Les Écrivains/La postérité

(Redirigé depuis La Postérité)
Les ÉcrivainsE. Flammarionpremière série (p. 99-108).

Elle arrive déjà pour des hommes que nous avons connus, que nous avons aimés, et qui nous semblent morts d’hier, à peine, tant ils sont mêlés encore à nos disputes quotidiennes, à nos passions et à nos rêves ; elle arrive sans tout ce cortège aveuglant des camaraderies complaisantes et des intérêts farouches, sans tous ces mirages et tous ces mensonges, dont se fabriquent le succès des uns et le martyre des autres. Mais elle ne dresse pas que des apothéoses. Si elle ouvre, toutes grandes, les portes de lumière, à ceux-là qui furent dédaignés ou honnis, étant d’esprit trop libre et d’âme trop fière pour ce public d’esclaves que nous sommes, elle rend aussi plus pesante la nuit du cercueil et plus profond l’oubli à ceux qui, de leur vivant, virent l’éphémère monde lauréer leur front chétif. On a beau multiplier les monuments et les statues en l’honneur des médiocres heureux, rien ne demeure de ces constructions frêles et de ces fragiles images ; le temps use les mauvaises pierres aussi vite que les mauvais talents, il efface sur les bronzes durs, ainsi que sur la molle mémoire des hommes, les noms qui y furent gravés par la routine et par l’ignorance.

Et je songe avec mélancolie aux acclamés du jour qui, tous les soirs, s’endorment au son berceur de leur immortalité. Quand on a été — comme M. Alexandre Dumas, comme M. Émile Augier, comme M. Meissonier, comme tant d’autres dont la renommée sonore complète ce quart de siècle — que le résumé servile des amusements, que la forme d’esprit bourgeoise d’une époque, la distance du triomphe momentané au définitif oubli n’est pas plus longue que celle qui sépare la maison où l’on meurt, de la fosse où l’on vous ensevelit sous des fleurs muettes et fanées aussitôt. Car les époques se hâtent, et chacune apporte avec elle ses chansons et ses faux dieux, ses gloires, chansons qui se taisent, faux dieux dont les autels s’effondrent, gloires qui, brusquement, s’évanouissent et rentrent dans le grand silence des choses mortes. Aussi en ce métier harassant et douloureux des lettres, le brave artiste doit accomplir son œuvre, sans s’inquiéter de ce qui s’agite et bourdonne autour de lui, et les oreilles et le cœur fermés à tout ce qui n’est pas les musiques chères et les chères souffrances de son rêve, il passe, sans s’arrêter, devant ces hurlantes baraques, élevées à tous les carrefours, où chacun peut se payer de la gloire en pain d’épices, comme on va, dans les offices spéciaux, s’acheter de l’honneur en ruban.

Je faisais ces réflexions en lisant le Journal des Goncourt, livre curieux, toujours, souvent poignant, comme la confession d’un ami, désenchantant aussi, comme un voile qui se déchire sur des intimités imprévues — trop tôt révélées peut-être — enfin, tel quel, en son décousu, en son déshabillé irrévérencieux de la vie notée à la hâte, un maître livre, où l’on sent vibrer à chaque ligne l’âme des deux nobles artistes qui le vécurent et qui l’écrivirent. Il y a bien des nerfs dans ce livre, bien des sensibilités exacerbées ; il y a un perpétuel lancinement d’une blessure qui saigne encore, blessure causée par la longue et bête indifférence où on les tint ; il y a, perçant les fiers mépris, une aspiration irritée, et, pour ainsi dire, maladive vers le succès — qu’ils avouent, d’ailleurs, avec une sincérité touchante et mâle. Par conséquent, il est impossible qu’il ne glisse pas, çà et là, d’involontaires partis pris et — M. Edmond de Goncourt me pardonnera cette franchise — quelques fâcheuses injustices. Cette injustice, je la trouve surtout dans plusieurs passages du Journal se rapportant à Gustave__PAGESEPARATOR__Flaubert. Il me semble qu’ils n’en ont point parlé, comme ils auraient pu, comme ils auraient dû le faire, et cela m’attriste un peu. Il eût été beau, cependant, de voir les Goncourt, devançant la postérité, bâtir à ce « grand bonhomme » devenu par la mort leur grand aïeul, le monument de gloire qu’il attend encore et que d’autres bâtiront qui ne furent pas connus et aimés de lui.

