LA
POESIE HONGROISE
AU XIXe SIECLE

SANDOR PETOEFI.

I. Petoefi’s Gedichte, ans dem Ungarischen, von Fr. Szarvady and Moritz Hartmann. — II. Dichtungen von Peloefi, aus dem Unyarischen, in eigenen und fremden Ubersetzungen herausgegeben, von Karl Maria Kertbeny, Leipzig 1858, Berlin 1858.



I


Un des plus terribles combats de la guerre de Hongrie est celui qui fut livré près de Segesvar, dans la Transylvanie, le 31 juillet 1849. Le dernier acte du drame venait de commencer ; pour cette fois, la cause hongroise était perdue. Depuis l’invasion russe au mois de décembre 1848, depuis que le tsar avait habilement semé la désunion entre les chefs polonais et les officiers magyars, Dembinski, jusque-là si souvent vainqueur des Autrichiens, s’épuisait en efforts inutiles. Le général Bem occupait encore la Transylvanie et y déployait jusqu’au prodige les ressources de son audace. Le simple récit de sa vie pendant ces semaines héroïques efface le merveilleux des légendes. Jamais on n’a lutté plus obstinément contre l’impossible. C’est alors qu’on le voit, son armée anéantie, organiser à la hâte quelques régimens et reparaître sur le champ de bataille au moment où l’ennemi le croyait en fuite. Tandis que les Austro-Russes s’avancent toujours du nord au sud, l’intrépide capitaine, appuyé aux montagnes de la Transylvanie, a juré de garder jusqu’au bout cette forteresse naturelle, le seul théâtre où puisse se prolonger la guerre. Un jour, vers la fin de juillet, il apprend qu’un corps russe, arrivant par la Moldavie, menace de le prendre en flanc ; il se jette brusquement sur l’ennemi, le bat, le disperse ; puis, rappelé tout à coup par un danger plus grand, il trouve en face de lui deux divisions de l’armée du maréchal Paskiévitch, l’une de dix-huit mille hommes arrêtés par quatre mille Hongrois à Marosvàsàrhély, l’autre de vingt mille hommes sous le commandement du général Luders. Il n’y avait pas de temps à perdre pour empêcher la jonction de ces deux corps. Bem se porte vers Segesvar avec trois régimens de honveds, quelques escadrons de hussards et douze pièces d’artillerie. C’était une de ces troupes improvisées qu’il faisait sortir de terre à force d’activité et d’enthousiasme. Il avait à lutter ici contre un ennemi bien supérieur en nombre, mais il avait pris une position qui, empêchant les Russes de se déployer, favorisait l’impétueux élan des Hongrois. La canonnade commença vers dix heures du matin ; on se battit jusqu’à sept heures du soir. Dès le début de l’action, le général russe Séniatin, aide-de-camp du tsar et chef de l’état-major, tomba frappé d’un coup mortel. Pendant longtemps, une poignée de Hongrois servis par une artillerie bien dirigée tint en échec les vingt mille Russes de Lüders. Des deux côtés, l’acharnement était extrême. Les Hongrois défendaient leur indépendance, et, affaiblis déjà par maintes pertes, ils se jetaient sur les étrangers avec la rage du désespoir. Les Russes étaient impatiens de mettre fin à une guerre faite sur un territoire hostile, où chaque paysan était un ennemi, où tout renseignement était un piège. Enfin le nombre l’emporta. Pressé de tous côtés par les Cosaques, le général Bem, après une lutte héroïque, fut percé de coups de lance et laissé pour mort dans un marais. Ce fut le signal de la déroute. Quelques-uns des officiers de son escorte cherchèrent un refuge dans les montagnes voisines ; mais à peine échappés à la cavalerie moscovite, un sort terrible les attendait. On sait l’histoire des compagnons de Charlemagne, écrasés dans les gorges des Pyrénées par le duc Lope et ses Vascons. Il y a sur les montagnes qui séparent la Transylvanie de la Valachie des peuplades plus sauvages encore que les Vascons du duc Lope. Du haut des Carpathes, les brigands firent rouler des quartiers de rochers sur les vaincus. Plus d’un brave qui eût mérité de tomber sur le champ de bataille périt obscurément au fond des ravins.

Parmi les officiers hongrois qui s’engagèrent dans les défilés de la Transylvanie, il y avait un jeune homme de vingt-six ans, attaché à l’état-major du général Bem. On l’avait vu, pendant la bataille, porter des ordres de différens côtés et prendre part à la lutte avec une intrépidité chevaleresque. À l’heure de la déroute, il se jeta dans les défilés des Carpathes avec quelques-uns de ses camarades, et depuis ce moment nul ne l’a vu reparaître. Était-il mort ? avait-il trouvé un asile loin de sa patrie vaincue ? Pouvait-on espérer qu’en des jours plus heureux il sortirait de sa retraite ? Le général Bem, percé de coups et jeté dans les marais de la Transylvanie, avait été sauvé comme par miracle ; ne devait-on pas compter aussi sur un miracle qui rendrait à la Hongrie un de ses plus dignes enfans ? Toutes ces questions ont agité longtemps les esprits. Aujourd’hui même bien des gens attendent encore l’aide-de-camp du général Bem ; on ne se résigne pas à croire qu’un tel homme soit perdu pour son pays, et il y a comme une légende mystérieuse qui se forme autour de son nom. Ce n’était pas en effet un soldat ordinaire : c’était une des gloires de la terre des Magyars, c’était un chantre aimé du peuple, le poète national Sandor Petoefi[1].

