La Poésie populaire et le Lyrisme sentimental

Société du Mercure de France (p. 3-205).

ÉTUDES SUR LA POÉSIE NOUVELLE

ROBERT DE SOUZA

La

Poésie Populaire

et le

Lyrisme Sentimental

PARIS

SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE

XV, RVE DE L’ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV

M DCCC XCIX


PRÉFACE

Depuis dix à quinze ans, la renaissance poétique qui d’année en année s’élargit, infiniment diverse et audacieuse, est une des plus légitimes qui se soient produites en France. Mais durant les mêmes lustres, un nombre considérable d’esprits critiques, souvent pénétrants, n’apparurent que pour écarter avec une vigilance méticuleuse des jardins publics où elle se pouvait révéler cette nouvelle et libre fleuraison. Théoriquement, on s’occupa maintes fois des idées et de la technique, pour ne point les approfondir d’ailleurs, pour ne jamais dissocier les trois ou quatre familles qui donnent naissance aux plus différentes variétés. On s’occupa aussi beaucoup plus des gestes que des œuvres, en ayant soin ’de confondre celles-ci avec ceux-là. Lorsque, du reste, quelque attention aux œuvres était accordée, cela provenait presque toujours d’une provocation, fût-elle académique, étrangère à l’œuvre même. Puis une attention un peu sérieuse ne se porta que sur les espèces qui présentaient avec les anciennes les caractères les moins dissemblables. Leur admirable ténacité, les lentes victoires de leurs revues, de leurs éditions sur l’opposition systématique des revues, des éditeurs, valurent aux poètes, seulement ces dernières années, et malgré les délicats nombreux qu’ils groupèrent, d’être traités par les critiques avec l’heureuse distance qui sépare le rire du sourire.

La difficulté pour n’importe quelle humanité de renoncer à la moindre de ses habitudes peutelle expliquer un pareil fait ? Notre histoire littéraire témoigne-t-elle que, devant une rénovation aussi considérable peut-être dans toute son étendue que le romantisme même, les Zoïles, jamais, aient marqué leur hostilité d’un silence aussi brutal ? Nous ne le pensons pas.

Aux reproches qu’on leur adressa, ils répondirent que le critique était avant tout un moniteur, qu’il se devait seulement d’avertir l’écrivain de ses fautes, d’éviter au public d’être dupe, de se taire par indulgence. En somme, ils s’interposaient : levée d’écrans devant les mains qui se tendent au feu.

Rien de moins admissible. L’évidence ne commande-t-elle pas de reconnaître qu’il faut laisser toute production nouvelle créer d’elle-même l’atmosphère dont elle doit vivre, qu’il faut avant tout pour cela, simplement, L’exposer. Si les œuvres du passé sous la déformation des siècles réclament parfois une de ces interventions monitrices presque toujours moins utiles du reste que néfastes, pour les œuvres de son temps le critique doit être plutôt un annonciateur qu’un moniteur. Il ne sera juste et fécond dans ce dernier rôle que suivant l’éclat du premier. On le suppose tremblant d’une angoisse sans cesse fervente pour la beauté, infatigable veilleur penché de la plus haute des hunes cherchant à sauver de l’inconnu les malheureux qui ne disparaissent point sans, dans l’effort suprême d’un bras crispé, dresser leur œuvre au-dessus des eaux. On le Suppose…

Ainsi en face d’une florescence de poésie originale si abondante, entre tant de richesse et le public, une aridité peu franchissable s’étendit : la critique négative. Devant ce désert les gens clament : « Quand apparaîtra donc LE poète ? Où est donc LE chef-d’œuvre ? » car cette sécheresse de la critique leur permet à peine de voir au loin comme un mirage la force et l’étendue de la végétation nouvelle.

Puis, avouons-le, nous ne connaissons pas Le poète. Aucun temps ne l’a connu. Jamais un poète n’a pu, seul, remplir jusqu’au bord la petite âme la plus humble. Jamais la poésie, et nous l’entendons bien dans son expression d’art, n’a dépendu du surgissement D’un poète. Elle naît de l’union de toute une classe d’esprits ou meurt de leur éloignement, dédaignée d’un âge ou sa reine, malade ou renaissante. Et ceux qui toujours attendent Le Poète sont ceux qui ne voient jamais La Poésie. Mais nous connaissons Les poètes, nous savons qu’ils existent autant les uns par les autres que par eux-mêmes, que Lamartine éthérise Hugo, que Vigny ennoblit Musset, que Baudelaire creuse Gautier, que Verlaine allège Leconte de Lisle, que la poésie enfin est cette sœur admirable qui, de ses mains pures, à travers les siècles ou dans le même temps, et des plus humbles aux plus illustres, sait faire la chaîne des frères ennemis. Et les poètes aujourd’hui forment des familles dont la vitalité, à la fois diverse et concordante, est près d’égaler peut-être en originalité créatrice les époques les plus généreuses.

Quant au chef-d’œuvre, avouons-le encore : nous l’ignorons. Nous savons que le reculement des âges érige, selon des perspectives souvent trompeuses, le chef-d’œuvre, c’est-à-dire l’œuvre dominatrice qui pour des yeux lointains nivelle autour d’elle les œuvres d’un temps ; mais nous croyons que des contemporains ne la peuvent, heureusement sans doute, discerner. Seulement nous connaissons des œuvres belles, et dont la beauté est d’autant plus personnelle et agissante qu’elle provoque la naissance d’une beauté contraire. Nous croyons ainsi que, lorsque en moins des six dernières années ont paru (pour ne citer que des œuvres vraiment neuves, indépendantes chacune, de forme et de fonds, d’une perfection, suivant les goûts, inégale peut-être, mais œuvrestypes) des poèmes comme Tel Qu’en Songe et L’homme Et La Sirène de M. Henri de Régnier, comme Les Campagnes Hallucinées et Les HeuRes Claires de M. Emile Verhaeren, comme La Clarté De Vie de M. Francis Vielé-Griffin, comme Le Livre D’images de M. Gustave Kahn, comme Entrevisions de M. Charles van Lerberghe, comme Les Quatre Saisons (dont on ne connaît, il est vrai, encore que d’importants fragments) de M. Stuart Merrill, nous croyons ainsi qu’une telle gerbe d’oeuvres, choisies parmi tant d’autres notables, mérite plus que l’attention des fervents de toute fraîche beauté.

C’est à travers les poètes, à travers les œuvres, pour affirmer contre le persistant déni d’une incompréhension trop volontaire, la poésie vivante, que nouspublions aujourd’huicetteétude, déjà parue dans ses principales parties en 1895 (la Société Nouvelle, septembre), sur un des points fondamentaux de la renaissance actuelle.

Cette étude est un essai de critique positive. La critique positive se tient très loin dela critique « impressionniste » qui muse, qui joue avec les œuvres, qui les prend pour thèmes de variations personnelles. Elle se tient non moins loin de la critique « dogmatique », morale ou traditionnelle, qui est un contrôle, qui ne laisse passer une œuvre qu’après y avoir apposé le poinçon d’une déclaration de principe. Elle rejette tout élément biographique, valable pour le mémorialiste, non pour le poète, dont la vie, loin d’expliquer l’œuvre, la fausse en la ramenant à des causes misérables, alors que le poète est avant tout celui qui se recrée lui-même en beauté. La critique positive s’efface devant les œuvres ; elle les laisse se produire d’elles-mêmes, mais en s’efforçant d’en tirer toute la sève, par où sa tâche reste aussi active et plus conforme à sa nature qu’en dépendant d’une origine tendancieuse. La critique est positive du seul fait de jeter une pleine lumière sur l’exacte volonté de l’auteur, sans y rien substituer, en sorte que sa négation soit uniquement, s’il y a lieu, l’ombre projetée de l’œuvre même. C’est autre chose que l’exclusive critique « des beautés » revendiquée par Chateaubriand et par Victor Hugo et dont les négatifs d’aujourd’hui oublient les plus nécessaires éléments. Car il n’y a point de rayonnement d’art, de révélation, sans cette auxiliatrice qui aide la vie nouvelle à connaître la lumière. Seulement cette sympathie donnée, la critique positive garde un rôle d’exposante, en ayant soin toutefois de montrer les points d’attache des œuvres entre elles, de relier ces œuvres aux formes passées qui les préparaient, de dégager de l’ensemble l’Idée synthétique qui, née d’œuvre en œuvre, vivifie par groupements les individualités les plus dissemblables, les plus jalouses, les moins conscientes.

Nous avons tenté d’approcher le but du plus près possible. Pour y atteindre, nous avons multiplié les exemples. Ces exemples toutefois n’illustrant qu’un coté des œuvres sont souvent moins — on y prendra garde — des preuves d’excellence que des signes de caractère. Il est rare du reste que des citations aient d’autre avantage que d’indiquer l’esprit du poème dont l’intégralité seule révèle la beauté. Gela est surtout vrai avec les formes nouvelles dans lesquelles le vers existe peu en lui-même, doit rarement offrir une valeur qui puisse s’isoler de l’ensemble.

L’étude sur La Poésie Populaire Et Le Lyrisme Sentimental devait être la première de plusieurs autres sur la Poésie nouvelle.

La suivante eût exposé Trois Faces De La

NATURE. (l’hÉroique, LA MYSTIQUE, LA

« SIMPLISTE »).

Le Lyrisme Transfigurateur aurait été l’objet de la troisième étude, la plus importante. On eût tâché d’y préciser ce qu’est, ce que peut être la pensée lyrique ; on eût revendiqué tous les droits du poète au point de vue de la création imaginative, au point de vue de la langue, au point de vue des combinaisons musicales.

Auraient suivi : Le Décor Antique Et L’imitaTion Créatrice ; puis Le Renouveau Sensualiste ; puis Les Droits Du Mystère ; enfin, deux ou trois autres, dont il n’est pas utile encore d’indiquer les sujets.

Nous ne renonçons pas à écrire ces diverses études ; mais nous croyons nécessaire d’en retarder de quelques années l’exécution. Beaucoup d’œuvres décisives restent à naître encore dont on pressent l’éclosion proche ; ces études gagneront à les attendre. Le poète d’ailleurs ne peut mieux servir son art et ceux qui en confraternité le grandissent qu’en obéissant surtout à ce qu’il se doit à lui-même. D’aucuns exagèrent ce scrupule ; ils s’imaginent que leurs conceptions seules enfantent la vie. On est loin d’avoir étéaffligéde cette trop volontaire cécité et de croire que la légitime cette conviction que l’inaptitude du poète à l’analyse, que son dédain des recherches techniques et des préoccupations mentales soit un de ces bienfaits générateurs auxquels il est redevable de son génie. On tient même à affirmer une fois de plus qu’il n’est point de création réelle qui ne soit pas, dans ses préparations du moins, consciente, et que dès lors cette « conscience » a toujours, à toutes les époques de renaissance, soulevé, chez les créateurs mêmes, tout un appareil explicatif qui préparait les œuvres et les légitimait. Mais nous reconnaissons que le poète ne doit pas, — pour le bien général, —se déprendre trop de lui-même par de trop nombreuses analyses des autres, sous peine de voir les autres abaisser leur art et eux-mêmes à ne plus considérer le poète sous l’analyste.

Pour ces raisons, pour les leçons de choses qui en découlent, nous croyons utile de nous borner à l’étude présente.

Elle peut suffire à indiquer que les bibliographes de la jeunesse non universitaire et novatrice ne confondent pas toujours la critique avec la polémique, ne prennent pas toujours des invectives pour des arguments. Rien n’excuse la négation officielledontnous parlions tout à l’heure. Mais il faut avouer que rien n’égale le manque de foi fratricide, l’incompréhension pédante, l’ignorance monstrueuse, la grossièreté gratuite, la partialité mauvaise, les manœuvres basses de politique littéraire qui se manifestèrent parmi la jeunesse, aux lieu et place des joutes de l’esprit, nobles, lumineuses, désintéressées. Certes, joueurs de casse-tête et cymbaliers ne masquent pas longtemps de leurs danses de Papous la marche des sincères qui creuse, lente et sûre, le sillon des moissons prochaines : trop de bruit sauvage toutefois déshonore le recueillement des champs et fausse par instants les voix qui mènent les charrues. Il ne faut pas craindre de le dire, de s’en indigner, de protester contre les fantasias, les guerillas des mercantis toujours prêts à fondre des cimes : peut-être, ontils fait souvent rebrousser chemin aux grelots guettés de la vieille diligence publique… Et si l’étude présente n’avait d’autre mérite que d’offrir une critique qui fut, bien qu’affirmatrice, dégagée de tout personnalisme sectaire, elle ne nous paraîtrait pas négligeable.

Dès aujourd’hui, on peut formuler quelles eussent été les conclusions du livre :

— Tout élément d’humanité, de vie, de pensée, de nature est un élément de beauté. Opposer un élément à un autre est un crime de lèsepoésie. Faire dépendre l’excellence de la beauté de ses déterminantes est un non-sens, presque toujours une attaque détournée de l’esprit utilitaire. Dès que l’activité intérieure se traduit par une expression d’art, que cette expression atteint une intensité suprême, le principe de l’activité première est dissous par l’exaltation de beauté qu’il a provoquée et qui, seule, dès lors, agit. Il n’y a pas à détruire le rêve par la vie, ou la vie par le rêve, la pensée par la sensibilité, ou la sensibilité par la pensée, la douleur par la joie, ou la joie par la douleur, dresser les marionnettes d’un jeu de massacre avec les figurations de l’art chrétien, de l’art païen, de l’art social, de l’art individualiste, de l’art mystique, de l’art panthéiste, de l’art idéiste, de l’art impressionniste, etc. Il n’est pas une de ces expressions qui ne soit légitimeras une inconnue encore qui ne puisse le devenir, représentative d’humanité, qui n’abolisse par conséquent de fait la nécessité esthétique de son étiquette. Ce n’est pas quele principe d’aucune puisse être indifférent au poète ; tout au contraire, le poème ne deviendra une création qu’autant que l’activité initiale aura été personnelle et ardente, qu’il en sera le plus logique épanouissement. Seulement alors l’œuvre rendra inutile, à son sujet, tout antagonisme de principes, toute apologétique de tendances ; elle existera, non parce qu’elle est mystique, ou païenne, ou sociale, etc., — mais (jusqu’à quand le faudra-t-il répéter ?) parce qu’elle est belle, — et que la beauté est comme le feu, qu’elle consume ce dont elle s’éclaire.

Mars i898.

R. S.

LA POÉSIE POPULAIRE

ET LE LYRISME SENTIMENTAL

Il est devenu un lieu commun, en constatant même le talent de certains jeunes poètes, de déplorer leurs subtilités et les arcanes où ils se complaisent. Ce reproche est naturel et ne peut étonner. II a été fait, à toutes les époques, à tous les artistes qui se sont efforcés, par des moyens nouveaux, de recréer les formes de la beauté. Notre époque, particulièrement, leur vaut les puériles attaques des physiologistes ou des « psychiatres » ; et l’on ne sait lesquels il faut plaindre le plus : des savants, qui aboutissent à tant d’enfantines conclusions, ou des artistes, victimes d’erreurs sî grossières. D’une manière générale, on blâme ceux-ci de perdre le sens simple et vrai des choses, de sacrifier l’émotion sincère à des hardiesses composites faites de plus d’artifices que d’art. Eux, sans rien accepter de la critique, répondent avec plus ou moins de sérénité que, s’ils étendent leur art, c’est pour approfondir, au contraire, cette nature qu’on leur oppose : et c’est ainsi que chaque siècle entend plusieurs fois le lied de Walter devant les Maîtres Chanteurs.

Jamais opposition entre novateurs et traditionnalistes ne fut plus marquée qu’aujourd’hui. Pour les poètes, elle semble même s’accuser d’une façon particulière par la faveur toujours plus vive dont jouit la poésie rustique, ses imaginations ingénues, fraîches et de prime-saut. Des chercheurs enthousiastes fouillent pour la quérir le coin des vieilles provinces. De gentils trouvères parisiennants, munis de leur plume, tels les sorciers de jadis de leur baguette de coudrier, marchent à la découverte de chansons populaires comme de sources pures qui doivent vivifier et rajeunir le lyrisme de France. Et l’on ne s’aperçoit point que les poètes dits « symbolistes » (d’un beau nom vague à multiple signification, mais suffisant, en dépit d’incompréhensions nombreuses et de quelques défaillances, à unir, comme jadis l’épithète « romantique », d’un lien libre et fort les plus contradictoires noblesses d’esprit) sont ceux qui, précisément, ont su le mieux faire profiter l’art de l’enseignement populaire.

I

Lorsque Gérard de Nerval signala avec un goût si charmant les ballades du Valois (i), on commençait à se douter alors en France de la poésie rustique, mais nul poète n’avait usé de ses trésors. Aux temps romantiques, on produisit bien quelques pastiches de chants orientaux, Mérimée fit la Guzla et Hugo quelques « guitares » ; mais c’était dans un but de couleur, de pittoresque, tout à fait étranger au sentiment intérieur de l’âme primitive. Dans ses Chansons

(i) Le Hêue et la Vie (œuvres complètes, t. V). des rues et des bois, le grand poète sut bien d’instinct se servir d’un mètre familier, saisir les motifs campagnards sans les appliquer comme ailleurs à des décorations pompeuses, mais on sent trop qu’il reste spectateur d’une intimité à laquelle il participe moins qu’il ne la profane, que ces Chansons ont été les jeux d’un Olympien qui se délasse, si le titre même n’est pas la seule raison que nous ayons d’en parler ici. On sait, et il va sans dire, que la poésie rustique n’a rien de commun avecleschansons des Béranger et des Pierre Dupont. Les pastorales de Lamartine, de Brizeux sont aussi autre chose : car on a tendance à confondre ce qui s’inspire des motifs champêtres avec l’accent même de la spontanéité populaire.

Bien des années après, à la fin de son livre Sous bois, qui est une œuvrechoisie et pénétrante, M. André Theuriet réveilla le regret resté enfermé entre les pages exquises de Gérard de Nerval. Le temps qui s’était écoulé avait vu se dessiner tout un mouvementen faveur des légendes, contes et poésies populaires, mais la science seule en avait profité. M. Theuriet signala de nouveau au grand art combien il avait à apprendre de l’instinct naturel que ne retenait aucun souci de rhétorique, aucune superstition de règles.

Depuis lors, nos provinces ont presque toutes recueilli leur romancero ; les glanes ont été heureuses, bien que plus abondantes que riches. Or, les poètes traditionnels qui opposent ces récoltes aux cultures nouvelles en ont-ils tiré le rajeunissement attendu ?

Nul mieux que M. André Theuriet (et avec lui M. André Lemoine, M. Georges Lafenestre, M. Jules Breton, ces pénétrés amants de la nature intime aux jours des magnificences « parnassiennes »)n’était apte à imprégner une œuvre du suc populaire rustique. Forestier, comme il s’intitule lui-même, sa prose et ses vers fleurent bon les bois sauvages et les chaudes fenaisons. Sans déclamation, sans développement oratoire, il fait revivre d’un dessin précis le bûcheron, le charbonnier, le tisseran, la brodeuse, en l’exact décor de leur vie. Mais ce sont des paysages et des tableaux de genre. Cela est plus peint que chanté, — et trop achevé dans le souci du détail réel.

Le tour de la poésie populaire comporte d’autres traits que la concision, la simplicité, la naïveté sur lesquelles on insiste trop exclusivement. Il frappe d’abord par une brusquerie d’attaque saisissante. Les sensations fortes vous prennent à la gorge ; et le poète populaire chante comme on pousse un cri en se dégageant d’une étreinte. Joie ou douleur, misère ou fêtes, états intermédiaires même de mélancolie ou de tendresse, il n’éprouve et ne rend rien par gradation : tout éclate ! Au courant de la poésie, les divers sentiments, les images et motifs extérieurs qui les caractérisent se succèdent par à-coups, par sauts, sans explications, sans transitions. Et la passion vive mange les mots, supprime les pronoms, les articles, tandis que, répétant au contraire de-ci de-là, sans cesse, l’expression significative, sans s’inquiéter de la rime ni même de l’assonance, elle martèle le rythme ou le distend, au mieux de l’imprévu lyrique.

