La Politique allemande à propos des grèves d’ouvriers

La Politique allemande à propos des grèves d’ouvriers
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 106 (p. 439-453).
LA
POLITIQUE ALLEMANDE
A PROPOS DES GREVES D’OUVRIERS

On sait avec quel art les hommes qui ont fondé le nouvel empire d’Allemagne se sont emparés au moment décisif de toutes les influences qui pouvaient en assurer l’avènement. Si cert ans qu’ils fussent d’avoir pour eux l’avantage du nombre et la supériorité des armes, ils n’ont pourtant négligé aucun moyen d’agir à un degré égal sur les opinions et sur les intelligences. C’est ainsi qu’à côté de la campagne des soldats a eu lieu une campagne des savans, qui, emportés par la passion, ont mis à nu les écarts de leur science et les troubles de leur conscience : tristes déviations, dont les plus illustres n’ont pu se défendre, et qui pèseront longtemps sur leur renommée! On doit à ces déviations le crédit désormais bien établi dans les pays d’outre-Rhin de ce principe abusif, que devant l’intérêt bien démontré de l’état tout autre intérêt doit non-seulement céder, mais faire cause commune, et que la raison d’état ordonne au moins d’imposer silence à toutes les autres, il n’y aurait dès lois ni philosophie ni morale qui eussent leur mot à dire quand l’état a parlé; il serait même interdit de se retrancher dans quelques réserves. Voilà pourtant des nécessités auxquelles ont souscrit des philosophes et des historiens comme Strauss et Mommsen, — souscrit, c’est peu dire, ils y ont applaudi avec un enthousiasme trop vif pour être sincère. Le docteur Jacobi a seul protesté : aussi l’a-t-il expié par quelques mois de prison.

Il n’y a plus à revenir sur ces débats, qui ont donné lieu ici à des joutes brillantes; c’est une part de nos tristesses passées sur laquelle il faut jeter le linceul de l’oubli. Ce qui en persiste, c’est une nouvelle application de cette raison d’état qui du service de la politique a passé avec les mêmes formes impératives au service de l’économie politique. Il s’agit dès lors d’un des plus graves soucis du temps, de ces ligues d’ouvriers qui n’ont ni commencement ni fin, ne cessent en apparence que pour se reconstituer, ne disparaissent sur un point du territoire que pour se reproduire sur un autre. Rien de plus difficile à résoudre que le problème qui s’y pose, l’accroissement du salaire combiné avec la décroissance du travail, une rémunération plus grande en retour d’une besogne moindre; ce sont là deux termes qui semblent s’exclure, et qui, pour les patrons surtout, emportent la pensée d’une sorte d’incompatibilité. Et pourtant, dans quelque pays que l’on aille, quels que soient les groupes d’ouvriers que l’on interroge, les ateliers, les chantiers, que l’on visite, on y rencontre les mêmes prétentions, les mêmes vœux, et, quand les choses s’enveniment, les mêmes conflits. L’imitation, il est vrai, y est pour beaucoup. En général, c’est sur l’Angleterre que les autres états se règlent; les Anglais ont, dans la grande industrie, un droit d’aînesse qu’on ne saurait leur disputer; en bien ou en mal, ils font école. Émancipés les premiers, les premiers également ils en sont à chercher les termes d’une émancipation qui ne soit point abusive, et ils n’y emploient pas d’autre instrument que leur instrument familier, la liberté sans équivoque.

L’Allemagne n’y met pas la même franchise; le mot de liberté n’a pour elle qu’un sens douteux et se dénature dans les interprétations qu’on y mêle. Comme l’Angleterre, après l’Angleterre, elle a eu ses agitations d’ouvriers, ses émeutes et ses grèves. A diverses fois le marché de Leipzig en a été troublé; à Francfort, les démonstrations ont pris une violence telle qu’il a fallu les réprimer militairement. Çà et là, dans les parties mal liées du nouvel empire, éclate de temps à autre quelque suspension de travail, hier parmi les imprimeurs de la Saxe, aujourd’hui parmi les tisserands de la Silésie. Dans presque tous les cas, il y a un système en jeu, et au bout du système le nom d’un homme : pour les plus modérés, ce sera Schultze-Delitsch ; pour les plus ardens, ce sera Lasalle ou un révolutionnaire de la même catégorie. Des établissemens libres, le mal gagne les établissemens qui ont un caractère demi-officiel et vivent en grande partie des commandes de l’état, comme les forges d’Essen en Westphalie. Certes aucun atelier n’aurait dû plus que celui-là échapper à la contagion des grèves : la nature des travaux, la composition du personnel, l’habileté de la gestion, semblaient l’en préserver. C’est Essen qui, dans le cours de la dernière guerre, a fourni l’artillerie en acier fondu qui a fait si bonne figure sur les champs de bataille et dans le cours du siège. Ni la faveur officielle, ni la bonne renommée, ne manquaient donc à ce groupe de dix milita ouvriers, quand il a rompu avec ses patrons et mis en interdit pendant près d’un mois leurs forges et leurs hauts-fourneaux. Il est vrai que le salaire n’était qu’un prétexte et le déguisement d’un grief religieux, l’expulsion des jésuites, très influens et très populaires dans les provinces du Rhin.