Petoefi n’a point reparu, mais son image est toujours présente au souvenir des Hongrois. Si son corps sans sépulture a été la proie des bêtes fauves, des mains amies ont recueilli la meilleure part de lui-même. Ses chants, populaires en Hongrie, commencent à se répandre en Europe. Grâce à des traducteurs habiles, les inspirations du vaillant poète ont franchi les rives du Danube et de la Theiss. M. Adolphe Dux, M. Charles Beck, M. Maurice Hartmann, M. Franz Szarvady, M. Ferdinand Freiligrath, ont reproduit avec art soit des fragmens choisis, soit des recueils assez complets de son œuvre. Il faut citer surtout un écrivain hongrois, M. Kertbény, qui s’est donné la tâche d’initier l’Europe aux poétiques trésors de sa patrie. Disciple ou compagnon des hommes qui ont chanté le réveil de l’esprit national, M. Kertbény s’est fait le rapsode de la poésie hongroise. Tantôt établi au centre de l’Allemagne, tantôt errant de ville en ville, il va récitant les vers de ses maîtres. Son langage, disent les Allemands, n’est pas un modèle de correction, il lui échappe des fautes à faire frémir les moins délicats ; mais il y a chez lui un dévouement si candide à son œuvre, des efforts si persévérans, une confiance si généreuse, qu’il est impossible de ne pas en être touché. Bon gré, mal gré, il oblige l’Allemagne à l’entendre. Qu’importent les solécismes ? Il sent vivement la poésie, l’intrépide rapsode, et s’il réussit à faire passer ce sentiment dans la langue étrangère qu’il est contraint de parler, pourquoi le chicanerait-on sur des fautes de prosodie ? Certes, quand M. Maurice Hartmann et M. Ferdinand Freiligrath traduisent les strophes de Petoefi, on reconnaî t des hommes qui manient en artistes la langue de Gœthe et d’Uhland ; ce n’est pas une raison pour dédaigner le chanteur hongrois. Comprimée quelque temps par la difficulté qu’il éprouve, la pensée jaillit parfois de ses lèvres avec un relief inattendu. L’étrangeté même de son style ne nuit pas à l’impression que produit sur nous la littérature magyare. En lisant ces traductions à la fois incorrectes et fidèles, en voyant l’obstination de ce vaillant interprète, qui ne triomphe pas toujours des difficultés, mais que les difficultés n’arrêtent pas, on comprend mieux la situation de la Hongrie, les obstacles qui l’entourent, les efforts qu’elle est obligée de faire pour être appréciée de l’Europe, et l’invincible ardeur qui la soutient. Quoi qu’on ait pu dire en Allemagne sur le style de M. Kertbény, ce sont ces traductions, en définitive, qui ont donné aux poètes hongrois du XIXe siècle une sorte de droit de cité dans les lettres germaniques. Avant lui sans doute, bien des accens de la terre des Magyars avaient retenti à Munich ou à Dresde : avait-on une idée exacte du mouvement littéraire auquel se rapportaient ces strophes ? Nullement. Grâce à M. Kertbény, tout un groupe d’écrivains s’est levé aux yeux de l’Europe ; voici Michel Vörösmarty, Jean Arany, Jean Garay, bien d’autres encore, tous associés à la révolution morale qui a ranimé chez cette noble race les antiques traditions du sol. Or, entre tous ces poètes que M. Kertbény introduit, bon gré, mal gré, au sein de la littérature européenne, le plus brillant, le plus original, celui qui exprime avec le plus de verve le caractère du peuple hongrois, c’est l’aide-de-camp du général Bem, le soldat disparu dans les défilés de la Transylvanie après la bataille de Segesvar. Le jour où Sandor Petoefi est mort pour la cause nationale, il était célèbre seulement dans son pays ; aujourd’hui son nom a pris place dans cette weltliteratur inaugurée par Gœthe, et il y représente mieux que nul autre l’inspiration des fils d’Arpad.

Y a-t-il donc une littérature hongroise ? Jusqu’ici l’histoire n’en parlait guère. Les critiques de nos jours qui ont essayé de faire le tableau de la littérature universelle, les Eichhorn, les Bouterweck, ne consacrent pas une seule page à la Hongrie. Russes, Finnois, Tartares, Ottomans, Perses, Arméniens, Chinois, Hindous, habitans de l’île de Java, tous les peuples du Nord et de l’Orient élèvent la voix tour à tour dans le congrès littéraire présidé par M. Eichhorn ; la Hongrie est muette. Gœthe, si attentif aux chants des Serbes et des Bohèmes, Gœthe, qui a écrit des pages si fines, si nettes, dans les journaux littéraires d’Iéna, sur les poésies populaires de l’Europe orientale, n’a pas su que le Danube des Magyars avait ses poètes comme le Danube des Slaves et des Roumains. Le premier historien qui les ait signalés à l’Europe (je mets à part les philologues qui, au XVIIe et au XVIIIe siècle, soumettaient la langue hongroise à leurs doctes analyses et la comparaient avec les idiomes asiatiques), le premier qui ait signalé à l’Europe les destinées littéraires de la Hongrie, c’est M. Louis Wachler dans son Manuel de l’histoire de la Littérature. Encore M. Wachler se borne-t-il à des indications rapides et bien insuffisantes. Aujourd’hui, grâce aux efforts de M. Kertbény, cette histoire commence à se débrouiller. Nous savons du moins quelle était la situation des lettres hongroises quand Petoefi composa ses premiers vers, nous connaissons ses maîtres, ses émules, ses disciples, et nous pouvons marquer avec précision ce qui fait l’originalité de son talent.

