La Poule égorgée
Project Gutenberg (p. 60-68).
La Poule égorgée
Les quatre rejetons idiots du couple Mazzini-Ferraz étaient assis tout le long de la journée dans la cour sur un banc. Ils avaient la langue entre les lèvres, les yeux stupides et dodelinaient de la tête la bouche ouverte.
La cour était en terre, fermée à l'ouest par une barrière en briques. Le banc était parallèle à la barrière, à cinq mètres, et ils se tenaient immobiles, les yeux figés sur les briques. Comme le soleil s'éclipsait à travers le mur, les idiots se faisaient une fête de le voir se coucher. La lumière aveuglante attirait leur attention au début, peu à peu leurs yeux s'animaient, enfin ils riaient à gorge déployée, congestionnés par la même hilarité anxieuse, regardant le soleil avec une joie bestiale, comme s'il s'agissait de nourriture. D'autres fois, alignés sur le banc, ils mugissaient des heures entières en imitant le train électrique. Ces bruits assourdissants les sortaient de leur torpeur, et ils courraient alors en se mordant la langue, et en mugissant autour de la cour. Mais ils étaient le plus souvent éteints dans une sombre léthargie idiote, et passaient toute la journée assis sur leur bancs, les jambes pendues et inertes, mouillant leurs pantalons de salive gluante.
L'aîné avait douze ans, et le cadet huit. Leur aspect sale et négligé trahissait l'absence absolue de soins maternels.
Ces quatre idiots cependant avaient été un jour l'enchantement de leurs parents. Après trois mois de mariage, Mazzini et Berta avaient orienté leur amour étroit de mari et d'épouse, et d'épouse et de mari, vers un avenir plus essentiel : un fils. Quel meilleur destin pour deux amoureux que cette honorable consécration de leur tendresse, libéré du vil égoïsme d'un amour mutuel sans but aucun et, ce qui est pire pour un amour réciproque, sans espérance possible de rénovation?
Ainsi Mazzini et Berta, leur fils arrivé après quatorze mois de mariage crûrent avoir atteint l'apogée de leur félicité. L'enfant grandit beau et superbe jusqu'à ce qu'il eut un an et demi. Mais, au vingtième mois il fut pris une nuit de convulsions terribles, et le lendemain matin, il ne reconnaissait plus ses parents. Le médecin l'examina avec une attention professionnelle qui recherchait visiblement les causes du mal dans les maladies dont étaient affligés les parents.
Après quelques jours, les membres paralysés bougèrent à nouveau, mais l'intelligence, l'âme, et même l'instinct s'étaient bel et bien perdus. Il était resté idiot, baveux, mort pour toujours sur les genoux de sa mère.
—Mon fils, mon fils adoré! —soliloquait-elle devant l’effrayante ruine de son premier-né.
Le père, désemparé, raccompagna le docteur à l'extérieur.
—Je peux vous le dire à vous : je crois que c'est un cas désespéré. Il pourrait s'améliorer, on pourra l’éduquer dans la mesure de son handicap, mais pas plus loin.
—Oui!.. oui... —approuva Mazzini—. Mais dites-moi, pensez-vous que c'est congénital?
—En ce qui concerne l'hérédité paternelle, je vous ai déjà dit ce que je pensais en voyant votre fils. Par rapport à la mère, j'ai trouvé un poumon qui ne soufflait pas bien. Mais je ne vois rien d'autre, juste un souffle un peu fort. Faites-la bien examiner.
Avec l'âme détruite de remords, Mazzini redoubla d'amour envers son fils, le petit idiot qui payait les excès du grand-père. Il dût également consoler et soutenir sans répit Berta, profondément blessée par cet échec de sa jeune maternité.
Naturellement, le couple mit tout son amour dans l'espoir d'un autre fils. Une fois qu’il fut né, sa santé et la clarté de son rire rallumèrent un avenir éteint. Mais à dix-huit mois, les convulsions de l'aîné se répétèrent, et le jour suivant, il se réveilla idiot.