Ces réserves faites, j’ai entendu, au cours de ce livre qui remue tant d’hommes et secoue tant d’idées, qui dévoile tant d’intimités, qui brave tant de confidences et ramasse tant d’indiscrétions, qui a très souvent la gaillardise et l’irrespect des mémoires secrets, j’ai entendu comme un écho précurseur de la postérité. À coup sûr, ce n’en était pas la voix grave, dictant par la classique bouche d’airain les solennels arrêts et les jugements implacables : c’en était en quelque sorte le vagissement. Mais ce vagissement de l’histoire littéraire contemporaine, je l’écoute et je le retiens, car ce qu’il exprime sur certains hommes correspond trop exactement avec ce que beaucoup sentaient depuis longtemps et n’osaient formuler. Mille personnages défilent devant nous, les uns célèbres, les autres déjà oubliés, presque tous restitués dans une habileté surprenante de notation, avec leurs tics, leurs manies, leurs gestes, leur pensée nue et un peu du mystère de leur âme. Quelles vanités, si solides soient-elles, résisteraient à la féroce franchise de ces constatations ? Parfois ce n’est qu’un trait, un contour, ou bien un enveloppement de la ligne, ou bien un jet de lumière vive sur une plaque d’ombre, et voilà un homme déshabillé des pieds à la tête. Et nous nous disons : « Quoi, ce n’était que cela ! » Tel est, dans ce genre d’évocation rapide, Nestor Roqueplan, surpris, un matin, dans sa chambre. On le voit, on le connaît, on l’a percé à jour, ce compliqué, ce raffiné, ce Parisien redoutable, si fort vanté pour son esprit qui ne s’éleva pas au-dessus de la muflerie parodiste d’un aphorisme retourné, pour son élégance de vieux beau caricatural, qui consistait à porter des chapeaux sans bords et des gilets en velours d’Utrecht. Mais je ne veux pas m’attarder, bien que très amusants, à ces croquis de fantoches disparus.

De ce fourmillement de gloire de pantins, de héros et de polichinelles, trois figures émergent qui repassent sans cesse ; à peine quittées d’un côté pour être reprises de l’autre, et revenant, chaque fois plus riches d’un détail caractéristique, d’un accent qui les achève, d’un angle qui les parfait, toutes les trois différentes d’aspect et de célébrité presque égale :Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor. Notre génération les connaît encore, la génération qui vient les connaîtra plus par les anecdotes qui se transmettent des vieux aux jeunes que par leurs livres, car on ne les lira guère. Ils ne sont déjà plus de notre temps. Ont-ils été du leur ? Quand on secoue sur eux la poussière de nos bibliothèques, et qu’on les interroge, il semble qu’ils n’aient gardé qu’une valeur archéologique, une beauté conventionnelle de ruine, célébrée par Joanne et par Baedeker pour la curiosité des touristes. Auprès de Balzac, de Stendhal, de Heine, de Flaubert, à qui la mort refait tous les jours une immortelle jeunesse, ils prennent des allures d’ombres errantes ou formes évanouies de spectres. C’est qu’avec des qualités rares et brillantes qui suffisent à la contemporanéité qui les acclame, ils ne possédaient pas les dons supérieurs qui font les œuvres fortes et durables : le sens de la vie et l’amour de la nature. Et c’est de cela qu’ils meurent. Les écritures changent, le verbe se renouvelle, les écoles s’abolissent et font place à d’autres, mais dans les évolutions des choses, dans le recommencement incessant des modes, l’homme reste la source immuable et jamais épuisée des plus nobles études, des plus nobles émotions de l’artiste. À côté de l’histoire des faits politiques, des architectures et des costumes, il y a l’histoire des âmes, et c’est celle-ci qu’on demande à qui possède une pensée et tient une plume. Tout en eux a été artifice et convention depuis les préciosités analytiques, les retournements de sensation auxquels se plaisait Sainte-Beuve, jusqu’aux formidables paradoxes de Gautier, le plus doué, pourtant, le plus artiste des trois, et qui a volontairement caché l’homme de son œuvre et s’est immobilisé dans un rêve de pierre.