Ainsi se traduit l’art populaire de tous les pays, même du nôtre. Il n’en est pas de plus éloigné de la forme classique, de l’idéal latin (i). Ce qui fait que lorsqu’un de nos poètes est touché d’une de ses inspirations, il prend son polissoir, enlève bien toute répétition, rectifie bien chaque rime, resserre les strophes d’un fort lien logique, pèse et unifie les syllabes,

(1) Citant une version flamande de « l’histoire de l’amoureux qui se noya en nageant Vers sa belle, l’histoire où il y a une tour et dans la tour un flambeau », M. Remy de Gourmont ajoute : « Une telle ballade ne provient ni des latins, ni des grecs, ni des poètes d’académie, ni d’aucune littérature écrite : l’art en est très spécial, si spécial que nul poète, même un poète allemand, n’eu pourrait faire un pastiche acceptable. La ballade de Lénore, si médiocrement sentimentale chez Burger, se révèle au contraire, dans sa forme orale, telle qu’un e admirable vision fantastique . » La Poésie populaire, livret extrait de « l’Imagier » (i898), p. p.. achevant un petit chef-d’œuvre de poésie bourgeoise, au relief adouci de tout heurt passionné. Et cette poésie peut être sincère, émue, imprégnée de fraîche sensualité et de grâce intime, sans rien garder de l’accent populaire qu’un vague ton concentré, familier, simple.

M. Jean Richepin, peut-être, sut, en se servant des éléments traditionnels, donner à certaines de ses poésies la verdeur et le mouvement qui conviennent. C’est par ce côté-là surtout qu’il marquera comme poète original. 11 nous le découvre moins dans sa Chanson des gueux, si heureusement renouvelée ces temps-ci par les Soliloques du pauvre de M. Jehan Rictus, que dans certaines pages des Blasphèmes et de la Mer. Mais il ne rend que le mouvement extérieur, avec des développements trop suivis et trop longs, des strophes tout en gestes, pour ainsi dire, où sont loin de paraître les jolies sentimentalités et les traits mystérieux du lyrisme rustique. Ni la Chanson des gueux du reste, ni les Soliloques du Pauvre ne se rattachent à l’inspiration populaire proprement dite, quelles que soient, pour les derniers, la sincérité profonde de l’émotion, pour les deux œuvres, les particularités des contractions verbales et des mètres octosyllabiques. L’évidence en apparaît, il n’est pas nécessaire d’insister.

Dans ses Contes à la Reine, M. Robert de Bonnières use plutôt de la forme narrative que de la lyrique. Il utilise les récits, les légendes dans un esprit très national de moraliste plutôt que de poète, mais avec un archaïsme un peu uni, une tenue classique trop sévère, et par cela même trop éloignée des frustes abandons.

M. Gabriel Vicaire est aujourd’hui le vrai poète folkloriste traditionnel, accomplissant pour la poésie ce que réalise pour la musique M. Julien Tiersot, à qui nous devions ces années passées de jolies auditions de rondes enfantines. Certains litres de ses volumes, Au bois joli, le Clos des Fées, indiquent à eux seuls les tendances de son imagination. Et nul n’a mieux décrit le charme de la poésie populaire : « Le vers sans doute estboiteux, dit-il, il court cependant. Le rythme ne se distingue pas toujours aisément ; on peut être sûr qu’il existe. La rime est remplacée par l’assonance ; mais la musique n’y perd jamais rien. Les pieds varient à l’infini. Qu’importe ? // semble qu’on ait affaire à une matière malléable, presque fluide, capable de s’allonger ou de se restreindre à volonté. Les syllabes trop nombreuses se tassent d’ellesmêmes (i). » Or, comment avec une appréciation si délicate M. Gabriel Vicaire s’est-il contenté d’un instrument sec et coupant comme l’effilé vers classique qui rase net les herbes folles, fleurissantes, tond en boulingrins les prairies naturelles ?

On entend la défense de M. Vicaire. Il nous répondra que s’il a assuré les parités des rimes,

(i) Chansons populaires de l’Ain, recueillies par Charles Guillon, préface de Gabriel Vicaire, p. îv. il n’a rien perdu des formes rustiques : ses répétitions de vers et de petits refrains carillonnés au long du poème, « turlurette, amourette ! » on « mirliton, mirlitaine » ; ses mètres légers et courts ne dépassant guère la mesure de l’octosyllabe ; enfin le je ne sais quoi dans le tour et la mise en scène qui, malgré la préoccupation d’une versification rigoureuse ne donnant plus l’impression d’une matière malléable, presque fluide, nous restitue néanmoins le sentiment et la manière de notre art champêtre. Et en effet nul n’a mieux réussi à nous rendre en des pages les éléments contradictoires de cet art : le ton naïf et le mouvement alerte, la malice et la poésie.

Seulement, c’est un pastiche ! ayant tous les défauts d’un pastiche dont le principal est toujours le perfectionnement extérieur, le souci de surpasser le modèle (i). Cela tient de l’agran

(i) M. Maurice Bouchor en a donné le plus déplorable exemple dans la Revue de Paris du i5 août i897 : « D’après deux dissement photographique. Que la poésie populaire dise :

Je chante le lourdaud

Qui m’a laissé aller ;

Quand on a la caille en main

Faut savoir la plumer…

M. Gabriel Vicaire dira :

La caille était dans ta main

Oh ! la folle

Qui s’envole !

La caille était dans ta main

La reverras-tu demain ?

Il te fallait la plumer

Oh 1 la folle

Qui s’envole !

Il te fallait la plumer

Turlurelte, et puis m’aimer (i).

chansons populaires ». Comparez sa transcription de Jean Renaud avec une des nombreuses versions connues. — Il est fâcheux que ce soit daus ce même esprit que M. Maur. Bouchor et M. Julien Tiersot aieut compose leur recueil de chansons pour les écoles.

(i) Au bois joli, p. 20 : Robin et Marion.

Evidemment ce turlurette est placé avec art ; on voit la jouvencelle faire d’une pirouette la nique à son ami. Mais on ne voit pas que de ce genre de procédés, de ces simples jeux poétiques, la poésie française puisse tirer, comme le pense M. Vicaire, un rajeunissement infini (i).

D’ailleurs les inventions de notre poésie populaire s’y opposent. On a trop voulu qu’elles offrent toutes les ressources inspiratrices du folklore étranger (2). Très variées, avec des coirplaintes aussi tragiques que celle de Jean Renaud, des romances aussi douloureuses que celle de la Pernette, cependant elles comprennent surtout des « pastourelles » à la fois plaisantes etmélancoliques, des «chansons d’amour» gouailleuses et pétillantes. La passion y tourne vite en gauloiserie ; et l’Amour, dépouillé de son

(i) Enquête sur l’évolution littéraire, p. 370.

(2) Gérard de Nerval, pour quelques bergères « vêtues d’or et d’argent par leur amant », allait jusqu’à y découvrir une exubérance tout orientale. prestige cruel, y prend des airs de gros gourmand. On est loin dès lors de la fougue épique espagnole, de la sauvage sensualité slave, de l’enveloppante langueur roumaine, de la folle fantaisie hongroise, des lunaires rêveries allemandes dont à travers l’Europe témoigne la poésie populaire. Notre cercle rustique du drame, de la féerie, de la légende, se resserre promptement sur le poète qui y aventure sa haute inspiration lyrique. Il ne s’élargit pasà l’infini comme les lieder devant les poètes allemands du commencement de ce siècle.

M. Gabriel Vicaire nous le démontrelui-même avec quelque surabondance. vVprès avoir suivi dans les sentes toutes les grâces et les joliesses campagnardes, sapromenade s’arrête facilement au cabaret du village. Et c’est aussitôt une poivrade de pointes grivoises à travers la bonne chère et les excitations du « piccolo ».

Ainsi on finit par s’apercevoir que chez les poètes traditionnels cette imitation directe de notre poésie populaire affirme uniquement des tempéraments spirituels et francs d’allure, simples, à la bonne franquette, comme disait l’un des recueils de M. Vicaire, et qui jouissent de la poésie sans trop d’exaltation, comme d’un bon vin. Leur campagne en faveur de nos chants rustiques n’a, en somme, jamais été autre chose qu’une protestation de l’esprit réaliste contre les rêves toujours plus ambitieux du véritable esprit lyrique. M. Theuriet l’a faite, alors que continuaient à se dérouler les grands décors historiques du « Parnasse » ; M. Vicaire l’a reprise alors que commençaient à monter les songes du « Symbolisme ». Sous couleur de rendre la santé et la simplicité à des imaginations excessives, ils ont suivî dans les champs le courant de la vie quotidienne avec ses traits familiers, ses émotions intimes, ses coins de nature aux détails parlants. Et il est vrai que ce courant, — aux images chez eux trop anecdoliques, — gardera toujours son charme nécessaire à côté du grand fleuve où s’embarquent les imaginations passionnées ; l’on aurait à examiner même comment, en se renouvelant, se reforment sans cesse ces marches parallèles et sur quels points un sens nouveau leur permet de se confondre (i).

(i) C’est alors que se présenterait l’occasion d’étudier MM. André Gide, Francis Jammes, Henri Ghéon, André Ruyters, Georges Rency, Marc Lafargue, etc., qui ne pouvaient ^figurer dans les pages suivantes.

II

Les poètes traditionnels s’effoi’cèrent d’acquérir le sens de l’art populaire, pour ainsi dire, par le dehors, par la préoccupation du sujet, par l’exactitude de la mise en scène. C’est par le dedans que les poètes novateurs le retrouvèrent d’instinct, tout d’abord sans y penser, par le seul fait d’une analogique manière de sentir.

Pour ces derniers, lorsqu’un homme est secoué d’une émotion vive, il n’enchaîne pas ses sensations comme un avocat ses preuves, elles se succèdent et se mêlent, tantôt traversées d’un éclair qui le fait mieux voir en lui-même, tantôt ennuagées d’une brume mystérieuse qu’il préfère ne point pénétrer. Si l’émotion est seulement plaintive, il gémit en quelques mots vagues et expirants. De toute façon, il ne coordonne pas une déclamation ; il ne saitpas composer avec sa douleur ou sa joie de l’éloquence, de la logique ou de Iamorale : il sent, simplement, et il n’obéit qu’à l’art naturel qui nous pousse à rendre, en toute son éclosion sincère, notre émotion, pour qu’on l’accueille en sympathie.

On l’a vu : c’est ainsi que le poète novateur s’allie encore à lui par le même dédain des règles trop rigides, qui gênent la nature, arrêtent l’élan, qui ne s’adaptent point à toutes les formes de la vie et du rêve.

Paul Verlaine, le premier, après quelques essais d’Arthur Rimbaud (i), retrouva le secret de cet art spontané.

(i) Elle est retrouvée I

Quoi ? l’éternité.

C’est la mer allée

Avec les soleils.

O triste, triste était mon âme

A cause, à cause d’une femme.

Je ne me suis pas consolé

Bien que mon cœur s’en soit allé,

Bien que mon cœur, bien que mon âme.

Eussent fuiloin de cette femme… (i).

Voilà six petits vers qui n’ont l’air de rien, d’aucuns, fervents de poésie, n’eussent même osé naguère y prendre garde. Et il suffit cependant de six petits vers semblables pour que toutes les colorations éclatantes d’un versant de l’art soient en un instant adoucies de nuances fines et comme brisées. Les heures aveuglantes du jour se sont attendries ; l’heure est venue, plus délicate peut-être, du « sentiment ».

Ce sont bien les thèmes toujours les mêmes, les thèmes jamais usés de Lamartine et de

(i) Romances sans paroles. Musset. D’où vient qu’avec et depuis ces deux grands poètes ils avaient, dans leur expression directe, perdu toute force d’art, toute vertu esthétique ? C’est que le « sentiment » inspirateur s’étantenflé, transformé en « éloquence », avait faussé, magnifiquement si l’on veut, mais faussé sa spontanéité primitive et cette simplicité jamais dévoyée dans la plus tragique passion que garde l’inspiration populaire.

On peut hardiment avancer d’ailleurs que jusqu’à Verlaine le véritable lyrisme sentimental ne fût point, pour ainsi dire, connu en France. On en trouve juste des traces à travers toute la moisson de nos poètes, glanes prises presque à leur dédain, de quoi lier à peine quelques gerbes d’œuvre en œuvre, au seizième siècle et dans le nôtre. La mode idyllique créée par Rousseau, mêlée à la vogue des parcs anglais, des élégiaques latins, créa dans la seconde moitié du xvme siècle des sortes de pastorales composites dont l’érotique innocence et le maniérisme s’éloignaient fort de l’intimité sincère (i) qui développe le sentiment. Si les parcs imitaient la liberté de la nature, les champs restaient mythologiques ; on n’aurait pas osé y cueillir d’autres fleurs que celles des jardins, et l’on y menait paître des bêtes enrubannées. On ne savait pas nommer les choses ; on pomponnait son goût rustique. C’est que le sentiment sut rarement, sans abaisser la poésie, s’unir chez nous à l’intimité qui, seule, lui conserve toute sa valeur pénétrante. L’intimité le ravalait au prosaïsme ou au comique. Le sens poétique de l’intimité manquant, le sentiment disparut entre les «pointes » et l’ « éloquence », entre cette sorte de légèreté qui portait à l’ « esprit » et cette enflure, au xvii", au xvin0 siècle, raisonneuse, de notre temps encore démonstrative, mais abondamment imagée.

(i) Dans sa belle étude sur VElégie en France avant le romantisme, qui découvre lant de tlliations ignorées, M. Henri Potez écrit : « L’homme du xvin6 siècle ne vit point dans sa propre intimité, ce qui est la condition de la poésie personnelle pour ne point dire de la poésie » (p. i0).

Depuis les abus de médiocrités que provoqua l’éloquence romantique sentimentale, il était par bonheur resté vivant d’un art personnel — grâce aux amples décors d’un Hugo, aux purs symboles d’un Vigny, à la dignité plastique d’un Gautier et d’un Leconte de Lisle, — l’expression transfiguratrice, celle qui ne suit point Témotion initiale, mais la transforme, alors que Lamartine, surtout Musset avaient « agrandi », grossi, de par l’éloquence même, plus que « transfiguré » l’expression chez eux toujours directe. Aussi est-ce dans les plus courtes pièces, lorsqu’il ne « développe » pas, que Musset nous retient d’un « sentiment » plus intense :

Le seul bien qui me resle au monde

Est d’avoir quelquefois pleuré.

Mais les jeunes générations leur préféreront encore ces strophes, ces plaintes basses comme des souffles qu’il semble qu’on doive plus deviner qu’entendre, soupirs d’une douleur qui ne se révolte plus :

Il pleure dans mon cœur

Comme il pleut sur la ville,

Quelle est cette langueur

Qui pénètre mon cœur’ ?

O bruit doux de la pluie

Par terre et sur les toits 1

Pour un cœur qui s’ennuie

O le chant de la pluie !

Il pleure sans raison

Dans ce cœur qui s’écœure.

Quoi ? nulle trahison ?

Ce deuil est sans raison.

C’est bien la pire peine

De ne savoir pourquoi,

Sans amour et sans haine,

Mon cœur a tant de peine (i).

Il est important de remarquer ici comment le

(i) Romances sans paroles. sentiment noue le détail extérieur au détail intérieur sans les juxtaposer par successions de placages suivant les procédés romantiques. L’expression directe est d’autant plus lyrique qu’elle condense tout dans le fait psychique sans chercher la poésie par une sorte d’équilibre entre des parties narratives et des parties invocatoires.

Il pleure dans mon cœur

Comme il pleut sur la ville :

cela suffit. Tout développement descriptif est inutile qui loin d’augmenter diminuerait l’intensité du sentiment. D’instinct, la poésie populaire l’a toujours deviné. Cette condensation est encore plus saisissante et parfaite dans cette pièce :

Un grand sommeil noir

Tombe sur ma vie :

Dormez, tout espoir,

Dormez toute envie ;

Je ne vois plus rien,

Je perds la mémoire

Du mal et du bien…

O la triste histoire !

Je suis un berceau

Qu’uDe main balance

Au creux d’un caveau :

Silence, silence (i) !

(i) Sagesse III. — On sait qu’on doit à Paul Verlaine, qui l’a dû lui-même à Arlhur Rimbaud (voir les Poètes maudits, p. 56) la résurrection de Mm» Desbordes-Valmore. Or il est impossible de ne pas reconnaître une filiation curieuse entre nos citations et tels vers de la poétesse. Ainsi :

Vous aviez mon cœur,

Moi, j’avais le vôtre :

Un cœur pour un cœur,

Bonheur pour bonheur !

Comme un pauvre enfant

Quitté par sa mère,

Gomme un pauvre enfant

Que rien ne défend,

Vous me laissez là

Dans ma vie amère,

Vous me laissez là

Et Dieu voit cela t…

Vous viendrez revant

Sonner à ma porte,

Ami comme avant

Vous viendrez rêvant,

Une seule épithète objective (« noir ») a été nécessaire pour tirer le large rideau de la nuit sur cet évanouissement de l’être qui, au rythme de la berceuse, se sent, peu à peu vacillant vers le vide, redevenir petit enfant à l’approche du dernier silence…

Puis ce qui est admirable en la nouveauté grande de cette sorte de lyrisme intérieur, c’est que l’homme, du moment qu’il reste personnel, qu’il ne hausse pas son sentiment comme les transfiguraleurs, à la fiction (ce qui lui créerait d’autres droits), l’homme esthumble.il ne croit pas devoir pour ses intimes misères crever le ciel de coups de poings vengeurs ; il ne les croit pas spéciales, et il en résulte un détachement

Et l’on vous dira :

«Personne !… elle esl morte.»

On vous le dira,

Mais qui vous plaindra ?

N’est-ce point là, art et pensée, du meilleur Verlaine ? Et qui eût pu croire que telle plainte de M»« Desbordes-Valmore devînt un des points d’attache les plus précis du lyrisme sentimental dans la poésie nouvelle 1 aussi absolu que possible du fait anecdotique ; elles deviennent alors anonymes. Ne laissant transparaître que la souffrance, elles se font ainsi plus universelles, et, comme celles transcrites par les complaintes populaires, plus prenantes dans leurs particularités cependant si subtiles.

En quelques poésies, Verlaine se sert davantage de plus directes formes rustiques.

Impression fausse, dit celle-ci :

Dame souris trotle,

Noire dans le gris du soir,

Dame souris trotte

Grise dans le noir.

On sonne la cloche,

Dormez, les bons prisonniers.

On sonne la cloche :

Faut que vous dormiez.

Pas de mauvais rêve,

Ne pensez qu’à vos amours.

Pas de mauvais rêve :

Les belles toujours !

Le grand clair de lune !

On ronfle ferme à côlé.

Le grand clair de lune,

En réalité !

Un nuage passe.

Il fait noir comme dans un four.

Un nuage passe.

Tiens, le petit jour !

Dame souris trotte,

Rose dans les rayons bleus.

Dame souris trotte :

Debout, paresseux (i) !

Mais en gardant le rythme populaire, c’est quelquefois par une simple notation de la sensation extérieure qu’au rebours de l’absorption signalée plus haut le poète manifeste son sentiment. La force de condensation est la même ; l’union entre le décor et l’âme aussi indissoluble :

(i) Parallèlement.

Le ciel, par-dessus le toit,

Si bleu, si calme !

Un arbre, par-dessus le toit

Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu’on voit,

Doucement tinte.

Un oiseau sur l’arbre qu’on voit

Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,

Simple et tranquille.

Cette paisible rumeur-là

Vient de la ville.

— Qu’as-tu fait, ô toi que voilà

Pleurant sans cesse,

Di3, qu’as-tu fait, toi que voilà,

De la jeunesse (i) ?

(1) Sagesse.

III

Si la poésie n’avait point un but de transfiguration aussi bien que d’émotion, qu’est-ce qui ne paraîtrait point artificiel à côté de ces touchants accents ! Les poètes novateurs le sentirent : ces rythmes que scandaient les seules pulsations du cœur éveillèrent, à travers toutes les magies symboliques, au plus intime de leur être, les ingénuités et les spontanéités primitives.

Ils y furent aidés par une entente enfin logique de leur instrument verbal. Nous croyons fermement que s’ils avaient cherché, comme le fit encore Verlaine, la mesure syllabique, leur inspiration eût été vite fanée par cette contrainte. Mais, s’efforçant moins de commander aux rythmes que de subir l’instinctif mouvement de la parole émue, ils s’aperçurent que la figure scriptive des syllabes était loin de transcrire toujours avec exactitude leur valeur orale, que les mots formaient bien une matière malléable, presque fluide. Dès lors ils n’écoutèrent que leur oreille se fiant à elle, comme les inspirés des premiers âges, du jeu secret des rythmes et des harmonies (i).