Ainsi, en pleine veine de succès, l’Allemagne reconstituée comme empire s’est heurtée au même écueil que les grands et les petits états qui, dans les deux mondes, ont un rang en industrie. Comment a-t-elle porté ce souci, traité cet embarras, pris parti entre des prétentions difficilement conciliables? Dans les cas ordinaires, par des moyens plus évasifs que positifs, empruntés au régime prussien, des moyens de police, — dans les cas graves, par l’instrument du règne, la raison d’état. Il y a bien encore, dans les portions récemment unies à l’empire, quelques règlemens particuliers, des usages, des traditions, des tolérances locales, mais qui d’un jour à l’autre tendent à s’effacer sous le grand rouleau compresseur que la Prusse promène de frontière en frontière. Le nivellement définitif s’achèvera par les écoles et les casernes, qui tendent à supprimer de la vie d’un homme ce qu’elle a de facultatif pour y multiplier ce qu’elle a d’obligatoire. Suivons en effet le Prussien, en d’autres termes l’Allemand, et voyons jusqu’à quel point il s’appartient. A six ou sept ans, de gré ou de force, l’école le prend, et ne le lâche plus qu’à quinze. A peine a-t-il respiré librement pendant un petit nombre d’années, qu’un second engrenage le saisit, c’est le service dans l’armée. Ce service comporte pour l’individu quelques facilités d’option; mais il ne le conduira pas moins de l’armée active à la réserve, et de la réserve aux diverses catégories de la landwehr et de la landsturm. Les années s’écoulant, les noms et les uniformes changent, mais à tout degré l’assujettissement persiste; l’Allemand arrive ainsi presqu’aux confins de la vie, toujours dans les mains de l’état et debout au premier roulement du tambour.

Que ces habitudes constituent un progrès dans la marche des civilisations, c’est très contestable; mais la question n’est pas là. Il s’agit des ouvriers et des agitations d’ouvriers en vue d’obtenir de meilleurs salaires. Or il n’est indifférent ni pour les patrons, en butte à es querelles d’intérêt, ni pour les gouvernemens, obligés parfois d’y intervenir, que les ouvriers aient, pendant de longues années, appris à obéir en d’autres circonstances et pour d’autres motifs, qu’ils se soient formés à la rude école de la discipline. La preuve est acquise qu’avec ces élémens et dans ces conditions les grèves sont plus courtes, plus inoffensives, et qu’elles cèdent en général aux premiers arrangemens. Nulle part de ces violences qui vont jusqu’à effusion de sang, de ces processions turbulentes qui dévastent les parcs, comme à Londres, ou de ces actes odieux qui déshonorent l’industrie comme à Sheffield. Comme surcroît de garanties, l’Allemand professe un respect pour la police, qui semble en déclin à peu près partout, et, quels que soient ses griefs, il se renferme dans une protestation silencieuse. Voilà des qualités qui ne sont pas communes, et qui permettent d’agir sur ce peuple par des voies appropriées à son tempérament, le plus égal que l’on connaisse. L’Anglais a des colères, le Français des caprices qui trompent tous les calculs; l’Allemand reste en tout point et en tout temps conforme à lui-même; il sait se contenir quand il sent le plus vivement, et réfléchit avant d’agir. On conçoit dès lors à quel point lui répugne tout ce qui est révolte et défaut de concours; il a tellement et si longtemps subordonné sa volonté à celle des autres, qu’il évite toute occasion d’en ressaisir l’exercice : c’est une exception; il a hâte d’en sortir.

Pourtant ce tableau a quelques ombres. L’Allemand est docile, mais il est raisonneur. S’il obéit, c’est à la condition qu’on lui démontrera qu’il est fondé à obéir, et que rien ne manque à la démonstration. Cette tâche est dévolue à ses docteurs, et Dieu sait s’ils abondent. Au sujet des agitations d’ouvriers, ils se sont comptés un jour aux conférences d’Eisenach. Le lieu était bien choisi. Eisenach appartient à cette partie du grand-duché de Saxe dont Weimar est le chef-lieu. Longtemps l’Allemagne littéraire et philosophique en fit son siège de prédilection. On y voyait réunis au début de ce siècle, sous les auspices de la princesse Amélie, Goethe, Schiller, Herder et Wieland; c’est dans le voisinage d’Eisenach que se trouve le vieux château de Wurtzbourg, résidence des landgraves de la Thuringe, qui servit d’asile à Luther quand les foudres du saint siège l’eurent frappé, et que la diète de Worms l’eut, mis au ban de l’empire. On dit même que ce fut là qu’il commença la traduction de la Bible. Que de souvenirs chers à des Allemands et quel meilleur siège donner à des conférences sur les intérêts populaires ! Rendez-vous fut donc pris à Eisenach vers la fin de l’automne dernier, et on y vit successivement arriver de toutes les parties de l’Allemagne les hommes qui par leurs études, leurs fonctions, leur nom et leur autorité étaient le plus naturellement désignés pour donner à ces conférences un tour et un dénoûment significatifs. La réunion était compétente; elle aurait pu aboutir à un peu de bien, si elle avait eu le ferme désir de tenir un langage sincère au lieu d’un langage de convention. On va voir que c’est eu ce point qu’elle a surtout failli.

