La Politique de l’Unité Morale

La politique de l’Unité Morale
François de Witt-Guizot

Revue des Deux Mondes tome 23, 1904


LA POLITIQUE
DE
L’UNITÉ MORALE

S’il est vrai qu’on doive juger un gouvernement surtout d’après ses actes, il ne l’est pas moins que la valeur même de ces actes dépend en partie des principes qui les ont dictés. Aussi avons-nous vu chacun des ministères qui, en ces derniers temps, se sont succédé au gouvernement de la France, inscrire en tête de son programme quelque formule reluisante, destinée à légitimer par avance celles de ses mesures qu’il savait être le moins fondées en droit, ou le moins excusables. Le ministère du 22 juin 1899 s’était défini lui-même le « Ministère de la Défense Républicaine ; » le Ministère du 7 juin 1902 s’était donné pour être le « Ministère de l’Action Républicaine. » Au cours de la dernière année, le brevet qu’il s’était décerné lui a paru, sans doute, incomplet et cette ambition insuffisante : il est aujourd’hui devenu le ministère de « l’Unité Morale. » Sous cette égide se groupent ceux qui combattent « les élémens disparates qui finiront par détruire l’unité morale de la nation, » comme s’exprimait M. Combes à la Chambre des Députés, le 18 mars 1903. Et c’est la thèse sur laquelle le rapporteur de la commission des Congrégations a édifié son réquisitoire, lorsqu’il nous a dit « vouloir rendre à notre pays cette belle unité morale qui, dans les temps passés, a fait sa gloire et rendu son histoire illustre entre toutes. »

Nul peuple n’est plus que le nôtre sensible à la chanson sonore des mots : il aime à se laisser bercer par elle ; il goûte de telles formules, il y applaudit, sans chercher toujours à soulever le voile dont elles sont enveloppées. Le seul avantage que nous voulions reconnaître à celles qui nous sont ainsi données est que, grâce à elles, il nous est loisible de comparer les faits aux principes énoncés et que nous y trouvons une occasion d’étudier cette « Unité morale » dont il est tant parlé. Nous nous proposons d’en rechercher les origines et les garanties, d’apprendre de l’histoire même de notre pays comment on peut nuire à cette unité en affirmant l’assurer, de dévoiler la folie d’une politique qui prétend l’établir par la contrainte, et de travailler par cela même, dans la mesure de nos forces, à cette union nationale et à cette paix sociale, vers lesquelles toutes nos volontés doivent être incessamment et passionnément tendues.


I

Le Parti de « l’Unité morale » a ses orateurs, ses philosophes et ses historiens. A lire ces derniers, lacté de naissance de l’unité française pourrait être établi par eux, en une forme en quelque sorte officielle et légale : ils en sont les greffiers. Cette unité s’est, pour la première fois, révélée le 14 juillet 1790, jour de la Fête de la Fédération. Une enquête plus approfondie leur permettra, sans doute, de préciser l’heure même de cette éclosion : jusque-là, le champ reste ouvert aux controverses ; suivant ses goûts, ses tendances ou son tempérament, chacun est libre de fixer son choix sur la solennité de la messe célébrée par l’évêque d’Autun, le serment constitutionnel de Louis XVI, ou celui de M. de Lafayette.

C’est là une prétention bien singulière. L’unité nationale n’a pas pris naissance à heure dite, en un jour fixé. Lorsque, remontant le cours des années, on s’efforce de dégager les élémens de cette unité, d’en suivre les racines au travers de l’humus épais d’où a jailli la sève nourricière, c’est, à chaque pas, un coup de sonde plus profond qu’il faut donner dans un passé plus lointain. Il n’existe pas de barrière au-delà de laquelle il y ait un chaos, en deçà de laquelle il y ait un peuple ; l’agrégat psychologique et physiologique qui constitue une nationalité dans sa forme représentative n’est pas le produit d’un coup de baguette ou d’un décret ; pas plus que dans la nature un être ne naît spontanément, ne se manifeste sans transition dans sa forme parfaite et définitive, pas plus la nation ne peut surgir de terre dans son unité intégrale. Avec ses défauts ou ses vices, avec ses vertus ou ses héroïsmes, elle est le fruit d’une lente assimilation. Cet enchaînement mystérieux, cette solidarité ininterrompue, le labeur de cet enfantement sans fin, cette marche sans repos sur la route du devenir perpétuel, sont les élémens et les gages de sa force, en tant qu’elle veut consentir à en reconnaître la réalité. C’est là qu’elle trouve tout à la fois des avertissemens, des exemples et des raisons d’espérer ; c’est ainsi seulement qu’elle s’enracine. Un cri d’orgueil ne suffit pas à légitimer le reniement du passé.

Les élémens organiques de l’unité nationale sont, en conséquence, d’une infinie complexité. S’ils peuvent se définir assez nettement dans leur ensemble, ils sont pourtant entre eux dans des conditions de relation très variées ; pris isolément ils sont nécessaires, en principe, à toute fonction vitale de la nation ; mais aucun d’eux n’est suffisant pour en assurer, par lui-même, l’entier accomplissement et le développement normal. Ils se dosent, se combinent de mille manières diverses et sans obéir à des lois immuables. Au premier rang figurent ceux de ces élémens qui donnent le critérium de ce que l’on pourrait appeler l’unité extérieure : sous cet aspect se présentent tout d’abord à l’examen l’unité territoriale, l’unité politique, l’unité législative, l’unité de langue.

La France est redevable de son unité territoriale à la patiente énergie de la monarchie héréditaire. Au cours de près de dix siècles s’est accompli, sous la loi de l’attraction, ce travail de soudure, de fusion, qui a amalgamé en un seul bloc les élémens disjoints du patrimoine national. C’est ainsi que le pays a pris son équilibre et s’est assis entre ses frontières. Nulle part des conditions plus propices n’étaient d’ailleurs offertes à cette œuvre de cristallisation. Si l’Angleterre, si l’Espagne, tout particulièrement favorisées, parvenaient avant nous à l’unité territoriale, l’Italie, réduite à de vagues aspirations unitaires, restait, pendant des siècles, une expression géographique, l’Allemagne ne parvenait pas à se reconnaître, la Belgique, les Pays-Bas attendaient que l’Europe les eût définies. Seules, nos frontières du Nord, frontières diplomatiques, se sont successivement élargies ou resserrées suivant les destins heureux de la guerre ou l’infortune des traités : la dernière blessure faite au Nord-Est à notre unité territoriale n’est pas près d’être encore cicatrisée ; depuis l’heure violente de la séparation, l’unité nationale amputée porte une plaie dans son flanc.

L’unité politique, unité de gouvernement, est la conséquence naturelle de l’unité territoriale. Elle en a été en France, et sans restriction, la compagne inséparable : poussée dans ses extrêmes, elle y a enfanté la centralisation systématique des services publics, dont le principe nous avait été légué par la tradition latine et que Bonaparte a formulé dans sa plus rigoureuse expression. Notre histoire nous apprend d’ailleurs comment l’unité de commandement est insuffisante à créer un ensemble viable, lorsqu’elle s’exerce hors de sa sphère naturelle ; au cours de l’ouragan napoléonien, l’essai en a été violemment tenté : ni la volonté de l’Empereur, ni son génie, n’ont pu réaliser ce rêve d’un grand corps national s’étendant des rives de l’Adriatique à celles de la Baltique ; aucun des royaumes sortis tout armés de son cerveau n’a pu enfanter une nation. Autour de nous, cette unité politique s’est constamment manifestée sous des formes diverses ; la triple couronne du Royaume-Uni, placée sur une seule tête, a pesé longtemps aux Irlandais réfractaires aux exigences de l’« Anglicisme ; » sur les bords du Danube l’unité dynastique seule maintient péniblement l’édifice mal assemblé de la monarchie austro-hongroise, et l’on se demande quels sont les fondemens d’une unité nationale qui n’aurait d’autres garanties que a cohabitation ou la juxtaposition d’un Allemand, d’un Magyar ou d’un Tchèque ; de nos jours encore, dans l’Allemagne impériale, la rude voix des Hohenzollern doit parfois se faire entendre pour rappeler à la réalité de l’unité politique les élémens impatiens de l’hégémonie prussienne.