Chacun ainsi, s’inspirant du sentiment populaire pour l’élargir selon un lyrisme particulier, se saisit des motifs où pouvait le mieux trans

(i) « On parle en ce moment d’une collection de chants na. tionaux recueillis et publiés à grands frais. Là sans doute nous pourrons étudier les rythmes anciens conformes au génie primitif de la langue, et peut-être en sortira-t-il quelque moyen d’assouplir et de varier ces coupes belles, mais monotones, que nous devons à la réforme classique. » Gérard deNerval, Œuvres complètes, t. V, p. 3ia. paraître son âme. Les uns, comme M. Paul Gérardy, de nonchalance germaine, tantôt dirent en « complaintes » l’abandon du pauvre être humain,

Être le solitaire étrange,

L’égaré de partout,

Le jamais las de s’en aller

Toujours vers n’importe où (i)…

tantôt revêtirent leur douleur de la forme à la fois tragique et comme lassée des vieilles « ballades » :

Bon troubadour,

Pourquoi t’en vas tout loqueteux ?

— Ils ont moncaslel mis en feu.

Pour me prendre mon amour.

Bon troubadour,

Pourquoi ces pleurs en tes yeux clairs’ ?

— A ceux qui mon castel brûlèrent

J’ai vu sourire mon amour.

Bon troubadour,

Pourquoi chanter d’amour toujours ?

— Il faut que tel mon chant résonne

Afin qu’un peu de pain me donnes (i).

Dans ses Sonatines d’Automne, M. Camille Mauclair module de même de tendres et douloureuses historiettes qui éveillent surtout le merveilleux dont les êtres simples animent leurs entours, et d’où ont éclos toutes les mythologies. Voyez ce que devinrent les Cheveux punis :

Ses cheveux l’aimaient tant et tant,

La blonde au front blanc,

Qu’ils veillaient lorsqu’elle dormait.

On lui donna un ruban feu,

Mais ils brûlèrent tant et tant,

Les si blonds et jaloux cheveux,

Que le beau ruban parut blanc.

On lui donna un collier d’or,

Mais tant et tant ils se dorèrent

Que l’or ternit et devint vert.

Elle alla au bois une nuit,

Son amant y attendit,

Tant et tant qu’elle s’endormit ;

Alors les cheveux s’éveillèrent.

Et si blonds dans la nuit qu’ils faisaient la lumière,

Ils glissèrent sans bruit

Et l’étranglèrent :

Mais à l’aube les cheveux clairs

Furent noirs comme des vipères…

M. Tristan Klingsor s’efforce d’être, comme son nom l’indique, un enchanteur. II ressuscite sous quelques notes de vielle, de flageolet, ou de cornemuse le souvenir des belles châtelaines et des pages qui hantent toujours les tours, croulantes encore sur la colline, au-dessus des chaumes. — C’est Izel :

Doux musiciens frôlez les harpes d’argcDt ;

G.

La reine Izel est couchée avec son page ;

Doux musiciens frôlez les harpes d’argent… (i)

C’est Élise aux Juseaux :

Des fuseaux se sont bercés à la croisée :

C’est dame Elise aux fuseaux blonds reposée ;

On viole une chanson sous la croisée… (2)

C’est Dame Elaine :

En revenant des noces j’ai rencontré

La mariée o Ion la, la mariée

0 Ion laire : ses beaux yeux voulaient pleurer.

— « Ne pleurez pas, o Ion la, douce épousée ;

La rosée, ô Ion laire, serait jalouse ;

Le fou du roi vous verrait par la croisée. » (3) —

Mais voici le magicien qui, transformé luimême en page, « ramage » une romance :

Au clair du soir qui veut sourire ?

(i) Filles-Jleurs, p. 45.

(3) Id., p. 53.

(S) ld., p. i3.

Les enclos sont fermés où rêvaient les rois

Et tous les oiseaux ont tu leur tirelire…

Les fîleuses ont délaissé les rouets :

Dormez ma mignonne

(Voici que se défeuille la ramée

Avec les roses d’automne),

Dormez, ma mignonne aimée.

Au clair du soir qui veut sourire ?

Voici les dernières fleurs de ma cueillée

Dormez dans votre château de Tyr :

Je ne viendrai pas vous éveiller.

Mais j’aimerais mourir

(Dormez, ma mignonne)

Mais j’aimerais mieux mourir

Avec la dernière rose de l’automne

Au clair du soir qui va sourire (i).

Et le voici qui gratte d’un doigt un peu railleur une mandore :

Au jardin joli

Il y a des roses,

(i) Squelettes fleuris, romances à la Rose XC.

Il y a des lys…

Au jardin joli

Est-il un fol qui veuille

Faire la jolie chose

Faire la jolie cueille

Des roses ?

Au jardin d’amour

Il y a des lèvres,

Beau page ou paslour…

Au jardin d’amour

Est-il un fol qui veuille

Faire le joli rêve

Faire la jolie cueille

Des lèvres ? (i)

On remarquera, par toutes les poésies qui précèdent, que cet art, quelles que soient ses finesses, ne complique point la mélodie populaire. L’idée fondamentale garde les linéaments simples de la sensibilité rustique. Ce sont ou les variations de la « tyrolienne » qui ornementent le thème primitif sans le détruire ou

(i) Squelettes fleuris. Interlude des lieds, IX. les dessins que le berger creuse et fouille de la pointe du couteau de poche dans le bois grossier de son bâton.

Cependant pour des esprits un peu frustes, comme M. Max Elskamp, et de rusticité plutôt flamande, ces chansons recueillies sur des confins de légende témoignent encore de trop d’enjolivements qui dépassent le simple. Et ils réduisent leurs motifs aux gestes presque sommaires, transcrits en traits rudes et gauchis, comme appuyés par des doigts lourds, des mains engourdies de toute leur sema :ne de travail. Le pauvre homme rêve :

Dans ua beau château

La Vierge, Jésus et l’âne.

Font des parties de campagne

A l’entour des pièces d’eau,

Dans ua beau château.

Dans un beau château

Jésus se fatigue aux rames,

Et prend plaisir à mon âme

Qui se rafraîchit dans l’eau,

Dans un beau chAleau (i).

Le pauvre homme aime :

Et vous serez ma belle actrice,

Mon bourreau d’or et mon supplice,

Et mes pinceaux, et mes couleurs,

A tous les panneaux de mon cœur ;

Et vous serez mon eau-de-vie

Qui fait rire, au verre, la vie (2).

M. Max Elskamp a touché deplus près qu’aucun, dans son parler et dans ses gestes, le simple. Il nous a rendu la candeur des gasdu Nord, leur foi têtue. Leurs rêves bleus ont des lignes courtes, un peu sèches, droites et brusquées :

Marie épandez vos cheveux :

Voici rire les anges bleus,

(i) Dominical, p. i7.

(a) Id., p 46.

Et dans vos bras Jésus qui bouge

Avec ses pieds et ses mains rouges,

Et puis encore les Anges blonds

Jouant de tous leurs violons… (i).

Ce sont pieuses gens qui laissent leurs paroles suivre la pente des litanies. Ce sont primitifs qui martèlent leurs dires en sentences, et la naïveté de leurs yeux marque les choses de cernures égales :

Et paix alors toute la vie :

Arbres, moulins, toits et prairies,

Et repos alors ceux qui peinent

Aux doux des draps, au chaud des laines,

Et Christ au froid que l’on oublie,

Et Madeleines repenties,

Et Ciel aussi de large en long

Aux quatre coins des horizons (2).

L’on revoit le vrai retour du marin qui fredonne et se gausse, qui, à terre, garde encore dans ses pas la marche berçante de son navire :

Et c’est lui, comme un matelot,

Et c’est lui, qu’on n’attendait plus,

Et c’est lui, comme un matelot,

Qui s’en revient les bras tendus

Pour baiser ceux qu’il a connus,

Rire à ceux qu’il n’a jamais vus,

Et c’est lui, comme un matelot,

Qui s’en revient le sac au dos (i).

L’on retrouve aussi l’ancien du village

Ici c’est un vieil homme de cent ans

Qui dit selon la chair, Flandre et le sang :

Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en,

En ouvrant son cœur de ses doigts tremblants (2).

M. Max Elskamp ne se contente pas dans son insistance populaire des frappements du refrain, il affectionne le carillon d’une strophe qui, sautante et heurtée, fait de la chanson une sorte de balancée villageoise :

Puis violon

Haussé d’un ton,

— C’est dans le cahier à chanter —

Alors le très vieux boulanger

Qui bat sa femme

Nue corps et Ame,

Et violon

Baissé d’un ton,

C’est le soleil avec la pluie

Emménageant la diablerie

D’une Kermesse

Sans cloche ou messe (i).

Ou encore :

Or, à sa fin

C’est la semaine

(i) Enluminures, p. 65.

Et pour les pauvres doigts de peine

Aux écheveaux la fin des laines,

Et tout en place en les armoires ;

Or c’est la fin

De la semaine

Où chaque jour fut à la peine.

Et samedi soir,

Samedi soir,

Avec votre bel habit noir,

Maintenant de nuit douce et pleine

Faites à tous un reposoir ;

Samedi soir

Samedi soir

Tout le monde a fait son devoir (i).

Ainsi se poursuivent dans le sillon populaire les semailles des nouveaux poètes. Tous ne furent point également ingénus. A peine M. Paul Verlaine eut-il remué la bonne terre que des rhéteurs, ces fins industriels des découvertes d’autrui, arrivèrent sur ses pas, munis de tout

(i) Six chansons de pauvre homme pour célébrer la semaine dj Flandre. leur outillage et de leur rhétorique vulgarisatrice.

M. Jean Moréas, qui ne laisse rien perdre et qui est un très habile trouveur, ne redécouvrit point les chants populaires par spontanéité d’âme, mais sans doute par ce goût un peu exclusif des œuvres déjà accomplies où sa virtuosité s’affirme, à chaque nouveau recueil, davantage.

Voici un rappel de la forme populaire renouvelée à la manière de Paul Verlaine :

Le gaz pleure dans la brume,

Le gaz pleure, tel un œil.

— Ahl prenons, prenons le deuil

De tout cela que nous eûmes… (i).

Voici une strophe de ballade allemande telle qu’on aurait pu l’extraire du livre célèbre, l’Enfant au cor enchanté :

(i) Les Cantilènes, Never more.

Hou ! hou ! le héron ricane

Pour faire peur à la cane.

Trap ! trap ! le sorcier galope

Sur le bouc et la varlope.

— Elfes couronnés de jonc

Viendrez-vous danser en rond (i) ?

Voici une paraphrase d’un lied bien connu d’Henri Heine :

Toc, toc, toc, il cloue à coups pressés —

Toc toc, toc, le menuisier des trépassés.

« Bon menuisier, bon menuisier,

Dans le sapin, dans le noyer

Taille un cercueil très grand, très lourd

Pour que j’y couche mon amour (2). »

En i825, avait paru une traduction des Chants populaires de la Grèce moderne ; M. Moréas n’en a eu nul besoin pour écrire :

(i) Les Canlilèncs, le Rhin. (a) ld., Nocturne.

Auprès de la fenêtre

Assise à son rouet,

Maryô file la laine

Avec ses doigts fluets.

Maryô file la laine,

La soie et l’or aussi,

Pour faire la ceinture

Du beau klephte Ralli (i)

La vraie forme populaire française est bien transcrite en ce début de l’Epouse fidèle, malgré une petite trahison de lettré au premier vers de la seconde strophe que termine cependant avec bonheur un de ces remplissages naïfs tout à fait dans les traditions du folklore.

Son noir cheval est blanc

D’écume et de poussière,

// est blanc de la queue

Jusque* à lu crinière… (i).

Enfin, son tour d’Europe achevé, M. Moréas s’est retiré dans l’antiquité romane, où il retrouve parfois encore l’accent populaire tel que nous l’ont fait connaître, à travers leurs formes « courtoises », les Romances et pastourelles des xiie et xme siècles, éditées par Barlsch, mais accent quelque peu corrompu par des archaïsmes de toutes les époques depuis Rutebeuf jusqu’à Ronsard. Et de cet amalgame où apparaissent des traces de rondel à la Charles d’Orléans, de ballade à la Villon, résultent des chansons dans ce goûl :

Que faudra-t-il à ce cœur qui s’obstine ;

Cœur sans souci, ah ! qui le ferait battre !

11 lui faudrait la reine Cléopâtre,

Les Cantilénes.

II lui faudrait Hélie et Mélusine,

Et celle-là nommée Aglaure, et celle

Que le Soudan emporte en sa nacelle.

Puisque Suzon s’en vient, allons

Sous lafeuillée où s’aiment les coulombs (i

Soit par le décor de la légende, soit dans le cadre strict de l’existence quotidienne, les chanteurs que l’on vient d’entendre particularisèrent comme pour plus de vérité et de vie leur horizon. Ils situèrent presque toujours leur sentiment ; ils le lièrent d’instinct au pittoresque extérieur que la diversité des terroirs et des voix impose. Mais voici un poète qui n’a pas voulu que l’âme de la châtelaine ne fût pas celle de la bergère, l’âme du pâtre celle de l’artisan ; il dépouilla la chanson de ses attaches locales, et c’est l’âme, l’universelle âme humaine qui chante, dénudée de tout ce qui n’est pas elle seule, partout semblable à elle

(i) £ ; Pèlerin passionné. (Edit. refondue sylve XIII). même éternellement. Le rythme fait le décor ; l’intensité des formes populaires suffit à toute caractérisation sans que la profondeur du sentiment y perde de son étendue. Mais ces chansons au premier abord saisissent par le nu de leur simplicité : pas la moindre épingle ne brille au nœud d’un voile.

On est venu dire,

(Mon enfant, j’ai peur)

On est venu dire

Qu’il allait partir…

Ma lampe allumée,

(Mon enfant, j’ai peur)

Ma lampe allumée,

Me suis approchée…

A la première porte,

(Mon enfant, j’ai peur)

A la première porte,

La flamme a tremblé…

A la seconde porte,

(Mon enfant, j’ai peur)

A la seconde porte,

La flamme a parlé…

A la troisième porte,

(Mon enfant, j’ai peur)

A la troisième porte,

La lumière est morte…

Il est des gens que déroutera toujours une forme vraiment candide et, comme celle-ci, toute chargée d’une contention de pensée. Ils ne comprendront pas ces résonances et ces refrains qui amplifient d’écho en écho leur sens, vibrant jusqu’en des murmures de voûtes lointaines. Tels funèbres tintements de cloche qui scandent la complainte d’appels déchirés leur sembleront des répétitions puériles :

J’ai cherché trente ans, mes sœurs,

Où s’est-il caché ?

J’ai marché trente ans, mes sœurs,

Sans m’en rapprocher. ..

J’ai marché trente ans, mes sœurs,

Et mes pieds sont las,

Il était partout, mes sœurs,

Et n’existe pas…

L’heure est triste enfin, mes sœurs,

Otez vos sandales,

Le soir meurt aussi, mes sœurs,

Et mon âme a mal..

Vous avez seize ans, mes sœurs,

Allez loin d’ici ;

Prenez mon bourdon, mes sœurs,

Et cherchez aussi…

Il me plaît de voir dans la chanson suivante comme l’héroïque et douloureuse réponse d’une des « sœurs » qui aurait trouvé :

Et s’il revenait un jour

Que faut-il lui dire ?

— Dites-lui qu’on s’attendit

Jusqu’à s’en mourir…

Et s’il m’interroge encore

Sans me reconnaître ?

— Parlez-lui comme une sœur

Il souffre peut-être…

Et s’il demande où vous êtes

Que faut-il répondre ?

— Donnez-lui mon anneau d’or

Sans rien lui répondre…

Et s’il veut savoir pourquoi

La salle est déserte ?

— Montrez-lui la lampe éteinte

Et la porte ouverte…

Et s’il m’interroge alors

Sur la dernière heure ?

— Dites-lui que j’ai souri

De peur qu’il ne pleure… (i).

Faudrait-il commenter ? Pour ceux qui sentent il n’y a pas de commentaire utile. Mais ces cantilènes renferment tant de choses qu’avec

(i) Douze chansons par Maurice Maeterlinck. — Il n’est pas indifférent de signaler que cette chanson a été citée par le Comte Tolstoï dans son ouvrage Qu’est-ce que l’art ? comme un exemple de ces poèmes qui ne « présentent à la lecture aucun sens » ; il est vrai que dans la citation de Tolstoï la 2’ strophe se trouve être la 4e. — la 3°, la 2e, — la 4°. ’a 5% — la 5", la 3«, et que la chanson entière est jointe à celle commençant par o On est venu dire » comme si les deux n’en formaient qu’une 1 l’aide de la musique une interprétation originale et un peu voyante en a tiré de véritables actions dramatiques qui les ont sorties de leur atmosphère. Ce n’est pas ainsi qu’il les’faut comprendre ; il ne faut les entendre qu’en soi ; là seulement où aucun geste ne les limite, là où elles ne prennent point de figure, où leurs voix gardent les prolongements d’un infini. Combien il est regrettable que M. Maurice Maeterlinck n’ait pas augmenté de plus de « douze chansons » le recueil, la Quenouille et la Besace, qu’il avait annoncé ?

IV

Les poètes précédents retrouvèrent le ton populaire en recherchant presque toujours au fond d’eux-mêmes l’être primitif qui, en nous, à travers tous les raffinements, demeure. Et ils ont exhumé surtout ses plaintes de bête blessée, tressaillant et soupirant encore, malgré toute résignation.

Mais il peut y avoir union ou combat entre ce primitif sensitif et le raffiné complexe qui vivent en nous. Ou ils souffrent l’un par l’autre, et s’irritent, se battent, se mordent, ou ils s’efforcent de se comprendre et de s’aimer, pour la réalisation de l’être parfait qui est simple et ingénu et spontané en les complexités les plus subtiles, les sentimentalités cultivées, en les souffrances les moins communes.

Jules Laforgue, de qui l’œuvre est antérieure à celle de ces derniers poètes, puisqu’il mourut en i887, nous a laissé un particulier témoignage, et le plus douloureux peut-être, de cette lutte intérieure. Il se servit de l’air populaire comme pour forcer l’intensité de son ironie qu’accuse ainsi le contraste des formes naïves décalquées et des idées macabres ou philosophiques. Telle la Complainte du pauvre jeune, homme, sur l’air populaire : « Quand le bonhomme revint du bois ».

Quand ce jeune horam’ rentra chez lui,

Quand ce jeune homm’ rentra chez lui,

Il prit à deux mains son vieux crâne

Qui de science était un puits !

Crâne

Riche crâne

Entends-tu la folie qui plane ?

Et qui demande le cordon,

Digue dondaine, digue dondaine,

Et qui demande le cordon,

Digue dondaine, digue dondon (i) !

Mais le cadre de la chanson rustique ou faubourienne ne suffit point à la nervosité où la chute quotidienne de l’idéal jetait Jules Laforgue. Et il mêla sans cesse à ses arabesques .exaspérées d’être complexe l’opposition railleuse du populaire qui interprète et synthétise nos inquiétudes en un dessin informe de quelques mots vagues et « clichés » par lesquels il résume toute la philosophie du primitif, de l’innocent et de l’inconscient.

Ces enfants, à quoi rêvent-elles,

Dans les ennuis des ritournelles ?

— « Préaux des soirs,

Christs des dortoirs !

(i) Les Complaintes.

Ta t’en vas et ta nous laisses,

Ta nous laiss’s et tu t’en vas,

Défaire et refaire ses tresses,

Broder d’éternels canevas. »

Ta Ven vas et tu nous quittes,

Tu nous quitt’s et ta t’en vas !

Couvents gris, chœurs de Sulamites,

Sur nos seins nuls croisons nos bras (i).

A chaque instant les exclamations de Gavroche coupent les envolées et les espoirs métaphysiques. « Ni vu ni connu » « Oh, là là ! » Et ce sont les bouts de phrases-proverbes qui glissent partout leur désenchantement ou leur banalité, rongeant comme des mites les lyriques images : « Quand il y en aura plus, il y en aura encore ! » ou « Laissez faire, laissez passer ! » ou « Je ne veux accuser personne… » « Qu’on se le dise ! » etc.