Les témoignages qui nous restent de la primitive poésie des Hongrois ne paraissent pas remonter au-delà du XVIe siècle. Au milieu des guerres du moyen âge, quand les rois de la dynastie d’Arpad luttaient contre les Tartares, quand un petit-neveu de saint Louis, chef d’une dynastie nouvelle, anéantissait enfin ces sauvages, quand les Hunyades refoulaient si vaillamment les Turcs et les rejetaient vers le Bosphore, n’y avait-il pas des chants populaires pour consacrer le nom des héros ? Il est difficile de croire que chez un peuple si vif, si chevaleresque, si prompt à sentir et à exprimer ce qu’il sent, les défenseurs de l’Europe contre la barbarie asiatique n’aient pas été célébrés par de naïfs rapsodes. Malheureusement, s’il reste encore quelques traces de ces vieux poèmes, personne n’a songé à les recueillir. Au XVIe siècle seulement, après le désastre de 1524, quand Louis II est vaincu à Mohacs et que la Hongrie subit le joug des Turcs, on voit paraître des poètes qui entretiennent par leurs chants l’ardeur du sentiment national. Telle est l’inspiration de Pierre Illosvai lorsqu’il écrit son poème de Toldi, si populaire au XVIe siècle, et rajeuni de nos jours par M. Jean Arany. Ce Toldi, espèce de rustre héroïque qui, traité en criminel et forcé de vivre dans les bois, finit par délivrer son pays d’un ennemi implacable, est bien l’image du peuple hongrois pendant l’invasion ottomane. Les malheurs publics d’un côté, de l’autre la culture savante de la cour et des hautes classes, ne tardèrent pas à étouffer ce naïf essor d’une poésie nationale. Sous Mathias Corvin, au XVe siècle, c’était à l’Italie de la renaissance que la Hongrie avait demandé des élémens de civilisation ; au XVIe, ce fut l’esprit nouveau de l’Allemagne qui remplaça l’influence italienne. La réforme pénétra de bonne heure chez les Magyars, fonda parmi eux des imprimeries, y institua des écoles ; le catholicisme résista de son mieux, et bientôt la milice de saint Ignace parut sur le champ de bataille. Que pouvait devenir, au milieu de ces luttes, une littérature nationale si peu sûre de ses forces ? Si la langue des ancêtres se transmettait encore de génération en génération, leur esprit semblait mort ; au XVIIe siècle, au XVIIIe, les classes lettrées imitent la France de Louis XIV, comme elles avaient imité l’Italie de la renaissance et l’Allemagne de Luther. Soumise d’ailleurs depuis trois cents ans à la maison de Habsbourg, la Hongrie n’était plus que l’ombre d’elle-même. Le moment n’était-il pas venu de faire disparaître l’idiome qui lui donnait encore une physionomie distincte au sein de l’Autriche ? Joseph II l’essaya au nom de ces chimériques progrès que son âme généreuse a presque toujours si maladroitement poursuivis ; il essaya d’effacer cette langue qui ne produisait plus rien, qui n’était plus qu’une relique du passé, un obstacle au mouvement, et ce fut précisément cette tentative de Joseph II qui, réveillant les traditions éteintes, rendit au peuple hongrois toute une littérature.

Le premier représentant poétique de ce retour à l’idiome national fut un jeune officier, Alexandre Kisfaludy, né à Sümeg en 1772. Il appartenait à une des vieilles familles de son pays. Attaché au régiment hongrois qui faisait partie de la garde impériale, il se battit contre nous dans les premières guerres de la révolution, et fait prisonnier à Milan en 1796, il fut conduit en France. On lui assigna pour résidence la ville d’Avignon ; ce fut là, sous le ciel de Vaucluse, au milieu des souvenirs de Pétrarque, que le jeune officier de hussards sentit naître en lui la poésie. La langue du pays est plus douce quand on cesse de l’entendre. Cet idiome que le brillant gentilhomme dédaignait peut-être dans les salons de Vienne ou à la cour de l’empereur, il en devina la grâce magique sur la terre de l’exil. En 1797, Kisfaludy retournait en Hongrie, et trois ans après il renonçait à la carrière des armes pour se livrer tout entier à la culture des lettres. Son premier poème, les Chants d’amour d’Himfy, parut en 1801. Retiré dans un de ses domaines au bord du lac Balaton, le noble poète ne sortit de sa solitude que pour prendre part à la campagne de 1809 ; puis, sa dette payée, il rentra dans son manoir, toujours occupé de poèmes, de drames consacrés aux souvenirs nationaux, et s’éteignit en 1844, pleuré par la Hongrie tout entière. Alexandre Kisfaludy n’était pas un de ces génies souverains qui consacrent une littérature ; son inspiration était superficielle, sa langue mélodieuse manquait de vigueur et d’élan, mais il avait eu foi dans l’avenir de cet idiome que des talens plus hardis commençaient à manier en maîtres. L’exemple qu’il avait donné suffisait à sa gloire. Son nom d’ailleurs avait jeté un double éclat. À côté de lui, son digne frère, Charles Kisfaludy, plus jeune de dix-huit ans, officier aussi dans les hussards hongrois et mêlé aux guerres de l’Allemagne contre Napoléon, avait essayé de faire pour le théâtre national ce que faisait son aîné pour la poésie épique et lyrique. Charles Kisfaludy mourut en 1830, âgé seulement de quarante ans ; pendant les douze dernières années de sa vie, il avait écrit quarante pièces de théâtre, drames et comédies, qui composent encore aujourd’hui le fond du répertoire sur la scène nationale de Pesth. C’est pour honorer ces deux hommes, et du vivant même de l’aîné, que fut fondée en 1836 la société Kisfaludy, espèce d’académie composée de vingt membres qui décerne des prix tous les ans aux meilleurs ouvrages de poésie, et qui a déjà suscité plus d’un talent illustre.