Cette fois-ci, les parents tombèrent dans un profond désespoir. Leur sang, leur amour étaient maudits, leur amour surtout! Il avait vingt-huit ans, et en avait vingt-deux et toute leur tendresse ne réussissait pas à créer un atome de vie normale. Ils ne demandaient plus la beauté ou l'intelligence comme pour leur premier-né, mais un fils, un fils comme les autres!
Le nouveau désastre fit croître de nouvelles attentes de leur douloureux amour, un désir fou de racheter une fois pour toutes la sainteté de leur tendresse. Des jumeaux vinrent, et l'un après l'autre, ils ont répété les symptômes de leurs deux aînés.
Malgré leur immense amertume, il restait à Mazzini et à Berta une grande compassion pour leurs quatre fils. Il fallut arracher des limbes de la plus profondes des animalités, non pas leurs âmes, mais l'instinct même qui leur était inconnu : il ne savaient pas avaler, se déplacer, ni même s'asseoir. Ils apprirent enfin à marcher, mais ils se cognaient contre tout car ils ne percevaient pas les obstacles. Quand on les lavait, ils hurlaient au point d'avoir le visage injecté de sang. Ils ne se réveillaient un peu qu'à l'heure des repas, ou bien quand ils voyaient des couleurs chatoyantes ou qu'ils entendaient le tonnerre. Ils riaient alors, sortant une langue et des rivières de baves, éclatant d'une frénésie bestiale. Ils avaient par contre une certaine faculté d'imitation. Cependant, on ne put rien obtenir de plus d'eux. Avec les jumeaux semblait s'être achevée cette terrifiante descendance. Mais après trois ans, ils voulurent ardemment un nouveau fils, le temps qui s'était passé avait, pensaient-ils, apaisé la fatalité.
Ils ne purent satisfaire leurs espérances. Cet ardent désir qui les exaspérait, faute d’être assouvi, les aigrit. À ce moment, chacun avait pris sur soi la part qui lui correspondait dans la misère de leurs fils. Mais le désir désespéré de rédemption devant les quatre bêtes qui étaient nées d'eux, fit sortir cette impérieuse nécessité de culpabiliser les autres, qui est le patrimoine particulier des cœurs inférieurs.
Cela a commencé par le changement d'article : tes fils. Et comme en plus de l'insulte, il y avait les insinuations, l'atmosphère devint lourde.
—Il me semble —dit une nuit Mazzini qui venait de rentrer et se lavait les mains —que tu pourrais mieux laver les garçons.
Berta continua à lire comme si elle n'avait rien entendu.
—C'est bien la première fois —répondit-elle après un moment— que je te vois t'inquiéter de l'état de tes enfants.
Mazzini tourna la tête vers elle et afficha un sourire forcé :
—De nos enfants, il me semble?
—Bon, de nos enfants. Tu préfères que je dises ainsi —dit-elle en levant les yeux.
Cette fois-ci Mazzini s'exprima clairement
—Je crois que tu ne vas pas dire que c'est moi le coupable?
—Ah, non! —sourit Berta, très pâle— mais moi non plus je suppose!... il manquerait plus que cela!... —murmura-t-elle.
—Qu'est ce qui ne manquerait-plus?
—Si c'est la faute de quelqu'un, ce n'est pas moi, comprends-le bien! Voilà ce que je voulais dire.
Son mari la regarda un instant, avec un désir brutal de l'insulter.
—Arrêtons! —dit-il en finissant en se séchant finalement les mains.
—Comme tu veux, mais si tu veux dire...
—Berta!
—Comme tu veux!
Ce fut le premier choc, et d'autres suivirent. Mais dans les inévitables réconciliations, leurs âmes s'unissaient avec le double d'emportement et de désir fou pour un autre fils.
Une fille est ainsi née. Ils vécurent deux années avec l'angoisse à fleur d'âme, craignant à chaque instant un nouveau désastre. Rien n'arriva, mais malgré tout, les parents mirent en elle toute leur affection, au point que la petite avait atteint les plus extrêmes limites de la gâterie et de la mauvaise éducation.
Même si Berta s'occupait toujours de ses fils, à la naissance de la petite Berta, elle oublia presque tout des autres. Le moindre souvenir l'horrifiait, comme quelque crime d'atroce qu’on lui eût obligé à commettre. Bien que dans une moindre mesure, il arrivait la même chose à Mazzini.