C’est de Jules Laforgue, de ses contrastes,

(i) Complainte des pianos qu’on entend dans les quartiers aisés. de ses soubresauts hamlétiques que la chanson moderne, en particulier au Chat noir, tira son renouveau. Mais tandis que les poétereaux de Montmartre retournaient l’inspiration tourmentée de Laforgue vers la gaudriole coutumière, les parodies de notre poète restaient amplifiées du plus pur lyrisme, jusqu’à l’élargissement de vers comme ceux-ci :

Défaillantes, les Étoiles que la lumière

Epuise, battent plus faiblement des paupières.

Le ver-luisant s’éteint à bout, l’Être pâmé

Agonise à tâtons et se meurt à jamais.

Et l’idéal égrène en ses mains fugitives

L’éternel chapelet des planètes plaintives (i).

Chez M. Gustave Kahn, la lutte prend un tout autre caractère. Elle est moins émotive que cérébrale. La voix populaire n’y est point sifflante

(i) Complainte des voix sous U figuier bouddhique. et injurieuse, mais fatidique. Et sur nos rêves et sur nos jeux elle laisse tomber les paroles implacables du destin. Elle ne déchire point de flèches prosaïques nos songes ; elle sonne plutôt au-dessus d’eux un éternel glas de résignation.

Aussi, souvent, n’y a-t-il point lutte. M. Gustave Kahn fut un des premiers à retrouver la vraie ballade, la petite chanson de légende dont nous avons déjà, tout à l’heure, montré l’effloresccnce.

Ah ! la fillette aux fols palais,

Quels chemins de croix as-tu faits

Pour t’en venir à la chaumine,

Où la huche crie famine,

Et l’àtre au seuil désert poudroie

Cette nuit de pluie où lèvent guerroie (i) ?

Ou encore :

Irai-je à droite ? ma mère m’attend, (i) Les Palais nomades, p. ii6.

Irai-je à gauche ? mon ami tremblant,

Hirondelle, hirondelle légère,

Mène-moi à caprices d’ailes

Où le bonheur m’attend (i).

Enfin cette chanson :

Voulez-vous un collier d’or ?

J’aime mieux qu’on danse à la ronde. —

Alors une couronne de bleuets

Et un baiser, et un baiser.—

Alors je danserai couronnée,

J’aime mieux les fleurs que l’or

Alarinetle, alarinette

Et puis nous ferons dînette

Et notre los sera chanté

Par les clochettes dès prés (2) !

Mais la lutte reparaît dans l’opposition d’un lyrisme savant, qui a perdu la sorte d’abandon puéril de Jules Laforgue, qui ne laisse plus courir l’idée au gré des nerfs et du mouvement, et du ton rustique gardant la prime naïveté.

(i) Le Livre d’images, Mosellanes. (3) Id.. Im. de Provence. Tantôt elle s’établit tout au long d’un lied, tantôt elle se montre par hostilités intermittentes.

Ainsi :

La lavandière frappait, frappait,

C’était, je crois, sur une image

Empruntée d’un moi d’autrefois.

La lavandière tordait, tordait… (i).

Et surtout ce lied :

Des chevaliers qui sont partis,

Dès longtemps, pour plus loin, par la vie,

Des chevaliers qui sont partis,

Dame, savez-vous morts ou vies ?

— Ils étaient droit sous la caresse

De mes yeux, leurs yeux noirs pour la vie.

Ils étaient fiers sous la caresse

De mes yeux, leurs églises pour la vie.

— Ils partaient en douce croisade,

Pour longtemps, pour plus loin, pour la vie.

Ils partaient chercher l’embrassade

D’une mort plus fraîche que la vie.

(i) Chanson d’amant, p. i0G. — Des chevaliers qui sont partis,

Vers mes yeux, leurs yeux noirs, pour la vie.

Des chevaliers qui sont partis,

Passant, savez-vous morts ou vies(i) ?

Toutefois ce désaccord amène souvent de fâcheuses désharmonies dans l’expression même, rompt l’unité de beauté dont la forme doit envelopper toutes les oppositions.

File à ton rouet, file à ton rouet, file et pleure,

Ou dors au moutier de tes indifférences,

Ou marche somnambule aux nuits des récurrences

Seule à ton rouet, seule file et pleure (2).

Comme parfois chez Jules Laforgue, où une trop grande solution de continuité sépare la g-ouaillerie du lyrisme, les termes abstraits moraux ou scientifiques qui, en cette strophe, tournent autour de l’image primitive de la fileuse, l’isolentdu mondecréé. Ici, danslalutte, la pensée moderne a tué, avec la forme, la vie.

(i) Chanson d’amant, p. 44.

(2) Les Palais nomades.

La vie trémoussée, trépidante, blagueuse, pleurarde, divaguée, hoquetant de rires et de sanglots, soudain rêveuse pour s’éparpiller en malices, la vie contrastée, naïve et rouée/chante sans arrêt, et danse et cabriole, dans les poèmes que M. PaulForta intitulés Ballades Françaises.

Participant directement de Jules Laforgue et de M. Gustave Kahn, mais unissant les motifs de tous les précédents poètes en une sorte de métal corinthien, M. Paul Fort a refondu dans cette nouvelle matière les formes passées et présentes de l’art rustique, toutes ses plus strictes inspirations allemandes, hongroises, espagnoles autant que françaises. Rondes et pastourelles, aubades, romances et guillonées, berceuses et brunettes, ballades narratives, complaintes d’amour, chansons de fêtes et de métiers, gvverziou et soniou bretons, lieds ou saltarelles, il semble qu’aucun des modes lyriques populaires ne soit absent du livre de M. Fort. Rendus dans leur rudiment expressif de langue et de pensée, ou transformés, affinés de la pénétration d’une sensibilité moderne, ils développent les broderies d’un art original très savant sur la trame de leurs rythmes primitifs.

C’est d’abord le mode le plus simplet, mais d’une condensation si tragique :

Cette fille, elle est morte, est morte dans ses amours,

Ils l’ont portée en terre, en terre au point du jour.

Ils l’ont couchée toute seule, toute seule en ses atours.

Ils l’ont couchée toute seule, toute seule en son cercueil.

Ils sont rev’nus gaîment, gaîment avec le jour.

Ils ont chanté gaîment, gaîment : « Chacun son tour.

« Cette fille, elle est morte, est morte dans ses amours. »

Ils sont allés aux champs, aux champs comme tous les

[jours…] (i)

Second mode à peine plus compliqué :

Là-bas dans nos herbes l’y a une ermite.

— Là-bas dans nos herbes une^rmite il y a.

(i) Ballades au hameau,}, p. 27. Tous les jours elle dit qu’elle deviendra riche.

— Tous les jours elle dit qu’elle s’enrichira.

Elle s’enfuit au bois cueillir la noisille,

— Et s’enfuit au bois pour gauler la noix… (i).

La diversité vient ensuite des rondes fuyantes et reprises aux grés fantasques de leurs refrains. — Série enfantine :

Et you, you, you, c’est le pêcheur qui meurt, et you, you, yu, et toute la mer dessus.

Et you, you, you, c’est la bergère qui pleure et you, you, ya, c’est l’amour qui s’en va,

Et you, you, you, c’est-y la mer qui bêle, et you, yon, yon, ou c’est-y les moutons ?

Et you, you, you, les plaisirs sont au ciel, et you, you, you, les nuages par-dessous (2).

(i) Ballades aux champs, etc., I, p. 79.

(2) Id., p. 77.

Et encore :

Un gentil page vint à passer, une reine gentille vint à chanter. — Roi ! hou — tu les feras pendre, hou, hou, tu les feras tuer.

Un gentil page vint à chanter, une reine gentille vint à descendre. — Roi ! hou — tu les feras moudre, hou, hou, tu les feras tuer (i)…

La suivante mérite de tourner dans toutes les mémoires :

Si toutes les filles du monde voulaient s’donner la main, tout autour de la mer elles pourraient faire une ronde,

Si tous les gars du monde voulaient bien êtr’marins, ils fraient avec leurs barques un joli pont sur l’onde.

(1) Ballades aux champs, IV, p. a3. Nous’observons la disposition typographique que M. Paul Fort a cru devoir adopter, nous réservant de la discuter ailleurs. Le lecteur rétablira de lui-même les concordances rythmiques.

Alors on pourrait faire une ronde autour du monde, si tous les gens du monde voulaient s’donnerla main(i).

Mais il faudrait des citations sans nombre pour montrer de quelle variété de moyens, de quelles richesses imaginatives et sentimentales témoignent les Ballades Françaises. La complainte qui commence par : « Lin beau régiment s’en allait à la guerre.. » et celle de : « Ma joie est tombée dans l’herbe… » et la quatrième des Ballades au Hameau : « A la course, à la montagne qui m’aura m’embrassera… » offrent chacune un de ces caractères-types du folklore dont l’intensité dans le raccourci semblait devoir être à jamais perdue pour la poésie française. Il n’est pas jusqu’aux « petits airs tendres » des fêtes villageoises du dixhuitième siècle que n’ait touchés la sensibilité du poète :

Ah que de joie, la flûte et la musette

(i) Ballades de la mer, i, p. b. troublent nos cœurs de leurs accords charmants, voici venir les gars et les fillettes, et tous les vieux au son des instruments.

Gai, gai, marions-nous, les rubans et les cornettes, gai, gai, marions-nous, et ce joli couple, itou ! (i)

De ce que M. Paul Fort a su retrouver, et de plus près qu’aucun autre, l’accent même des chanteurs rustiques, on a fait de lui le poète fruste, naïf, abandonné, le poète simple par excellence. Rien, suivant nous, n’est moins exact. Le livre des Ballades Françaises comporte d’abord des parties presque sans rapport entre elles et d’un génie nullement populaire, telles les Ballades des saisons, les Ballades de la nuit, Un livre d’amour, etc., qui ne sont point d’un sentimental impulsif mais d’un grand

(!) Ballades des cloches, II,p. i6. lyrique transfigurateur. Ainsi que chez M. Gustave Kahn, le raffiné parfois s’allie au primitif sans vraiment s’y unir, dans la composition de strophes hybrides comme la suivante où le mouvement seul reste populaire pour entraîner les images les plus rares :

Alors, croyez-moi, je vis un jongleur, un beau jongleur rayé noir et jaune comme une guêpe, qui de ses mains en coupe soutenait ses boules d’or, en courbe si hautaine et souple dans le ciel qu’elles semblaient doucement enchaîner le soleil (i).

Puis le plus souvent, quand ce n’est pas le triomphe parallèle tantôt de l’un, tantôt de l’autre, la lutte est aussi vive che." M. Paul Fort que chez Jules Laforgue, entre le raffiné cérébral et le primitif sensitif qui se partagent nos

(i) Les Fous et les clowns, p. i82. émotions. De là ce frémissement d’ironie rieuse et stridente qui domine l’œuvre de M. Fort et qu’avec ses moindres nervosités on peut reconnaître dans ces lignes :

Le cou est nu. Elle est charmante et c’est idiot.

Son nom doux, non moins doux que le doux nom d’Hévah. Elle fait hi, elle fait ha. Elle saute sans raison. A d’aiguës petites dents elle se fait saigner un petit doigt qu’elle suce, puis broute des bluets. C’est des simples. C’est une simple. Elle a bien de l’esprit, elle fait hi, elle fait ha. Elle va par les pierres. Elle butte, elle rit. Elle est idiote, et c’est charmant, — la Vie.

Allons. Le cou est nu.

Au détour de la route, quelque noir étrangleur…

Cette ironie et ses soubresauts rétractiles que cause une plaie touchée à vif n’ont rien de commun avec ces pointes gouailleuses, comme sans nerfs, de nos chansons, et dont M. Paul Fort luimême du reste donne maintes fois de parfaits exemples. Si sa poésie est «une simple», elle l’est moins que celle des poètes dont nous nous occuperons tout à l’heure, qui, en s’inspirant de la spontanéité populaire, l’ont suivie de plus loin, plutôt comme une de nos pastourcs que comme une de ces tsiganes qui tricotent d’un pas effréné leurs danses primitives, l’esprit plus que le cœur restant simple sous les battements fébriles, sous les bruissements, les frissonnements d’une sensibilité suraiguë.

ERRATUM :

Ligne 7

Au lieu de : « Plutôt comme une de nos pastoures…

Lire : << F.lie l’est moins comme... etc.

V

Dans les œuvres de M. Francis Vielé-Griffin le combat cesse, et non par la victoire de l’un ou de l’autre, mais par la fraternité qui unit l’être complexe au simple. L’être complexe ne se fait plus un tourment de la connaissance et de sa sensibilité ; il sait se guérir de toute douleur stérile en communiant avec des frères ; il se sert de l’acuité de sessensations pour atteindre une conscience plus profonde, plus aimante, etfinalement sereine. Il n’abdique point ; il ne laisse point humilier le Rêve par la Vie ; il pénètre le rêve de la vie, et de la vie humble, qui, familière et souple, glisse entre les branches ou peut se blottir en tous les coins perdus de la nature.

Aussi, pour l’auteur de Joies, les refrains naïfs et primitifs que nous transmet à travers les siècles une mémoire confuse sont les thèmes éternels de la vie humaine ; les plus diverses existences en développent seulement les nuances passagères. Que des bribes de rondes enfantines surprennent l’oreille, comme :

Où est la Marguerite,

O gué, ô gué, ô gué,

Où est la Marguerite,

O gué, son chevalier ?

et le poète voit la vierge qui « est dans son château de fleurs et de charmilles, évoquant en écho des chansons lontaines où pleurait un cœur éploré et joyeux de sa peine» ; puis celle qui « est dans son verger sous les pommiers en neige, à demi craintive à l’oracle d’une fleur » ; et celle « dans son couvent qui prie et pleure et qui rêve à l’amant de la cité merveilleuse ! »

Où est la Marguerite,

O gué, ô gué, ô gué,

Où est la Marguerite ?

Elle est dans son château, cœur las et fatigué,

Elle est dans son hameau, cœur enfantile et gai,

Elle est dans son tombeau, semons-y du muguet,

0 gué, la Marguerite (i) !

Mais dans cette interprétation du sens populaire, il y a bien alliance entre le primitif et le raffiné, il n’y a pas encore unité de l’être qui s’abandonne aux choses, et avec toutes ses subtilités, ingénument, s’y laisse bercer. M. Francis Vielé-Griffin le comprit, et il fit en sorte que la voix populaire, la voix séculaire prolongée de refrains en refrains jusqu’à lui, fût sa voix

(i) P. no. Lire surtout dans Joies le poème intitulé « Ronde », tout à fait particulier en ce genre d’interprétation. même (i).Ce n’est pas seulement qu’au courant des rythmes quelques répétitions viennent rappeler la forme consacrée des chansons :

Dans mon verger de mai — je te l’avais dit —

Dans mon verger de mai toute rose rit… (2)

OU :

O grand doux frênes qui souriez,

Nulle âme au bois — dès mainte année

N’est venue cueillir les auriers ;

Et nulle âme, dès mainte année,

Prairie, au gué ! ne t’a moissonnée ;

Dès mainte et mainte et mainte année

La vie à la belle mort s’est donnée

Dans le jeune baiser du renouveau,

(i) M. Vielé-Griffin écrivait dans l’Ermitage (mai 97) :

t… La chanson populaire ne nous sera une source d’émotion puissante et féconde, sa naïveté nenous attendrira jusqu’au lyrisme qu’autant que, confondue avec le balbutiement de l’enfance, le bruissement des haies, la clameur des basses-cours, le soleil et l’aube et le crépuscule, elle nous sera le mot à peine formulé, la voix anonyme, lointaine, authentique, populaire en un mot de l’émotivité humaine, portée on ne sait d’où par le sûr hasard de la brise attestant l’inconsciente richesse lyrique de la race ! »

(2) Les Cygnes,’Eurythmie. Si que la Parque hésite étonnée,

Avant de couper l’écheveau (i)…

mais c’est que dans le ton, dans le geste de la phrase, dans tout le poème qui, sans cesser d’être un chant, sait être un conte comme pour les veillées sous le chaume, un je ne sais quoi d’intime et de cordial enveloppe d’une écorce rustique les plus délicats raffinements, et les rapproche ainsi de toute humanité. Les trois premières strophes de la poésie liminaire de la Clarté de Vie condensent en perfection ces diverses valeurs :

Étire toi, la Vie est lasse à ton [côté

— Qu’elle dorme de l’aube au soir,

Belle, lasse,

Qu’elle dorme —

Toi, lève-toi : le rêve appelle et passe

i Dans l’ombre énorme,

Et, si tu tardes à croire,

Je ne sais quel guide il te pourra rester

(i) Les Cygnes, Hélène. — Le rêve appelle et passe

Vers la diviuité.

Laisse, ne prends qu’un viatique

Et de tout cet amour qui double chaque pas

Ne prends que le désir, et va,

Dépêche-toi :

Le rêve appelle et passe,

Passe — et n’appelle qu’une fois.

Marche dans l’ombre, cours !

Esf.-il un abîme que tu craignes ?

0 hàte-toi… il est trop tard :

La belle Vie en son sommeil d’amour

Etend ses doux bras qui l’étreignent

— Trop tard ; le rêve appelle et passe,

Appelle en vain,

Passe et dédaigne…

M. Vielé-Griffin ravit aux chanteurs populaires cette sorte de caractère à peine saisissable de leur ton à la fois juste et lointain, comme réticent, et cette union parfaite avec la nature, toujours psychique (partant symbolique) que nous découvrent ces refrains de pastourelles aux apparences obscures où les choses des champs naïves disent les paroles les plus complexes de l’âme.

Il y fut aidé par des qualités verbales d’ingénuité, de grâce primesautière, toutes particulières et rares à notre époque. Si, gâté par la plastique qu’on a aujourd’hui le tort de ne plus séparer du lyrisme, on lit une de ses pages d’un regard tant soit peu distrait (comme souvent il arrive dans ces moments de paresse où l’on attend que les choses vous réveillent), il semble que rien ne ressort et qu’on glisse au fil d’une eau pâle entre deux rives unies. C’est qu’en effet la langue, les images et les rythmes ne nous soulèvent pas d’une vague violente ; mais ils nous portent, nous bercent délicatement comme dans une brume de lumière ; peu à peu l’on jouit de nuances aux fines mobilités, et l’eau transparente est profonde. L’on s’aperçoit alors que cette page sublimise les vertus premières de la langue d’oïl, toutes de fraîcheur et de jeunesse rapide. Elle ne stagnait point sous le soleil comme un miroir implacable, jadis, avant qu’un renforcement du génie latin ne fût venu l’endiguer de toutes parts. Le poème est ainsi tout de souplesse et d’ondoyance rythmique, musicale, non uniment berceuse à la manière lamartinienne, mais comme la langue même, diversement courante et changeante, libre, avec des fuites menues et des retours bouillonneux, et des ruisselets qui se cherchent et se contrarient, pour enfin converger vers de clairs bassins étales.

Je pourrais citer encore plusieurs pages, au lieu de la suivante, plus curieuses de détours et de rythmes et aussi probantes ; j’ai choisi néanmoins celle-ci où apparaît aussitôt cette simplicité populaire recouvrant les fines subtilités. Le poète éveille en lui le souvenir d’une heure pensive ; il a ressuscité le paysage d’une ville et des horizons qui en éclairent la vie ; il conte :

Debout, appuyé d’une main

A quelque pierre des temps anciens, Je sentais cette vie en moi

Et que je créais tout cela

— La ville, le lac, les faîtes blancs

Du grand regard de mes vingt ans.

Celui qui vint, par le sentier

Etait un vieillard haut et droit ;

Et quand il surgit près de moi,

11 semblait apparu sans bruit ;

Il semblait là dès ma venue ;

Debout sous le soleil joyeux

En neige d’argent sur sa tête nue ;

Il semblait l’un qu’on a connu

Dans un sourire forcé d’adieu,

Revu dans un sourire d’accueil ;

Comme ma vieillesse advenue *

Paisible et sans grands mots de deuil,

Souriante srave à mes vingt ans

Debout contre le vieux mur blanc (i).

