !
Père ! Père ! j’ai soif !
Que ta soif soit passée !
Éveille-toi !
Oh ! Père, quand pourrai-je m’asseoir ?
Debout !
Qu’a-t-elle donc fait ?
Ennoïa ! Ennoïa ! Ennoïa !… Il demande ce que tu as fait. Raconte ce que tu as à dire.
Ce que j’ai à dire, ô Père ?…
D’où viens-tu ?
J’ai souvenir d’un pays lointain, d’un pays oublié. La queue du paon, immense et déployée, en ferme l’horizon, et, par l’intervalle des plumes, on voit un ciel vert comme du saphir. Dans les cèdres, avec des huppes de diamant et des ailes couleur d’or, les oiseaux poussent leurs cris, pareils à des harpes qui se brisent. J’étais le clair de lune. Je perçais les feuillages. J’illuminais de ma figure l’éther bleuâtre des nuits d’été !
Ah ! ah ! je comprends !… Quelque pauvre enfant que vous aurez recueillie !
Chut ! chut !
À la proue de la trirème, où il y avait une tête de bélier, qui à chaque coup des vagues s’enfonçait sous l’eau, je restais immobile. Le vent soufflait, la carène fendait l’écume. Il me disait : « Que m’importe, si je trouble ma patrie, si je perds ma couronne !… Tu m’appartiendras dans ma maison. »
Ménélas en pleurs agita les îles. On partit avec des boucliers, avec des lances, avec des chevaux qui piaffaient d’effroi sur le pont des navires.
Ah ! qu’elle était douce, la chambre de son palais ! Il se couchait sur la pourpre des lits d’ivoire et, jouant avec le bout de ma chevelure, il me chantait des airs d’amour.
Le soir venu, je montais sur le rempart, je voyais les deux camps, les fanaux qu’on allumait, Ulysse, sur le bord de sa tente, causant avec ses amis, Achille tout armé qui faisait courir son char le long du rivage de la mer.
Mais elle est folle tout à fait ! Pourquoi donc ?…
Chut ! chut !
J’étais dans une forêt, des hommes ont passé. Ils m’ont prise et, m’attachant avec des cordes, m’ont emportée sur leurs chameaux.
Ils se glissaient sur moi dans mon sommeil. Ce fut le Prince d’abord, puis les capitaines, puis les soldats, puis les valets de pied qui soignent les ânes.
Ils m’ont lavée dans la fontaine, mais mon sang qui coulait a rougi les eaux, et mes pieds poudreux ont troublé la source. Ils m’ont graissée avec des huiles, ils m’ont frottée avec des onguents, et ils m’ont vendue au peuple pour que je l’amuse.
C’était à Tyr la Syrienne, près du port, dans un carrefour étroit… Un soir, nue, debout et le cistre en main, je faisais danser des matelots grecs. La pluie d’orage ruisselait sur le bouge, la vapeur des vins montait avec les haleines et la fumée des lampes. Un homme tout à coup entra, sans que la porte fût ouverte. Il levait son bras gauche en écartant deux doigts. Le vent fit craquer les murs, les trépieds s’allumèrent, je courus à lui.
Oh ! je te cherchais, mais je t’ai trouvée, je t’ai rachetée !
C’est celle-là, Antoine, qu’on appelle Charis, Σιγή, Ennoïa, Barbelo. Elle était la pensée du Père, le Nous indestructible qui créa les mondes. Mais les anges ses fils la chassèrent de son empire. Alors elle fut la Lune, le type femelle, l’accord parfait, l’angle aigu. Puis, pour se dilater plus à l’aise dans l’infini, dont ils l’exclurent, ils l’enfermèrent à la fin sous une forme de femme.
Elle a été l’Hélène des Troyens, dont le poète Stésichore a maudit la mémoire. Elle a été Lucrèce, la belle dame violée par les rois. Elle a été la Dalilah qui coupait les cheveux de Samson, elle a été cette fille des Juifs qui s’écartait du camp pour se livrer aux boucs et que les douze tribus ont lapidée. Elle a aimé la fornication, le mensonge, l’idolâtrie et la sottise. Elle s’est dégradée dans toutes les corruptions, avilie dans toutes les misères, prostituée à tous les peuples, elle a chanté à tous les carrefours, elle a baisé tous les visages.
À Tyr, elle était la maîtresse des voleurs. Elle buvait avec eux pendant les nuits, et elle cachait les assassins dans la vermine de son lit tiède. C’est moi ! moi ! Père pour les Samaritains, Fils pour les Juifs, Saint-Esprit pour les nations, qui suis venu la faire remonter dans sa splendeur et la rétablir au sein du Père, — et maintenant, inséparables l’un de l’autre, nous allons, délivrant l’Esprit et terrifiant les Dieux.
J’ai prêché dans Ephraïm et dans Issakar, à Samarie et dans les bourgs, dans la vallée de Mageddo, le long du torrent de Bizor, et depuis Zoata jusqu’à Arnoun, et au delà des montagnes, à Bostra et à Damas.
Je suis venu pour détruire la loi de Moïse, pour renverser les prescriptions, pour purifier les impuretés. Je convoque au grand amour les âmes des fils d’Adam, qu’elles soient frénétiques de luxure ou affolées de pénitence. Viennent à moi ceux qui sont couverts de boue, ceux qui sont couverts de sang, ceux qui sont couverts de vin ! Par le baptême nouveau, comme par la torche de résine que l’on traîne dans les maisons lépreuses pour brûler sur les murs les taches de rousseur qui les dévorent, je les rincerai jusqu’aux entrailles, jusqu’au fond de leur être.
Feu ! Allume-toi ! Saute, cours, ravage, purifie, sang d’Ennoïa, âme de Dieu même !