Ce n'est pas pour autant que la paix était arrivée à leurs âmes. La moindre indisposition de la petite faisait ressortir, avec la terreur de la perdre, les rancœurs de leur descendance pourrie. Ils avaient accumulé suffisamment de fiel pour que le verre ne soit jamais vide et au moindre contact le venin sortait. Depuis le premier dégoût empoisonné, ils avaient perdu tout respect mutuel, et s'il y a quelque chose avec lequel l'homme se sent attiré avec délectation, c'est lorsqu'il a commencé d'humilier une personne. Auparavant, ils se retenaient par leur mutuel manque de succès; Maintenant qu'il était arrivé, chacun se l'attribuant à soi-même sentait avec davantage d'acuité l'infamie des quatre êtres que l'autre l'avait forcé à engendrer.
Avec ces sentiments, il n'était pas possible pour les quatre fils de trouver la moindre affection. La bonne les habillait, leur donnait à manger, les couchait avec une brutalité qu'elle ne cherchait même pas à dissimuler. Elle ne les lavait presque jamais. Ils passaient ainsi presque toutes leurs journées, assis en face de la barrière, abandonnés de la plus éloignée des caresses.
La petite Berta fêta ses quatre ans et cette nuit, suite aux bonbons qu'il était absolument impossible à ses parents de lui refuser, l'enfant eut quelques frissons et un peu de fièvre. La peur de la voir mourir ou devenir idiote, rouvrit l'éternelle plaie.
Cela faisait trois heures qu'ils ne parlaient pas, et le motif de leur querelle fut comme toujours les pas appuyés de Mazzini.
—Mon Dieu, mais tu ne peux pas marcher plus doucement? Combien de fois dois-je te le dire?
—Bon, j'ai oublié. C'est fini! Je ne le fais pas exprès!
Elle sourit avec dédain : —Non, je ne te crois pas tant que cela!
—Moi non plus, je ne t'aurai jamais cru... Phtisique!
—Quoi qu'est ce que tu as dit?...
—Rien!
—Oui j'ai entendu quelque chose! Écoute, je ne sais pas ce que tu as dit, mais je te jure que je préfère toute chose que d'avoir un père tel quel le tien!
Mazzini pâlit.
—Enfin! —murmura-t-il les dents serrées —. Enfin, vipère tu as dit ce que tu voulais!
—Oui, vipère, oui! Mais j'ai eu des parents sains, tu entends? Sains! Mon père n'est pas mort de folie! Et j'aurai eu des enfants comme les autres. Ceux-là sont tes enfants, les quatre sont à toi.
Mazzini explosa à son tour.
—Vipère phtisique! C'est ce que je t'ai dit, et ce que je veux te dire! Demande, demande au médecin à qui est la faute des méningites des enfants : mon père ou ton poumon crevé, vipère!
Ils continuèrent ainsi chaque fois avec plus de violence, jusqu'à ce qu'un gémissement de la petite Berta scella immédiatement leur bouche. À une heure du matin, la légère indigestion s'était terminée, et comme il se passe fatalement dans les jeunes mariages qui se sont aimés intensément au moins une fois, la réconciliation arriva, avec d'autant plus d'effusion que les insultes avaient été blessantes.
Le jour suivant fut splendide, et tandis que Berta se leva, elle cracha du sang. La faute sans doute aux émotions, et à la mauvaise nuit qui s'était passée. Mazzini l'enlaça un long moment, et elle pleura désespérément, sans que personne n'ose prononcer un mot.
À dix heures, ils décidèrent de sortir après le déjeuner. Comme ils n'avaient pas de temps, il demandèrent à la bonne de préparer un poulet.
Le jour éclatant avait arraché les idiots de leur banc. De sorte que tandis que la servante décapitait l'animal dans la cuisine, le vidant de son sang avec parcimonie, elle crut sentir quelque chose comme une respiration derrière elle. En se retournant, elle vit les quatre idiots les épaules collées les uns aux autres, et regardant avec stupéfaction l'opération... rouge... rouge...
—Madame! Les enfants sont ici, dans la cuisine.