De tous les nouveaux poètes, c’est en M. Fran-. cis Vielé-Griffin que la renaissance du lyrisme populaire aboutit avec le plus de grâce et de, jeunesse. Cueille d’avril était intitulé son premier cahier de vers ; et ses poèmes sont bien restés une fraîche « cueille d’avril » fleurant

(i) La Chevauchée d’Yeldis, le Fossoyeur. l’aube des prés, enlr’ouverte d’espoirs, heureuse de confiance en la vie que promettent la joie et la force et, simplement, l’herbe neuve et naïve de chaque printemps.

Cependant un poète ne peut guère exprimer qu’une face de la vie dont toutes les promesses ne captivent tant de misérables que pour les tromper mieux. Ceux-ci n’ont plus foi en les renouveaux de la terre qui les accable ; et M. Emile Verhaeren a entendu leurs gémissements et leurs grincements. Il a entendu leurs cris d’hallucinés vers la Ville, la Ville fantomatique, éclatante et terrible ; il a suivi ces interminables exodes de paysans et de loqueteux que rongent «la fièvre» et « le péché », qu’affole l’usurier « charlatan » et qui s’en vont, s’en vont vers Elle « sans rien de rien », Rien devers eux

Que l’infini ce soir de la grand’route, .

Chacun porte, au bout d’une gaule,

En un mouchoir à carreaux bleus,

Chacun porte dans un mouchoir,

Changeant de main, changeant d’épaule,

Le linge usé de son espoir.

Ettandis que M. Francis Vielé-Griffin harmonise l’être complexe au simple en des « contes » plutôt idylliques, M. Emile Verhaeren le surchauffe comme d’éclats sanguins et d’images dont les synthèses triviales, brutales, mais grandioses, font de ses poèmes des complaintes épiques :

La Mort a bu du sang

Au cabaret des Trois Cercueils.

La Mort a mis sur le comptoir

Un écu noir ;

Et puis s’en est allée.

« C’est pour les cierges et pour les deuils»

Et puis s’en est allée. La mort s’en est allée

Tout lentement

Chercher le sacrement

La Mort a bu du sang

Elle en est soûle,

« Notre Mère la Mort, pitié ! pitié !

Ne bois ton verre qu’à moitié.

Notre Mère la Mort, c’est nous les mères.

C’est nous les vieilles à manteaux,

Avec leurs cœurs en ex-votos, . ,

Qui marmonnons du désespoir

En chapelets interminables ;

Notre Mère de la Mort et du soir,

C’est nous les béquillantes et minables

Vieilles tannées

Par la douleur et les années :

Les défroques pour tes tombeaux

Et les cibles pour tes couteaux (i). »

Nul avant M. Verhaeren n’avait dit ainsi les foules campagnardes en de pareilles marches chantées. Il faut comprendre ces poèmes comme des marches soulevées d’héroïques complaintes,

(i) Les Campagnes hallucinées, le Fléau. des marches de rythmes en sabots qui claquent le sol et le bourrent d’une rage pesante. Les pieds restés lourds de la terre grasse des champs maculent le blanc ruban des routes. Des tressauts brusques de douleur les arrêtent soudain, ou de larges envolées de gestes ivres. Ce sont des marches forcées et forcenées de chemineaux qui soufflent d’ahan et dont les pas cahoteux traînent la furie des interminables misères.

Ces misères, M.Emile Verhaerenne les chante pas en artiste épris des pourritures (son lyrisme les domine et les surélève toujours), mais en prophète. C’est l’homme de la solitude dont au sortir des bois sauvages l’œil visionnaire grandit ce que nous ne voyons même pas. Le cœur large et simple, d’imagination débordée, tout l’être exalté des profondeurs de la saine nature primitive, il clame les maux du siècle à travers l’éternité des temps et de l’espace. Ne lui demandez point des polissages et des ratiocinations d’art II est ! le prophète : celui qui n’attend pas la lumière, mais la devance par l’incendie. Et c’est en furieux qu’il pousse au but ses images farouches qui parfois concassent les mots pêle-mêle et fracassent les phrases, car rien ne doit s’opposer à sa puissance justicière, mais aussi consolatrice par les espérances que sa foi lève, « aux loins sereins et harmoniques » des aubes futures.*.

A coups de rythmes rudimentaires et martelés, avec des gestes bourrus, une voix rauque, des regards noirs d’homme du peuple qui mâchonne sa détresse ou la crie, le poète nous meurtrit de toutes les lamentations humaines.

Les mendiants ont l’air de fous.

Avec leur dos comme un fardeau

Et leur chapeau comme la suie,

Us habitent les carrefours

Du vent et de la pluie.

Ils sont le monotone pas.

— Celui qui vient et qui s’en va Toujours le même et jamais las —

De l’horizon vers l’horizon.

Ils sont les béquillanls,

Les chavirés et les bancroches

Et leurs bâtons sont les battants

Des cloches de misère

Qui sonnent à mort sur la terre

Aussi, lorsqu’ils tombent enfin

Crevés de soif, troués de faim

Et se serrent comme des loups,

Le soir

Au fond d’un trou,

Le désespoir

Plus vieux que n’est la mer

Se fixe en leurs grands yeux ouverts

Qu’aucune main, jamais.

Avec de pâles doigïs funèbres,

N’ose, pour les calmer,

Fermer

Dans les ténèbres (i).

M. Verhaeren, dans son développement, finit par dépasser le ton populaire ; il l’amplifie

(i) Les Campagnes hallucinies, les Mendiants, comme de toute la sonorité de cuivre d’une trompe d’alarme. Et les motifs rustiques que M. Francis Vielé-Griffin adorne de charme et entraîne de vivacité juvénile, M. Verhaeren les pétrit d’une main calleuse, plus faubourienne peut-être que paysanne, mais simple, franche et forte. Et des nouveaux poètes d’inspiration populaire, il est, atteignant d’un geste sommaire à la grandeur, le plus puissant manœuvrier.

Témoignant d’une âme infiniment subtile, la Chantefable un peu naïve de M. Albert Mockel, avec en effet plus de naïveté que de naturel, plus de féminité, de ténuité, ne rejette aucune complication dans son union avec le simple. Tout être est simple, semble-t-elle dire, qui est innocent avec les choses.

M. Albert Mockel pourtant transforma le sens de l’art populaire, en particulier dans un poème dont l’originalité est sans analogie (i) et qui est une véritable composition poétique. Le poème entier, pour mieux garder le ton de la complainte, s’appuie sur l’harmonie de deux rimes seulement, et encore leur différente homophonie offre-t-elle quelque parenté. Il commence ainsi :

Loin dans les prés à la fontaine

Une voix de jadis chante à la fontaine :

« A h vire et gyre et vire te dé !

A fontaine profonde arrivant de la plaine,

A profonde fontaine un gueux j’ai rencontré

Et vire et gyre et vire le dé !

Il avait haute allure, une dague à la gaine

Etrange, et ses façons de vous dire dondaine

(i) Car elles ignorèiltt Lui donnaient de grands airs comme d’un capitaine

Sur tous les brigands par lui commandés.

— « Ah triste et longue, triste est la plains,

Dit-il, —et de mes yeux des larmes vil couler,

Je suis triste ma mie et porte votre peine,

Ah ! je suis triste comme la plaine ;

Mon âme a des recels de maux à bien garder,

Mon cœur a des trésors inconnus à donner :

Je suis triste, ma mie, venez nie consoler. »

(Mais longue et triste, longue est la plaine.)

— « Je ne pourrais, lui dis-je ; un amant désiré

Il s’en fut à la guerre il y a des années

Et j’attends qui viendra du bout de cette plaine

Oh longue et triste comme ma peine,

J’ai souligné les lignes où apparaissent les refrains de forme populaire qui se nouent et se dénouent le long- des rythmes, disent l’un, la versatilité féminine, l’autre, la lassitude de l’attente, idées générales que le poème illustre. Ces refrains sont d’exacts leitmotifs dont les retours altérés selon l’interprétation des personnages accompagnent la périodicité des sentiments et les symbolisent.

Mais « le gueux rencontré, aux grands airs comme d’un capitaine » auquel la femme allait s’abandonner n’était autre que l’amant ancien. Il se découvre :

« Femme infidèle, tu m’as oublié,

J’avais passé, pour tes baisers,

La triste et longue, longue plaine ! »

— « Ah, beau sire, mais vire le dé ! »

Ainsi les thèmes populaires qui chez M. Francis Vielé-Griffin (quand ils ne situent pas et ne précisent pas l’action) se fondent, en la trame lyrique, transparaissant toujours sous la figure nouvelle, et qui, chez M. Emile Verhaeren, se déforment pour ressaillir, sculpturalement, en reliefs révoltés d’os et de chair, marquent chez M. Albert Mockel les traits principaux de l’âme autour desquels se jouent les intentions secondaires et les détails extérieurs.

Toutefois M. Albert Mockel s’est trop rarement servi ainsi de l’art populaire dont il utilise surtout l’imagination mythologique : les petits noëls, les petites fées, les ondines et les nixes, les princesses fileuses, les princes Charmant. Et il ne leur abandonne pas son âme en toute simplicité ; il les assujettit, au contraire, à satisfaire une magie psychique qui dépasse un peu leur pouvoir. C’est plutôt en des proses récentes (i) qu’en ses vers que M. Mockel a développé le génie populaire si originalement ressuscité par certains poèmes de la Chantefable unpeu naive.

Cependant il est de tous les poètes novateurs

(i) Annoncées sous le titre Nouveaux conles de ma Mère l’Oie. celui dont est le plus conscient l’idéal de rajeunissement lyrique au contact de l’âme simple par la « légende » et par la « chanson ». Dans un tout autre esprit que M. Gabriel Vicaire, il croit que « les pleines gerbées de fables, de traditions, de récits mythiques rassemblées chaque mois par les recueils de folklore prouvent que le génie de la France s’y prête à l’égal du génie germanique (i) ». Nous n’avons pas à revenir sur ce point, à montrer encore combien cette abondance de notre folklore (la Bretagne reste à part) témoigne d’une restreinte invention poétique et, en échange, d’une grande richesse d’anecdotes, de proverbes et de traits malicieux.

Dans l’art rustique de France le fableau a tué la légende.

Et c’est pourquoi les poètes novateurs ont été tout de suite à court dès qu’ils ont voulu faire revivre symboliquement un mythe populaire ; ils

(i) Proposée littérature, p. i2i. sont toujours revenus aux «contes de Perrault», car pour être populaire il ne faut pas que la légende soit oubliée du peuple dès qu’il perd son inconscience. Il faut qu’elle traverse toutes les couches lettrées comme il est arrivé pour les seules histoires dela Mèrel’Oie (i).Maisle cahier n’en est pas gros et on peut espérer qu’on ne nous tirera plus rien de la « Belle au bois dormant ». Aussi, instinctivement, les poètes novateurs ont-ils eu raison de ne se point préoccuper de héros légendaires particuliers, de se remettre seulement dans le sentiment populaire et de laisser la légende sortir de leur vie intérieure. M. Albert Mockel l’a constaté lui-même : « L’afflux trop puissant de la littérature antique au xv° et au xvie siècle nous a jetés loin de nous » (2). Il oublie d’en conclure qu’il est peutêtre moins artificiel pour un poète contemporain

(i) M. Albert Mockel a bien soin d’indiquer cette idée qui corrige son affirmation ; toutefois il n’appuie pas assez.

(2) Propos de littérature, p. ia3t de continuer à réveiller Psyché que de ressusciter la fée Mélusine.

Certes, il y a à creuser au plus profond de toutes nos traditions locales, à ramener au jour par la transfiguration poétique l’or vierge de nos terroirs. C’est ce que tentent, avec timidité dans un sens fort différent do celui que nous prisons, d’estimables poètes, bretons et ce qu’a réussi un peu trop académiquement le grand Frédéric Mistral. Mais l’œuvre alors est du même ordre que celle offerte par les mythes grecs. Elle ne doit rien à l’aile des brises. Ce n’est pas la tradition orale qui l’a fait éclore. Quels que soient les contes de l’enfance, leur souvenir n’a pas suffi : il a fallu creuser le sol autour de la maison.

Aussi, pour échapper à cette oppression latine, qui n’a cessé de nous écraser, et dont si justement se plaint M. Albert Mockcl (i), on

(i) « Non seulement on est loin de la verve naturelle du peuple dans la poésie lyrique, mais on n’écrit pas même d’après les ne doit songer qu’à soi-même, soi-même oublieux de tous les siècles et de tous leurs mythes et s’ériger en personnage légendaire, dominateur ainsi des temps, dans une atmosphère indéterminée. Par cette idée, je m’accorde entièrement avec M. Albert Mockel.

traditions héroïques de la race. C’est là, je crois, un legs de cette littérature latine qu’une parenté de langage nous imposa trop longtemps. Nous ne provenons certes pas uniquement des Latins, mais comme ils pèsent encore sur nous ! Rome faisait des vers selon la Grèce et nous faisons des vers selon Rome… » (Propos de littérature, p. i22.)

VI

C’est dans un esprit analogue que les plus beaux caractères du lyrisme rustique et de la renaissance poétique qui en découle ont été objectivés, synthétisés, dans les drames de M. Maurice Maeterlinck.

Le drame légendaire sentimental est le développement même de la chanson rustique qui a presque, toujours, comme on a pu s’en apercevoir, une action. On a tort du reste d’établir une séparation arbitraire entre le lyrisme et le drame. Il existe un point où ils se rencontrent ; et si cela est particulièrement frappant dans tout art populaire, cela ne l’est déjà pas moins dans le théâtre antique. La poésie transfiguratrice peut se séparer du drame, non la poésie sentimentale qui tend de toute son impulsion naturelle à la représentation même de la vie qu’elle exprime.

Là, dans les drames de M. Maeterlinck, débouchent du fond de leur infini passé, marchent et parlent sans sortir de leur atmosphère merveilleuse les princesses de la ballade, et les rois des contes féeriques, et les reines aux mystérieuses puissances. Ils ne sont point les agents de légendes connues ; ils régnent sur tous les domaines de l’âme humaine. Us portent des noms impersonnels comme leurs vêtements, comme leur être même, qui mieux ainsi qu’en toute légende garde le recul, l’humanité profonde du mystère. Leur pouvoir redoutable, comme l’a toujours compris l’esprit populaire, subit toules les atteintes du malheur. Tandis que des destinées d’amours adolescentes tremblent et parfois succombent entre leurs mains, ils restent eux-mêmes les victimes des événements qu’il dénouent. Mais ces rois, ces reines, ces pères, ces aïeuls représentent simplement les influences supérieures qui nous dominent ; et ils servent, ou avec bienveillance, avec des avertissements que nous n’écoutons pas, ou avec une malice sournoise ou fatale, notre particulier destin. Et cela est admirablement conforme à l’esprit des contes et des ballades.

Ce qui l’est encore davantage est la sensation de solitude et de terreur dont les enfants, les vierges, les jeunes femmes, les jeunes héros, jusqu’aux vieillards de l’expérience, laissent leur vie s’envelopper toute. Les êtres simples en la compagnie intime de la terre se sentent environnés d’inconnu et de choses malfaisantes ; et ils n’attendent aucun secours, et ils ne peuvent que se pencher sur leur propre vie, se consoler des moments ainsi, mais sans jamais atteindre que le vide. Tout être humain, s’il n’avait perdu cette intimité par sa culture, et (par la suffisance qui en a dépendu), la finesse intuitive de son entendement, distinguerait de même les silences hostiles du mystère, saurait de même « écouter son âme » (i). Et selon les qualités de son âme, il vivrait dans un puéril et terrible effroi, ou avec le sourire fier des hautes tristesses. M. Maurice Maeterlinck a rendu aux êtres de ses drames, par la connaissance, cette compréhension supérieure qu’ont les bêtes parfois, et facilement les simples.

Pourtant cette connaissance ne leur a pas enlevé l’inconscience, et c’est en toute innocence qu’ils trébuchent dans leurs fautes. L’idée de la responsabilité est une de celles qu’accepte le moins l’esprit populaire. C’est pourquoi Ablamore dit à Alladine : « Tu obéis à des lois que tu ne connais pas et tu ne pouvais agir autrement (2). » Le châtiment arrive quand même,

(il Intérieur.

(2) Alladine et Palomules, acte II, scène m. mais il n’est pas un arrêt de la justice ; il n’est que la conséquence aveugle d’une misérable destinée, le degré suprèmé de la douleur. Aussi la poésie des complaintes a-t-elle une sympathie profonde, plus que de la pitié, pour les victimes ; le châtiment n’est pas une humiliation, mais l’ennoblissement d’une souffrance de plus. C’est dans cet esprit-là que se produisent la plupart des dénouements dans les drames de M. Maeterlinck, quand ils ne sont pas le dernier acte obscur et sans signification de tous les actes obscurs et quelconques dont se compose la chaîne d’une existence. « C’était, dit Arkel à la fin de Pelléas et Mélisande, c’était un pauvre petit être mystérieux, comme tout le monde… »

En pénétrant le détail de la composition scénique, de l’expression, de la phrase, on approcherait encore de l’art populaire. Les personnages arrivent, se fontconnaître, et parlent, sans nous rien confier de leur état-civil que quelques vagues indications plutôt psychologiques. Quelques mots : et nous entrons d’un coup jusqu’au fond de leur cœur, et nous les connaissons mieux que s’ils avaient découvert leur généalogie. La chanson rustique débute ainsi, avec une brusque simplicité, inquiète avant tout de l’humanité intérieure. Et quand ils veulent rendre leurs sentiments palpables de vie brûlante, les images jaillissent en petites flammes familières, courtes et vives, allumées aux choses les plus proches, celles qu’ils touchent tous les jours de leurs mains ou qu’ils saisissent du regard dans le strict décor de l’existence intime. « Ta voix ! ta voix… Elle est plus fraîche et plus franche que l’eau !… On dirait de l’eau pure sur mes lèvres !… » dit Pelléas à Mélisande. — « Et si de vieux moments reviennent par hasard, je m’approche d’Astolaine et l’on dirait que j’ouvre une fenêtre sur l’aurore », dit Palomides.— « Tu attends là au seuil d’une porte à peine ouverte comme si tu étais prête à fuir ; et ta main sur la clef, comme si tu voulais me fermer à jamais le secret de ton cœur », dit Ablamore. — « II y régnait un tel silence qu’un fruit mûr qui tombait dans le parc appelait les visages aux fenêtres », dit Ygraine.

Toutes ces associations sont bien dans la forme des rapports rapides et précis qu’emploie l’imagination populaire, sans la surcharge du développement lyrique qui n’avive plus l’émotion, mais la voile ou la transfigure.

Enfin vous voilà donc

Ma belle mariée,

Enfin vous voilà donc

A votre époux liée,

Avec un long fil d’or

Qui ne rompt qu’à la mort (i),

dit une vieille chanson d’épousailles.

Elle est bien aussi droite

Que le jonc dans les prés…

Elle fait fleurir le romarin

Sur le bord de sa manche…,

(i) Cilatioa de Gérard de Nerval. disent de leur belle des amoureux.

J’ai tant pleuré, versé des larmes

Que les ruisseaux ont débordé ;

Petits ruisseaux, grandes rivières,

Quatre moulins en ont viré (i),

chante une pauvre délaissée.

Ainsi chez M. Maurice Maeterlinck comme chez les poètes rustiques l’image, flèche faite de tout bois, encochée juste au sentiment, au point le plus tendu de l’émotion, file… et, l’àme touchée, s’arrête.

La phrase de notre dramaturge, simplifiée à l’extrême et comme d’une nudité prenante, force singulièrement cette brève intensité. Elle se réduit presque toujours à une seule proposition. Les épithètes y sont rares et le verbe n’y entraîne pas d’interminables attributs. Elle n’est pas coupée d’incidentes : le cœur gros s’allège d’un coup, quand il ne soupire pas quelques

(i) Citation de M. André Theuriet. mots expirés qui ne sont presque plus des paroles.