À la cour de Néron, j’ai volé dans le cirque, et volé si haut qu’on ne m’a plus revu. Ma statue est debout dans l’île de Tibre. Je suis la Force, la Beauté le Maître ! Ennoïa est Minerve. Je suis Apollon dieu du jour ! Je suis Mercure le Bleu ! Je suis Jupiter le Foudroyant ! Je suis le Christ ! Je suis le Paraclet ! Je suis le Seigneur ! Je suis ce qui est en Dieu ! Je suis Dieu même !
Ah ! si j’avais de l’eau bénite !
Non !… plus rien !… ah !
Oh ! comme ces flammes couraient !…
Allons donc ! Quelles illusions ! l’Esprit de Dieu ne descend pas jusque-là ! Et l’âme une fois rivée au mal, il n’est plus quoi qu’ils disent…
Cependant… si, par un effort suprême, elle secouait ce fardeau de la matière qui l’écrase… pourquoi ne remonterait-elle pas à Dieu ?… Et alors… l’intervalle de la vie disparaissant… toutes les œuvres qu’elle comporte se trouveraient indifférentes.
et la figure cachée sous des masques de bêtes fauves.
Une tentation ?…
Réhabilitons les maudits ! Adorons les exécrés ! Plus qu’Abraham et que les prophètes, que saint Paul et que tous les saints, ils ont travaillé pour ton âme et se sont damnés pour elle.
Gloire à Caïn ! Gloire à Sodome ! Gloire à Judas !
Caïn créa la race des forts ! Sodome épouvanta la terre par son châtiment, et c’est Judas qui fut cause que le fils de Dieu sauva le monde.
Judas ?… oui… en effet…
Exécutez la tâche des corps ! Il le faut !
L’esprit éperdu vagabonde parmi les hasards de la vie, et il ne rentrera au sein immobile de Prounicos qu’après avoir accompli dans sa chair toutes les œuvres de la chair… Viens avec nous aux agapes, la nuit. Les femmes nues, couronnées d’hyacinthes, mangent, à la lueur des torches qui se mirent dans les plats d’or. Elles sont à tous, comme nos biens, comme nos livres, comme le soleil et comme Dieu. Nous chantons à table des chansons de funérailles, nous nous lacérons avec des couteaux et nous buvons le sang de nos bras. Nous montons sur l’autel, et nous encensons avec des encensoirs.
L’esprit est dans la flamme, dans la chair, dans l’ouragan. Il en va jaillir pour toi par l’invocation terrible. Écoute-la ! Je te roulerai dans mon amour tout au fond de l’abîme. Viens ! viens !
Oh ! oh ! oh ! elles vont me prendre ! J’ai peur ! La bête rugit ! Comment sont-elles venues jusqu’à moi ? C’est par ma faute, mon Dieu ! pitié ! pitié !
Les Hérésies s’éloignent, baissant la tête dans leurs épaules,
avec des gestes effrayés.
la tête couverte de cendre, les bras croisés.
Courage, Antoine ! Imite-nous : six fois par mois des jeûnes entiers, trois carêmes par an, la flagellation tous les soirs ! — Et nous baptisons les morts, nous voilons les vierges, nous proscrivons les seconds mariages.
Il faut les proscrire tous !… L’arbre de l’Éden qui portait chaque année douze fruits rouges comme du sang, c’est la femme ! Celui qui dort à son ombre ne se réveillera que dans l’enfer !
C’est pour fuir ce sommeil que j’ai cherché la solitude !
deux femmes très pâles, vêtues de manteaux bruns.
— MAXIMILLA est brune, PRISCILLA est blonde.
Elles rejettent en arrière leur capuchon, et elles disent :
Du temps que nous vivions chez nos maris, nous sortions dès le matin sans litière ni suivantes, pour aller dans les tavernes corrompre des geôliers. Nous visitions les confesseurs, nous chantions des psaumes, nous parlions des anges. Nos époux, pendant ce temps-là, se tourmentaient à la maison.
Oh ! mère de Dieu, ils ont avec leurs caresses troublé la calme profondeur de la foi, comme avec des pierres que l’on jetterait dans un puits, l’une après l’autre.
J’étais au bain, les murs ruisselaient, l’eau coulait et je m’endormais au vague bourdonnement des rues qui montait jusqu’à moi.
Tout à coup, j’entendis des clameurs. On criait : « C’est un magicien ! c’est le Diable », et la foule s’arrêta devant notre maison, en face du temple d’Esculape. Je me levai sans prendre ma chaussure et me haussai avec les poignets, jusqu’à la hauteur du soupirail.
Sur le péristyle du temple, il y avait un homme vêtu en affranchi qui portait un carcan de fer à son cou. Il prenait des charbons dans un réchaud et il s’en faisait sur la poitrine de larges traînées, en appelant : « Jésus, Jésus ! » Le peuple disait : « Cela n’est pas permis, lapidons-le. » D’autres applaudissaient. Lui, il continuait, et quand il était fatigué de gesticuler avec la main droite, il gesticulait avec la main gauche.
C’étaient des choses inouïes, transportantes ! Des fleurs toutes grandes ouvertes tournoyaient devant mes yeux, et j’entendais, dans les espaces, comme la mélodie d’un archet d’or. Mes bras lâchèrent les barreaux, mon corps tomba. Je ne sais s’il avait fini, ou si c’est moi qui avais cessé de l’entendre. Mais la piscine était vide, et sur les dalles sablées de poudre bleue, la lune, entrant, allongeait des rayons clairs.
De qui donc parlent-elles ?
Nous revenions de Tarse par les montagnes, lorsqu’à un détour du chemin nous vîmes un homme sous un figuier.
Il cueillait les feuilles et les jetait au vent. Il arrachait les fruits et les écrasait par terre.
Il nous cria de loin : « Arrêtez-vous ! », et il se précipita en nous injuriant. Les esclaves accoururent. Il éclata de rire. Les chevaux se cabrèrent, les molosses hurlaient tous.