I.

Lorsqu’à Eisenach les membres de la réunion se trouvèrent au complet, ils étaient cent cinquante environ, professeurs, députés du Reichstag, publicistes et fonctionnaires. De ce nombre, quelques noms se détachent ; parmi les professeurs, MM. Wagner de Berlin, Schmoller et Mayer de Halle, Held de Bonn, Grosler de Rostock, Friederich d’Eisenach, Brentano, Hildebrand, — parmi les députés du Reichstag, MM. Von Wedel, Sombart et Eberty, — parmi les fonctionnaires, M. Engel, conseiller privé et chef du bureau de la statistique, — parmi les publicistes, MM. Max Hirsch et Franz Duncker. Un membre du Reichstag, M. Gneist, avait été nommé président; quelques secrétaires lui étaient adjoints, et dans le nombre les plus jeunes et les plus intelligens d’entre les industriels qui faisaient partie de la conférence. Somme toute, ni les lumières, ni une certaine indépendance, ne manquaient à ces savans, et dans son discours d’ouverture le professeur Schmoller ne manqua pas d’indiquer dans le sens de quelles doctrines cette indépendance allait s’exercer. Emporté d’un beau zèle, à qui s’en prit il? A l’école de Manchester, c’est-à-dire à la plus large expression de la liberté; mais il faut citer ses paroles. « La lutte, dit-il, aujourd’hui engagée entre le capital et le travail, le danger encore lointain et cependant manifeste d’une révolution sociale, a depuis quelques années ébranlé dans bien des esprits la confiance trop absolue qu’on accordait aux idées économiques de l’école de Manchester. » Voilà une exécution sommaire dont ni Adam Smith, ni Jean-Baptiste Say, ne se relèveront. Détruire, soit; mais alors que fonder? La conférence d’Eisenach n’est point à court, et dit carrément leur fait aux gens de Manchester et à leurs pareils. A. la liberté de l’Angleterre, elle préfère la discipline de la Prusse. Écoutez. « Les organisateurs de la conférence, ajoute le discours d’ouverture, ne veulent ni mettre sur un piédestal le droit individuel, ni faire de l’état une puissance tyrannique dévorant tout; au lieu de considérer l’état comme un mal nécessaire, ils le regardent comme un instrument moralisateur, comme un pouvoir bienfaisant destiné à intervenir dans cette guerre des classes où l’égoïsme se donne libre carrière sous nos yeux. L’état, dans son propre intérêt, dans l’intérêt général, doit protéger les faibles contre les forts. »

Voilà bien, dans toute sa candeur, l’économie politique allemande : l’état arbitre dans la guerre des classes et protégeant les faibles contre les forts. Croirait-on que de telles professions de foi aient exposé les hommes qui les débitent si résolument à des soupçons sur le fond de leur pensée et à des qualifications malsonnantes? Il faut le croire, car le discours d’ouverture exhale là-dessus une plante. « Ceux, y est-il dit encore, ceux qu’on appelle ironiquement les socialistes de la chaire ne prétendent pas renverser la science : ils reconnaissent les faits existans; ils ne s’élèvent pas contre la liberté des coalitions, mais ils réclament une enquête officielle sur le problème social, une législation sur le travail dans les manufactures, un inspectorat dans les fabriquer, une banque d’assurances contrôlée par l’état à l’usage des ouvriers. » Suit la nomenclature, et elle est longue, de tout ce que l’état pourrait bien faire encore pour les classes qui vivent d’un travail manuel, des soulagemens à apporter à leurs misères, des institutions de prévoyance et de mutualité dont elles ont toujours éprouvé les bons effets, enfin, quand les grèves éclatent, des calmans qu’il convient de leur administrer pour combattre ces accès intermittens de la fièvre révolutionnaire, — le tout applicable aux provinces originaires comme aux provinces annexées, aux anciens comme aux nouveaux sujets de l’empire.