Et ces phrases mêmes ne sont point sèches ni saccadées, parce qu’elles vont d’un inégal mouvement très doux, parfois même un peu trop symétrique, en un rythme de berceuses, rythme, il est vrai, conforme aux gestes de petites âmes passives, qui sentent qu’il n’y a rien à faire, et qu’il faudra toujours, et malgré tout, dormir. Aussi est-ce à peine de la prose. Les rythmes s’adaptent à chaque instant à la mesure de l’octosyllabe et de l’alexandrin classique, ou plutôt des douze temps et des divisions en six, quatre et trois temps que ces vers étaient sensés grouper et redoubler. La seule différence qui sépare cette prose du « vers libre » est dans le manque à’intention. Il n’y a pas constante égalité de valeur entre la langue rythmique et la langue syntaxique. Mais les pages entièrement rythmées sont nombreuses, en dehors même des scènes particulières et culminantes où, comme à la fin à’Alladine et Palomides, les voix des deux amants se répondent d’une chambre à l’autre en une cantilène d’agonisants, ou comme au quatrième acte de la Mort de Tintagiles les trois servantes fatidiques cherchant un instant propice à leur crime font des incantations de leurs lentes paroles. On pourrait par exemple transcrire ainsi, entre cent autres, le passage d’Ablamore à la fin du troisième acte d’A lladine.

… Alladine, viens aussi.

Voyez-vous, mes enfants, il fait noir dans la chambre,

Il y fait aussi noir

Que si l’on se trouvait à mille pieds sous terre.

Mais j’ouvre un des volets, et voyez !

Toute la lumière du ciel et du soleil !

Il n’y faut pas un grand effort

Et la lumière est pleine de bonne volonté…

Il suffit qu’on l’appelle ; elle obéit toujours…

Avez-vous vu le fleuve

Avec ses petites îles entre les prés en fleurs ?…

Le ciel est un anneau de cristal aujourd’hui…

Alladine, Palomides, venez voir. ..

Approchez-vous tous deux du paradis…

Il faut vous embrasser dans la clarté nouvelle…
Je ne vous en veux pas.
Vous avez fait ce qui est ordonné ;
Et moi aussi…
Penchez-vous un instant à la fenêtre ouverte ;
Et regardez encore les douces choses vertes…

A ces cadences s’ajoute la symétrie des répétitions nombreuses dont usent en leur dialogue les personnages de ces drames. On n’a pas compris qu’elles ne différaient point des refrains populaires, de ces refrains de complaintes par lesquels s’expriment naturellement l’obsession, la frayeur, l’angoisse (i). M. Maurice Maeterlinck,

(i) Nous ne connaissions pas personnellement M. Maeterlinck, et ces lignes avaient depuis longtemps paru, lorsque nous lûmes sous la signature de M. Adolphe Brisson, ce passage d’un interview :

« Les paysans de chez nous, dit M. Maeterlinck, dont l’intelligence est paresseuse ont coutume de prononcer plusieurs fois les mêmes épithètes ou les mêmes verbes. Cette habitude donne à leur discours un caractère de gravité tout à la fois puéril et sentencieux. Je m’en suis inspiré, jugeant qu’un personnage de légende avait quelque affinité avec un homme des champs et pouvait parler la même langue… J’ai été poussé par une sorte d’instinct d’imitation et non par le désir de me singulariser. »

Le Temps, 25 juillet 1896) il est vrai, en a fait un abus que des lourdeurs d’interprétations incertaines ont grossi. Car dans la plupart des cas l’intensité de l’émotion serait affaiblie, le sens même serait faussé si les âmes primitives que le poète anime, balbutiantes de terreur devant leur destin pressenti, ne répétaient point malgré elles les paroles de la pensée fatale.

Cependant ces diverses transmutations psychiques du sentiment populaire semblent à certains une déformation vaine. Ils entendent que le poète respecte les légendes et les chansons dans leur littéralité non seulement intérieure, mais extérieure. Ils n’accordent surtout point qu’on les grandisse jusqu’aux mythes et qu’elles perdent ainsi la beauté parfaite de l’âme primitive. Se contenter d’unir sa subtilité à la sensibilité fraternelle du simple sans mésestime des héroïsations les plus hautes leur apparaît d’un puéril orgueil qui n’abdique point devant la prédominance supérieure qu’ont en eux concentrée les premiers gestes humains. M. Henry Bataille écrit ainsi : « Nous haïssons même en les aimant tous ceux qui ont déformé la légende, fût-ce au profit des plus belles causes lyriques, et tout le génie de Wagner ou de Shakespeare suffit juste à leur faire pardonner de ceux qui aspirent encore aux hautes sources pures qu’ils n’auraient voulu troublées d’aucun souffle. Le héros du Vaisseau fantôme est criminel, plus encore celui de Tristan et Yseult (i). »

M. Henry Bataille a donc tiré, — avec le souci scrupuleux qu’il vient de dire — « la Lépreuse, tragédie légendaire en trois actes », d’un fragment de chanson bretonne. On lit en effet dans l’admirable Barzaz Breiz de M. de la Villemarqué : « Le sujet est un jeune paysan,

(i) Ton- Sang précédé de La Lépreuse par Henry Bataille. — Preface, p. vu. si beau, que lorsqu’il passe le dimanche pour aller à la messe, ses cheveux blonds flottants sur ses épaules, on entend plus d’une jolie fille soupirer doucement. Le cœur de l’une d’elles, appelée Marie, est pris ; celui du jeune paysan ne tarde pas à répondre à l’amour de Marie ; mais par malheur elle a la lèpre ; et lorsqu’elle se présente chez le père de son amoureux, et qu’elle dit : « Donnez-moi un siège pour m’asseoir et un linge pour m’essuyer le front, car votre fils m’a promis de me prendre pour femme », le vieillard assis au coin du feu lui répond d’un ton railleur : « Soit dit sans vous fâcher, la belle, vous vous abusez : vous n’aurez point mon fils, ni vous, ni aucune fille de lépreux comme vous ! » Marie sort en pleurant et jure de se venger. En effet, elle se fend un doigt, et avec son sang elle donne la lèpre à quatorze personnes de la famille qui l’a repoussée, et son jeune amoureux en meurt (i). »

(i) Barsac Breiz, p. 454- — Chants populaires de la lire

Cette histoire, extraite d’un de ces arguments, si savoureux dans leurs détails de mœurs pittoresques, dont M. de la Villemarqué éclaire ses chants bretons, nous donne, à quelques variantes près, le sujet même de la Lépreuse. Elle est placée d’ailleurs en tête d’un chant intitulé le Lépreux, mais dont la fable n’a point de rapport avec la tragédie de M. Bataille comme tissée toutefois des menus et mille et un fils coupés çà et là à travers le Barzaz Breiz ; ce que l’auteur appelle : « être aussi exact que possible… introduire des expressions locales en usage (i) ».

Dans le chant du Lépreux on lit :

« Si ’elle touchait du boutdcs lèvres les bords du vase de ma tisane, en buvant après elle jé serais guéri à l’instant.

« Le cœur que tu m’avais donné, ma bien-aimée, à garder, je ne l’ai perdu, ni distrait, ni mis à nul mauvais usage ;

tagne, recueillis, traduits et annotés par le Vie Hersard de la. Villemarqué. —8e édilioa (i883) (Librairie académique). (i) Ton sang préc. de la Lép., préface, p. X,

« Le cœur que tu m’avais donné, ô ma douce belle, à garder, je l’ai mêlé avec le mien ; quel est le tien ? quel est le mien ?»

Dans la Lépreuse on retrouve :

Eiwoanick

o Oui elle m’a donné la mort, je le sais…

Mais je ne suis pas, voyez-vous, bien sûr

que si elle touchait un jour, du bout des lèvres,

les bords du vase de ma tisane,

je ne sois à l’instant guéri !…

Mauia

C’est ainsi, pourtant, qu’elle l’a tué !

Ervoanik

Le cœur que tu m’avais donné, ma bien-aimée,

à garder, je ne l’ai perdu ni distrait.

Le cœur que tu m’avais donné, ma douce belle,

je l’ai mêlé avec le mien. Quel est tien ? quel est mien ? »

(La Lépreuse, acte III, se. iv, p. g5.)

La complainte du Lépreux se termine sur ces deux strophes :

« Je suis un pauvre jeune clerc ; je suis fils de Iann Kaour ; j’ai passé trois ans à l’école, niais maintenant je n’y retournerai plus.

« Dans un peu de temps je m’en irai encore, je m’en irai encore loin du pays ; dans un peu de temps je serai mort, et m’en irai en purgatoire ».

Ervoanik dit dans la même scène iv de l’acte III de la Lépreuse :

« … Je ne suis qu’un pauvre jeune fermier

fils de Matelinn et de Maria Kantek.

J’ai passé trois ans à l’école…

mais maintenant je n’y retournerai plus…

Dans un peu de temps je m’en irai encore loin du pays,

Dans un peu de temps je serai mort,

et m’en irai en purgatoire… »

Puis Ervoanik ajoute :

« Et pendant ce temps mon moulin tournera

diga-diga-di

Ah ! mon moulin tournera,

diga-diga-da… »

refrain pris à la Meunière de Pontaro (p. 4^7) qui dans le Barzas Breiz vient immédiatement après celui du Lépreux.

La scène m du même acte finit sur ces mots :

« Voici le mois de mai qui passe

Heureux ceux qui meurent au printemps. »

Et dans la cantilène les Fleurs de Mai (p. 39i), on chante aussi :

« Voilà le mois de mai qui passe et les fleurs des

haies avec lui,

Heureuses les jeunes personnes qui meurent au

printemps 1 »

Presque toute la Lépreuse unit de cette sorte, avec un art très habile, et entrecroise les dessins des plus diverses complaintes, — mise en action, sur la même trame, des inspirations populaires de Cornouaille, de Léon, de Vannes et de Tréguier. Aussi, avouons-nous ne pas comprendre M. Bataille lorsqu’il écrit dans sa préface : « Nous n’avons pas voulu tenter d’ajouter possiblement une chanson populaire à tant d’autres… Ne pas abîmer, mais non refaire… Le but est ailleurs. Il est d’abord dans le transport au théâtre d’un tragique primordial. » Mais la tentative contestée ne serait-elle point la cônséquence inévitable, ce qu’est effectivement la Lépreuse, de ce « tragique primordial » ?

Quoi qu’il en soit, — et de l’originalité après M. Maeterlinck de ce « tragique », et des illusions de l’auteur sur le plus ou moins de réfection qui est ici le propre de sa manière, — la tragédie légendaire de M. Henry Bataille ne nous offre plus seulement une transposition, un élargissement selon notre âme de l’inspiration rustique, mais une reconstitution, dans son décor même, de la légende. Les autres poètes avaient retrouvé dans le sens de leur émotion seule l’atmosphère ; M. Bataille y ajoute des soucis de réalisme extérieur qui, très légitimes, ne sont cependant pas sans approcher de l’artificialité qu’il redoute, et de beaucoup plus près, d’une autre façon, que les soi-disant « déformations » lyriques auxquelles il ose se prendre. Séculaires, les distances intellectuelles et morales qui nous tiennent si loin de la simplicité des légendes primitives font justement d’une plus fondamentale sincérité peut-être les œuvres qui naturellement selon notre âme transposent, que celles qui doivent pour restituer « mains jointes » consommer le plus complet oubli d’elles-mêmes. Maison peut atteindre à la beauté par les moyens les plus contradictoires. Il en est des moyens comme de la matière ; il n’est point de matière dont les doigts du poète ne puissent tirer la ilamme. En dépit des minuties, des négations de leur auteur, telles pages de la Lépreuse demeureront parmi les plus prenantes de toutes celles que nous devons à l’influence du sentiment rustique. Rien de plus neuf dans l’émotion que cette fin du monologue d’Aliette à l’acte II :

J’ai aimé dix-huit innocents,

et je leur ai donné la lèpre à tous.

Mais le dernier, ah ! oui, le dernier

me brise le cœur.

Et maintenant j’ai peur de moi entière,

peur de mes lèvres, peur de mes mains…

D’une goutte de sang de ce petit doigt, j’en tuerais cent, j’en tuerais mille…

Sonnez donc, sonneurs de la noce !

et sonnez fort, et sonnez vile !…

Quand vous serez partis,

nous resterons seuls, tous les deux.

Et je lui mettrai la main et la tête

sur mes genoux, —

et lui avouerai la vérité.

Et la vérité ne lui paraîtra pas terrible…

la vérité nous oublierons petit à petit…

je serai sa mère à vingt ans près de lui,

je l’embrasserai de loin, dans l’air, tout autour,

et le temps passera toujours,

et le temps passera toujours…

Que je souffre, mes pauvres yeux !

à n’en plus pouvoir…

Tout à l’heure je sentais

mon courage crever tout le long de la route ;

à chaque pas il crevait un petit peu plus ..

0 ! madame Marie de pitié,

combien l’amour est grand !

Mais je ne peux plus rien maintenant…

je sens mon cœur qui s’en va de moi.

Ma bouche a beau serrer les dents,

les baisers sortent, les baisers crient,

le premier baiser veut sortir…

je sens là au bout de ma bouche, au bout de la sienne,

je ne puis plus le retenir, là…

Ayez pitié de moi, Marie,

mère du ciel, mère des anges,

mère du rosaire, mère chérie !…

Il me semble voir maintenant, rondes, complaintes, légendes, toutes les formes tirées par l’art de ce renouveau sentimental, accourir des champs et des courtils vers la grand’place du village. Grandes coiffes et petits bonnets, mignonnes pucelles roses et rudes gars, mendiants et colporteurs, laboureurs et artisans débouchent de la route et des ruelles, entraînés par les poètes, par les artistes, les « ouvrierssculpteurs «comme Jean Baffier, sculpteur et joueur de vielle, les verriers comme Emile Galle dont l’art cristallise les plus humbles herbes des champs, par les musiciens surtout comme Vincent d’Indy, Pierre de Bréville, Guy Ropartz. Les émotions de chaqueâçe, de chaque métier transcrites seulement jusqu’alors par le lyrisme individuel, s’en viennent unir leurs danses et leurs chants, associer leurs espérances et leurs souvenirs, faire une fête unique des légendes éparses, se consoler de l’existence et la relever par une représentation en commun des maux, des joies, des rares coutumes encore vivantes. Et sous la poussée du sentiment particulier au terroir plus que de la survivance extérieure des légendes, des poètes, sans doute du pays même, rassemblant les efforts voisins, dressent en quelque village de chaque province le théâtre populaire.

Ce fut M. Maurice Pottecher, qui eut le premier, en i895, l’idée de créer dans cet esprit, au fond d’une vallée des Vosges, à Bussang, le Théâtre du Peuplerons n’avonspas àexaminer à cette place le but complet de son entreprise, ni à savoir si elle résoud l’antinomie peut-être irréductible que renferme la devise de l’œuvre : « Par l’art, pour l’humanité ». Mais nous devons montrer l’influence de la poésie populaire aboutissant à ce couronnement naturel d’un théâtre, comme le théâtre antique, en plein air, et faisant des paysans mêmes les collaborateurs actifs du poète. « Pour fond, la pente de la montagne, avec ses étages de champs, de prairies et de bois. Pour décors, le gazon même d’un pré ; une ligne de sapins mobiles, coupés quelques jours avant dans la forêt et fichés au sol par des gaines invisibles ; la façade d’une ferme, copiée sur celles qui s’étalent çà et là aux flancs des collines vosgiennes, avec le regard louche de leurs fenêtres inégales et la bosse du four à pain, — non pas une façade branlante et transparente de toile peinte, mais construite tout entière de lamljiis solides, avec de vraies fenêtres et une vraie porte… (i) »

(i) Le Théâtre du Peuple, i" spectacle : le Diable marchand de goutte, par Maurice Potteclier. Préface,p. I.

Depuis lors, selon le vœu de M. Pottecher, des tentatives non moins intéressantes se produisent, çà et là, en diverses provinces.

Dans cette même région des Vosges, non loin de Gérardmer,


VII


Nous pourrions ne point fermer ici le cycle d’inspiration populaire. Il s’agrandit de bien des prosateurs-conteurs tels que M. Pierre-M.

sur les rives de la Vologne, existe déjà depuis deux ans le Théâtre du Saut des Cuves construit à l’imitation de celui de Bussang « avec les arbres pris sur le lieu même et qui comprend une scène très vaste, couverte par une série de petits toits rustiques en écorce de sapins et, en face de cette scène, une loggia formée également de morceaux de bois ou d’écorce très habilement, très coquettement mis en œuvre. Au dessous de la loggia et formant un demi-cercle qui va jusqu’à la scène, des gradins taillés dans le sol, banquettes agrestes couvertes d’herbe. Au centre, un énorme espace vide où s’entassent les spectateurs debout. » (Petit Journal, 16 juillet 1898.)

M. Gustave Boucher, dans une lettre au Mercure de France (juillet 98), signalait les représentations données depuis, en Poitou, sous la direction du Dr P. Corneille, dans les ruines d’un vieux château féodal dont la construction est attribuée par la Olin en ses Légendes puériles, ou M. Maurice Beaubourg en ses Nouvelles passionnées, ou

légende à la fée Mélusine, le château Salart, au village de Ternenteuil, sur les bords de la Sévre, à 7 kilomètres de Niort, et celles au carrefour d’une forêt, en pleine nuit et à la lumière des torches, près la petite ville de La Molhe-Saint-Héraye.

« Etant donné un site, écrit M. Boucher, un paysage, des ruines au milieu desquels s’est déroulée une action historique, est née une légende, a vécu un poète, évangelisé un saint : rajeunir ou t réciser dans l’esprit populaire à l’occasion d’une fête locale (assemblée, rosi ère,bachelerie, pèlerinage) cette action, cette légende, cette existence, cet apostolat, par le réalisme ou le symbole, dans le cadre naturel, sans aucun décor, rideau ou truc, avec, comme troupe improvisée,des acteurs indigènes… »

En Bretagne, au mois d’août dernier, a été jouée sur la place de Ploujean (Côtes-du-Nord), une tiagédie bretonne, le Mystère de saint Gwennolé,en une journée et cinq actes. Les acteurs étaient des cultivateurs et gens du pays, dirigés par un aubergiste de Ploujean. Le poète Le Goflic, avec la collaboration de M. Anatole Le Braz,(voir l’article de ce dernier dans la Grande Bevue, nov. 98 ; la Résurrection du Théâtre populaire en Bretagne), a été l’organisateur de la fête ; et sur la place, le soir même, M. Gaston Pâris présida un grand banquet populaire.

Plusieurs autres entreprises furent tentées ; ou sur le poin de l’être se multiplieront. Et l’on voit comment se lient, à travers leurs nuances distinctives, les modes parents d’une même idée - depuis la chanson séculaire anonyme s’alliant au lyrisme sentimental le plus personnel et portant en germe les développements d’une tragédie,et depuis cette tragédie recréée du sentiment rustique par la volonté d’un poète, jusqu’aux vieilles légendes d’un terroir comme les résurrections de ces Mystères bretons, ou comme ces Pastorales basques si étranges dont nous parluit M. Vigié-Lecocq (Mercure de France, mai 98). surtout M. Marcel Schwob dans le Livre de Mortelle. Il n’est point jusqu’à nombre d’écrivains magnifiques — pour qui la transfiguration est, plus que l’émotion, le but de toute poésie — dont les œuvres n’offrent des traces particulières de lyrisme rustique. Petits Poèmes d’automne de M. Stuart Merrill, et particulièrement dans ce livre Interlude de chansons, nous en laissent des preuves délicates très savantes. M. Saint-Pol-Roux en donne, avec le Pèlerinage de Sainte-Anne (i), un exemple merveilleux. Même certains passages comme incons

(i) Les Reposoirs de la Procession, t. I. — D’une Lettre de li Forêt que M. Saint-Pol-Roux nous adressa peu de temps après la p.emière publication de cette étude, nous tenons à extraire la page suivante, éclatante et profonde :

— « La poésie symboliste alliée de la poésie populaire : assertion bardie, et de cette assertion soyez loué !

« Rien de plus évident, quoique braire en doivent nos hostiles qui distinguaient ici deux Extrêmes.

« Le vieil apophthegme serait d’à-propos ; ils se touchent à presque fusionner dans le courant de l’éternelle analogie.

« Notre art s’affirme d’une part complexe et réfléchi par son haut culte de la conscience, de l’autre simple et primesautier, par son respect de l’instinct.

« L’instinct : base originelle où petits et grands, ingénus et savants, se devinent, se sentent, se comprennent, se fedèrent : cients des petits poèmes de M. Henri de Régnier dans Tel qu’en songe, le « Voyage d’une nuit d’hiver » dans les Chevaleries sentimentales de M. A.-Ferdinand Hérold témoignent de la forte action du génie populaire sur les imaginations qui s’en tiennent le plus éloignées.

Cela ne va pas sans quelques dommages pour ceux qui s’abandonnent tout à l’émotion, ils

a conscience, terrasse de lour de laquelle chacun prêche une conviction personnelle à la multitude.