Sous l’inspiration d’Alexandre Kisfaludy, et en même temps que son frère Charles, on avait vu se lever plusieurs poètes qui exprimèrent librement d’autres idées. Les deux Kisfaludy étaient surtout des esprits aristocratiques ; pour que cette poésie nouvelle devînt une poésie nationale, il fallait que le peuple et le tiers-état eussent aussi leurs représentans. Michel Csokonai, chanteur joyeux, aurait peut-être donné un poète au peuple de son pays, s’il n’était mort à la fleur de l’âge, victime des désordres de sa vie. Indécis entre la littérature surannée du XVIIIe siècle et les traditions populaires de la Hongrie, il a exprimé à la fois les sentimens les plus divers, faible et insipide quand il vise à une fausse élégance, original et neuf quand il s’inspire de la gaieté rustique. Plusieurs de ses chants sont restés dans la mémoire du peuple des campagnes, et des œuvres plus remarquables à tous les titres ne les ont pas effacés. Daniel Berzsényi, mort en 1836, Franz Kölcsey, mort en 1838, ont été, dans cette première génération de poètes, les représentans de la classe moyenne ; Berzsényi, célèbre par quelques belles pièces lyriques, surtout par son Ode à la Hongrie, rappelle, dit-on, les accens patriotiques du poète italien Filicaia, et Kolcsey, traducteur d’Homère, a laissé des hymnes et des ballades dont l’histoire littéraire doit tenir compte. L’un imitait l’Italie, l’autre s’inspirait de l’Allemagne : tous les deux appartenaient à la littérature académique bien plus qu’à la poésie vivante. Enfin parut un sérieux artiste, M. Michel Vörösmarty, qui, profitant de ce travail d’un demi-siècle, constitua décidément la poésie hongroise sous une forme à la fois savante et populaire. De l’avis de tous les critiques magyars, Michel Vörösmarty est le premier poète complet dont la Hongrie ait pu s’enorgueillir aux yeux de l’Europe. Ses épopées romantiques autant que ses odes et ses chants, ses longs récits comme ses strophes rapides attestent une inspiration originale servie par un art plein de ressources. On l’a comparé pour la puissance lyrique à M. Victor Hugo, et dans ses grandes compositions, disent ses admirateurs, il égale le Suédois Tegner. Faites la part d’une exagération bien naturelle chez des hommes qui voient naître leur poésie nationale et qui sont impatiens de lui faire sa place en Europe, il n’en est pas moins certain que Michel Vörösmarty méritait bien le nom de poète. Lorsqu’il mourut à Pesth le 19 novembre 1855, ce fut un deuil national. Plusieurs milliers d’hommes suivirent le convoi funèbre. Tous les représentans de la science et des arts étaient réunis autour de son cercueil. L’auteur du Roi Sigismond, de Cserkalom, de la Vallée merveilleuse, semblait avoir couronné la littérature naissante de son pays ; aux grandes voix que notre siècle avait entendues en Angleterre, en Allemagne et en France, il fallait ajouter une voix de plus, disait-on, la voix du poète magyar, Michel Vörösmarty.

Est-ce à dire que Michel Vörösmarty ait exprimé fidèlement tous les caractères de l’esprit hongrois ? Ses plus fervens admirateurs ne lui accordaient pas cet éloge. Malgré l’habileté de son art et les richesses de son langage, on lui reprochait de ne pas avoir su s’approprier la qualité principale des enfans de la Hongrie, la passion, l’élan subit, l’éclair de la joie ou de la colère étincelant tout à coup comme l’éclair du sabre dans le combat. Il lui manquait cette flamme légère qui allume les paroles ailées. Lui-même, sincère artiste, il avait le sentiment d’une poésie plus hongroise que la sienne. Un jour, en 1844, Vörösmarty voit entrer chez lui un jeune homme humble et fier à la fois, qui demande à lui dire des vers. En vain le sérieux maître, obsédé souvent par des visites de ce genre, essaie-t-il d’éloigner l’importun ou d’échapper du moins aux menaces d’une lecture faite par l’auteur en personne. Bon gré, mal gré, il fallut se soumettre. Il se soumit donc comme un patient résigné ; mais soudain quelle surprise ! Dès les premières strophes, son oreille se dresse, son œil brille, un sourire de joie éclaire son visage, et dès que le jeune homme, d’une voix vibrante, a fini sa lecture : « Mon ami, dit le généreux maître, vous êtes le premier poète de la Hongrie. » Ce poète salué et couronné si noblement par son prédécesseur, c’était Sandor Petoefi.