Tel est ce discours d’ouverture, où se résume la doctrine, si doctrine il y a, de ce que l’on nomme en Allemagne « les socialistes de la chaire. » Ce socialisme a le tort de ressembler à celui qui a prévalu en France dans le cours du dernier règne; il est trop officiel pour réussir auprès des ouvriers. Qui ne se souvient du temps où chez nous aussi l’empereur se présentait aux ouvriers les mains pleines de faveurs, prêt à les répandre sur eux, s’ils consentaient à les recevoir de lui? Aucun de ces essais n’a bien tourné. Les courtisans, qui sont toujours et partout les mêmes, veulent recommencer l’épreuve avec un autre empereur et sur les mêmes données, qui sont celles-ci : un homme gardant le dernier mot, et la raison d’état jugeant tout en dernier ressort. La chance au-delà du Rhin sera-t-elle meilleure? C’est à voir, et dans tous les cas ce ne sera qu’accidentel. Ni les hommes, il est vrai, ni les circonstances ne se ressemblent : l’Allemand est plus maniable que le Français, et l’empereur d’Allemagne a aux yeux de ses peuples un prestige récent qui manquait au nôtre; mais dans tout cela, quelque fond qu’on y fasse, il y a pourtant quelque imprévu. La couronne peut changer de main, la politique et la guerre, jusque-là si heureuses, peuvent dégénérer, enfin les défis successifs jetés à l’équilibre de l’Europe peuvent trouver un terme, et à ce moment, hors de toute influence accessoire, un peu de clarté se fera. Il sera aisé de reconnaître qu’il y a tout avantage à dégager l’état des attributions parasites dont on l’a longtemps surcharge, et qui alimentent, sans profit pour personne, la série de nos assujettissemens et l’échelle de ses responsabilités. L’ouvrier comme individu ou les ouvriers comme groupe auront un jour à pourvoir eux-mêmes à leurs arrangemens sans que l’état ait à intervenir autrement que pour déférer aux tribunaux tout ce qui peut ressembler à des violences ou à des sévices.

C’est du reste l’instinct profond des ouvriers de tous les pays et de toutes les branches d’industrie de ne s’en remettre désormais à personne pour régler le prix de leur travail; ils ne comptent plus que sur eux-mêmes. Là où l’état s’impose soit par des pressions indirectes, soit par des injonctions directes, ils se résignent, sauf à prendre leur revanche quand ils en trouvent l’occasion. On s’en convaincra mieux en passant en revue les questions qu’ont successivement posées les conférences d’Eisenach et les développemens que leur ont donnés les orateurs. Ils tiennent pour acquises les concessions que la loi et la coutume ont accordées aux ouvriers, c’est là probablement ce que l’on nomme le socialisme des hommes de la chaire; mais s’agit-il de conclure, ces concessions s’anéantissent par des corrections contradictoires, et ce socialisme aboutit à une sorte d’effacement administratif. Il n’est pas de droit qui ne cède quand le nom de l’empereur se met de la partie. C’est dans cet esprit qu’on a examiné la loi sur le travail dans les manufactures, les ligues d’ouvriers et les grèves qui en sont la suite, tout ce qui se rattache au prix du salaire et à la durée de la journée, les divers modes des règlemens et la nature des rapports avec les patrons. Un fait à remarquer, c’est que l’Allemagne, qui dans plusieurs sciences a fait preuve d’originalité, n’a pas de science propre en économie politique. Tous ces problèmes que nous venons de rappeler sont ceux que l’Angleterre a depuis le début de ce siècle mis en circulation et dans une certaine mesure a fait pénétrer dans les lois et dans les mœurs. L’Allemagne en est encore à les agiter spéculativement, et, tout en raillant l’école de Manchester, elle lui emprunte toutes ses formules.

C’est le professeur Brentano qui, comme rapporteur, a résumé le débat sur le travail dans les manufactures. Naturellement c’est surtout de l’emploi des enfans qu’il s’est agi. Le professeur a tellement peur qu’on abuse d’eux qu’à peine promet-il que l’on en use. Voilà l’écueil ordinaire de ces sortes de discussions, quand elles se passent entre hommes qui n’ont pas mis la main à l’œuvre, cherchent surtout l’effet et veulent se distinguer par des excès de zèle. La déclamation se met alors de la partie et nuit aux causes que l’on prétend servir. Ce qui frappe dans le rapport de M. Brentano, c’est un luxe de précautions pour que l’enfant sous aucun prétexte ne soit distrait de l’école, et que la manufacture lui prenne le moins de temps possible. On dirait que la manufacture n’est qu’un hors-d’œuvre, et qu’à y tenir sa place l’enfant déroge; c’est pourtant la manufacture qui lui donne un salaire et lui apprend son métier; mais qu’importe à un professeur? Non-seulement il réglera l’âge de l’entrée des enfans, le nombre d’heures de leur travail, les heures de repos, mais il voudra que ces heures soient fixées par des moyens réguliers et des horloges autorisées, et cela avec une précision telle qu’aucune erreur, aucun abus, ne soient possibles; ainsi seulement on aura la garantie qu’aucune minute n’est dérobée à l’école. Ce n’est pas tout aux yeux de M. Brentano; la surveillance des enfans dans les manufactures ne lui suffit pas, ne le contente pas : il veut que cette surveillance accompagne l’enfant à sa sortie et chez ses parens ou tuteurs, qu’aucun de ses actes n’y échappe, qu’il n’ait du matin au soir ni un écart ni une distraction, pas même une occupation supplémentaire. De là les propositions suivantes : 1° qu’il manque à la législation allemande sur les manufactures, pour répondre aux besoins existans, une mise en œuvre effective par des employés de l’état à titre fixe, 2° que cette législation a besoin d’interdictions plus larges s’appliquant aux heures du travail et une observance plus stricte des règles scolaires, qu’elle doit en outre s’étendre à toutes les branches d’activité industrielle où se produisent des inconvéniens analogues, 3° enfin qu’elle doit s’appliquer aux femmes mariées avec les distinctions qui seront nécessaires.