« L’on ajouterait volontiers : la conscience, instinctsublimisé.

« La palme se destine à qui évoluera bellement de l’instinct à la conscience pour adopter l’étincelle de leurs noces.

« Un distinguo nécessaire : La poésie populaire, en partance de l’instinct général, se dirige bien parfois (encore que sans préméditation) vers la conscience comme vers un contrôle moral, mais cette conscience, c’est encore une conscience générale, la conscience massive d’une race, la conscience globale d’un peuple ; la poésie symboliste, elle, en partancede l’instinct général,se dirige (en connaissance de cause) vers la conscience individuelle. Toute la différence tient là. Là aussi le progrès de notre temps. A un homme est accordé le privilège de se manifester l’équivalent d’une vallée, d’une province, d’une patrie.

« Pour l’instinct comme pour la conscience, tels que nous les entendons, nulle règle que les naturelles, aucune loi que les divines, règles et lois antérieures à l’homme, ce singe de Dieu.

« Présentement ces deux sentiments cimentent une alliance bien que soit venu s’interposer, aux fins de brouiller lesconsorts, l’esprit d’école… » noient les formes d’eaux trop courantes. On est heureux alors que les arrêtent les hautes roches décoratives des transfigurateurs. Car l’erreur est profonde de croire qu’un poète est plus sincère, plus humain parce qu’il usera d’un lyrisme plus dépouillé. Par la révélation de la poésie populaire, nos poètes français ont retrouvé, depuis pau de temps, le sens du détail nu et dru, de l’expression fraîche et comme jetée ; « le sentiment » en a repris aussitôt la valeur d’art qu’il avait perdue, que plutôt même il n’avait jamais atteinte. Mais le haut lyrisme transfigurateur n’en doit pas plus, chez nous, subir d’humiliation que chez les poètes étrangers qui ont su boire les philtres populaires sans rien abolir en eux des plus transcendantes conquêtes imaginalives. Et l’on vient de voir que M. Henri Bataille n’était pas loin d’écarter ces dernières au seul profi t d’une poésie plus proche de nous, comme au jour le jour de l’intimité, et partant comme plus exclusivement humaine.

Nous revenons ici à un point capital touché au début de cette étude : c’est qu’au fond la supériorité humaine, que plusieurs accordent à cette poésie, cache l’éternelle querelle faite par les esprits réalistes aux grands efforts de l’imagination. Et il est nécessaire, après avoir montré l’admirable renouveau sentimental dû au contact de la poésie rustique, de protester contre une tendance qui, sous le couvert du « sentiment », rabaisse l’expression lyrique et suscite un fallacieux antagonisme entre l’humanité et la beauté.

Avec cette tendance, il faut bien le dire, les petites pièces de sentiment sont trop souvent les mélodies de piano des poètes. Or, c’est tout ce que beaucoup de littérateurs peuvent entendre de musique ; les « grandes machines «lesfatiguent. Pourtant un art n’existerait guère sans ces « grandes machines ». Et si un reproche est à faire dans cet ordre à la poésie nouvelle, c’est qu’elle pianote beaucoup.

Le « sentiment » ainsi restreint nous donne la monnaie de poche de lapoésie. Qn ne le diminue point par cette qualification, au contraire, puisqu’on affirme ainsi son rôle de nécessité quotidienne. Mais c’est quelquefois le sou du pauvre ; et il est un peu vain d’exagérer l’aumône hasardeuse de nos promenades aux dépens de la large humanité des œuvres plus conscientes.

Les musiciens sont bien heureux : on ne tient pas compte de leurs « petites choses » ; on ne les juge qu’à grand orchestre. Les poètes, eux, on les provoque aux « petites choses », on s’ingénie, les uns au nom de la simplicité, les autres de la sensibilité, à liquéfier leur matière, on leur crie sur tous les tons : « Faites-nous de la monnaie ! » ils en font, et par centimes.

L’action de lapoésie populaire ne doit pas tendre qu’à cette sentimentalité facile ; elle peut pénétrer I’humanitè autrement étendue des grands constructeurs qui mettent en œuvre Dans L’idée De Beauté tous les enthousiasmes, tous les délires, tous les feux de la terre.

Néanmoins cette action, même stricte, est, nous l’avons vu, bienfaisante et sera chaque jour plus profonde.M. Jules Lemaître, jadis, avait dit à peu près quelque part :« Il n’y a point tant à parler de nouveauté pour quelques résurrections de chants populaires. » Il est revenu maintes fois depuis sur cette opinion ; il a reconnu abondamment combien la nouveauté en est grande au contraire, et la portée. Elle n’est rien moins en effet que l’abandon des vieilles architectures de l’éloquence, formalistes et lourdes, de l’étroite habitation latine délimitée comme un sarcophage un peu agrandi, pour la tente nomade, la libre vie à travers bois, l’ombre de paix au bord des sources.

C’est le retour aux véritables origines nationales de notre poésie lyrique. C’est une retrempe du génie celte.

Cela est d’autant plus remarquable qu’on ne cesse d’accuser la poésie nouvelle de s’être déracinée.

Or, ce n’est pas le rêve des poètes, mais l’analyse des philologues (i) qui fait naître la poésie lyrique en France des rondes populaires nouées par l’amour et le renouveau aux fêtes de mai du plus lointain moyen-âge, aux maieroles du xne siècle. La joie du printemps l’a créée dans les reverdies qui chantaient la « venue du temps clair », dans les chansons de caroles rythmées sur les pas de Mariette et de Robin, d’Emmelot et d’Aélis :

Ce fut el très douz tens de mai

Que de cuer gai

Vont cil oiseillon chantant ;

En un vergier por Ior chant

Oïp m’en entrai… (2).

Qu’elles soient « courtoises » ou non, les pièces qui nous restent nous donnent la sensationdes premièresinspirationspopulaires et nous rappellent comment le lyrisme sentimental doit éclore naturellement en chansons brèves des

(i) Les origines de la poésie lyrique en France, par Alfred Jeanroy (Hachette) ; — par Gaston Paris, brochure (Bon illon, i8r,a)

(2) Romances et pastourelles, éditées par Bartsch. memes refrains et des balerits qui disaient le cœur de nos aïeux énamouré dans l’enchantement de la terre et des saisons.

En reprenant ainsi la voie de ses origines, la poésie émotive rentre autant que la poésie transfigurative dans le cercle des arts dont le formalisme de l’éloquence latine l’avait en France retirée : la poésie enfin est définitivement hors la littérature. Car elle n’est pas fille de la « littérature » : du discours (raisonnement, monitions, harangues) ; elle est sœur des « arts » :duchant (mélopée, appels et plaintes) et de la danse. Elle ne s’écarte pas du chœur des Muses parce qu’elle en est la seule voyante et la dirige. Par elle, le verbe précise le sens d’une ligne, d’une nuance, d’un mouvement, d’un timbre, sans qu’il fasse rien perdre de leur intensité à chacun de ces particuliers accents de la sensation fondamentale. Par elle, se discernent dans l’instant de l’émotion ou de la pensée les participations diverses de tous nos sens. La réfraction simultanée est immédiate de ce que nous pensons par ce que nous voyons, entendons, goûtons, sentons, touchons. Rendre une de ces réfractions qui suffit à indiquer la pensée initiale, au lieu de la pensée même, et qui l’intensifie de toute la profondeur des choses suggérées, est le suprême art de l’Evocatrice. Le frémissement de la feuille d’arbre qui arrête notre vue au moment de l’éclosion mentale, s’il vibre en une image indécise ou un rythme subtil, peut mieux épanouir le sentiment même que toutes les littéraires amplifications qui le détachent de la sensation synthétique où une expression d’art l’enveloppe et le condense. Or la substitution du développement oratoire (avec tout ce qu’elle nécessite d’attaches et de jointures) à la spontanéité d’un élan, d’un cri, a, pendant des siècles, décharné le verbe poétique des expressions, des formes de ces sensations constitutives qui en sont les plus impérieux éléments (i).

(i)Il resterait à préciser dans quelle mesure,dèsque le rythme

C’est sans doute cela, condensation et suggestion, telles que l’inspiration populaire les renferme à l’égard d’un art ésotérique, qu’il faut entendre par symbolisme. Des intéressés qui considèrent moins les œuvres, la poésie multiforme en soi, que les gens, et qui oublient qu’un terme générique d’art (classicisme, romantisme, etc.) n’est jamais représentatif d’une psychie unique ou même déterminée, ont voulu que ce vocable qualifiât exclusivement certaines formes du mysticisme, certaines recherches imaginatives se dérobant à tout contact d’émotion directe. Il peut les qualifier comme désigner — cette étude le prouve — leurs contraires. Avec le sens du général que,suivant la tradition classique, il restaure, et avec l’aide de moyens techniques nouveaux, à la fois plus spontanés et plus logiques, le symbolisme est ainsi l’unification

ne constitue plus une figuration spéciale (stances ou couplets), la simple continuité d’un mouvement lyrique, le simple déroulement d’une période rythmée peut échapper à l’éloquence,—là où il faut fixer le point mort entre le discours et le chant. indissoluble des divers aspects de notre pensée et de nos sensations simultanées,soit dans la fugitivité d’une plainte ou dans l’éclair d’un cri, soit sous le voile d’un mythe transparent. L’atmosphère que cette condensation, cette suggestion ont créée n’est pas niable. Beaucoup qui s’imaginent la combattre en sont jusqu’au fond de leurs œuvres pénétrés. C’est qu’il est difficile de ne pas reconnaître que le symbolisme atteint la poésie dans sa plus pure essence, — la poésie qui n’a jamais eubesoinpour exprimer l’objet qui l’éveille de l’objet même, mais d’un de ses signes.

Par cette reviviscence de sa nature, la poésie tend désormais à retrouver son public véritable, tandis qu’elle perd peu à peu sa clientèle de beaux esprits, de moralistes et de professeurs. Elle échappe au public de lettres, mais en conquiert un autre parmi ceux qui tout d’abord n’ont besoin d’aucune parole (si ensuite celle-ci renforce leur émoi) pour que leur sentiment s’exalte d’une teinte ou d’un son, et s’y harmonise. Ceci nous révèle encore une des causes du divorce qui semble exister entre le public et les plus originaux des poètes contemporains. Il y a seulement un malentendu qu’entretient en aveugle la critique littéraire : un public ne voit plus rien là où un autre découvre. Et l’on demandera peut-être un jour qu’au lieu de faire partie de l’Académie Française les poètes composent la première section de l’Académie des Beaux-Arts. La poésie, jusque dans l’approbation officielle, reprendra alors cette place qu’elle n’eût dû jamais quitter, de coryphée des Muses, aussi proche désormais du populaire, malgré l’apparence, que des artistes.

M. Julien Tiersot, en son Histoire de la chanson populaire en France, rappelle que la poésie — comme tous les arts du reste — peut se diviser en trois ordres : la « poésie d’art », la « poésie bourgeoise », la « poésie populaire ». La poésie du milieu est l’ennemie née des deux autres. Nos poètes s’efforcent de détruire sa prosaïque influence en liant la première à la troisième, mais non par l’imitation chère à M. André Theuriet et à M. Gabriel Vicaire.

Ceux-ci ne se sont pas aperçus qu’ils simplifiaient moins le cœur de la châtelaine qu’ils n ’« endimanchaient » l’esprit de la fermière. On ne simplifie rien : mais on est simple en restant profondément soi-même dans l’union la plus intime possible avec la nature. Et pour cette union, les poètes novateurs ne traînèrent pas après eux sous le chaume toute une malle de vieilles règles, de mètres, et de compas afin d’y établir des proportions habitables. Même ils dérangèrent peu les paysans et, rarement, se firent verser leur cidre ou leur poiré :ils savaient que certains « trinquages » ne vontpoint sans hypocrisie. Ils ne cherchèrent pas à se décharger de leur âmeetde ses soucis délicats ; ils la menèrent simplement dans la solitude des clairières et des sillons ;et là, ramassant les flûtes des bergers, il la laissèrent accorder son souffle le plus subtil aux trous rustiques, et chanter, comme le vent dans les arbres, sous l’exaltation des mystères qui vous assaillent dès qu’on se livre à la nature en toute ingénuité.

DEUX PROSATEURS

Les poètes sont les grandes victimes du silence des bibliographes.

Mais il en est d’autres qui, dans notre génération, souffrent d’une critique si uniformément pusillanime qu’elle attend pour s’émouvoir que nos originalités nous reviennent un peu poncées par une main étrangère, — italienne, anglaise, etc.. La critique les aperçoit alors dans la main du voisin, sans penser même, du reste, les reconnaître pour nôtres.

Ainsi, quelle que soit leur réputation, voici deux prosateurs qui n’ont pas été signalés suivant leur mérite.

Ils occupent chacun un des pôles de leur art. La critique ne cherche pas les gens si loin.

Leur caractéristique est que la maîtrise de l’un ni de l’autre n’est dans ce style uni et liquide qui semble être, par certains, regardé comme la seule perfection.

M. Jules Renard taille, lime,ajuste ; M.Paul Adam entasse, fond, sculpte et construit. Tous les deux travaillent dans la matière dure : M. Jules Renard toujours à froid, comme La Rruyère ; M. Paul Adam souvent à chaud, et avec des éclats, comme Pascal et Rossuet, tels qu’ils ont revécu, transformés, en Chateaubriand.

Rien qu’ils ne suivent pas la ligne fluide, cursive, du pseudo-classicisme voltairien, tous deux n’en continuent pas moins, chacun de leur côté, une grande tradition : ce sont des écrivains de Caractère .

JULES RENARD

Depuis qu’a paru celte étude (Gil Blas, i8g5), M. Jules Renard a publié notamment Histoires naturelles, la Maîtresse, Bucoliques, qui eussent demandé, en particulier sur l’interprétation de la nature, des développements nouveaux.

De plus, M. Jules Renard a donné au théâtre le Plaisir de rompre, un acte, et le Pain de ménage, un acte, qui mirent en pleine lumière la qualité si spéciale de son art et de son esprit.

Nos moralistes, longtemps avant Niepce, inventèrent la maxime : l’instantané psychologique qui cliche et fixe sur un doigt de papier l’observation humaine, et la plus aiguë. Quelques maximes, deux ou trois poses, le portrait est achevé. Ils firent une découverte merveilleuse. Elle rendait presque inutiles, au point de vue de la vérité, la plupart des efforts philosophiques ultérieurs qui revêtirent de superbes fresques les murailles allemandes et anglaises. Si les épreuves françaises étaient un peu sommaires, sèches, elles étaient d’une précision indispensable à ceux qui ont souci dela ressemblance.

C’est ainsi que le portraitiste et peintre de mœurs Jules Renard recourut à l’invention de nos moralistes pour rendre sans doute au roman contemporain le même service qu’en tira la philosophie.

Depuis que le roman n’est plus seulement une histoire, mais une étude, qu’il vise à renseigner sur notre vie extérieure et intérieure, il faut remarquer, en effet, qu’il n’en continue pas moins à déployer toutes les prolixités du conte de nourrice. La vie ne semble pouvoir être représentée qu’avec des explications sans fin. Ou si les événements nombreux se pressent, ils ne font que soulever la poussière d’un décor. Des deux manières, l’union est rompue entre l’action et la conscience : la vérité n’est point pénétrée. Cela donne une suite de placages, fort intéressants parfois ; mais l’on n’a que l’illusion de la vie.

Jules Renard eut le sentiment très vif que nos moralistes, en fixant l’homme d’un trait de lumière, avaient souvent déjoué la superfluité d’observation de nos romanciers. Leurs maximes, toutefois, leurs portraits mêmes, qui accumulaient sur une seule tête tous les signes humains, témoignaient de la vie sans la peindre. Il s’agit pour le romancier de transposer en lignes et couleurs la perspicacité du moraliste et, à son tour, d’en rendre l’œuvre vaine, car tout geste humain, inconsciemment, transcrit de lui-même la maxime qui l’eût signifié.

Jules Renard trouva le geste-maxime, le geste définitif, l’unique qui marque le penchant secret ou le caractère.

Ce geste-là colore autour de soi les choses et les fait siennes. Il établit aussitôt la relation psychique qui nous unit au décor dans un éclair. Et, seuls, ces éclairs comptent. Nos actes, qu’ils soient des faits de conscience, comme dit Paul Bourget, ou d’énergie physique, ne forment pas une chaîne. Le travail antérieur qu’ils indiquent est toujours confus, mêlé, traversé de lueurs contradictoires, en somme inconscient, et la soidisant analyse, qui croit le débrouiller de sa logique, n’y ajoute que son bavardage. De là la nécessité, pour ne point fausser la vie, pour tenir l’unité parfaite, des scènes brusques et ramassées qui laissent tout dans le noir, en dehors du point qu’illumine une projection de « lanterne sourde ».

La Lanterne Sourde, tel est, en effet, le titre d’un des volumes de Jules Renard. Il la projette de préférenee sur les paysans, sur les petits bourgeois, sur ceux qui participent des uns et des autres.

C’est que, les uns et les autres gardent des ridicules pittoresques à travers des souffrances d’autant plus navrantes qu’elles peuvent s’exaspérer sans jamais s’exalter. L’être humain qui, dans la lutte pour les sous, exclusive, n’est plus qu’un journalier de l’existence voit la platitude — notre ennemie la plus implacable — flétrir toutes espérances, une à une. Il n’a pas de quoi nourrir son imagination, et, lorsqu’il a de quoi, c’est pire. Renard a dit toute sa destinée en l’une des pensées de ses Noisettes creuses : « J’essaie de fuir la vie et ses tracas, de me réfugier, comme on dit, dans le rêve, et j’ai rêvé toute la nuit que je n’étais pas fichu de trouver mon chapeau. » Or presque tous les hommes en sont là. La vie, loin de les délivrer, les emmure. A mesure qu’ils grandissent, les murs de la prison s’élèvent avec eux. « Une fois grands, nous serons libres », disent-ils. Les voilà grands, hommes faits ; mais les murs grandissent tou jours, les dépassent, montent, se courbent en voûte : ils n’ont plus qu’à attendre la mort.

En attendant, Jules Renard, bon geôlier, les surveille. Il a ouvert juste le carré d’un petit judas sur leurs grimaces tragiques ou grotesques. Rien ne lui échappe. Il est inutile que nous fassions les malins : on n’échappera pas plus en gros qu’en détail. Avec ses airs de rire, son œil nous tient ferme. Voyez celui-ci :

LE CHERCHEUR D’OR

Harpagonnet avait dans sa bourse deux pièces d’or volées à son père. Fréquemment, il tâtait sa poche, sentait les pièces, et, fidèle gardienne, sa main ne s’éloignait pas. Bientôt il n’y tint plus ; il voulait les contempler, ouvrit sa bourse et les mania.

Et Voici que les] deux pièces d’or tombèrent, roulèrent, folles, dépistèrent ses yeux, lancés à leur poursuite, disparurent.

Harpagonnet, sans bouger de place, les pieds collés, s’accroupit et chercha. Il tremblait et suait, malade d’angoisse. Il épluchait le sable comme un plat de lentilles. Il eût ainsi retourné la Terre.

Quand il trouva la première pièce, son cœur battit moins fort. Il les compta, fit la preuve. Il les ravait bien toutes les deux, celle-ci, celle-là. Il les rentra dans sa bourse, serra les cordons comme on étrangle, et souffla.

Puis il ne se releva pas.

L’endroit était bon.

Et, râtelant encore le sable avec ses ongles, Harpagonnet se mit à chercher d’autres pièces d’or.

Jules Renard a, de même, portraicturé des types qui pourraient refaire une famille à Joseph Prudhomme : M. et madame Bornet, Eloi, M. Sud, etci, petits-neveux d’ailleurs plutôt que petits-fils, peu portés à l’emphase. Il excelle à ces défilés d’« homuncules », aux vanités infimes, aux naïvetés à la fois retorses et imbéciles, idiots ou gâteux, dont les gestes se détendent à vide comme des arcs sans flèche. Les simples de village surtout, vagabonds ou innocents, il les a marqués d’un trait presque lyrique. Tiennette la Folle dresse une silhouette inoubliable.

Mais tout disparaîtra devant l’immortel Poilde-Carotte.