L’unité législative est, depuis un siècle, un fait accompli en France. Les grands ministres de la monarchie, Sully, Richelieu, Colbert, en avaient pressenti la nécessité ; la Révolution peut s’enorgueillir d’en avoir défini les bases ; mais il appartenait au Premier Consul d’assurer son développement dans toute sa majestueuse ampleur. Il n’est pas de pays où cette unité, établis sur l’égalité des obligations légales pour tous les citoyens, soit aussi absolue qu’en France, où elle n’admet aucune dérogation. A notre école, les jurisconsultes du monde entier sont venus s’initier à ces grands principes de l’unité de la loi et de son égalité ; ils en ont, après nous et d’après nous, reconnu la féconde vérité, et les ont traduits en des applications plus ou moins rigoureuses. Partout où la Constitution est fédérale, de fait ou de nom, cette unité n’existe qu’en vertu d’un pacte rendu public et d’un accord conclu sur des points déterminés. En Allemagne, en Autriche, en Suède et Norvège, en Suisse, aux États-Unis d’Amérique, les fondemens essentiels du droit, les lois d’un intérêt général indiscutable ont seuls ce caractère d’obligation commune et sont ramenés à l’unité. L’Allemagne, qui poursuit avec persévérance l’œuvre de son unification, ne possède un code civil applicable à tout l’Empire, que depuis peu d’années ; de même qu’entre les cantons Suisses, les lois fiscales, religieuses, électorales y diffèrent encore entre les États. Sur l’autre rive de l’Atlantique, la République américaine offre un spectacle analogue, et l’on sait comment les citoyens de New-York ou ceux de New-Jersey ont pris coutume de se réclamer de la législation civile de l’un ou l’autre de ces États, pour y régler, au mieux de leurs intérêts ou de leurs passions, leurs dissentimens matrimoniaux.

L’unité de langue, enfin, est l’un des facteurs essentiels de l’unité de la nation. C’est elle qui permet à tous les autres élémens de prendre corps dans une forme également accessible à tous les citoyens ; elle est le véhicule des idées, l’expression du génie national qu’elle suit dans ses transformations et sur lequel elle se moule. Parfois, au sein même de cette unité, subsistent, en témoins de l’histoire et comme pour la confirmer, les idiomes, les patois, les dialectes. Un État, affermi dans les autres organes de son unité, n’a pas à redouter ces manifestations de la vie locale dont la saveur est si pénétrante à qui sait la goûter. La langue nationale doit être enseignée, comprise ; mais il importe peu à notre vieille unité française qu’un berger de Provence aime à se griser des rythmes ensoleillés de la langue d’oc, ou qu’un pêcheur de Léon attende de son recteur un prône en celte sur la vie future. M. Mistral chante-t-il en provençal par esprit séparatiste ? et les mobiles bretons demandaient-ils en tombant sous les murs de Paris ou dans les plaines de Beauce si l’Armorique seule réclamait leur sang ?

Mais, lorsque l’unité nationale se heurte dans son essor à des conflits de race, à des antagonismes traditionnels, lorsqu’elle est mal assurée, lorsqu’elle ne fait que s’essayer, et lorsqu’elle ne recherche son appui que dans la force, la diversité des langues peut opposer à son développement des obstacles presque infranchissables. Le conflit arrive parfois à s’exaspérer ; il n’a jamais été plus aigu qu’à l’heure actuelle en Bohême, où les Tchèques regimbent contre toute tentative de germanisation. Un Viennois se sent étranger à Prague, comme il le serait à Irkoutsk ou à Dublin ; il ne peut s’y reconnaître dans les rues où toute indication topographique en langue ou en caractères allemands a été supprimée par la municipalité, et maint voyageur français ignorant le tchèque a dû faire par lui-même l’expérience suivante : s’adressant à un passant en langue allemande, il n’en a pas reçu de réponse, tandis que le même interlocuteur, à une question posée en français, répondait pour se faire comprendre en employant ces mêmes mots allemands qu’il affectait auparavant de ne pas connaître. Ce sont là des susceptibilités dont, moins que d’autres, nous avons le droit de sourire : si le maître d’école teuton ne parle qu’allemand aux enfans d’Alsace ou de Lorraine, nous avons vu, au pied des Vosges, de simples paysans s’imposer de lourds sacrifices, pour que leurs fils apprennent à leur tour ces vieux mots français qui leur font encore battre le cœur, et nous entendions dernièrement, non loin du Rhin, un laboureur qui n’avait eu d’autres maîtres que des Allemands et qui revenait d’accomplir à Berlin dans la Garde impériale le temps de son service militaire, se servir, de parti pris, pour répondre à nos questions posées en allemand, des rares expressions françaises qui avaient su se graver dans sa mémoire : nombreux sont, comme lui, dans la terre d’Empire, les Alsaciens qui tiennent à nous faire entendre qu’ils n’ont pas cessé de « penser français. »

Nous touchons, en effet, en ce point, à l’âme même de l’unité nationale. Là se révèle cette unité morale qui en est véritablement l’harmonie : elle est l’affinité secrète qui a poussé l’un vers l’autre les élémens sociaux, l’étincelle qui les vivifie. Faite de la similitude des sentimens et des goûts, de la parenté générale des idées, de la communauté des mœurs, des intérêts et des traditions, de l’attrait réciproque des races, elle est, en quelque sorte, préétablie à toute manifestation extérieure de l’unité nationale, et cette dernière, sans elle, ne serait qu’un fantôme. Elle ne se circonscrit pas dans des formes définissables ; elle ne se limite pas à des origines précises ; elle n’est pas l’uniformité ; elle est infiniment variée, comme les cœurs des hommes où son foyer est établi ; elle est le ciment qui assure l’union de tous les citoyens dans un travail commun pour la prospérité et la grandeur nationales ; elle seule leur fait connaître et comprendre les devoirs de la responsabilité collective et de la solidarité sociale.

Le législateur peut établir par des textes les garanties de l’unité territoriale, de l’unité politique, de l’unité législative, car il s’agit, en l’espèce, de faits limités, définissables. Si la controverse est permise, indispensable même, sur les formes qu’il convient de donner à ces garanties, sur les procédés de leur mise en œuvre par le pouvoir exécutif, il importe pourtant, sous peine de voir la vie nationale compromise, que leurs principes ne puissent être discutés ; l’Etat en est, à proprement parler, le gardien légitimement établi. L’unité morale, en revanche, ne saurait, de par sa nature même, être l’objet d’un article du code ; il n’appartient pas à un homme, à un parti, de la limiter, de la découper par tranches au gré de sa fantaisie, de ne l’admettre que telle ou telle : la volonté ne la régente pas, et la loi ne peut, en conséquence, avoir sur elle d’emprise absolue ; car ni la contrainte ni l’interdiction, définies par la loi, ne peuvent créer l’unité des cœurs et la discipline des esprits. L’unité morale est faite de consentement : son domaine est limitrophe de celui de la conscience individuelle. Vouloir imposer au corps social, sous quelque couvert et par quelque moyen que ce soit, une conception rigoureuse de cette unité, c’est faire intervenir le pouvoir là où il n’est pas qualifié pour s’exercer ; c’est, malgré l’éclat des dénégations qu’on en peut faire, exiger de la nation entière son adhésion à un dogmatisme, ou religieux, ou philosophique, ou politique, incompatible avec son libre développement. Si l’État ne peut se désintéresser des faits moraux, qui sont avec les faits sociaux dans un rapport si constamment intime, si la part de l’influence qu’il y exerce est grande et légitime, il n’en est pourtant pas le maître souverain ; d’autres voix que la sienne peuvent se faire entendre, d’autres conceptions de la vie morale peuvent être justifiées. A prétendre exercer, sans appel, « le gouvernement des esprits, » il risque d’établir son fondement sur l’inquisition morale : tout acte, non seulement qui porte une atteinte réelle aux droits de la conscience, mais qui même paraît les blesser, est, en lui-même, un acte mauvais dans l’ordre des faits sociaux ; car il y a trop d’indépendance dans l’esprit humain, pour qu’il accepte ne fût-ce que l’apparence d’une obligation doctrinale, à laquelle il n’a pas souscrit de plein gré.