Sauf les minuties, il n’y a rien dans tout cela qui n’ait été depuis longtemps consacré par les monumens de la législation anglaise. Les Allemands, pour remplir leur programme, n’auraient qu’à les copier : ces monumens remontent très haut dans le siècle et ne s’arrêtent qu’à des années récentes. Ainsi c’est en juin 1802 que le premier sir Robert Peel présenta le bill célèbre qui limitait le travail des femmes et des enfans sous certaines conditions, dans certaines filatures. En 1833 paraît le premier des factories act (actes sur les manufactures), acte complet et efficace qui abaisse de vingt et un à dix-huit ans la limite d’âge pour le travail de nuit et étend l’intervention de la loi à toute espèce de filatures mues à la mécanique. Au-dessous de dix-huit ans, le travail est limité à douze heures avec une heure de repos, en tout soixante-neuf heures par semaine. La loi assure à ses protégés le repos du dimanche et des jours fériés; elle pose le principe salutaire que l’enfant auquel ses parens demandent un travail manuel avant l’âge de treize ans a droit, en échange, à une certaine instruction, et elle établit en sa faveur l’instruction obligatoire; enfin elle assure sa propre efficacité par la création d’inspecteurs spéciaux des manufactures.

Depuis ce premier acte, qu’on peut appeler fondamental, une série de dispositions est venue, d’année en année, en assurer les effets, en combler les vides et en étendre les applications : en 1842, la loi qui règle la tenue des travaux souterrains et la police des mines, — en 1844, un second factories act qui élargit et fixe mieux les termes du premier. A une inspection insuffisante, la loi substitue alors une inspection sérieuse appuyée par des sous-inspecteurs et fortifiée par un bureau central qui doit recevoir avis de la fondation de toute nouvelle fabrique; en même temps, elle impose à certaines industries quelques précautions sanitaires soit pour l’aérage, soit pour la surveillance des machines. D’autres modifications sont également ordonnées. L’âge auquel les enfans peuvent travailler est abaissé de neuf à huit ans, mais en retour leur journée est réduite à six heures et demie ou sept heures, à moins qu’ils ne travaillent qu’un jour sur deux, auquel cas le jour de travail peut être de dix heures. En 1847, une dernière loi, que l’on a nommée le bill de dix heures, prescrit qu’après le 1er mai 1848 les femmes et les garçons au-dessous de dix-huit ans ne pourront travailler dans les factories que dix heures par jour ou cinquante-huit heures par semaine. Cette loi, qui d’abord ne touchait qu’une portion des ateliers, s’est étendue par la force des choses à tous les adultes, si bien qu’on peut aujourd’hui la regarder comme d’application générale dans toutes les populations des fabriques. On a en outre adjoint successivement à la nomenclature du bill d’origine des ateliers qui n’y figuraient pas: en 1860 les teintureries, en 1861 les fabriques de dentelles, en 1862 le blanchissage en plein air, en 1863 les toileries, les draperies, puis les boulangeries, en 1864 l’emballage, en 1865 les poteries, les manufactures de papiers peints, de capsules, de cartouches, d’allumettes, etc.

Cette série d’objets comprenait à peu près toute la grande industrie; restaient la moyenne et la petite : une fois l’instrument de surveillance créé, il n’en coûtait rien pour ainsi dire de s’étendre jusque-là. Dans cette intention, un bill de 1867, au lieu d’introduire une à une de nouvelles industries dans les cadres de l’inspection, dispose que tous les établissemens où l’on fond les métaux, où l’on fabrique des objets en métal, en caoutchouc, où l’on produit du papier et du verre, où l’on fabrique le tabac, où l’on imprime et où l’on relie, seront désormais considérés comme factories, puis, sans autre spécification, que tout établissement. quelle que soit son industrie, qui emploie plus de cinquante ouvriers dans une ou plusieurs maisons sera soumis aux mêmes prescriptions. Cette mesure n’était qu’une préparation pour mieux passer du travail en atelier à ce que nous nommons en France le travail en chambre. Une seconde loi de 1867 y pourvoit et règle la condition des work-shops qui semblent représenter assez exactement ce genre de travail, c’est-à-dire, aux termes du bill, « tous les établissemens où des femmes et des jeunes gens de moins de dix-huit ans auxquels l’état accorde une protection spéciale travaillent pour un patron. » Ici pourtant il avait fallu pour l’exercice de la surveillance transiger avec les coutumes. Les autorités locales étaient chargées de l’exécution de la loi et les inspecteurs de l’état avaient dû s’effacer devant des inspecteurs particuliers pris un peu au hasard et médiocrement payés. Les abus ne se sont pas fait attendre; il y a eu des plaintes, et le parlement en a été saisi; on a comparé les résultats entre l’inspection publique et l’inspection privée; cette dernière paraît avoir été condamnée. Il semble décidé que l’exécution des lois protectrices ne souffrira plus de disparates, qu’elle sera confiée aux mêmes personnes et retirée aux autorités locales, qui se sont montrées incapables d’y veiller.