Sandor Petoefi était né dans une pauvre famille d’artisans à Félégyhaza, dans la Petite-Koumanie, le 1er janvier 1823. Son père exerçait la profession de boucher. Ce brave homme, bien que réduit à la misère par des circonstances funestes, s’efforça cependant de donner une bonne éducation à son fils. Il était protestant, et les protestans de Hongrie forment une communauté chrétiennement libérale où l’instruction est assurée aux enfans du pauvre. Le jeune Petoefi commença ses études au gymnase évangélique d’Aszod, puis à Szentlörincz, et bientôt au lycée de Schemnitz. C’était, dès l’enfance, une nature plus vive que le salpêtre. Le régime de l’école ne convenait guère à cet esprit indisciplinable : un jour, l’écolier de Schemnitz, impatient de la règle et fou de liberté, saute par-dessus les murailles du collège ; où ira-t-il ? Il a entendu parler de la ville de Pesth et de toutes les belles choses qu’on y admire ; c’est vers la capitale de la Hongrie que se dirigera le vagabond. On croit lire ici un chapitre de Wilhelm Meister : l’échappé du lycée de Schemnitz n’a que douze ans à peine, et déjà il est passionné comme le héros de Gœthe pour toutes les choses du théâtre. Dans ses rêves, il apercevait toujours une toile qui se levait, et derrière cette toile maints personnages brillamment costumés représentant de merveilleuses aventures. Une fois arrivé à Pesth, et sa dernière pièce de monnaie dépensée, le petit vagabond va offrir ses services au directeur du théâtre. N’avait-on pas des rôles d’enfant à lui confier ? Si on ne voulait pas l’engager à titre de comédien, il serait volontiers le valet du régisseur ou l’aide du machiniste ; il porterait les chaises et les tables sur la scène ; il se tiendrait dans la coulisse, prêt à exécuter tous les ordres, et, tout en faisant cette besogne, il apprendrait son métier de comédien. Sa demande est accueillie, et voilà le futur poète national au comble de ses vœux. Son bonheur ne dura pas longtemps ; averti de cette audacieuse escapade, le père faisait des recherches qui le mirent bientôt sur la trace du fugitif. Il arrive à Pesth avec son cheval et sa charrette, va droit au théâtre, prend l’enfant par l’oreille, et le ramène au village vertement corrigé.

La mère pleura beaucoup quand elle vit revenir son fils ; on dit cependant qu’elle éprouvait une fierté secrète au milieu de ses inquiétudes et de ses larmes. L’excellente femme, émerveillée de cette naïve ardeur chez un esprit si jeune, y voyait l’annonce d’une carrière qui peut-être ne serait pas sans honneur. Le père avait des idées toutes différentes ; il voulait que son fils fût un paysan comme lui, et il commençait à se défier de ces études qui avaient tourné la tête de l’enfant. Ces goûts littéraires, cette manie de faire des chansons, tout cet enthousiasme que la mère accueillait avec joie ne lui semblait autre chose qu’un prétexte à vagabondage. Pour punir l’écolier rebelle, il le retint près de lui pendant quelques années, puis enfin, ne pouvant réussir à lui imposer un genre de travaux qui répugnait à tous ses instincts, il se décida à le renvoyer au lycée. Petoefi avait un parent à OEdenburg ; c’est dans cette ville et sous la surveillance de ses parens qu’il doit achever ses études. Il part à la fin des vacances de 1839 pour se rendre à son poste. Chemin faisant, une idée subite lui traverse le cerveau ; l’amour de la liberté était bien autrement vif dans son cœur que le goût des études régulières. Ira-t-il s’enfermer dans un lycée, lui qui la veille encore montait les chevaux sauvages de ses steppes natales et parcourait dans tous les sens les grands espaces déserts qui s’étendent de la Theiss au Danube ? Il a seize ans bientôt, la vie active l’appelle, et il n’a pas besoin d’être emprisonné pour continuer ses études. Il arrive à OEdenburg, et, au lieu de se diriger vers la demeure de ses parens qui le recommanderont à ses maîtres, il court à la caserne et s’engage dans un régiment de hussards. Il servit deux ans, deux ans de souffrances et d’ennuis de toute espèce ; son caractère turbulent lui suscita plus d’une méchante affaire, et sans les consolations de la poésie ces deux années lui eussent paru un siècle. Il chantait déjà toutes les impressions de son cœur ; maintes pièces, imprimées dans ses œuvres et devenues populaires, ont été composées par lui pendant ce premier apprentissage de la vie de soldat, et charbonnées d’une main impatiente sur les murailles des corps de garde.