L’histoire de France, durant les trois derniers siècles, est là pour nous apprendre, ou pour nous rappeler, si nous l’avons oublié, que la « politique de l’unité morale » porte des fruits amers ; que ses résultats sont invariablement contraires au but même qu’elle se proposait et qu’elle interdit la communion des élémens sociaux en enfantant la guerre morale. Elle nous apprend également comment les artisans de cette politique sont atteints par leurs propres coups. La contrainte n’est que d’un temps, et l’heure sonne, tôt ou tard, où la liberté prend sa revanche.


II

Lorsque, le 13 avril 1598, Henri IV, roi catholique depuis cinq ans, donnait aux protestans l’Edit de Nantes « perpétuel et irrévocable, » il signait, en même temps qu’un concordat religieux, la charte de la paix publique, et le premier monument de la liberté de conscience. « Ce que j’en ai fait, disait-il, quelques mois plus tard aux membres du Parlement de Paris, est pour le bien de la paix. Je l’ai faite au dehors, je veux la faire au dedans de mon royaume… Je vous parle non point en habit royal, ni avec l’épée et la cape, comme mes prédécesseurs, ni comme un prince qui reçoit des ambassadeurs, mais comme un père de famille en pourpoint qui entretient ses enfans. » Au lendemain de la Ligue et des guerres de religion, Henri IV reprenait à son compte la doctrine chère au vieux chancelier de l’Hospital : « Le couteau vaut peu contre l’esprit ; la douceur profitera plus que la violence. » Si les intransigeans des-deux partis reprochèrent à l’Édit, les uns son existence même, les autres ses imperfections, la masse de la nation, épuisée par les guerres politiques et confessionnelles, comprit, avec son robuste bon sens, toute la portée pacificatrice de la parole royale et toute son opportunité. Là où la contrainte avait échoué pendant quatre-vingts ans, l’œuvre de paix et de paternelle sollicitude triompha ; nul acte n’eut pour l’unité nationale des conséquences plus heureuses ; en reconnaissant à chacun une place dans l’État, en assurant à la conscience le droit de choisir ses voies, Henri IV, sans souci des formules et des théories, avait, par la liberté, donné à l’unité morale des gages et des appuis précieux.

Trente ans plus tard, il est vrai, Richelieu menait une guerre sans répit contre « le parti huguenot » ressuscité après l’attentat de Ravaillac ; mais ce qu’il combattait, au nom du même principe qui lui avait fait décider la ruine des derniers vestiges féodaux, c’était l’État qui avait tenté de se former dans l’État, plutôt que « ceux de la R. P. R. » Évêque, il avait violemment attaqué les doctrines des protestans et écrit à leur intention une « méthode des controverses ; » ministre, il ne prétendit pas leur refuser les libertés religieuses qui leur avaient été reconnues, leur imposer sa foi dans sa forme confessionnelle, et les ramener par la loi à l’unité théologique. Il était trop grand politique pour méconnaître que « la prudence ne permet pas au prince de tenter des moyens si hasardeux qu’ils puissent déraciner le bon bled en voulant déraciner l’yvraie, dont il serait difficile de purger un État par une autre voie que celle de la douceur, » et, parlant de l’ « Édit de grâce » signé par lui à Alais le 28 juin 1629, il était en droit de dire : « Dès lors, la diversité de religion ne m’empêcha jamais de rendre aux huguenots de bons services, et je ne vis de différence entre les Français que par la fidélité. »

Mazarin, à son tour, plus porté vers la ruse que vers la force, peu enclin du reste aux controverses dogmatiques et par cela même peu soucieux « de l’herbe bonne ou mauvaise que broutait le petit troupeau, pourvu qu’il ne s’écartât point, » maintint, à l’égard des Réformés, le principe de la liberté religieuse. Louis XIV, en le restreignant d’abord dans ses manifestations, puis en déchirant le pacte qui en établissait les garanties, a commis une faute politique qui a longtemps pesé sur les destinées de la France.

Dès 1656, l’édit royal qui annulait l’édit de 1652 donné en confirmation de l’Edit de Nantes, avait éveillé les craintes légitimes des protestans ; en 1661 les événemens les justifièrent et la lutte s’ouvrit contre les « pelotons à part » dont l’inébranlable fermeté heurtait les susceptibilités d’un orgueil démesuré et blessait les scrupules de la « piété ignorante » du Roi. Afin « de ramener à l’Eglise ceux qui s’en étaient si facilement éloignez » et de faire expirer « le monstre redoutable de l’hérésie » en contraignant à l’unité les élémens dissidens, il fallait : pour le présent, atteindre, dans le fidèle, l’individu, dans le clergé la résistance théologique, dans les Églises la collectivité ; en vue du lendemain, il importait, par l’enseignement, de mettre la main sur l’avenir de l’enfance. L’intérêt personnel est un des plus puissans leviers des actions humaines, on ne manqua pas de le rappeler aux huguenots : « Quant aux grâces qui dépendaient de moi seul, je résolus, écrit Louis XIV, en 1661, et j’ai assez ponctuellement observé depuis de ne leur en faire aucune, et cela par bonté, non par aigreur, pour les obliger par-là à considérer de temps en temps, d’eux-mêmes et sans violence, si c’était par quelque bonne raison qu’ils se privaient volontairement des avantages qui pouvaient leur être communs avec tous mes autres sujets. » Exclus des « grâces » royales, les protestans se voient peu à peu déclarés inhabiles à toutes charges publiques et mis, comme au détail, hors la loi. Colbert « observe de leur retrancher tous les employés qui dépendent de lui. » Ils ne peuvent appartenir à aucun corps officiel, ils ne peuvent exercer les professions libérales, certaines formes du commerce leur sont interdites, et l’on va, par scrupule théologique, jusqu’à défendre aux huguenotes d’exercer dans les villages les fonctions de sage-femme. Ils sont condamnés par la suppression des Chambres de l’Edit aux plus scandaleux dénis de justice, leurs droits civils sont circonscrits, leurs libertés familiales atteintes, et les frontières du royaume deviennent pour eux les murs d’une prison d’où ils ne peuvent sortir. A ceux qui se plaignaient la réponse était la même : « Vous disposez de votre sort : que ne rentrez-vous dans l’unité de l’Église ? »

Tous les moyens sont bons pour hâter cette « réunion. » Tantôt c’est Pellisson, transfuge de l’Eglise réformée qui ouvre un office commercial où les conversions sont tarifées et l’objet d’une stricte comptabilité ; on les enregistre sur certificats dûment acquittés, l’ordre règne dans la maison : « Encore qu’on puisse aller jusqu’à cent francs, ce n’est pas à dire que l’intention soit qu’on aille toujours jusque-là, étant nécessaire d’y apporter le plus d’économie qu’on pourra, premièrement pour répandre cette rosée sur plus de gens, et puis encore, si l’on donne cent francs aux moindres personnes sans aucune famille qui les suive, ceux qui sont tant soit peu plus élevés, ou qui entraînent après eux nombre d’enfans, demandent des sommes beaucoup plus grandes ; » tantôt ce sont pour les nouveaux convertis des exemptions de taille, de logement militaire et la prorogation de leurs dettes ; tantôt ce sont les abjurations in articulo mortis que les échevins entourés de gardes viennent, sur le rapport des médecins recueillir au chevet des agonisans ; tantôt le droit légalement établi pour les enfans d’être reçus dès l’âge de sept ans « à faire abjuration de la R. P. R, sans que leurs pères et mères et autres parens y puissent donner le moindre empêchement. » Pour éviter toute fraude, les peines s’accumulent contre les relaps, qui se voient condamnés à l’amende honorable, à la confiscation et au bannissement. Enfin lorsque Louvois eut imaginé « de mêler du militaire à la chose, » ce furent les horreurs des missions bottées, de la propagande par le mousquet et des dragonnades.