Voilà du moins une chambre qui a quelque souci de ses prérogatives et ne recule devant aucune des difficultés de sa tâche. S’agit-il de protéger les faibles, elle en vient à bout par le seul jeu des institutions, tant elle les manie avec souplesse et habileté. Les hommes de cette trempe ne se donnent pas à un maître; ils se suffisent et suffisent à tout. C’est sur eux que les docteurs d’Eisenach devraient prendre exemple pour introduire dans leurs lois sur les manufactures cette suite de sanctions qui ont amélioré la loi anglaise et en font aujourd’hui un code complet. C’est également à eux qu’ils devraient faire des emprunts pour pacifier les différends qu’occasionne le règlement des salaires, et qui sont pour les parties en présence un dommage sans compensation. L’Allemagne n’a encore à choisir, dans le cours de ces incidens, grèves, coalitions, suspensions de travail, qu’entre les violences de Lasalle et les tempéramens de Schultze-Delitsch. Longtemps aussi l’Angleterre n’y opposa qu’une arme, celle du talion ; à la désertion des ateliers, elle répondait par le congédiement forcé des ouvriers. De part et d’autre, on allait ainsi au pire jusqu’à ce que, de guerre lasse, vainqueurs et vaincus en vinssent à une capitulation onéreuse pour tous les deux. Dieu sait quelle somme de temps er. d’arg nt s’est ainsi dépensée, et chaque jour se dépense encore ! Un moment arrive toujours dans ces conflits de classes où les débats d’intérêt se changent en débats de vanité, les plus acharnés et les plus implacables de tous.

S’est-il produit là-dessus à Eisenach quelque idée nouvelle, quelque moyen de conciliation doué de quelque venu? Nullement. La conférence déclare, il est vrai, que la liberté des coalitions est désormais hors d’atteinte; mais, quand il s’agit de définir la coalition même, de fixer la limite où, devenue abusive, elle voit son caractère s’altérer et son droit s’éteindre, la conférence balbutie, et n’a plus ni le même aplomb, ni la même fermeté d’accent. L’hésitation persiste au sujet des associations d’ouvriers et des tolérances légales que le régime allemand leur accorde; autant d’orateurs, autant d’opinions souvent contradictoires. Ceux-ci penchent pour le système de coopération ou, pour parler plus clairement, de participation des ouvriers aux bénéfices des patrons; ceux-là ne voient dans cet arrangement qu’un avantage précaire où l’ouvrier est à chaque inventaire à la merci du maître qui le paie et doute plus ou moins de la sincérité des comptes qu’on lui rend, — controverses souvent reprises, jamais vidées, et qui sont destinées à mourir où elles sont nées, d’ms les brouillards de la spéculation. C’est là d’ailleurs que les Allemands se plaisent; ils aiment mieux discuter que conclure, et multiplient les opinions afin de n’avoir pas à s’expliquer sur les faits.

Les Anglais aiment mieux les faits, et sur ces deux points encore, — les unions des corps de métier et les grèves d’ouvriers, — ils donnent le branle au monde industriel. En réalité, il n’est point d’acte d’émancipation, en matière de travail manuel, dont ils n’aient été les initiateurs et les poursuivans infatigables. L’Europe étouffait encore sous l’étreinte des corporations, que déjà ils s’en étaient affranchis. A la fin du siècle dernier, la loi déclarait illicite, quel qu’en fût l’objet, toute société qui se composait de plusieurs branches correspondant entre elles, et en 1817 un bill nouveau soumettait à des restrictions sévères toute réunion de plus de 50 personnes. C’eet le point de départ, la date du sédition meeting act. En 1824, cet échafaudage, debout de temps immémorial, tombe par le fait seul d’une dénonciation individuelle. Joseph Hume présente une motion au parlement pour demander l’abrogation de la loi qui punissait les ouvriers pour s’être entendus avec l’intention de se mettre en grève ou pour obtenir d’une manière quelconque une élévation de salaires. Il signale les abus et les inconvéniens de cet interdit jeté sur la faculté qui doit être laissée à tout homme de disposer de ses bras, il démontre les avantages qui naîtraient du système contraire, c’est-à-dire de l’usage licite de la liberté. La discussion fut ardente, mais sérieuse et élevée; le bon sens et la justice l’emportèrent sur les intérêts et les préjugés dominans. Ce fut toute une révolution. L’expérience la justifia dès le début, et les faits, en se succédant, ont confirmé la vertu du principe. Depuis ce temps, les Anglais ont appris à trouver le point précis qui doit séparer les actes permis des actes délictueux, et leur législation a eu pour but de ne jamais léser la liberté des uns en étendant celle des autres. C’est ainsi qu’ils ont su définir à la fois les droits des patrons en regard de ceux des ouvriers, et en même temps les droits plus délicats et plus difficilement saisissables des ouvriers entre eux. Ici encore le temps et l’étude ont apporté de grandes améliorations à la première ébauche, et l’on peut suivre, dans le cours du siècle, le parlement se rectifiant et se complétant lui-même dans cette œuvre d’émancipation.