Il était debout, au bord du précipice. La sueur coulait sur son visage olivâtre. Le vent de la montagne faisait claquer son manteau noir.
Il nous appelait par nos noms, il nous reprochait la vanité de nos œuvres, la turpitude de nos corps, et il levait le poing du côté des dromadaires, à cause des clochettes d’argent qu’ils portaient sous la mâchoire. Sa fureur me versait l’épouvante dans les entrailles : c’était je ne sais quel voluptueux langage mêlé de brise et de parfums, qui me berçait, m’enivrait.
D’abord les esclaves s’approchèrent : — « Maître, dirent-ils, nos bêtes sont fatiguées » ; puis ce furent les femmes : « Voici la nuit, nous avons peur » ; et les esclaves s’en allèrent. — Les enfants se mirent à crier : « Nous avons faim » ; et comme on n’avait pas répondu aux femmes, elles disparurent. Lui, il parlait : sa voix sifflait, ses paroles tombaient, précipitées, coupantes, comme des poignards qui faisaient saigner mon cœur et le dégorgeaient.
Je sentis quelqu’un près de moi : c’était l’époux. J’écoutais l’autre. Il sanglotait, il se traînait à genoux sur les pierres en s’écriant : « Tu m’abandonnes ! » Et je répondis : « Oui, va-t’en ! ».
PRISCILLA et MAXIMILLA se mettent à chanter :
Le Père domine ! le Fils pâtit ! l’Esprit flamboie ! Le Paraclet est à nous ! L’Esprit est à nous ! Car nous sommes les amantes du grand Montanus !
vêtu d’un manteau fauve à galon d’argent,
fermé sur sa poitrine par deux ossements de mort.
Ce n’est point Montanus que vous aimez, mais l’esprit de Dieu emplissant son âme. Car je ne suis pas un homme, vous le savez, vous autres, qui languissez de désirs sur ma poitrine imberbe.
Vous êtes, ô mes chéries, l’inassouvissable Amour, puisque à présent vous vous délectez dans la douleur et que l’existence vous fait mal, comme un ulcère qui suinte. Sanglotez ! pleurez ! Que vos yeux soient blêmes, comme un manteau couleur d’azur qui a déteint sous les orages. Appelez-moi ! Je vous coucherai sur les chevalets ! Fouettez avec des chardons verts la peau blanche de vos corps. Quand le sang coulera, j’arriverai. Oh ! j’accourrai !… pour le sucer avec ma bouche.
Au nom du Christ ! Au nom de la Vierge ! par la vertu de tous les anges…
Non ! tu ne nous chasseras pas ! Zotime de Comane a été vaincu par Maximilla. Sotas, évêque d’Anquiale, par Priscilla. Nous avons des saints qui sont plus saints que tes saints, des martyrs plus martyrs que tes martyrs. Connais-tu Alexandre, Théodote et Thermison ? On a arraché les yeux, les dents et les ongles à Alexandre de Phrygie. On lui a frotté la peau avec du miel, on a versé dessus des guêpes furieuses et on l’a lié par une corde à la queue d’un taureau qui marchait au pas dans une prairie. On a déchiré Thermison avec des couteaux de bois, et on a fait couler sur sa figure le sang de ses entrailles. Mais Satan, au haut d’une montagne, a battu Thermison pendant six nuits avec le tronc d’un cèdre qui avait toutes ses branches ; et il l’a rejeté comme une pierre, dans la vallée.
Allons, viens ! Jésus a souffert le martyre. Qu’est ta douleur près de la sienne ?
Oh ! rien ! Je le sais ! les larmes de toutes les générations qui, réunies, formeraient des océans, sont, devant ces pleurs éternels, comme une goutte d’eau sur une feuille.
Oh ! oui ! oui ! mon corps me gêne ! Il m’écrase ! il m’étouffe !
Voilà qui tranche la luxure ! Voici qui endolorit l’orgueil. Est-ce la douleur que tu crains, lâche ? Est-ce la peur de ta chair, hypocrite ? Tu te couches près d’elle, tu la regardes dormir ; elle se réveillera plus dévorante que les lions. Étouffe-la donc, coupe-la donc, extermine-la !
Ah ! une haine me prend contre moi ! j’exècre la vie, la terre et le soleil !
Malédiction sur le monde ! malédiction sur nous-mêmes ! maudit l’homme, maudite la femme, maudit l’enfant ! Écrasez le fruit, troublez la source.
Pillez le riche qui se trouve heureux, qui mange beaucoup ; battez le pauvre qui envie la housse de l’âne, le repas du chien, le nid de l’oiseau, et qui se désole solitairement que chacun ne soit pas un misérable comme lui.
Nourrissez les ours, appelez les vautours, sifflez les crocodiles et l’ichneumon sur le rivage !
Nous, « les capitaines des Saints », nous détruisons la matière pour hâter la fin du monde, nous assassinons, incendions, massacrons ! Nous perçons les digues, nous répandons l’argent dans la mer.
Le salut n’est que dans le martyre, nous nous donnons le martyre. Nous nous enlevons la peau des pieds, et nous courons sur les galets. Nous enfonçons des broches de fer dans nos entrailles. Nous nous roulons tout nus, dans la neige.
Nous nous égorgeons en criant : « Louange à Dieu ! » Nous montons sur les édifices pour nous précipiter la tête en bas. Nous nous couchons sous la roue des chars. Nous nous jetons dans la gueule des fours.
Honni soit le baptême ! Honnie l’eucharistie ! Honni le mariage ! Honni le viatique !
La Pénitence seule lave les âmes.