Autour du clergé l’espionnage légal est solidement organisé : les pasteurs sont, pour leurs sermons, soumis aux tribunaux ; ils ne peuvent, au prêche, faire allusion aux doctrines de l’Église catholique et, sous peine de prison, y parler des événemens politiques et du « malheur des temps. » L’exercice de leur ministère est entouré de tant de restrictions, qu’il devient impossible : interdiction de prendre le titre de docteur en théologie, de porter la soutane en dehors des temples, de publier, sans l’autorisation des magistrats catholiques, des ouvrages de religion, de célébrer le culte dans une localité où un évêque se trouve de passage, ou à l’heure des processions, de présider à des cérémonies funèbres autrement qu’à la pointe du jour ou à la tombée de la nuit et d’y admettre plus de dix assistans, de bénir des mariages hors des temps autorisés par l’Église romaine et en présence de plus de vingt témoins, de procéder à des conversions, sous peine de mille livres d’amende, puis de bannissement et de confiscation de biens, de tenir sur les ruines des temples abattus des assemblées déclarées illicites, de recevoir de leurs ouailles aucun traitement ou aucune indemnité. Contre les Eglises, les édits succèdent aux édits : dès 1661, des commissions sont chargées de vérifier les droits d’exercice dans les lieux contestés ; toute église qui ne peut exciper d’une autorisation régulière, ou qui a perdu ses titres, est fermée, et c’est ainsi que, dans le seul Béarn, sur 86 temples et 46 églises de résidence, les lieux d’exercice furent réduits à 20. Les cérémonies du culte sont interdites dans les temples, hors des heures accoutumées, les testamens renfermant des legs en faveur des consistoires sont frappés de nullité, les rentes ou immeubles appartenant aux églises supprimées sont confisqués, de même que les subventions adressées par les paroisses riches aux églises moins fortunées et que les sommes recueillies pour les pauvres là où l’exercice était toléré, l’hospitalisation des malades est prohibée, les colloques et synodes sont supprimés, les consistoires ne peuvent se réunir qu’en présence d’un commissaire catholique, les églises où de nouveaux convertis ont été signalés, sont rasées et les fidèles privés de tout culte.

L’enseignement enfin est réglementé par les prescriptions les plus rigoureuses, qui limitent tant les matières qu’il est licite aux Réformés de professer, que le nombre des écoles qu’ils peuvent posséder : une seule école et un seul maître par lieu d’exercice, avec la très exclusive permission de n’enseigner « dans les dictes écoles qu’à lire, écrire, et l’arithmétique seulement. » Le nombre des établissemens scolaires fermés par suite de l’édit du 4 décembre 1671 est incalculable ; à Marennes où les Réformés comptaient quelques écoles, l’intendant, après en avoir fermé 8, écrivait à Châteauneuf : « Les parens pourront envoyer leurs enfans chez des maîtres catholiques, quand ceux de la dicte religion ne suffiront pas. » A la veille de la Révocation, la capacité enseignante était définitivement refusée aux protestans, suivant les termes de l’édit du 6 janvier 1685 qui supprimait leur Académie de Saumur, « avec très expresses inhibitions d’enseigner dans la dicte ville aucunes sciences ou langues, soit publiquement, soit en allant dans les maisons particulières, sous peine de désobéissance et de 3 000 livres d’amende. »

Le 18 octobre 1685, Louis XIV signait l’acte définitif sur-lequel il comptait « pour faire rentrer tous ses sujets dans le sein de l’Église. » L’édit de Révocation parachevait l’œuvre de vingt-cinq années de persécutions ; il résumait en un code unique les prohibitions antérieures, dont il aggravait, encore pour les protestans toute la douloureuse amertume, car il comportait en fait la déclaration d’une incompatibilité radicale entre la qualité de Réformé et l’état de sujet du Roi très chrétien. « Si vous êtes réduits à l’impossible, tant pis pour vous, nous en profiterons, » avait un jour déclaré le chancelier aux ministres protestans. « L’impossible » avait été tenté pour assurer le triomphe de l’unité dogmatique. Il est permis de dire, après plus de deux siècles, que ni la monarchie ni l’unité nationale n’ont « profité » de cette politique qui laissait, à la mort de Louis XIV, la France appauvrie, amoindrie et ensanglantée.


Cent sept années plus tard, le sectarisme révolutionnaire prétend s’imposer, à son tour, au nom de la doctrine de « l’unité » dont il donne une formule précise ; Robespierre le dit sans détour : « Qui n’est pas avec nous, doit être frappé ou écarté ou paralysé, non comme factieux, mais comme pervers. » Ainsi le Montagnard ne suit pas les voies battues ; il définit le dogme dont il est le grand prêtre : il ne s’agit plus de réduction à un type connu, ce qu’il faut, c’est la marche à l’unité par une « régénération globale, » par une « création nouvelle. » « Je me suis convaincu, ajoute-t-il, de la nécessité d’opérer une entière régénération et, si je peux m’exprimer ainsi, de créer un nouveau peuple. » Paralysie des pervers et création d’un nouveau peuple au nom de la République une et indivisible, telle est bien, dans sa forme jacobine la conception de la politique de l’unité morale.

Tandis que le Comité de Salut Public et le Tribunal révolutionnaire reçoivent pleins pouvoirs pour assurer l’exécution de la première partie du programme ainsi posé, c’est au Comité de l’Instruction publique qu’échoit la mission de définir les articles de la seconde. Les élémens d’un peuple nouveau sont fournis par l’enfance ; et l’éducation de l’enfance seule permet de s’acheminer vers la régénération désirée, puisque, dit Cambon, « il ne peut y avoir d’unité, sans unité dans l’instruction. » C’est là un des efforts curieux tentés par les Conventionnels pour ajouter au caractère presque exclusivement social de la Révolution, un caractère moral qui lui avait jusqu’alors fait généralement défaut, et pour agir sur la société, qu’ils ont définie et organisée, par l’individu qu’ils entendent former à leur gré. La Constituante et la Législative, emportées dans un élan irréfléchi, avaient ruiné l’Instruction publique en supprimant, au nom d’un principe, ceux qui l’avaient jusqu’alors assurée dans son ensemble ; en vain elles s’étaient efforcées de reprendre l’œuvre à sa base, de l’édifier sur un plan nouveau, en vain Talleyrand et Condorcet avaient consacré à l’organisation de l’éducation nationale les plus illustres travaux : applaudis, imprimés, commentés, leurs projets n’avaient pas été discutés, et aucune loi n’en était issue. Lorsque la Montagne triomphe, l’heure est passée de puiser des enseignemens dans des œuvres où la liberté s’affirmait : le Jacobin n’admet qu’un être identique à ce qu’il est lui-même ; pour le « créer, » il faut « inventer et non se souvenir ; » le devoir qu’il s’impose est « de faire adopter à la nation une physionomie qui lui soit propre et particulière, » physionomie dont il ne reconnaît pas à d’autres le droit de dessiner les traits et qu’il entend coiffer du bonnet rouge.