Berta arriva; elle ne voulait pas qu'ils entrent ici. Et encore moins en ces heures de pardon, d'oubli et de bonheur reconquis, elle voulait s'éviter cette horrible vision! Parce que, naturellement, plus intense était l'amour qu'elle éprouvait pour son mari et sa fille, plus irritée était son humeur envers les monstres.
—Qu'ils sortent, Maria! Jette-les dehors! Jette-les, te dis-je!
Les quatre pauvres bêtes, secouées, brutalement poussées dehors, rejoignirent leur banc.
Après le repas, tout le monde sortit. La bonne partie à Buenos Aires, et le couple alla en promenade. Au coucher du soleil, ils revinrent, mais Berta voulut saluer un moment ses voisines d'en face. Sa fille s'échappa vers la maison.
Entre temps, les idiots n'avaient pas bougés de la journée de leur banc. Le soleil avait dépassé la barrière et commençait à se coucher, et ils continuaient à regarder les briques, plus inertes que jamais.
Soudain, quelque chose s'interposa entre leur regard et le mur. Leur sœur, fatiguée de cinq heures d’attentions paternelles, voulait observer le monde pour son compte. Au pied du mur, elle en regardait pensivement le haut. Elle voulait le franchir, il n'y avait pas de doute là dessus. Enfin, elle se décida pour une chaise défoncée, mais elle n'était pas assez grande. Enfin elle eut recours à un bidon de kérosène, et son instinct topographique lui fit installer verticalement le meuble avec lequel elle triompha.
Les quatre idiots, le regard indifférent, virent comment leur sœur arrivait patiemment à dominer l'équilibre et comment, sur la pointe des pieds et en tirant sur ses mains, elle appuyait son cou sur le sommet du mur. Ils la virent regarder de tout côté et chercher à prendre appui avec un pied pour s'élever davantage.
Mais le regard des idiots s'était animé et la même lumière insistante apparu dans chacune de leurs pupilles. Ils ne pouvaient plus quitter leur sœur des yeux, tandis que grandissait dans chaque ligne de leurs visages une sensation de gloutonnerie bestiale. Lentement, ils s'avancèrent vers le mur. La petite, qui avait réussit à passer un pied, allait monter à califourchon et allait sûrement tomber de l'autre côté, lorsqu'elle se sentit prise par la jambe. En dessous d'elle, huit yeux cloués sur les siens lui firent peur.
—Lâchez-moi! Laissez-moi! —cria-t-elle en remuant la jambe. Mais elle fut tirée vers le bas. —Maman! Maman! Maman, papa! —pleura-t-elle impérieusement. Elle essaya de se retenir au bord mais elle s'est sentie arrachée et tomba.
—Maman! Aïe! Ma. . . —elle ne cria pas plus. Un d'entre eux l'avait étranglé, lui écartant les boucles comme s'il s'agissait de plumes, et les autres la traînèrent en tirant sur une seule jambe jusqu'à la cuisine, où le matin avait été égorgé le poulet, bien attaché, en lui arrachant la vie seconde après seconde.
Mazzini dans la maison d'en face avait cru entendre la voix de sa fille.
—On dirait qu'elle t'appelle — dit-il à sa femme.
Ils tendirent l'oreille, inquiets, mais n'entendirent rien. Finalement, ils firent leurs adieux et tandis que Berta allait poser son chapeau, Mazzini s'avança dans la cour.
—Bertita!
Personne ne répondit.
—Bertita! —redit-il d'une voix déjà troublée.
Et le silence fut si funeste pour son cœur toujours terrifié, que son dos se glaça d'un horrible pressentiment.
—Ma fille, ma fille! —Il courut avec effroi vers le fond de la cour. Mais en passant devant la cuisine, il vit sur le sol une mer de sang. Il ouvrit violemment la porte entrebâillée, et il poussa un cri d'horreur.
Berta qui avait accourue à son tour en écoutant les appels angoissés du père, entendit le cri et répondit par un autre. Mais en se précipitant vers la cuisine, Mazzini, livide comme la mort, s'interposa, et la retint:
—N'entre pas! N'entre pas!
Berta réussit à apercevoir le sol inondé de sang. Elle put seulement mettre ses bras sur sa tête et s'enfoncer le long de son mari dans un soupir rauque.