Jésus ne se touche point, Jésus ne se mange point. Damnation sur l’adultère consacré ! C’est avec la Douleur qu’il faut s’unir. Damnation sur la vanité du moribond qui croit la chair éternelle. Damnation sur la sottise de ceux qui l’espèrent, sur l’infamie de ceux qui l’enseignent. Damnation sur toi ! Damnation sur nous ! Damnation sur tous et gloire à la Mort !Horreur !
Je n’ai pas rêvé pourtant ?… Non… elles étaient là !… rugissant autour de moi, et ma pensée s’écroulait sous elles, comme les îlots de sable dans les fleuves, qui tombent, par grands blocs, sous les pattes lourdes des crocodiles. Elles parlaient toutes ensemble, et si vite, qu’il m’était impossible de distinguer leurs voix.
Mais il y en avait… qui n’étaient pas… complètement détestables. Comment cela se faisait-il ? Il fallait leur répondre… Je n’ai pas tout vu.
douce, de maintien grave ; ses cheveux blonds, séparés par une raie comme ceux du Christ, descendent régulièrement sur ses épaules. Il a jeté un bâton blanc, qu’il portait à la main et que son compagnon a reçu, en faisant une révérence, à la manière des Orientaux.
Ce dernier, vêtu pareillement d’une tunique blanche sans broderie, est petit, gras, camard, d’encolure ramassée, les cheveux crêpus, une mine naïve.
Ils sont tous les deux sans chaussure, nu-tête et couverts de poussière, comme des gens qui arrivent de voyage.Là ! là ! bon ermite ! Ce que je veux ? je n’en sais rien ! Voici le maître. Quant à partir, la charité du moins exigerait…
Ah ! excusez-moi ! J’ai la tête si troublée !… Que vous faut-il ?… Asseyez-vous.
Et votre maître ?
Oh ! il n’a besoin de rien ! C’est un sage ! Quant à moi, bon ermite je vous demanderai un peu d’eau, car j’ai grand’soif.
Peu à peu, la fumée disparaît.
Damis, après avoir bu :C’est qu’il n’y a pas un brin d’herbe aux environs, seigneur !
Ah ! n’auriez-vous rien, dites-moi, à mettre sous la dent ? car j’ai grand’faim !
Qu’il est dur !
Je n’en ai pas d’autre, seigneur !
Ah !
Laissez donc ! ne faut-il pas que chacun vive !
Oh ! de loin… de très loin !
Et… vous allez ?
Où il voudra.
Qui est-il donc ?
Apollonius !
Apollonius ! (Plus fort :) Apollonius de Tyane !
Je n’en ai jamais entendu parler.
Il est vrai, seigneur, mes jours étant consacrés à la religion.
C’est comme lui.
Comme lui !
Il a l’air d’un saint en effet… Je voudrais bien l’entretenir… j’ai tort peut-être… car…
À quoi songez-vous donc, que vous ne parlez plus ?
Je songe… oh ! rien !
Maître ! c’est un ermite galiléen qui demande à savoir les origines de la sagesse.
Qu’il approche !
Antoine hésite.
Approche !
Approche !
Tu voudrais connaître qui je suis, ce que j’ai fait, ce que je pense ; n’est-ce pas cela, enfant ?
Si ces choses, toutefois, peuvent contribuer à mon salut.
Réjouis-toi ! Je vais te les dire !
Est-ce possible ! Il faut qu’il vous ait, du premier coup d’œil, reconnu des inclinations extraordinaires pour la philosophie.
Il se frotte les mains.
Je vais en profiter aussi, moi !
Je te raconterai, d’abord, la longue route que j’ai parcourue pour acquérir la Doctrine, — et si tu trouves, dans toute ma vie, une seule action mauvaise, tu m’arrêteras. Car celui-là doit scandaliser par ses paroles, qui a méfait par ses œuvres.
Quel homme juste ! hein ?
Décidément, je crois qu’il est sincère !
La nuit de ma naissance, ma mère crut se voir cueillant des fleurs, sur le bord d’un lac. Un éclair parut, et elle me mit au monde, à la voix des cygnes qui chantaient dans son rêve.
Jusqu’à quinze ans, on m’a plongé trois fois par jour dans la fontaine Absbadée, dont l’eau rend les parjures hydropiques, et l’on me frottait avec les feuilles du cnyza pour me faire chaste. Une princesse palmyrienne vint un soir me trouver, m’offrant des trésors qu’elle savait être dans des tombeaux. Une hiérodoule du temple de Diane s’égorgea, désespérée, avec le couteau des sacrifices ; et le gouverneur de Cilicie, à la fin de ses promesses, s’écria, devant toute ma famille, qu’il me ferait mourir. Mais c’est lui qui mourut trois jours après, assassiné par les Romains.
Hein ? quand je vous disais !… quel homme !
J’ai, pendant quatre ans de suite, gardé le silence complet des Pythagoriciens. La douleur la plus imprévue ne m’arrachait pas un soupir, et au théâtre, quand j’entrais, on s’écartait de moi, comme d’un fantôme.
Auriez-vous fait cela, vous ?
Comment : « dieux » ?… Les dieux ?… Que dit-il ?
Laissez-le poursuivre, taisez-vous !
Alors je suis parti pour connaître toutes les religions, pour consulter tous les oracles. J’ai devisé avec les gymnosophistes du Gange, avec les devins de Chaldée, avec les mages de Babylone. Je suis monté sur les quatorze Olympes, j’ai sondé les lacs de Scythie, j’ai mesuré la grandeur du désert.
C’est pourtant vrai, tout cela. J’y étais, moi !
J’ai d’abord été depuis le Pont jusqu’à la mer d’Hyrcanie, j’en ai fait le tour ; et, par le pays des Baraomates, où est enterré Bucéphale, je suis
descendu vers Ninive. Aux portes de la ville, il y avait une statue de femme, vêtue à la mode barbare. Un bomme s’approcha.Moi ! moi ! mon bon maître. Oh ! comme je vous aimai tout de suite ! Vous étiez plus doux qu’une fille et plus beau qu’un dieu !