Petoefi n’avait que dix-huit ans lorsqu’il abandonna la carrière des armes. Plus tard, quand la Hongrie se battra pour son indépendance, il saura bien retrouver une épée ; en attendant ces grands jours, que ferait-il dans une garnison ? Exempté du service pour cause de santé, il va mener une existence inquiète, vagabonde, une vie de déceptions supportées joyeusement, qui ne sera pas inutile à l’éducation complète de son esprit. Le voici d’abord étudiant, puis bientôt comédien. Il réalise enfin le rêve de sa jeunesse et s’en va de ville en ville avec une bande d’artistes nomades, jouant les œuvres de Shakspeare traduites en hongrois ou les essais dramatiques de Charles Kisfaludy. D’après le témoignage de ses compagnons et de tous ceux qui l’ont entendu, c’était un acteur des plus médiocres. Pendant toute l’année 1842, il parcourut ainsi une grande partie de la Hongrie sans faire le moindre progrès dans cet art dont il était affolé. En même temps, il écrivait des vers et les publiait dans les recueils littéraires. Il commençait à vivre de sa plume ; des écrivains, journalistes ou romanciers, lui tendaient une main amie et l’attiraient à eux. Un littérateur assez distingué, M. Ignace Nagy, qui faisait paraître une collection de romans traduits de l’étranger, chargea Petoefi de lui traduire un roman anglais, Robin Hood, de M. James, et une nouvelle française, la Femme de quarante ans, de M. Charles de Bernard. Il avait employé à ces travaux les premiers mois de l’année 1843, quand il fut pris d’un irrésistible désir de remonter sur la scène. Il quitte ses amis de Pesth et va jouer sur le théâtre de Debreczin un rôle très secondaire du Marchand de Venise. On le siffle, que lui importe ? il est persuadé que sa vocation est là et il s’y obstine avec un entêtement passionné. En vain ses camarades du théâtre de Debreczin refusent-ils de l’enrôler avec eux ; tous ces avertissemens sont inutiles. Il rassemble quelques-uns de ses compagnons qui n’ont pas mieux réussi devant le public, et, protestant ainsi contre les spectateurs, il forme une petite troupe de comédiens ambulans qui ne lui disputeront pas les premiers rôles. Quelques mois après, il revenait à Debreczin malade, misérable et plus déguenillé que le dernier des bohémiens.

Des jours meilleurs allaient se lever pour lui. Tandis que les spectateurs sifflaient le comédien ridicule, les chansons du poète, sous un nom supposé, faisaient leur chemin d’un bout de la Hongrie à l’autre. Petoéfi comprit enfin sa destinée. Encouragé par la réputation naissante de ses vers, il n’hésite plus à s’en déclarer l’auteur, et, retournant à Pesth pour la quatrième fois, il s’y consacre désormais aux œuvres de la poésie. C’est à cette époque, au printemps de l’année 1844, qu’il fut accueilli par l’illustre écrivain Michel Vörösmarty comme un jeune maître devant lequel devaient s’incliner les anciens. Un autre écrivain, un noble vieillard dévoué aux lettres nationales et patron empressé de quiconque les honorait, M. Paul Széméré, fut aussi dès le premier jour parmi les protecteurs du poète. Le Cercle national, société politique et littéraire où se déployait sans bruit un libéral esprit de renaissance hongroise, lui vota, sur la proposition de Vörösmarty, de solennels encouragemens. Ce jeune homme de vingt et un ans, qui, la veille encore, s’ignorant lui-même, s’exposait à être sifflé sur de vulgaires tréteaux, passait tout à coup au rang de poète consacré, et c’était une société nationale qui se chargeait de publier ses vers.

Ce premier recueil, intitulé simplement Poésies de Petoefi Sandor[2], parut à Ofen en 1844. Les pièces qu’il renferme se rapportent aux trois années précédentes. Toutes les émotions que le poète a ressenties pendant son existence vagabonde, ses cris de joie ou de douleur, ses juvéniles ardeurs entremêlées de défaillances mélancoliques, ses courses à travers le pays, ses longues rêveries dans les tavernes, les remarques bouffonnes ou attendries que lui inspire le spectacle du monde, voilà le sujet de ses chants. Certes il n’y a point là d’éclatantes occasions pour l’essor de la pensée lyrique ; Petoefi ne chante pas encore la patrie et la liberté. D’où vient donc que ce tableau de la vie d’un bohémien a si vivement saisi les imaginations ? D’où vient que ce coureur d’aventures, cet échappé de la caserne, ce comédien sifflé, est accepté par tous dès ses premières confidences et salué comme le chantre national ? Deux choses peuvent expliquer ce succès extraordinaire. Bohémien ou non, c’était bien la Hongrie que peignait Sandor Petoefi, et il le faisait dans une langue simple et mâle, familière et vibrante, qui jamais n’avait résonné ainsi aux oreilles des Hongrois. Rien de convenu, rien d’académique, comme chez les laborieux artistes qui l’avaient précédé. Servi par son instinct, le naïf chanteur avait retrouvé les accens perdus de la poésie primitive. Soit qu’il chantât ses amours, soit qu’il célébrât le vin de Hongrie avec ses compagnons attablés, toujours quelque chose de viril relevait chez lui la vulgarité du sujet. Tantôt c’est un regard qui le trouble, tantôt c’est le démon de la taverne qui lui met le feu au cerveau ; jamais pourtant la mélancolie énervée, jamais non plus la fiévreuse débauche n’auront place dans ses vers. Bien qu’il sente avec une vivacité extrême, il se possède en homme. Ne le prenez pas au mot, quand il parle de son dégoût de la vie, de son désir de la mort ; ce cri subit que la passion lui arrache, un instant après il l’a déjà oublié. Dans une courte pièce intitulée le Premier Rôle, et qui rappelle les épigrammes de Gœthe, les quatrains d’Henri Heine, il disait à dix-neuf ans :


« Je devins comédien, et je jouai mon premier rôle ; dès mon entrée en scène, j’avais à rire aux éclats.