Il faut, avant toutes choses, enlever au passé le citoyen nouveau, l’arracher aux vieilles habitudes comme « au joug de la théocratie qui pèse encore sur lui. » « Il vaut mieux, s’écrie Lakanal, que la tête de nos jeunes concitoyens reste vierge, que de souffrir qu’on la gâte encore par des instructions vides et mensongères, qui lui font perdre à tout jamais le pli de la vérité. » Tous ceux en qui l’on peut soupçonner des représentans du passé doivent donc être, par principe, exclus des fonctions enseignantes. Dans ce sens, le projet de décret du 12 décembre 1792, déposé par Lanthenas au nom du Comité de l’Instruction publique, prescrit que : « les ministres d’un culte quelconque ne peuvent être admis aux fonctions de l’enseignement public, dans aucun degré, qu’en renonçant à toutes les fonctions de leur ministère » ; et le décret du 28 octobre 1793, en ajoutant les « ci-devant nobles » et tous « ecclésiastiques » à la catégorie précédemment établie, stipule que ni les uns ni les autres ne pourront être nommés membres des commissions scolaires de district ou être élus instituteurs nationaux.

De là à la doctrine du monopole de l’Etat, la distance est vite franchie. Sieyès, s’inspirant de Condorcet, se fait inutilement le défenseur du « droit qu’ont tous les citoyens d’ouvrir des cours ou écoles particulières et libres sur toutes les parties de l’instruction et de les diriger comme bon leur semble ; » on écarte un tel projet comme « liberticide. » Danton déclare « qu’il est temps de rétablir le grand principe qu’on semble trop méconnaître, que les enfans appartiennent à la République avant d’appartenir à leurs parens. « Personne plus que moi, dit-il, ne respecte la nature ; mais l’intérêt social exige que là seulement viennent se réunir toutes les affections. Qui me répondra que les enfans, travaillés par l’égoïsme des pères, ne deviennent dangereux pour la République ? » Ducos invente le stage scolaire ; il faut, selon lui, opter entre l’éducation domestique et la liberté, car tant que « pour se servir des expressions de Plutarque, on n’aura pas acheminé à une même trace, et monté sur une même forme, tous les enfans de la Patrie, c’est en vain que les lois proclameront la sainte égalité ; » Romme ne voit le salut que dans l’Etat ; Rabaud Saint-Etienne rêve d’une République antique où tous recevraient, « dans tous les âges et dans tous les lieux, les mêmes impressions par les sens, par l’imagination, par la mémoire, par le raisonnement et par tout ce que l’âme a de facultés, » qui s’emparerait de l’homme « dès le berceau et même avant sa naissance, car l’enfant, qui n’est pas né, appartient déjà à la Patrie ; » il préconise, pour établir et assurer cette unité, l’usage d’un « catéchisme gouvernemental, » dont, un an plus tard, La Chabaussière sera effectivement le rédacteur patenté par la Convention ; il réclame des décrets législatifs « sur le mode de vêtemens qui doit être donné aux enfans des différens âges, depuis la naissance jusqu’à l’adolescence, sur la nature des vêtemens des citoyens, des armes, des exercices, l’appareil des fêtes et toutes les choses d’institution commune. » Saint-Just est d’une rigidité Spartiate : « Les enfans mâles sont élevés de cinq ans à seize ans par la Patrie. Ils sont vêtus de toile dans toutes les saisons, et ne vivent que de racines. Ils couchent sur des nattes et ne dorment que huit heures. » Robespierre enfin lit à la tribune, commente et fait examiner par une commission spéciale le projet posthume de Lepelletier de Saint-Fargeau, où se marient curieusement le résumé de la théorie jacobine de l’Instruction publique et des aperçus sur l’impôt progressif sur le revenu : « Dans l’institution politique la totalité de l’existence de l’enfant nous appartient. La matière, si je peux m’exprimer ainsi, ne sort jamais du moule : aucun objet extérieur ne vient déformer les modifications que vous lui donnez… La patrie seule a le droit d’élever ses enfans ; elle ne peut confier ce dépôt à l’orgueil des familles, ni aux préjugés des particuliers, alimens éternels de l’aristocratie et d’un fédéralisme domestique qui rétrécit les âmes en les isolant, détruit avec l’égalité tous les fondemens de la vie sociale. »

Après tant de projets, de rapports, de discussions confuses et déclamatoires sur le dogme de l’Etat souverain, la Convention rendait, le 29 frimaire an II (19 décembre 1793), un décret au frontispice trompeur. « L’enseignement est libre, » y était-il dit à l’article premier… avec la double et irrécusable obligation pour ceux qui s’y consacrent, « citoyens ou citoyennes, » d’obtenir un certificat de civisme et de « se conformer aux livres élémentaires adoptés et publiés à cet effet par la représentation nationale, » ajoutaient les articles subséquens. Par l’affirmation solennelle inscrite en tête de la loi, la Convention se donnait les apparences de résister aux impérieuses objurgations de la faction démagogique ; il lui répugnait sans doute de proclamer, en droit, le monopole de l’État ; mais il n’en restait pas moins, qu’entre le certificat de civisme et le seul enseignement légal d’une morale et d’une science d’État, le jacobinisme demeurait, en fait, puissamment armé pour écarter « le pervers » et pour définir à sa guise « le peuple nouveau » qu’il avait rêvé.

Un an après les dernières convulsions de la Montagne, à l’heure de la réaction thermidorienne, Daunou, rapporteur du Comité de constitution, invoquait la nécessité de revenir sans délai au principe fécondant de la liberté ; constatant la faillite scolaire, il affirmait « que les lettres avaient suivi les destinées de la Convention, qu’elles avaient gémi de la tyrannie de Robespierre, » et il exprimait le noble désir que « l’Instruction publique exerçât le ministère de la réconciliation générale. » Il n’était pas inopportun, en effet, de songer à réconcilier les élémens que les œuvres jacobines avaient si violemment disjoints, au nom de « l’unité républicaine. » Le « moule » où elles avaient prétendu enserrer la nation était brisé ; la politique de « régénération » avait enfanté la guerre civile et, par un paradoxe imprévu, le « peuple nouveau » était précisément celui-là qui, de Bonaparte, allait faire un empereur.


La chute de la monarchie et les entreprises jacobines avaient disloqué le corps social. Napoléon est l’architecte d’un édifice nouveau qu’il ordonne avec cette conception si nette de l’utilité où se complaît son génie. Il ne s’attarde pas aux abstractions ; « ceci servira-t-il ? » telle est sa pensée dans son premier jet. Il rapporte à l’État, que sa personne absorbe et synthétise, cette notion de l’unité dans l’utilité, il taille des matériaux aux arêtes vives et il bâtit. Au centre, sa volonté qui n’en tolère pas d’autre ; partant de ce point, de larges avenues rectilignes, où cette volonté se meut à son aise, où elle ne risque pas de se heurter aux carrefours, et par lesquelles l’œil du maître perce jusqu’au fond des perspectives. Toutes choses et toutes personnes sont ramenées à ce rang de fonctionnaires ; il pense et l’on exécute sans dévier, car dans un État ainsi constitué toute apparence de dissymétrie est inadmissible, et il ne saurait y avoir de place pour la liberté « à laquelle, du reste, les Français n’entendent rien. »