Il voulait m’accompagner pour me servir d’interprète.
Mais vous répondîtes que vous compreniez tous les langages et que vous deviniez toutes les pensées. Alors j’ai baisé le bas de votre manteau, et je me suis mis à marcher derrière vous.
Après Ctésiphon, nous entrâmes sur les terres de Babylone.
Et le satrape poussai un cri, en voyant un homme si pâle.
N’est-ce pas le lendemain, maître, que nous rencontrâmes cette monstrueuse tigresse qui avait huit petits dans le ventre ? Alors vous dites : « Notre séjour auprès du Roi sera d’un an et huit mois. » Je n’ai jamais pu comprendre…
Le Roi m’a reçu debout, près d’un trône d’argent, dans une salle ronde, constellée d’étoiles, d’où pendaient à des fils que l’on n’apercevait pas quatre grands oiseaux d’or, les deux ailes étendues.
Est-ce qu’il y a sur la terre des choses pareilles ?
C’est là une ville, cette Babylone ! Tout le monde y est riche ; les maisons, peintes en bleu, ont des portes de bronze, avec un escalier qui descend vers le fleuve.
Dessinant par terre avec son bâton
Comme cela, voyez-vous ! Et puis, ce sont des temples, des places, des bains, des aqueducs ! Les palais sont couverts de cuivre rouge ; et l’intérieur donc, si vous saviez !
Sur la muraille du septentrion, s’élève une tour de marbre blanc qui en supporte une seconde, une troisième, une quatrième, une cinquième, et il y en a trois autres encore ! Ces tours sont des tombeaux… La huitième est une chapelle avec un lit. Personne n’y entre que la femme choisie par les prêtres pour le Dieu Bélus. Le roi de Babylone m’y fit loger.
À peine si l’on me regardait, moi. Aussi je restais seul à me promener par les rues. Je m’informais des usages ; je visitais les ateliers ; j’examinais les grandes machines qui portent l’eau dans les jardins. Mais il m’ennuyait d’être séparé du maître.
Au bout d’un an et huit mois…
Antoine tressaille.
… un soir nous sortîmes de Babylone par la route des Indes. Au clair de la lune, nous vîmes tout à coup une empuse.
Oui-dà ! Elle sautait sur son sabot de fer. Elle hennissait comme un âne, elle galopait dans les rochers. Mais il lui cria des injures et elle disparut.
Où veulent-ils donc en venir ?
À Taxilla, Phraortes, roi du Gange, nous a montré sa garde d’hommes noirs, hauts de cinq coudées, et, dans les jardins de son palais, sous un pavillon de brocart vert, un éléphant gigantesque, que ses femmes s’amusaient à parfumer. Il avait autour des défenses des colliers d’or et, sur l’un d’eux, on lisait : « Le fils de Jupiter a consacré Ajax au Soleil. » C’était l’éléphant de Porus, qui s’était enfui de Babylone après la mort d’Alexandre.
Et qu’on avait retrouvé dans une forêt.
Ils parlent abondamment, comme des gens ivres.
Phraortes nous fit asseoir à sa table. Elle était couverte de grands oiseaux. Il y avait de gros fruits sur des feuilles larges, des antilopes avec leurs cornes.
Quel drôle de pays ! Les seigneurs, tout en buvant, s’amusent à lancer des flèches sous les pieds d’un enfant qui danse. — Mais je n’approuve pas ce plaisir-là : il en pourrait résulter des malheurs.
Quand je fus prêt à partir, le roi me donna un parasol et il me dit : « J’ai sur l’Indus un haras de chameaux blancs. Lorsque tu n’en voudras plus, souffle-leur dans les oreilles, ils reviendront. »
Nous descendîmes le long du fleuve, marchant la nuit à la lueur des lucioles qui brillaient dans les bambous. L’esclave sifflait un air, pour écarter les serpents, et nos chameaux se courbaient les reins en passant sous les arbres, comme sous des portes trop basses.
Un jour, un enfant noir, qui tenait à sa main un caducée d’or, nous conduisit au collège des sages. Sarchas, leur chef, me parla de mes ancêtres, de toutes mes pensées, de toutes mes actions, de toutes mes existences. Il avait été le fleuve Indus, et il me rappela que j’avais conduit des barques sur le Nil, au temps du roi Sésostris.Mais moi, on ne me dit rien, de sorte que je ne sais pas qui j’ai été.
Ils ont l’air vague comme des ombres.
Et nous continuâmes vers l’océan.
Nous avons rencontré sur le bord les Cynocéphales gorgés de lait qui s’en revenaient de leur expédition dans l’île Taprobane. Avec eux était la Vénus indienne, la femme noire et blanche, qui dansait toute nue au milieu des singes. Elle avait autour de la taille des tambourins d’ivoire, et elle riait d’une façon démesurée.
Les flots tièdes poussaient devant nous, sur le sable, des perles blondes, l’ambre craquait sous nos pas, des squelettes de baleines blanchissaient dans la crevasse des falaises, et de longs nids d’herbes vertes suspendus à leurs côtes se balançaient au vent.
La terre continuellement se rétrécissait, elle se fit à la fin plus étroite qu’une sandale. Nous nous arrêtâmes, et après avoir jeté vers le soleil des gouttes de la mer, nous tournâmes à droite pour revenir. Nous sommes revenus par la région d’argent, par le pays des Gangarides, par le promontoire Comaria, par la contrée des Sachalites, des Adramites et des Homérites ; puis, à travers les monts Cassaniens, la mer Rouge et l’île Topazos, nous avons pénétré en Éthiopie, par le royaume des Pygmées.
Comme la terre est grande !
Et quand nous sommes rentrés chez nous, tous ceux que nous avions connus jadis étaient morts.