« J’ai essayé de rire cordialement sur la scène ; le destin, je le savais déjà, me réservait pour l’avenir assez d’occasions de pleurer. »


Sunt lacrymae rerum, il le sait dès le premier jour ; mais il sait aussi que la vie a ses joies et ses devoirs, il sait que la patrie est belle et que la liberté est sainte. Qu’il chante donc avec fougue tantôt la gaieté insouciante, tantôt l’amertume de ses premières amours ; un jour viendra, et ce jour n’est pas loin, où il exprimera plus vivement encore des sentimens plus purs, le bonheur du foyer, l’ivresse de la lune de miel et les transports du père devant le berceau de son enfant. Rapprochées des recueils qui vont se succéder si vite, les pièces ardentes du premier livre acquièrent un intérêt singulier. Un jour il s’écrie dans sa gaieté folle : « Il pleut, il pleut, il pleut des baisers ! Et au milieu de cette pluie, quels éclairs ! Ce sont tes yeux, ma bien-aimée, qui étincellent dans l’ombre. Pluie, éclairs, ce n’est pas tout ; voici l’orage qui éclate, voici le tonnerre qui gronde… Adieu, il faut se sauver, ma colombe, j’entends la voix de ton père. » Une autre fois il apostrophe son cheval : « Allons, laisse-toi seller, encore une course, je dois être ce soir auprès de mon amoureuse. J’ai le pied à l’étrier, et déjà mon âme a pris les devans. Vois cet oiseau sur nos têtes, il passe, il a passé… Comme il est loin déjà ! Lui aussi, il va là-bas, au loin, retrouver sa compagne. Vite, au galop, dépasse-le, mon cheval ; il n’aime pas sa bien-aimée plus que je n’aime la mienne. » Malgré le galop de son cheval, je crains que Petoefi ne soit arrivé trop tard, car je lis dans le même recueil :


« Dans le village, le long des rues, chants et violon m’accompagnent. D’une main j’agite ma bouteille pleine, et je danse comme un fou derrière le musicien.

« Joue-moi un air triste, bohémien, afin que je puisse pleurer toutes mes larmes, mais quand nous serons là-bas sous cette petite fenêtre, aussitôt entonne une chanson joyeuse.

« C’est là que demeure ma chère étoile, l’étoile qui brille de si loin à mes yeux ! Elle veut se tenir cachée pour moi, et c’est aux autres seulement qu’elle se montre.

« Bohémien, voici la fenêtre. Joue-moi ton air le plus gai. Qu’elle n’apprenne jamais, la perfide, combien je souffre à cause d’elle ! »

Ces orages et ces douleurs des affections illégitimes remplissent une grande partie du recueil de 1844. Il était clair cependant que le poète ne s’y absorbait pas tout entier. À la rapidité de ses strophes, à l’accent énergique de son langage, on voyait que son âme pouvait rendre d’autres sons. Un noble esprit a flagellé récemment les chantres de la volupté, comme autrefois, en face du mouvement de la pléiade, Jacques de Thou et Régnier de La Planche condamnaient les poètes de Diane de Poitiers et dénonçaient leur influence corruptrice. On ne peut pas faire à Petoefi les reproches que M. Victor de Laprade adresse aux efféminés de notre temps :

Tu n’as rien entendu dans l’immense nature ;
Dieu ne te disait rien dans ta propre torture,
Et le tressaillement des peuples agités
Ne secoua jamais tes lourdes voluptés !


il n’y a rien de lourd, rien d’étouffant pour l’esprit, même dans les voluptés coupables qui inspirent trop souvent le poète hongrois. Son cœur veille, son esprit se défend. Au milieu des défaillances morales, il garde toujours un goût de la vie active qui éclate dans un cri, dans une image, dans un subit élan d’inspiration lyrique. Un tel homme, on le sent bien, peut choquer çà et là les esprits délicats ; jamais il n’exercera une influence énervante. Voyez-le aussi pendant les orgies de la taverne ; à l’heure même où sa raison succombe, il a encore des paroles viriles. «Quelle nuit ! s’écrie-t-il. Sur cette table autour de laquelle nous étions assis, ce fut une seconde bataille de Mohacs : le vin représentait les Turcs ; mes camarades et moi, nous étions les Hongrois. Morbleu ! nous nous sommes bien battus, surtout au moment où le roi, — c’est l’intelligence que je veux dire, — a été désarçonné par l’ennemi. Ah ! comme nous buvions à longs traits ! Veuille le destin nous réserver des jours aussi longs que nos longues rasades, et nous pourrons encore voir une époque de bonheur dans le triste pays des Magyars. » Ce souvenir de la patrie, ce ressentiment des publiques infortunes à travers les fumées de l’ivresse est un trait distinctif des premiers chants du poète. Quels que soient le sujet qui l’amuse et la débauche où il s’oublie, l’esprit hongrois est toujours là. Soyez sûrs que ces chansons de cabaret n’auraient pas enthousiasmé dès le premier jour toute la nation magyare, s’il n’avait été question ici que de l’amour ou du vin. Derrière l’étudiant amoureux et le comédien aviné, j’aperçois le Hongrois qui ne se connaît point encore lui-même. Ses compatriotes du moins le devinèrent au premier signe. Son esprit, sa verve, son ardeur belliqueuse, l’agilité de ce chanteur nomade, toujours prêt à monter à cheval et à se lancer au galop, voilà ce qui avait frappé tout d’abord chez ce poète de taverne. Il pouvait déjà dire, en publiant son premier travail, ce qu’il dira plus tard, aux applaudissemens de son pays :


« Mon Pégase n’est pas un cheval anglais, avec des jambes en échasses et une poitrine grêle ; ce n’est pas non plus une bête allemande, épaisse, énorme, à larges épaules, un lourdaud, une espèce d’ours, aux allures pesantes.