Les premières retouches ne datent pourtant que de 1859, c’est-à-dire après une expérience de trente-cinq ans. Il s’agit alors de s’accorder sur un détail qui dans le cours des grèves donnait lieu à des interprétations variables. La loi de 1824 détendait aux ouvriers en grève de molester ou d’entraver dans leurs travaux les camarades qui ne voulaient pas se joindre à eux. Que fallait-il entendre par ces mots? La loi de 1859 les définit et les restreint de la manière suivante : « les sollicitations pacifiques et raisonnables ayant pour but de persuader à d’autres, sans aucune menace ni intimidation directe ou indirecte, sont déclarées légales. » En 1867, nouvelle difficulté d’interprétation à propos d’une grève de tailleurs. Cette fois la difficulté concerne des ouvriers et des maîtres. De part et d’autre, il est question d’une mise à l’index; pour les ouvriers, c’est l’équivalent de ce que notre code nomme des damnations, et ce que les Anglais désignent par le picketing et le rattening, ce qui veut dire les cordons de surveillance établis autour des ateliers des patrons ou le vol des outils commis au préjudice des ouvriers qui se refusent à entrer dans une grève; pour les patrons, c’est l’usage des black list, des listes noires qui impliquent un refus de travail pour les ouvriers qui y figurent. Dans ce conflit, ce n’est pas la loi, c’est la jurisprudence qui en a décidé; dans les deux cas, au banc de la reine et aux assises, elle a donné gain de cause aux patrons. Enfin le 29 juin 1871, le même jour où fut voté le bill qui donna aux trades-unions (unions de métiers) une existence légale, survint un autre bill qui en était comme la garantie. Le parlement sentit en effet qu’en reconnaissant officiellement ces puissantes organisations il convenait d’assurer une protection plus efficace aux individus isolés qui refusent de s’y associer. Des exemples nombreux tendaient à établir qu’il y avait lieu de les protéger sérieusement contre la pression morale de leurs camarades. Tel est l’objet de ce bill, où les menaces, les violences, le rattening, le picketing, sont définis de la manière la plus précise et punis de façon à en prévenir le retour.


II.

Si maintenant, du milieu de ces réformes législatives accomplies dans l’intérêt des ouvriers, on veut dégager ce qui appartient à juste titre aux Allemands, c’est M. Schultze-Delitsch que d’abord on rencontre, un homme de bien et un esprit porté aux découvertes. Il n’y a plus à rappeler celle qui a honoré son nom, les Genossenschaften, sortes de banques de prêt ou de sociétés coopératives qui ont fait le tour des provinces allemandes ; M. Schultze-Delitsch est sur la voie d’une autre fondation, les Gewerkvereine, qui seraient pour l’empire d’Allemagne l’équivalent des trades unions, et prendraient ainsi une consistance légale. Le Reichstag en a été saisi, et a nommé une commission pour l’examen du projet, ; la conférence d’Eisenach s’en est également occupée. La commission du Reichstag en adopte les dispositions principales ; un seul changement a été demandé, le même qui a partagé la commission de la chambre des communes : c’est celui qui interdit aux trades-unions de consacrer aux grèves les fonds rassemblés dans un autre dessein. En revanche, la conférence d’Eisenach a maintenu la rédaction de M. Schultze-Delitsch. Il convient d’ajouter qu’en dernier lieu le parlement anglais est revenu sur cette clause, à cause des difficultés de l’exécution.

Un autre point sur lequel l’attention du Reichstag a dû se porter est l’arrangement amiable des grèves. Diverses combinaisons ont été mises en avant : les unes reposent sur une participation aux profits, les autres sur un arbitrage dans des conditions déterminées. L’arbitrage est surtout en faveur auprès des députés, et la conférence d’Eisenach a dû faire une grande place à ce grave sujet. Parmi les combinaisons qui ont obtenu le plus d’accueil est celle qui constituerait une sorte de conseil mixte composé en nombre égal d’ouvriers et de patrons, et départagés par un président désintéressé dans ces questions, mais investi d’une magistrature locale. À ces conditions, la sentence rendue devrait obliger les contendans. Le choix des arbitres ne se ferait pas d’ailleurs indistinctement et au hasard : pour les patrons comme pour les ouvriers, il y aurait des élections de corps, et les pouvoirs devraient être renouvelés chaque année. Les parties engagées dans le différend pourraient en outre exercer des récusations limitées en nombre et sérieusement motivées. On aurait ainsi de véritables tribunaux, fondés à rendre leurs décisions exécutoires toutes les fois que leur arbitrage aurait été accepté par le fait de la délégation qui les constitue. Il serait à désirer qu’un de ces projets aboutît à une sanction définitive ; aucun intérêt n’est plus urgent que cette pacification des industries. Peut-être y arriverait-on également dans les ateliers où les prix ne subissent pas de fortes variations par l’adoption des tarifs délibérés en commun, et qui resteraient en vigueur pendant un temps déterminé.