Antoine baisse la tête.
Alors on commença dans le monde à parler de moi. La peste ravageait Ephèse : j’ai fait lapider un vieux mendiant…
Et la peste s’en est allée !
À Cnide, j’ai guéri l’amoureux de la Vénus…
Oui ! un fou qui même avait promis de l’épouser. Aimer une femme, passe encore, mais une statue, quelle sottise ! Le Maître lui posa la main sur le cœur, et l’amour aussitôt s’éteignit.
Quoi ! il délivre des démons ?
À Tarente, on portait au bûcher une jeune fille morte…
Le Maître lui toucha les lèvres, et elle s’est relevée, en appelant sa mère.
Comment ! il ressuscite les morts ?
Quoi ! il devine l’avenir ?
Étant à table, avec lui, aux bains de Baïa…
Il y avait à Corinthe…
Excusez-moi, étrangers, mais il est tard.
… un jeune homme qu’on appelait Ménippe…
C’est l’heure de la première veille ! Allez-vous-en !
… un chien entra, portant à la gueule une main coupée…
Vous ne m’entendez pas ? retirez-vous !
Il rôdait vaguement autour des lits…
Assez ! assez !
On voulait le chasser, mais moi…
Ménippe donc se rendit chez elle ; ils s’aimèrent…
Et battant la mosaïque avec sa queue, il déposa cette main sur les genoux de Flavius.
Mais le matin, aux leçons de l’école, Ménippe était pâle…
Le Maître lui dit : « Ô beau jeune homme, tu caresses un serpent ; un serpent te caresse ! À quand les noces ? » Nous allâmes tous à la noce…
J’ai tort ! j’ai tort, bien sûr, d’écouter tout cela.
Dès le vestibule, des serviteurs se remuaient, les portes s’ouvraient ; on n’entendait cependant ni le bruit des pas, ni le bruit des portes. Le Maître se plaça près de Ménippe. Aussitôt la fiancée fut prise de colère contre les philosopbes. Mais la vaisselle d’or qui était sur les tables disparut, les échansons, les cuisiniers, les pannetiers disparurent ; le toit s’envola, les murs s’écroulèrent, et Apollonius resta seul, debout, ayant à ses pieds cette femme tout en pleurs. C’était une vampire qui rassasiait d’amour les beaux jeunes hommes, afin de manger leur chair, — parce que rien n’est meilleur pour ces sortes de fantômes que le sang des amoureux.
Je ne veux rien savoir ! Allez-vous-en !
Quel mal donc t’avons-nous fait ?
Aucun… mais… Non ! qu’ils s’en aillent !
Le soir de notre arrivée aux portes de Rome…
Oh ! oui ! oui ! parlez-moi de la ville des papes !
… un homme ivre nous accosta, qui chantait d’une voix douce. C’était un épithalame de Néron, et il avait le pouvoir de faire mourir quiconque
l’écoutait négligemment. Il portait à son dos, dans une boîte d’ivoire, une corde d’argent prise à la cithare de l’empereur. J’ai haussé les épaules. Il nous a jeté de la boue au visage. Alors, j’ai défait ma ceinture, et je la lui ai placée dans la main…Vous avez eu bien tort, par exemple !
L’Empereur, pendant la nuit, me fit appeler à sa maison. Il jouait aux osselets avec Sporus, accoudé du bras gauche sur une table d’agate. Il se détourna et, fronçant ses sourcils blonds : « Pourquoi ne me crains-tu pas ? » — me demanda-t-il. « Parce que le Dieu qui t’a fait terrible, m’a fait intrépide », — répondis-je.
Il y a là-dedans quelque chose d’inexplicable qui m’épouvante.
Silence.
Toute l’Asie, d’ailleurs, pourra vous dire…
Je n’ai pas le temps ! à une autre fois ! Je suis malade !
Est-ce possible !
Oui, au théâtre, en plein jour, le quatorzième des calendes d’octobre, il s’écria tout à coup : « On égorge César ! » et il ajoutait de temps à autre : « Il roule par terre ; oh ! comme il se débat ! il se relève ; il essaie de fuir ; les portes sont fermées ! Ah ! c’est fini ! le voilà mort ! » Ce jour-là, en effet, Titus Flavius Domitianus fut assassiné, comme vous savez.
Sans le secours du Diable… certainement…
Il avait voulu me faire mourir, ce Domitien ! Damis avec Démétrius s’était enfui par mon ordre et je restais seul dans ma prison…
C’était une terrible hardiesse, il faut avouer !
Vers la cinquième heure, les soldats m’amenèrent au tribunal. J’avais ma harangue toute prête que je tenais sous mon manteau…
Nous étions sur le rivage des Pouzzoles, nous autres ! Nous vous croyions mort ; nous pleurions, chacun allait s’en retourner chez soi, quand vers la sixième heure, tout à coup vous apparûtes…
Comme Jésus !
Nous tremblions, mais vous nous dîtes : « Touchez-moi ! »…
Oh ! non ! cela n’est point ! Vous mentez, n’est-ce pas, vous mentez ?
Et alors nous sommes repartis tous ensemble.
Silence. Damis considère saint Antoine, et APOLLONIUS, se rapprochant, lui crie dans les oreilles :
C est que je suis descendu dans l’antre de Trophonius, fils d’Apollon ! C’est que je fais les libations par l’oreille des amphores ! C’est que je connais des prières indiennes !… J’ai pétri, pour les femmes de Syracuse, les phallus de miel rose qu’elles portent en hurlant sur les montagnes. J’ai reçu l’écharpe des Cabires ! j’ai serré contre mon cœur le serpent de Sabasius ! j’ai lavé Cybèle au flot des golfes campaniens, et j’ai passé trois lunes dans les cavernes de Samothrace !
Ah ! ah ! ah ! aux mystères de la Bonne Déesse !