Les grandes époques n’avaient pas de critiques, elles se contentaient d’avoir des artistes. Aujourd’hui les critiques, qui sont impuissants à créer quoi que ce soit, pullulent ; c’est devenu une armée retentissante et glapissante, à laquelle rien ne résiste. Sous prétexte d’analyse, de psychologie, de morale, de saine littérature, ils s’installent dans les œuvres d’autrui, à peu près comme des soldats envahisseurs dans un pays qu’ils ont ravagé et conquis. Malgré Joseph Delorme, en qui chantait un poète, malgré Volupté, où, sous les subtilités agaçantes et les mièvreries de sentiment, l’observateur promenait parfois d’étranges lumières sur les ténèbres de l’amour, Sainte-Beuve est demeuré seulement un critique. Ce qu’il y avait en lui de poète et de créateur s’est desséché dans ce desséchant métier. Par son énorme influence et son universel crédit, il pouvait beaucoup pour la littérature, et il ne lui a rien donné, pas plus de lui que des autres, il ne lui a rien donné que des critiques, de l’esprit très fin, très méchant, très contourné, une intelligence très vive et très myope, aussi habile à saisir les petits côtés d’un homme sans en voir les grands, un art extrême à fleurir les épigrammes et à ciseler les ironies, une dextérité de prestidigitateur à faire prendre les coups d’épingle qu’il appliquait à pleine peau pour de prodigieux coups de sonde dans les profondeurs de l’intellect humain, une grâce apprêtée et minaudière de vieille coquette à jouer ces petits jeux académiques dont le mécanisme suranné dissimule mal les ridicules et les puérilités, et c’est tout. Ni une générosité, ni une bravoure et l’instinctive horreur du vrai, du simple, du vivant et la peur du nouveau. Jamais il ne s’intéressa spontanément à un jeune talent. Il fallait pour qu’il parlât des écrivains, que ceux-ci fussent morts depuis deux siècles ou qu’ils lui arrivassent vieillis de succès. Baudelaire, les Goncourt qui furent ses protégés et amis, durent attendre dix années de durs labeurs, de luttes pénibles, de doutes angoissants, avant que Sainte-Beuve daignât faire comprendre au public qu’il les connaissait. Et l’on se demande avec tristesse si l’auteur des Lundis, par les résultats de son influence et de ses jugements, fut véritablement supérieur à M. Francisque Sarcey et à M. de Pontmartin.

Quant à Paul de Saint-Victor, ça n’a été qu’un bruit, un bruit cacophonique et discordant de mots, dans une mascarade de phrases. Quelqu’un a dit de lui : « C’est un clairon dont la sottise déchire le cuivre » . S’il avait pu n’être qu’un clairon… Mais c’était tout un orchestre ! Et quel orchestre ! Un orchestre enragé et hurlant, comme on entend dans l’Inde du Sud, au seuil des temples bouddhiques. Et, sous les retentissements des gongs, sous les miaulements de rebecs, sous les éternuements de cymbales fêlées de ses phrases, l’esprit le plus étriqué qui fût, une vision bornée de professeur, une esthétique de Prix de Rome, un asservissement à tous les préjugés, à toutes les routines, aux pires conventions, un rabâchage exaspérant de tous les clichés bourgeois. Durant le temps qu’il rêvait à l’art, sa seule doctrine a été de détruire l’originalité, le tempérament, la personnalité chez l’artiste, et de le ramener à la plate copie de ce qu’il appelait l’idéal grec. Lui aussi, il croyait que les Grecs avaient inventé une beauté spéciale, un idéal de songe, une fantaisie chimérique des lignes, tout un monde de féerie entrevu à travers des rêves de poètes et des sommeils de dieux. Il en était encore à ignorer que, non seulement les plus sublimes statues de la Grèce, mais la plus humble de ses poteries, ont été la copie exacte, fervente du seul dieu qu’elle ait adoré, du seul idéal qu’elle ait pratiqué : la nature.

Bientôt, de cette trinité qui étincela sur le monde littéraire, il ne restera que quelques méchancetés étoupées de Sainte-Beuve, que quelques métaphores hardies, que quelques rythmes charmants d’Émaux et Camées et le légendaire gilet rouge d’Hernani, lequel — ô désillusion suprême — n’était point rouge, mais rose, d’un rose à désespérer les pâlissantes fleurs roses, aimées de M. Paul Bourget. En les tirant pour quelques minutes de l’indifférence où ils commençaient de sommeiller, les Goncourt, qu’ils l’aient voulu ou non, ont sonné le glas posthume de leur irréductible mort.

Et l’on se prend d’une plus grande fierté et d’un plus grand amour en songeant à Flaubert. Au moins la gloire de celui-là est d’un solide métal, que le temps revêtira d’une patine de jour en jour plus belle.

Et l’on se dit que, si nous n’étions pas le peuple de vaudevillistes que nous sommes, La Tentation de saint Antoine, cet admirable livre, où Flaubert crie toutes les tortures et tous les doutes de son âme, serait déjà notre livre national comme l’est en Allemagne, le Faust de Goethe.

Octave Mirbeau, Le Figaro, 19 novembre 1887