Il nous reste à toucher une dernière question, où la conférence d’Eisenach ne s’est inspirée que d’un intérêt allemand, et où elle n’a pas eu à prendre des leçons de l’Angleterre : c’est la question des loyers. Au fond, aucun principe n’est ici engagé, du moins s’est-on bien gardé d’en engager aucun. Le débat n’a porté que sur un fait local, particulier aux grandes villes allemandes, principalement à Berlin. On sait quelles réclamations y a dernièrement soulevées le renchérissement des loyers par suite d’un accroissement soudain et peut-être excessif de la population. La Prusse, devenue le centre d’un empire, supporte les conséquences de ses nouvelles grandeurs; elle a si largement étendu ses conquêtes, elle s’est si brusquement arrondie, qu’il faut, bon gré mal gré, qu’elle donne d’autres proportions à l’enceinte de sa capitale. De toutes parts lui arrive un surcroit de cliens; il faut les loger, pourvoir à ce besoin imprévu, et de telle façon que ceux qui sont nantis n’aient pas à souffrir de l’affluence de ceux qui sont à nantir, que pour tous la dépense à faire ne soit point au-dessus des ressources, et qu’on leur donne aussi économiquement que possible des logemens appropriés à leur condition. C’est là un problème qui n’est ni simple ni facile à résoudre, d’autant moins facile et simple que la population dont il s’agit est des plus remuantes que l’on connaisse, et que l’intérêt même de l’empire, c’est-à-dire la raison d’état, qui est souveraine, est en jeu dans la solution à intervenir. Voilà sous l’empire de quelles circonstances la question se présentait aux conférences d’Eisenach et à quelles conditions elle pouvait tenir convenablement sa place dans le programme tracé par des mains officielles.

Pour bien en marquer la provenance, ce fut M. Engel, conseiller privé, qui l’introduisit, mais il céda presque sur-le-champ la parole au député Wagner, qui eut les honneurs de la discussion. La thèse était familière à ce député du Reichstag ; il l’avait agitée, pour se former la main, dans une lettre publique adressée à M. Oppenheim, le banquier probablement, et lui avait donné des proportions et une forme singulières. Après avoir insisté sur l’importance des devoirs que venaient de créer à la capitale de l’empire une situation nouvelle dans l’histoire et la nécessité d’élever des constructions qui fussent en rapport avec ses destinées, il n’aboutit à rien moins qu’à la demande d’une expropriation générale des propriétaires urbains par la commune ou par l’état. D’après lui, ce moyen était le seul qui permît d’apporter quelque harmonie dans les plans et quelque économie dans la dépense, d’adapter à chaque classe de la population et presqu’à chaque ménage le logis qui lui convenait en tenant compte des habitudes, des goûts et des fortunes. Comme on le pense, une semblable proposition ne manqua pas de contradicteurs ; l’auteur lui-même se vit obligé de battre en retraite devant son œuvre et de la tempérer par toute sorte de commentaires conditionnels, ce qui fit dire plaisamment au député de Wiesbaden, M. Karl Braun, comme résumé du débat : « Chacune des idées émises par le professeur Wagner est comme un buffle farouche ; heureusement le buffle porte un anneau dans le nez et un enfant pourrait le mener à l’étable. » Cette fois encore le buffle fut mené à l’étable ; le professeur Wagner se résigna à comprendre que la Prusse n’est pas mûre encore pour s’identifier aux imaginations de Charles Fourier, et qu’on viendra difficilement à bout de convertir Berlin en un vaste phalanstère.

On le voit, quand l’économiste allemand se sent hors de la raison d’état, il perd le juste sentiment des choses et tombe volontiers dans les fantaisies. Celle-ci est d’une gaîté douce qui ne peut amener aucun orage ni troubler aucune opinion. Elle donne pourtant à penser sur l’état de la science en Allemagne, si elle a été prise au sérieux par l’auteur, et n’est pas une raillerie à l’adresse de nos constructeurs de capitales. Dans tous les cas, le nom même que porte l’économie politique dans les universités situées au-delà du Rhin suffirait pour la rendre suspecte ; on la comprend dans une rubrique qui sonne mal, celle des sciences de l’état, l’équivalent de sciences administratives. Or l’économie politique est une science de principes plutôt que de faits, de discussion plutôt que d’administration. L’étiquette est donc fausse et n’a pas peu contribué à troubler les jugemens qui en ont été portés chez nos voisins. Un homme surtout a mis son talent, qui était réel, à propager cette équivoque non-seulement en Allemagne, d’où il fut injustement banni pour ses opinions politiques, mais dans les États-Unis d’Amérique, où il séjourna pendant un long exil. C’est le docteur List, né en Souabe, et qui, dans un traité en deux volumes, a donné à ces sciences de l’état ou soi-disant telles un air de parenté avec l’économie politique, et a essayé d’élever autel contre autel. Cette confusion, les disciples de List, mort depuis longtemps, l’ont maintenue et mise au service de l’idée historique allemande, introduite dans les gymnases et dans les chaires, si bien qu’aujourd’hui elle fait partie de l’existence en commun de ces provines confondues par la guerre, et ne peut pas plus s’en détacher que le casque à pointe et l’hymne du Valerland.


LOUIS REYBAUD.