Et maintenant, veux-tu venir avec nous, voir des étoiles plus larges et des Dieux nouveaux ?
Non ! continuez seuls !
Partons !
Fuyez ! fuyez !
Nous allons au Nord, du côté des cygnes et des neiges. Sur le désert blanc, galope le chevreuil cornu dont les yeux pleurent de froid ; les hippopodes aveugles cassent avec leurs pieds la plante d’outremer.
Viens ! c’est l’aurore, le coq a chanté, le cheval a henni, ma voile est prête.
Non ! le coq n’a point chanté ! J’entends le grillon dans les sables et je vois la lune qui reste en place.
Au-delà des montagnes, bien loin là-bas, nous allons cueillir la pomme des Hespérides et chercher dans les parfums la raison de l’amour. Nous humerons l’odeur du myrrhodion qui fait mourir les faibles. Nous nous baignerons dans le lac d’huile rose de l’île Junonia. Tu verras, dormant sur les primevères, le lézard géant qui se réveille tous les siècles, quand tombe à sa maturité l’escarboucle naturelle de ses yeux. Les étoiles palpitent comme des regards, les cascades chantent comme des harpes, des énivrements s’exhalent des fleurs écloses ; ton esprit s’élargira parmi les airs, et, dans ton cœur comme sur ta
face…Maître ! il est temps ! Le vent va se lever, les hirondelles s’éveillent, la feuille du myrte est envolée !
Oui ! parlons.
Non ! moi je reste !
Veux-tu que je t’enseigne où pousse la plante Balis qui ressuscite les morts ?
Demande-lui qu’il te donne l’androdamas qui attire l’argent, le fer et l’airain.
Veux-tu le xéneston ? Le voici ! Prends-le donc ! Tu pourras descendre dans les volcans, traverser le feu, voler dans l’air.
Tu comprendras la voix de tous les êtres, les rugissements, les hennissements, les roucoulements.
Car j’ai retrouvé, j’en suis sûr, le secret de Tirésias.
Il sait encore des chansons qui font venir à soi celui qu’on désire.
J’ai appris des Arabes le langage des vautours et j’ai lu dans les grottes de Strompharabarnax la manière d’épouvanter le rhinocéros et d’endormir les crocodiles.
Quand nous voyagions autrefois, nous entendions, à travers les lianes, courir les licornes blanches. Elles se couchaient à plat ventre, pour qu’il montât sur elles.
Oh ! oh !
Qu’as-tu ? viens donc !
Oh ! oh !
Serre ta ceinture ! noue tes sandales !
Oh ! oh ! oh ! oh !
Et en route je t’expliquerai le sens des statues — pourquoi Jupiter est assis, Apollon debout, Vénus noire à Corinthe, carrée dans Athènes, conique à Paphos.
Oh ! qu’ils s’en aillent, mon Dieu ! qu’ils s’en aillent ! La connais-tu, la Vénus Uranienne qui scintille sous son arc d’étoiles ? T’a-t-on dit les mystères de l’Aphrodite-Prévoyante ? As-tu senti les étreintes de Vénus Barbue, ou médité les colères d’Astarté Furieuse ? N’aie souci, j’arracherai leurs voiles, je briserai leurs armures, tu marcheras sur leurs temples, — et nous parviendrons jusqu’à la Mystérieuse et l’Inaltérable, jusqu'à celle des Maîtres, des héros et des purs, la Vénus Apostrophienne qui détourne les passions et tue la chair.
Et quand nous trouverons une pierre de sépulcre assez large, nous jouerons aux skirapies de Minerve, qui se jouent la nuit, dans l’automne, à la pleine lune rousse.
Pourquoi donc ne vient-il pas ?
En marche !
Doutes-tu de lui ?
Sifflez, maître, le liou de Numidie, celui qui contenait l’âme d’Amasis.
Mon Dieu ! mon Dieu ! est-ce qu’ils vont me prendre ?
Quel est ton désir ? Le temps seulement d’y songer…
Je glisse ! arrêtez-moi !…
Est-ce la science ? est-ce la gloire ? Veux-tu rafraîchir tes yeux sur des jasmins humides ? Veux-tu sentir ton corps s’enfoncer comme en une onde, dans la chair douce des femmes pâmées ?
Oui, vraiment ! De la montagne entr’ouverte, les diamants vont couler. Sur la croix que voici, les roses vont fleurir. Les sirènes à croupe de nacre vont te caresser de leurs chevelures et te bercer de leurs chansons.
Saint Esprit ! délivrez-moi !
Veux-tu que je me change en arbre, en léopard, en rivière ?
Sainte Vierge, mère de Dieu, priez pour moi !
Veux-tu que je fasse reculer la lune ?
Sainte Trinité, sauvez-moi !
Jésus ! Jésus ! à mon aide !
Veux-tu que je le fasse apparaître, Jésus ?
Quoi ?… Comment ?…
Ici, là !… Ce sera lui, pas un autre ! Tu verras les trous de ses mains, le sang de sa plaie. Il jettera sa couronne, il maudira son père, il m’adorera le dos courbé.
Dis que tu veux bien ! dis que tu veux bien !
Va-t’en ! va-t’en ! va-t’en, maudit ! Retourne en enfer !
J’en arrive, j’en suis sorti pour t’y conduire ! Les cuves de nitre bouillonnent, les charbons flambent, les dents d’acier claquent, et les ombres se pressent aux soupiraux pour te voir passer.
Moi ! grand Dieu ! L’enfer pour moi !
Allons donc ! un saint ! est-ce possible ?