La Révolution avait entièrement échoué sur deux points, sa politique religieuse et sa politique scolaire. Or, dès l’aurore du Consulat, la France redemandait ses églises et ses écoles ; Napoléon lui rendit les unes et les autres aux applaudissemens de la nation ; mais il les avait, au passage, si bien enchaînées qu’il en fit un instrument de règne, instrument merveilleusement agencé pour sa fin, qu’il légua à ses successeurs, et que ceux-ci trouvèrent si commode, qu’ils se l’approprièrent à leur tour, conservant les rouages essentiels de la machine, s’ils en changeaient le moteur, et s’efforçant, suivant l’heure, d’en modifier radicalement les produits par le transport des points d’application des forces qu’elle engendrait. « Il faut une religion au peuple et il faut que cette religion soit dans la main du gouvernement, » tel est le principe de l’organisation nouvelle des Eglises. Le clergé sera une armée d’Etat, soumise à un grand maître laïque, qui parfois se prend à regretter que les mœurs lui interdisent d’en devenir, en fait, le chef spirituel ; le recrutement de ce clergé, son éducation religieuse, sa nomination sont régis par le pouvoir central ; le Souverain Pontife lui-même, contraint à la résidence forcée, devient en quelque sorte l’un des grands dignitaires de la hiérarchie impériale, pourvu de ses apanages et de ses palais ; et ce que la Révolution n’avait pu faire sans lui, Napoléon entend le faire par lui, car ce qu’il veut, c’est, en fin de compte, « avoir à lui la direction du Pape. » Ainsi est constituée avec ses troupes, ses cadres, ses officiers et son état-major, « la gendarmerie sacrée. » Par là, Napoléon entrevoit « Paris devenant la capitale du monde chrétien, » et lui-même « dirigeant le monde religieux comme le monde politique. »

Cette idée de direction le domine : maître des hommes, il aspire à devenir également maître du dogme, sinon en le créant, du moins en l’utilisant, et, pour ainsi dire, en le canalisant : « Il ne veut pas, dit-il, altérer la croyance de ses peuples ; il respecte les choses spirituelles ; il veut les dominer, sans les toucher, sans s’en mêler ; il veut les faire cadrer à ses vues, à sa politique, par l’influence des choses temporelles, » et c’est ainsi qu’il dose les choses spirituelles, qu’il en formule l’ordonnance, qu’il les catalogue, les délimite. Il ne faut ni « religion dominante, » ni « religion nouvelle, » car « c’est assez des religions catholique, réformée et luthérienne établies par le Concordat ; » il s’institue de la sorte le tuteur des orthodoxies légales où le croyant doit s’enfermer. Ni les conciles catholiques, ni les synodes protestans, ni le sanhédrin israélite ne sauraient y apporter de modifications sans avis favorable et sans autorisation. Les détails du culte sont soumis à son contrôle, il réglemente le casuel et intervient dans la concession des indulgences ; le catéchisme est dynastique et proclame qu’ « Il est celui que Dieu a suscité, dans des conditions difficiles, pour rétablir le culte public et la religion sainte de nos pères et pour en être le protecteur. » Enfin cet ensemble ainsi conduit à l’unité de par son organisation est maintenu dans l’unité par deux institutions d’Etat, la Censure et la Haute Police, qui surveillent instructions pastorales, prônes, sermons et mandemens, et vont même jusqu’à intervenir dans leur rédaction. C’est, pour toutes les confessions et pour les moindres événemens de la vie religieuse, le régime du « Placet Regium » dans ses plus rigides exigences et, par ailleurs, tout est prévu « pour réprimer les infractions, même en matière spirituelle. »

Parallèlement à la direction spirituelle, et presque simultanément, sont mis en branle les organes de la direction intellectuelle. La société doit être napoléonienne ; pour la rendre telle, « il est nécessaire d’avoir des matériaux : les seuls bons, c’est la jeunesse. » Le dessein si nettement conçu de l’Empereur trouve son expression dans une forme presque identique à celle qui avait servi à caractériser l’organisation ecclésiastique : « Dans l’établissement d’un corps enseignant, dit-il, mon but principal est d’avoir un moyen de diriger les opinions morales et politiques. » Il ambitionne de voir tous ses sujets enserrés dans les mailles d’une gigantesque « conscription, » tant religieuse qu’intellectuelle et militaire, qui les prendra dès l’heure où ils sont capables d’apprendre, et les mènera jusqu’à celle où leurs bras pourront encore sans défaillir porter les armes pour la défense nationale. L’Empereur se prépare à « fondre ensemble les Français d’autrefois et les Français d’aujourd’hui, les Français du centre et les Français des bords du Rhin, de l’Escaut et du Pô. » Certes pareil rêve était grandiose : la machine chargée d’en assurer la réalisation ne pouvait manquer, en conséquence, d’être colossale. Préparée par la loi de 1802, créée par celle du 10 mars 1806, l’Université Impériale, en laquelle Napoléon reconnaissait lui-même la plus merveilleuse de ses conceptions, est définitivement organisée par le décret du 7 mars 1808 : le grand corps laïque ainsi constitué est doté de tous ses élémens, lui seul aura le droit de vie ; en dehors de lui, ou sans l’autorisation toujours révocable d’ailleurs de son grand maître, aucune école d’aucune sorte ne pourra s’ouvrir et, ouverte, elle demeurera étroitement endiguée, afin que « l’on ne puisse y enseigner des principes contraires à ceux que professe l’Université. » Sur ce point, Fourcroy semble avoir été l’interprète obéissant de la pensée de l’Empereur, lorsqu’il disait à la tribune du Corps législatif : « De quelle importance n’est-il pas que le mode d’instruction, reconnu comme le meilleur, joigne à cet avantage celui d’être uniforme pour tout l’Empire : ne faire qu’un seul corps, n’avoir qu’un même esprit et concourir au bien public par l’unanimité des sentimens et des efforts. »

Le soin de préparer les esprits à porter le nouvel uniforme sera confié à des maîtres astreints au célibat, à la vie commune, véritables « époux de l’Instruction publique, » liés vis-à-vis de leur chef par un serment d’obéissance et par un engagement qu’ils ne peuvent révoquer, corporation de « jésuites de l’intérêt public. » La hiérarchie universitaire se modèle sur la militaire ou la religieuse, les pénalités universitaires sont la répétition de tels articles du « service intérieur des corps de troupe. » Au-dessous du maître qui, régi de la sorte, devient à son tour exclusivement un régent, l’élève est interné dans les établissemens secondaires ; il est épié, il ne doit jamais être « abandonné à lui-même, » ses mouvemens sont scandés au son du tambour, l’enseignement qu’il reçoit est, en principe et en fait, une démonstration constante de la supériorité de la Constitution impériale, des bienfaits du nouveau régime, des fautes, des vices ou des crimes de ce qui était auparavant. C’est le monopole, non pas au nom d’un principe religieux ou philosophique, mais bien en vue d’un rendement déterminé ; la forme des produits manufacturés et leurs situations réciproques sont réglées et calculées, de telle sorte qu’ils répondent à une utilisation précise, leur adaptation aux desseins du maître.

Il ne peut donc y avoir de fuites dans le réservoir où, sous ses yeux, l’Empereur parque les énergies latentes de la jeunesse, pour y puiser à temps voulu ; mais les élémens de corruption sont là, à la porte, toujours nocifs, toujours au guet, toujours prêts à saisir l’adulte ou l’homme fait. Ils menacent l’unité impériale, puisqu’ils refusent de s’y laisser englober, et, par cela même, il importe d’établir entre eux et le terrain où ils pourraient prendre pied, une barrière que nul ne pourra franchir ; cette barrière est le silence : silence de l’orateur, qui n’a pas de tribune, car « personne ne peut contester au souverain d’empêcher que le premier venu ne harangue le peuple : » silence de l’écrivain, qui n’imprime que « s’il a la confiance du gouvernement ; » silence de la presse, qui n’a que des journaux « concédés » par le pouvoir ; silence même de l’Institut, qui « s’il désobéit, sera cassé comme un mauvais club. » Corneille et Racine sont revus et corrigés, Chateaubriand menacé, Mme de Staël, qui « n’est accoutumée à aucune espèce de subordination », est exilée à 40 lieues de Paris.