Pourquoi Poil-de-Carotte n’est-il pas encore légendaire ? Il mériterait plus que le Petit Bob une universelle popularité. Le Petit Bob est l’accident d’une éducation transitoire et de luxe. Poil-de-Carolte est éternel.

Sa biographie est celle de celui qu’on n’attend plus. Et il y en a tant aujourd’hui qu’on n’attend plus !

Pour comble de malheur, celui qu’on n’attend plus ne flatte pas la vanité familiale. Son prénom a disparu devant l’admirable surnom de Poilde-Carotte, qui peint si bien, avec les cheveux jaunes, toute l’inutilité dérisoire d’un être. Sa figure est mouchetée de taches de son. Ah ! sa figure ne prévient guère en sa faveur ! Poil-deCarotte a des oreilles si larges, si concaves que la petite voisine, quand elle joue sur le sable, les lui demande « pour faire des pâtés ». Poil-deCarotte marche si mal qu’on le croirait bossu. Renfrogné et silencieux, Poil-de-Carotte est hirsute, sale decette malpropreté distraite des lunatiques et des philosophes.

M. Lepic est son père, et madame Lepic sa mère. Il a pour aîné Grand Frère Félix, et Sœur Ernestine pour sœur. La famille bourgeoise est au complet. C’est le brave homme, d’esprit faible et de cœur bon, mais aveugle, brouillé avec la psychologie ou qui veut l’être, pour avoir la paix. C’est le garçon égoïste et mou dont l’inertie s’arrange et profite à merveille des injustices dont on gratifie le cadet. C’est la fillette douce et insignifiante, rapporteuse. Enfin, c’est la mère qui mène tout, hargneuse et mauvaise. Sa maternité partiale a la honte du dernier né agressive. Sous prétexte de corriger, elle persécute, et en dessous, avec une hypocrisie raffinée.

Poil-de-Carotte subit. 11 est seul au milieu de tous et il en prend son parti. Il se sait laid ; les mauvais traitements ou la fausse commisération le lui font assez sentir. Et, entre deux corvées, il rêve, il meuble d’une façon à lui sa solitude. Toujourspris entre l’arbre etl’écorce, il finit par garder un air absent et stupide ; il s’en revêt comme d’un uniforme dans l’espérance qu’il sera classé une fois pour toutes. Mais sa bonne mère le déclasse tout letemps. C’est toujours différent et toujours pareil. Qu’il soleille ou qu’il vente, les calottes pleuvent. Mais Poil-de-Carotte est affectueux : il voudrait tant aimer quelqu’un et qu’on l’aimât ! Ce sentiment lui fait commettre des maladresses : chaque fois qu’il veut être agréable à ses parents, cela tourne à sa confusion. Poil-de-Carotte est fier ; il se console d’un mot douloureux et drôle : « Tout le monde no peut pas être orphelin », dit-il.

Il faut lire le livre pour se rendre compte que Poil-de-Carotte n’est pas le frère d’un des enfants célèbres de Dickens ni de l'Enfant de Jules Vallès. Il ne souffre pas d’un martyre exceptionnel ; son existence est affreuse en restant coutumière. Les passants ne remarquent rien en côtoyant la maison. Rien ne transpire de l’intérieur ; ils ne voient de temps à autre qu’une tête rousse, bouffonne, et ils rient. — Ces pauvres Lepic ! ils ont un enfant bien vilain ; il a même l’air mauvais !

Jules Renard ne s’est pas contenté d’appliquer le sens nouveau de son art à des scènes détachées.

Son roman l’EcorniJleur est un des plus originaux de ces années dernières. La facture, d’abord, en est personnelle. Tout ce qui n’est pas le geste définitif, l’éclair dont nous parlions, est supprimé. Ses chapitres, comme ses petits tableaux à part, se succèdent par brusques et rapides projections ; ils ont chacun leur unité complète. Ainsi que dans la vie, il n’y a point de remplissages analytiques pour remplacer ces secondes de silence qui séparentles faits.L’unité de l’œuvre entière n’en est pas affaiblie, car les gestes se commandent les uns les autres et se fondent au même point l’un dans l’autre, sans qu’une brume explicative les fasse évanouir hors du cercle vivant.

L’Ecornifleur est le parasite, non seulement le pique-assiette, mais l’insecte malfaisant, le ver qui ronge une famille comme un bois de lit. Il faut des années pour qu’on s’aperçoive du ravage. Il est le touche-à-tout ébrécheur des intimités.Il ne casse pas : il « écorne >->.Celui de Jules Renard est le petit homme de lettres d’esprit impuissant et de cœur lâche. Il profite de la naïveté éprouvée de bons bourgeois pour s’installer d’abord à leur table et, bientôt, dans leur chambre. Dès les premiers repas, il a vicié l’atmosphère. Et, lorsqu’il s’enfuit, dégoûté de la place et de lui-même, il a « écorné » la femme et demi-violé la filleule.

II semblerait, à cet examen, qu’il dût ressortir de l’œuvre de Jules Renard une impression de réalisme un peu inférieur. C’est que je me suis moins préoccupé de la tonalité de l’œuvre que de son humanité. Or son humanité ne craint pas, parfois, d’être basse pour être profonde. A coup sûr, elle est poignante, triste. Avoir souvent rangé Jules Renard parmi les auteurs gais est presque une anomalie.

Mais la tonalité de son œuvre est d’un art souverain. Tandis que l’humanité quotidienne grimace, il montre ses pauvretés ou ses laideurs sur un fond de nature lyrique. Il a établi un divorce bizarre entre nos ridicules et les beautés de la terre. Il promène des infirmes par des jardins parés. Au milieu d’aventures grotesques, on rencontre de ces phrases : « Plus loin, il faisait envoler d’un peuplier une bande de chardonnerets et l’arbre semblait brusquement secouer des fleurs chantantes. »

L’humour spécial dont il vernit l’ensemble est de qualité rare, étrange d’ingéniosité : il semble qu’il tire la toile autant qu’il la lustre.

C’est ainsi que Jules Renard est notre petit maître hollandais : quelque Van Ostade ou Teniers le jeune, avec moins de bonhomie. Comme nos peintres, il a soin de sacrifier souvent à l’effet l’exactitude. Et tout ce qu’on peut dire contre son art, c’est que le souci de pincer ses semblables pour voir la grimace qu’ils feront s’est peut-être substitué quelquefois chez notre moraliste pittoresque à celui de la vérité.

PAUL ADAM

De M. Paul Adam ont paru depuis cette étude des œuvres considérables telles que l’Année de Clarisse et la Bataille d’Uhde et nouvellement la Force qui entre beaucoup d’autres forcèrent toutes trois l’admiration des plus négatifs.

Il a fait jouer aussi, en collaboration avec M. André Picard, un drame en trois actes, le Cuivre, d’une portée très neuve et dont il faudra reparler un jour, mais qui malheureusement, à l’époque, fut trahi par l’interprétation ou plutôt la mise en scène.

… « Je suis un miroir étrange… Vous verrez, vous verrez se lever les idées une à une sur son eau, qui reflète le monde… » Ainsi parle Dessling, le « visiteur d’âmes », à la belle Anne « au visage de perle » dans le Mystère des foules, cette œuvre de sept cents pages dont, au bout de quinze romans rares ou fougueux, vient de saluer sa trentième année Paul Adam.

Et cette phrase, détachée en épigraphe à la cime de cette colonne de livres, me dit l’âme féconde de l’architecte.

Il faut la connaître dans le monument qui la révèle pour embrasser d’un coup, à travers toutes les formes de l’existence, les évolutions de la contemporaine jeunesse. Car il semble que Paul Adam ait ramené le roman à ses origines, alors que l’enveloppement de la fiction celait aux profanes les trésors de l’histoire et de la science qu’on ne désunissait point du poème, la vie. Ses études de mœurs forment ainsi de petites encyclopédies passionnelles qui déroulent à travers la trame souvent politique le dessin bigarré de nos modes mentales et les flammes fleuries de tous nos sens, tantôt non dégagés du fonds : l’Epoque, tantôt selon de hauts reliefs individuels : les Volontés merveilleuses.

Le fond du fonds est bien celui de la nature : la vie grouillante et inconsciente, aveugle. Mais la base naturaliste des romans de Paul Adam n’est point de boue quelconque, de cette boue séchée dans des moules dont on sort de la pierre morte. Ce sont des coulées chaudes, des laves primordiales rares qui, pour se mouvoir, renflent et tendent des ploiements rapides ; phosphorescentes, elles crépitent et s’ouvrent par places à des gerbes de feu.

Dans ces laves premières s’unissent synlhétiquement tous les éléments de la vie complète. Le rudiment est une synthèse comme la dernière perfection, et la chaîne entre les deux points extrêmes se divise sans se rompre.

Paul Adam excelle à découvrir les liens qui cordent les êtres entre eux sans que la formation des nœuds soit faite de l’abaissement des uns et de l’idéalisation des autres. Chaque être reste lui-même, enrichi ou déchu selon l’acquis de son âme. Ce sens de la vie est tout différent de celui des zolistes, qui croyaient nécessaire pour atteindre la nature à.’humilier l’individu. Paul Adam n’enlève pas à l’individu le voile illusion qu’il a tissé de ses rêves et où il se grandit. Chaque être reste lui-même, car ce ne sont point ses actes qui le caractérisent, mais ses pensées.

Il y a des actes bons et des actes mauvais ;

mais ils ne sont pas toujours ceux qu’on croit ; ils échappent presque à toute classification. — Tous les actes, psychologiquement, sont semblables ; ils s’apparient comme les fonctions naturelles. Dans l’ordre social, le prêtre, le politique, le juge, le financier, le souteneur, le commerçant, le voleur, l’artiste, le médecin, la prostituée, le mendiant, l’ouvrier, le laboureur, etc., peuvent former par le lien hétérogène de leurs actes professionnels une solide ronde bienfaisante ou destructive sans qu’aucune élévation ou déchéance marque l’appropriation de leurs actes. C’est en étant légal que le juge sera coupable ou en ne se vendant pas que la prostituée le pourra devenir. L’Amour qui nous permet d’espérer encore dans la Vie n’est plus un juge ; il ne considère plus l’acte, mais l’homme, l’homme tout entier, dont les faiblesses mêmes concourent à une harmonie supérieure ! La conséquence de cette conception veut que nous soyons débarrassés de toute fantasmagorie représentative du Bien et du Mal, de toute dualité manichéenne, de ce matérialisme à rebours entretenant la barbarie, la maladie fétichiste, et qui extériorise une lutte d’entités à nos dépens et aux dépens de la vérité foncière.

C’est par cette conception vraiment idéaliste que notre perfectionnement religieux social s’accorde avec la science la plus élevée, qui reconnaît de plus en plus l’unité des phénomènes, et que sera peut-être réalisée la parole de Claude Bernard quand il disait : « Je suis persuadé qu’un jour viendra où le physiologiste, le poète et le philosophe parleront la même langue et s’entendront tous. » Dans l’ordre familial, dans l’ordre sensuel, dans l’ordre cérébral, l’Idée seule existe dans l’acte, et la Volonté qui, en l’exécutant, indique la libre force de l’être.

Au-dessus donc de la base de vie naturaliste, c’est-à-dire qui n’élimine point l’ignominie obligatoire des actes, Paul Adam érige l’idée dominatrice, dont les ramifications mystérieuses profitent des natures les plus contradictoires. Les actes, même ignobles, sont grands selon l’idée. Ils deviennent ainsi des symboles que créent les Volontés merveilleuses en lutte avec l’impuissance de l’Epoque, qui désagrège.

C’est pourquoi notre conteur-philosophe, par exemple dans F Essence de soleil, qui est l’or, et à travers les batailles boulangistes et antisémites, les coups de Bourse monstrueux, les duels criminels, la vénalité des paroles et des plumes, des corps, des âmes, a dit « le symbole de l’initiation laborieuse » que compose l’humanité en franchissant cette ère de l’or qu’elle doit dépasser pour être libre. Mais dans les Cœurs utiles nous est présenté l’achoppement fatal que dressent les femmes avec la nudité de leur chair, avec leur sexe en perpétuelle tirelire. Les hommes, maintenant, se connaissent : ils ne peuvent plus se tromperpour l’œuvre d’avarice et de ruine. Il faut pour les affaires de nouveaux appeaux :les femmes offrent avec leur cœur, introuvable sous le sein, leur nouvel esprit de lycéennes ; elles s’offrent de tous leurs membres, si heureuses d’un dévouement enfin pratique t

De même pour l’amour. En décor nous narre la poursuite de la chimère à travers les amours sanguines d’un jeune hobereau. Amours doubles et triples, amours contrastantes, amours de la rustre et de la bourgeoise ; amour dominant de l’adolescente dentelière longtemps farouche, intangible : ce sont les stupres ordinaires de la prime jeunesse, riche d’argent, d’audace, de santé, viles dépenses « en décor » et en joie ! Mais chacune des lâches bassesses est grande par la pensée qui la détermine. Rien en leur extériorité ne les distingue des copulations coutumières ; elles sont pourtant magnifiées par la recherche de l’âme qui, d’espoirs en renoncements, amène notre héros jusqu’à « la félicité de souffrir, ce mystérieux don des élus ». De voluptés en voluptés, il atteint la cime du sacrifice, et, si sa « volonté merveilleuse », malgré sa course à l’amour, reste prisonnière du grossier » décor », elle le fait toucher l’infini sans qu’il craigne de le payer de sa démence.

Le Conte futur montre l’héroïsme et la gloire d’une trahison ; le Vice filial, l’intellectualisme supérieur d’un inceste incompris jusqu’au désespoir du suicide ; diverses parties des Images sentimentales et de la Parade amoureuse, de sublimes rétorsions des penchants normaux. Sur la vilenie des actes se dresse en croix l’Idée Rédemptrice Individuelle, seul messie attendu dont le Mystère des Joules nous dévoile la force de régénération, en même temps que suscitatrice d’énergies martyres, émiettée sous l’éternelle flagellation de la plèbe.

« Je suis un miroir étrange… Vous verrez se lever les idées une à une sur son eau, qui reflète le monde… » Et, pour rendre la complexité de son œuvre, il semble bien, en effet, que Paul Adam ait voulu concentrer tous les modes de comprendre et de sentir.

A considérer d’abord l’allure, ses clubmen et leurs petites femmes sont des plus conformes au dandysme brutal et nerveux qui marquait ces dernières années. Ils dialoguent toutefois autrement que dans Gyp ou Lavedan. Les hommes sont philosophes et poètes, les hétaïres sortent au moins dela maison de Saint-Denis. Le résultat est une sorte d’impertinence lyrique, de préciosité acide qui renforce le burin de la parole.

Leur sensationnisme n’entrave pas leur psychologie, seulement un peu plus libre et large que dans Cruelle Enigme. Ecoutez cette analyse parlée entre deux amants :

… Il reprit :

— Les hommes qui aiment le cœur des femmes plus que le corps n’obtiennent d’elles souvent que le corps et non le cœur, tandis qu’elles se passionnent sentimentalement pour ceux qui les recherchent afin d’ètreindre le corps seul, sans souci de l’âme. Ni Pascal ni moi, qui chérissons votre esprit, n’avons eu votre cœur.

— En effet, répondit-elle en une affectation de jugement logique. Vous autres, vous nous aimez avec une exubérance trop grande. Vous tenez toute la scène, et, si disposées que nous soyons d’abord à vous chérir, vous ne nous laissez pas le temps de parler. Nous comprenons comme nos discours seraient vains passé les vôtres. Au contraire, ceux qui nous courtisent pour les sens permettent à nos sentiments, dont ils n’ont cure, de s’exalter à l’aise. Nous prenons alors le premier rôle, et nous les aimons pour l’orgueil qu’ils nous laissent de les dominer.

Notez que ce petit démontage succède et se mêle à une scène de frôlements pervers et que la femme symbolise la foule, la Ville, qui embrasse le socialisme en se dérobant.

Socialisme et anarchie agissent à travers l’œuvre suivant nos préoccupations, et en répercussions d’intimités généreuses ou aigries. De même que l’idée unit la diversité des actes professionnels et rectifie leur portée, chaque idée développe au plus loin son action radiante, à travers la mémoire des temps et jusque dans sa projection hyperphysique.

Voici une première sorte de synthèse :

La pose prise, elles parurent ainsi. Au milieu, Faîtière et moqueuse Béatrice, levant son profil aigu, incarnait la plaisance de la fortune que le scrupule évite, qui marche, audacieuse et riant de son succès dérisoire. Odette, basse sur jambe et s’étayant d’une main contre sa croupe trapue, offrait l’ouverture de lèvres énormes dans la tête d’or rouge. La gorge pesait en courbant le corps prêt à s’étendre, passif.

Jaillie de ses pieds longs en une gerbe noire, l’onduleuse Anne balançait ses jeux-dieux, ses clairs yeux bleus à l’ombre azurée des sourcils, ses yeux pleins d’une puissance ironique et sûre. Sa face claire évoqua l’harmonie des forces soupçonnées.

Ainsi elles représentèrent leurs âmes parmi les troncs violâtres des sapins dressés contre les eaux bruyantes et mousseuses. De la ville plus basse montait la plainte du fer.

Ceci est la synthèse de la vie présente. Mais que le jeu des cartes s’empare d’habitudes désespérées, et voici évoquées les images du livre de Thot, du fameux Tharot aux combinaisons duquel se ’ suspendait le plus antique destin. Qu’un amant s’endorme dans les hallucinations de l’éreintement d’amour, et il se rêve mort, « Endymion embaumé aux rives d’un Céphise ombreux et que des nymphes éperdues scellent de leurs fraîches bouches ».

Gardant « une dévotion aux vieux cultes cosmiques des races mères », nombre des héros de Paul Adam soudent le présent au passé, et ils finissent par franchir l’élher de tout leur essor psychique. Le style perd alors les alliages dont les contingences le troublent, et il s’épure jusqu’au verbe des hymnes :

Des chairs de lait perdues, des hanches de canéphore perdues, et de toutes les beautés perdues, il tressa la couronne d’épines à sa tête.

Et sa tête pensa la beauté plus belle encore du Chéroub.

Du corsage aimé, pour d’autres délacé, des seins succulents aux succions des lèvres étrangères et des chevelures d’amantes aux mains étrangères, il tissa un cilice pour ses flancs.

Et ses flancs palpitèrent de l’ardeur de courir à la beauté plus belle duChéroub.

Les suprêmes exaltations, à travers les plus rares phénomènes hypnotiques, du mystique et du mage, s’épanouissent aux scènes culminantes, alors que, par la tension de la pensée et des nerfs, la chair semble se dissoudre dans le néant de la conscience.

Il est dommage que, dans le détail, la synthèse dégénère en trop facile manie. Que les. incisives des amoureuses marient leurs éclairs de nacre aux rayons des étoiles, c’est bien ; mais les écharpes de nos élégants drapent trop aisément d’arcs-en-ciel fastueux l’horizon des nuages. L’amplification du décor est parfois excessive, en disproportion telle avec le lieu et la situation que l’équilibre se rompt aux dépens des scènes capitales.

C’est en des espèces de pantomimes et de ballets philosophiques qui illustrent les fêtes mondaines de la plupart de ses livres que Paul Adam, du naturalisme, à travers tout intellectualisme, au symbolisme, ressaisit le prestige de la synthèse.

Nul art comme celui de la danse figurée, avec la précision de ses cercles mouvants, avec l’ironie grandiloquente de ses gestes, avec l’alternance de ses fuites et retours, pour dire l’accord de tout le mouvement vital entre les jeux de l’amour, l’évolution des saisons, la gravitation et l’influence des sphères. Le silence des bouches dit le mystère de l’être que les musiques semblent envelopper de la vapeur des âmes. La femme et sa sexualité vole et plane au centre de tout. Elle est la Vie. Elle attire, absorbe et transforme. Toute activité converge vers elle, car elle détient l’avenir. Avec un grand sens philosophique, Paul Adam ne restreint pas dans ses romans le rôle de la chair. Sans crainte de quelque sadisme, il la libère de toute attache morale. Elle est libre en face de l’Esprit libre. La volte des pas et des lumières dans le soulèvement des gazes en nuées où la chair elle-même semble devenir l’Esprit symbolise à miracle le phénomène dominateur que doit exalter à la cime la plus haute — la Pensée !


TABLE



Préface 5

La poésie populaire et le lyrisme sentimental 25

DEUX PROSATEURS

Jules Renard 167

Paul Adam 185