Voyons, bon ermite ! cher saint Antoine ! homme pur ! homme illustre ! homme qu’on ne saurait assez louer ! Ne vous effrayez pas, cela tient à sa manière de dire exagérée ! C’est une façon qu’il a prise aux Orientaux, mais il est bon, il est saint, il peut…
Damis s’arrête, et saint Antoine regarde APOLLONIUS, qui se met à dire d’une voix véhémente et suave tout ensemble :
Mais, plus loin que tous les mondes, au delà des cieux, par-dessus toutes les formes, rayonne le monde impénétrable et inaccessible des idées, tout plein du Verbe. Nous en partirons, nous franchirons d’un saut l’immense espace, et tu saisiras dans son infinité l’Éternel, l’Être !… Allons ! en marche ! donne-moi la main !
Et la terre, tout à coup se creusant en entonnoir, fait un large abîme. Apollonius grandit, grandit. Des nuages couleur de sang roulent sous ses pieds nus, sa tunique blanche brille comme de la neige.
Un cercle d’or autour de sa tête, vibre dans l’air avec un mouvement élastique. Il tend la main gauche à saint Antoine et, de la droite, lui montre le ciel dans une attitude souveraine inspirée.
Une ambition tumultueuse m’enlève à des hauteurs qui m’épouvantent, le sol fuit comme une onde, ma tête éclate.
Il se cramponne à la croix tant qu’il peut.
Tiens ! voilà nos couteaux !
Tiens ! voilà nos poignards !
Tiens ! voilà nos fleurs !
Ô doux Antoine ! nous entends-tu ? Arrive.
Viens prier avec nous dans nos temples de granit qui sont en formes d’étoiles.
Non ! cours à la fête du Bhéma. Tu t’asseoiras dans la chaire de Manès. Nous te frotterons de benjoin, tu boiras du vin cuit et tu comprendras les deux Principes, les douze Vases, les cinq Natures et les huit Terres, avec l’Omophore portant le monde sur ses épaules, et le Splenditenens à six visages qui le tient entre ses doigts pour empêcher qu’il ne vacille.
Nous t’ouvrirons la Gnose et tu monteras vers les Syzygies rayonnantes, qui te porteront au sein du Bythos éternel, dans le cercle immuable du Plérôme.
D’autres Hérésies arrivent.
Oui ! et elle revient aussi, elle ! Comme toi, elle a souffert, mais la voilà joyeuse maintenant, et prête à chanter sans en finir ! La trouves-tu belle, hein ? la veux-tu ? c’est l’Idée ! aime-la donc ! La pénitence l’avive et l’amour la brûle !
Quelle prière dire ? Qui implorer ?
Moi ! moi !
Nous ! nous !
Réjouis ta chair !
Ne pense plus !
Dieu te hait ! hais Dieu !
Tue-toi ! tue-toi !
Les Hérésies et les Péchés entourent saint Antoine. Maximilla et Priscilla pleurent ; Ennoïa se met à chanter ; Apollonius, avec son bâton blanc, trace des cercles de feu dans l’air ; les Gnostiques ouvrent leurs livres ; la Fausse prophétesse, à l’horizon, se balance sur sa bête.
Ah ! Seigneur ! Seigneur ! raffermis ma foi ! donne-moi l’espérance ! fais que je t’aime ! redouble ta colère s’il te plaît ! mais pitié ! pitié !
Antoine, se débat.
Je vais à vous ! aidez-moi !
Ah ! tu nous abandonnes ! nous, les filles de l’Église, la nature complexe du dogme chrétien ! Car il agonisera quand nous serons mortes !
L’Orgueil arrive par derrière et le pousse dans le dos, en avant. — Alors les Hérésies s’écartent et les Péchés reculent. La Luxure, en soupirant, s’asseoit sur le cochon et étale dessus sa belle robe à paillettes ; la Paresse s’endort ; la Colère ronge ses poings ; l’Avarice, se baissant, fouille à terre ; l’Envie met sa main devant ses yeux et regarde au loin ; la Gourmandise s’accouve.
L’Orgueil reste debout.
- ↑ Le manuscrit de 1856 porte, sur une page collée à la page 5, la variante suivante :
LA VOIX, reprend :
Une nuit, — c’était là Héliopolis, sur le Nil, — tu veillais, comme maintenant, écoutant tomber dans les vasques de porphyre le jet clair des fontaines, que les lions soufflaient par leurs narines. — Il y avait deux torches au chevet d’un lit, et, près du lit, dans un trépied d’airain, la myrrhe fumait. Un long voile étendu recouvrait quelque chose de maigre, en se creusant au milieu, avec la courbe molle d’une vague qui s’efface ; puis il se bombait doucement vers le haut, et ses plis droits coulaient de chaque côté, jusqu’à terre : c’était la fille du questeur Martiallus, morte le matin même, le lendemain de ses noces.
À force d’y promener tes yeux, il te parut par moments que le drap d’un bout à l’autre frissonnait, et tu fis trois pas pour voir la figure, tu levas le voile.
La couronne funèbre, à nœuds serrés, entourait son front d’ivoire, ses prunelles pâlissaient dans la teinte laiteuse de ses yeux caves ; elle semblait dormir, la bouche ouverte, car, sur le bord des dents, la langue passait.
Et tu te disais qu’hier encore elle vivait, qu’elle parlait, que ces bras avaient étreint… Ce cœur immobile avait battu, — et les murs gardaient, dans leurs angles, les oppressements de la dernière nuit, les paroles entrecoupées…
Tu te rapprochas, tu te penchais : il y avait, sur son col, du côté droit, une tache rose : tu devinas !… hah ! hah !… Dans un myrte, l’alouette cria, les mariniers, sur le fleuve, reprirent leur chanson et tu te remis en prières…
ANTOINEOui !… oui !… je me rappelle !
LA VOIXLes pointes de ses seins soulevaient sa tunique.
ANTOINE… Et la bague d’or de son doigt frappée par une des torches lançait un grand rayon. C’était une nuit pareille. L’air était lourd, j’avais la poitrine défaillante…