C’est bien là, semble-t-il, et poussée dans ses plus infimes détails, l’application la plus harmonieusement conçue et la plus absolue de la politique de l’unité morale : rien n’y fait défaut, rien n’y doit échapper, la nation tout entière est soumise à ses lois d’après un vaste plan, où le génie a mis son empreinte ; toutes les volontés asservies, tous les esprits, courbés sous le même joug, doivent être appareillés pour s’avancer dans le même sillon. Un jour est venu, pourtant, où l’attelage est sorti de ses traits ; le champ qu’il labourait était inondé des rayons d’une gloire sans égale et par lesquels il avait été longtemps ébloui ; mais la terre où il marchait lui était devenue trop lourde, le joug qui le courbait vers elle trop pesant, la main qui l’aiguillonnait trop rude. Les grains lancés par le semeur ne germèrent pas pour la moisson attendue, leurs épis ondulèrent sous un souffle nouveau : les générations formées par Napoléon pour penser comme lui, élevées pour son service, pour la caserne et pour la guerre, furent précisément celles qui s’écartèrent le plus de la forme napoléonienne, et qui s’attachèrent avant tout à rechercher, avec les garanties de la paix extérieure, l’exercice des libertés publiques.


III

Que ce soit sous le couvert d’un dogme religieux, d’un principe de philosophie politique, ou d’une conception très personnelle de l’impérialisme, nous avons vu la politique de l’unité morale, s’essayant par trois fois au cours des trois siècles derniers, suivre des voies parallèles, et, à des termes plus au moins éloignés, subir le même échec. Par les mêmes discours, par les mêmes ordonnances ou les mêmes décrets, par les mêmes édits ou les mêmes lois, par les mêmes actes inconsciemment répliqués les uns des autres, jusque dans leur forme, elle a voulu s’imposer et n’a jamais triomphé : action au nom de la religion ou contre la religion, domination par l’enseignement public, tels ont été, à des époques bien différentes et sous l’empire de passions singulièrement opposées, ses instrumens toujours identiques à eux-mêmes. C’est effectivement une tendance très naturelle de l’orgueil humain que de prétendre exercer par cette entremise la double royauté des âmes et des esprits, et l’erreur où il se laisse ainsi entraîner l’aveugle lui-même sur la valeur des prescriptions ou des inhibitions légales pour asseoir son gouvernement sur des fondemens durables : or, ni la foi religieuse, ni l’adhésion à une croyance philosophique, ni le loyalisme gouvernemental, ne s’imposent par des décrets ; le libre consentement des cœurs est indispensable à leur établissement et à leur entier développement. Il pouvait sembler que les événemens eussent donné à cette politique des démentis suffi sans et qu’elle fût définitivement jugée. L’expérience n’aurait-elle donc pas été concluante, puisqu’on en tente aujourd’hui un nouvel essai ?

Au nom de quelle idée ? Par une contradiction singulière, dans un pays de self government qui, depuis cent ans, a fait tant de révolutions en acclamant la liberté, nous voyons, par un retour inconscient à la théorie jacobine, les principes de la doctrine étatiste quotidiennement invoqués dans les Chambres pour légitimer les entreprises gouvernementales. Tant à l’occasion du débat sur les congrégations, qu’à celle du vote de la loi sur l’enseignement secondaire, les orateurs en vue de la majorité radicale-socialiste ont repris cette doctrine et nous l’ont clairement exprimée : l’Etat exerce par l’enfant sur le citoyen un droit souverain, puisque lui seul peut, en principe, l’instruire, déterminer les conditions de son éducation, c’est-à-dire, au sens étymologique du mot, de sa direction, et puisque lui seul, en conséquence, peut concéder quelques parcelles de cet attribut de sa souveraineté à telles catégories de citoyens qu’il définit, au détriment des autres, par voie d’exclusion. La question de la liberté d’enseignement est ainsi tranchée d’un trait de plume ; la solution est simple : il n’existe ni droit ni liberté du citoyen, ni droit ni liberté du père, ni droit ni liberté de l’enfant ; tout repose sur une concession de l’Etat et sur une délégation qui ne saurait être que laïque et entourée de garanties civiques.

Le président du Conseil nous l’avait laissé entrevoir, il y a deux ans, lorsqu’il disait à la tribune de la Chambre (18 juin 1902) : « Il n’y a aucune raison pour que l’État n’interdise pas l’enseignement soit à des individus, soit à des congrégations dont les doctrines et les intérêts sont en opposition absolue avec les doctrines fondamentales et les intérêts généraux dont nous avons la garde. » Le Sénat lui a dernièrement donné, pour le passé un bill d’absolution et pour l’avenir un blanc-seing ; en excluant de l’enseignement secondaire les membres de toutes congrégations (autorisées ou non) ; et déjà on a fait entrevoir à la haute assemblée l’espoir d’un projet de loi par laquelle les fonctions enseignantes seraient interdites à tout citoyen ayant fait vœu de chasteté et d’obéissance7ce qui, en langage commun, suffit à désigner l’ensemble du clergé séculier. Cette conception du rôle de l’État se résume dans un mot très net de l’un des leaders les plus brillans du parti socialiste : « Il importe qu’au futur citoyen l’État impose sa doctrine. »

Jusqu’à ce jour, les apologistes de l’étatisme. nous avaient donné peu de définitions de cette « doctrine » qu’il s’agit d’imposer : ils procédaient plutôt par négation que par affirmation, et par voie destructive plutôt que par construction. Nous savions qu’ils rendent hommage à la Raison ; qu’ils s’attachent à faire triompher « la liberté de l’esprit humain, » et que c’est parce qu’ils servent et la Raison et la Liberté qu’ils n’aiment ni la raison ni la liberté des autres. Nous savions qu’il en est qui se disent « philosophes spiritualistes » et qui s’inclinent devant « la loi du Promus, » philosophie que d’autres paraissent, dans leur propre camp, trouver singulièrement pauvre et rétrograde. Ils nous faisaient, en revanche, plus volontiers connaître ce qu’ils nient, car sur ce point l’entente est plus facile ; et ce qu’ils nient c’est l’idée chrétienne et la nécessité même de la croyance religieuse ; ce qu’ils combattent avant tout, suivant une expression, imprévue pour le moins dans la bouche d’un ministre des Cultes, « ce sont les ministres de la religion. » Le président du Conseil s’efforce de prouver « qu’à l’époque où les vieilles croyances plus ou moins absurdes et en tout cas erronées tendent à disparaître, c’est dans les Loges que se réfugient les principes de la vraie morale ; » le garde des Sceaux déclare : « avec la Foi, on fait des croyans mais aussi des sujets, avec la Raison, des citoyens ; » le ministre de la Marine, étendant en dehors de ses limites normales la compétence de son département, poursuit en toute occasion sa propagande anti-catholique. Le 18 floréal an II, à la veille de Thermidor, dans le discours qu’il consacrait à la glorification de l’Etre suprême, Robespierre disait : « Je ne sache pas qu’un législateur se soit jamais avisé de nationaliser l’athéisme. » Aujourd’hui le dogme se précise et s’approche de sa définition : l’athéisme d’État n’est pas loin de recevoir en France ses grandes lettres de naturalisation.

Au nom de quel droit ? « Au nom de la force du nombre légalement classée par le suffrage universel, » c’est-à-dire au nom de ce que l’on est convenu d’appeler la majorité parlementaire. On sait combien est erronée cette définition, donnée par la Déclaration des Droits, que « la loi est l’expression de la volonté générale. » C’est là une fiction singulièrement décevante, et qui n’a jamais été plus mensongère que de nos jours. Un coup d’œil rapide sur les élections dernières et sur la composition de la Chambre des députés actuelle suffira pour nous éclairer à ce sujet. Sur les 10 987 500 électeurs inscrits, 5 158 300 seulement ont des représentans à la Chambre, soit 46,9 pour 100 du corps électoral, en regard desquels 53,1 pour 100 n’ont pas de mandataires. Sur les 575 députés ainsi nommés, un chiffre moyen de trois cents députés forme le bloc de la majorité gouvernementale, avec un effectif électoral de 2 626 000 voix environ, et une supériorité numérique, à l’intérieur du Parlement, de 93 700 suffrages sur les partis groupés à la Chambre dans l’opposition ministérielle. Il est aisé de constater, ainsi que l’a fait M. Jean Darcy au cours de l’intéressant article qu’il publiait dans la Revue du 15 août 1902, qu’en raison de la constitution vicieuse de notre loi électorale, la majorité parlementaire ainsi formée est dans une disproportion manifeste avec la majorité électorale vraie, puisque à chaque circonscription est affectée une capacité législative que la loi définit par l’unité, alors qu’entre la moins peuplée et la plus peuplée de ces circonscriptions, il existe un écart de 28 600 voix dans la population électorale. Cette majorité parlementaire de 93 700 suffrages (rapportée à 5 158 300 électeurs représentés) s’abaisserait encore dans l’ensemble du pays à 80 000 rapportés à 8 420 000 votans) si, abstraction faite des 2 346 500 abstentions et des 196 000 bulletins blancs (ensemble 23 pour 100 des électeurs), on mettait globalement en balance les voix obtenues par la totalité des candidats élus ou non des partis radicaux et socialistes (4 250 000), et la totalité des candidats élus ou non des partis modérés (4 170 000). Ce n’est donc pas la moitié plus un des électeurs français qui, par les décisions de la Chambre, impose sa volonté à la moitié moins un, ce qui pourrait déjà être une forme de despotisme politique et ce qui ne suffirait pas à justifier l’asservissement de la moitié de la nation ; mais c’est bien effectivement et irréfutablement un quart des électeurs qui fait la loi aux trois autres quarts, ce sont les représentans de 2 626 000 Français qui régentent 8 361 500 de leurs concitoyens. Il ne nous est donc même pas nécessaire de faire état de l’armée des 600 000 fonctionnaires, tous électeurs, qui peuvent être comme une masse de réserve dans la bataille électorale, ni de rappeler les pratiques trop connues de la candidature officielle. Peut-on dire, dans de telles conditions, que les soutiens de la politique de l’unité morale soient très fermement établis ? Leur chef peut-il, en leur nom, invoquer en toute sincérité et « leur droit et leur force ? » Cette force, « légalement classée » de la sorte, donne-t-elle à leur droit des fondemens suffisans, pour qu’il soit admis à s’exercer par la contrainte et pour qu’en face de lui aucun autre droit ne puisse s’affirmer ?

Un seul exemple instruira d’autre part sur le destin qui attend les manifestations des corps élus, lorsqu’ils expriment en toute liberté les avis que la loi même requiert d’eux, et lorsque ces avis peuvent paraître menacer en quelque point « le droit et la force » de la majorité gouvernementale. Au cours de l’année précédente, 1 871 conseils municipaux ont été, suivant les termes de la loi du 1er juillet 1901, appelés à délibérer sur l’opportunité ou la non-opportunité du maintien des établissemens congréganistes situés sur le territoire de leur commune : 1 147 soit 61,5 pour 100 ont émis des avis favorables, 545 des avis défavorables, 179 n’ont pas répondu. On sait quelle fut l’issue de ce référendum et la réponse pleine de pitié dédaigneuse faite par le législateur aux 1 147 assemblées qui manifestaient ainsi pertinemment n’avoir aucune intelligence des « intérêts généraux » du pays.

La gestion de ces « intérêts généraux » est-elle confiée à des mains prudentes ? Les intérêts sociaux sont-ils garantis par « la politique d’agitation dont vit le gouvernement ? » C’est par l’appel à la curée, par le réveil des instincts les plus misérables de l’âme humaine que cette politique a été inaugurée, lorsque le précédent ministère a fait miroiter aux yeux de la nation l’appât du « milliard des congrégations ; » c’est par le leurre des promesses trompeuses et irréalisables qu’elle recrute sa clientèle et qu’elle excite des appétits qu’elle ne peut rassasier ; c’est au -détriment de la paix sociale que, se réclamant de l’unité morale, elle ameute les citoyens les uns contre les autres et qu’elle attise les haines de classe par la peinture complaisante faite aux masses ouvrières de « ces châtelains superbes qui n’ont eu que la peine de naître pour jouir d’une fortune héréditaire et de ces bourgeois vaniteux qui se targuent de leurs millions. » Ce langage est celui de M. le président du Conseil lui-même, discourant au Banquet du commerce et de l’industrie, en octobre 1902.

Quels gages sont donnés aux intérêts moraux ? Prétend-on les assurer par la propagande antireligieuse, par l’ostracisme, par l’interdit légal, la délation, les perquisitions, les menaces et l’intimidation ? Peut-on être confiant dans les garanties qui leur sont offertes lorsque, aux applaudissemens de la majorité, un ancien ministre de l’Instruction publique félicite à la tribune les maîtres auxquels l’Etat confie le sacerdoce redoutable de l’enseignement de « sortir d’une neutralité qui serait une trahison, » de « descendre dans l’arène électorale, » et lorsque à ces mêmes maîtres on vient confier le soin d’établir sur les habitans de leurs communes des fiches de renseignemens confidentiels ? Le chef responsable du gouvernement se complaît à l’allusion d’un fossé qui, selon lui, couperait la France en deux ; est-ce travailler à le combler que de déclarer la guerre à ceux qui ne se tiennent pas sur le même bord que lui et de promettre que cette guerre « sera poursuivie jusqu’à désarmement complet de l’ennemi ? » Un tel ultimatum est-il digne d’un homme et d’un parti de gouvernement ?

Les intérêts financiers enfin sont-ils sauvegardés ? Alors que la nation supporte avec peine le poids de dépenses sans cesse croissantes, est-ce faire œuvre de prévoyance que de jeter aux pieds de l’État 1 600 000 enfans, à l’entretien desquels il sera forcé de subvenir par un accroissement démesuré du budget de l’Instruction publique, accroissement sur le compte duquel, ainsi que M. Waldeck-Rousseau le constatait, il y a quelques mois, au Sénat, le gouvernement n’a ni pu ni osé donner des renseignemens précis et que des calculs impartiaux ont évalué à un minimum de 50 millions ? N’est-ce pas payer bien cher l’établissement du blocus scolaire, et les suspensions de traitemens de quelques centaines de prélats ou de desservans suffiront-elles pour assurer au budget son équilibre ?


Condamnée dans son principe, coupable dans ses œuvres, malfaisante dans ses conséquences, la politique de l’unité morale porte gravement atteinte à l’unité nationale, parce qu’elle dépose au sein de la nation des fermons de discorde qui, comme toute maladie, laisseront leurs traces dans l’organisme, et parce qu’elle exaspère des passions toujours prêtes à s’entre-choquer. Elle est un prétexte à des revendications nouvelles, à des réactions dont elle prépare et excuse en quelque manière la violence et qui pourront retourner contre elle les armes mêmes qu’on avait forgées en son nom. Plus qu’ailleurs elle est dangereuse en France, parce que le lendemain y est toujours incertain, et plus que jamais elle y est coupable, à une époque où tant de rancunes et de haines se sont accumulées. Il y a quelque vingt ans, après avoir si rudement mené le combat du Kulturkampf, le prince de Bismarck s’efforçait, avec un sens politique rarement égalé, d’obtenir du Reichstag allemand le vote des « lois de paix, » qui devaient effacer les « lois de Mai, » et disait : « Il ne s’agit pas de savoir si quelque chose est agréable ou odieux à quelqu’un dans son for intérieur, mais il s’agit de rétablir la paix de l’ensemble de la nation et de l’Etat. » Quelles que soient les difficultés de l’heure présente, il y a trop de bon sens en France pour que l’œuvre de paix ne soit pas celle à laquelle l’ensemble de la nation veuille demander d’être aujourd’hui sa sauvegarde et son salut.


FRANÇOIS DE WITT-GUIZOT.