« Mon Pégase est un poulain hongrois, un vaillant poulain, pur sang de Hongrie, et soigneusement étrillé, si bien que le soleil aime à faire jouer les reflets de ses rayons sur sa robe de soie lisse.

« Il n’a pas grandi à l’écurie, il n’a pas été à l’école comme un cheval de qualité ; il est né en plein air, je l’ai pris sur le sable chauve et nu de la Petite-Koumanie.

« Je ne l’ai pas chargé d’une selle, une natte d’osier me suffit pour me tenir à cheval ; dès que j’y suis, le voilà qui s’élance et qui vole. Il est parent de l’éclair, mon cheval aux lueurs fauves.

« Il aime surtout à me conduire dans la Puszta[3]. Cette libre lande est son pays natal ; quand je le dirige de ce côté, il se cabre de joie, et frappe du pied la terre, et pousse des hennissemens.

« Dans les villages, je m’arrête devant maintes maisons où sont assises des jeunes filles semblables à un essaim d’abeilles ; je demande à la plus belle de me donner une fleur, et je repars aussi rapide que le vent.

« Aussi rapide que le vent, mon coursier m’emporte, et un seul mot me suffit pour qu’il m’entraîne au-delà du monde. L’écume flotte à sa bouche, tout son corps fume. Ce n’est pas signe de lassitude et de découragement, c’est le feu de son ardeur toujours prête.

« Jamais encore mon Pégase ne s’est senti fatigué, et si cela lui arrive un jour, je n’en serai pas satisfait, car il est encore bien long, le chemin que j’ai à parcourir sur la terre ; elles sont bien loin là-bas, les bornes de mes désirs.

« En avant, mon coursier, en avant, mon doux cheval ! Franchis rochers et ravins. Si un adversaire nous barre la route, passe-lui sur le corps, et toujours en avant !


À partir de la publication de ce premier recueil, Petoefi déploie une verve intarissable. Pendant les années 1845 et 1846, poèmes et strophes s’échappent à l’envi de ses lèvres mélodieuses. Tantôt ce sont des récits, de longs récits ou comiques ou poétiques, de petites épopées qu’il emprunte soit aux mœurs de la Hongrie moderne, soit aux traditions légendaires. Tels sont : le Marteau du Village, Un Rêve magique, Salgo, la Malédiction de l’Amour, Szilay Pista, Maria Széchi, et surtout le Héros János, véritable chef-d’œuvre de grâce, de passion, rêve héroïque et tendre raconté avec un demisourire. L’érudition de nos jours a retrouvé ces poèmes du moyen âge où le trouvère, pour exprimer les instincts aventureux de son temps et de son pays, jetait pêle-mêle maintes choses extraordinaires : expéditions fabuleuses, voyages rapides du nord au sud, de l’ouest à l’est, royaumes conquis d’un coup d’estoc et de taille, merveilleuses prouesses accomplies en courant. Le Héros János est une de ces chansons de gestes où éclatent naïvement, comme chez nos vieux trouvères, et toutefois avec un sentiment très moderne, les désirs secrets de l’inspiration hongroise.

Un jeune paysan, le candide et amoureux János, garde les troupeaux de son maître sur le penchant de la montagne ; non loin de là, Iluska la blonde, à genoux au bord du ruisseau, lave de la toile dans l’eau courante. János et Iluska se sont rencontrés en ce lieu plus d’une fois, et le plaisir que trouve János à regarder les blonds cheveux d’Iluska, Iluska le ressent aussi à écouter la voix émue de János. Que devient le travail pendant ces causeries sans fin ? La fermière est impitoyable ; la jeune fille aura bientôt à rendre compte de l’ouvrage oublié et des instans perdus. C’est bien pis pour János : le loup a mangé ses moutons, et le voilà chassé par son maître. Dès que la nuit est tombée, János retourne au village : il va frapper doucement sous la fenêtre d’Iluska, il prend sa flûte et joue sa mélodie la plus triste, une mélodie si triste, si navrante que les astres de la nuit en ont pleuré. Toutes ces gouttes d’eau qui brillaient sur les buissons du chemin, ce n’était pas la rosée, dit le poète, c’étaient les larmes des étoiles. Iluska dormait ; aux accens plaintifs de la flûte bien connue, elle se lève et aperçoit par la fenêtre la pâle figure de son amant. « Qu’est-il arrivé, János ? Pourquoi es-tu si pâle ? » János lui conte son malheur, et il ajoute : « Iluska, il faut nous quitter ; je vais courir le monde. Ne te marie pas, ma chère Iluska, reste-moi fidèle, je reviendrai avec un trésor. — Hélas ! dit la jeune fille, puisqu’il le faut, séparons-nous. Que Dieu te conduise, ami, et pense à moi, qui t’attendrai toujours ! » Il part, les yeux pleins de larmes et plus désolé qu’on ne pourrait le dire ; il va, il va sans savoir où, il marche toute la nuit, et il trouve sa cape de laine bien pesante sur ses épaules. Il ne se doute pas, le pauvre János, que c’est son cœur, son cœur gonflé de tristesse, qui lui pèse si lourdement.


« Quand le soleil se leva et renvoya la lune en son domaine, János aperçut la Ptiszta tout autour de lui comme une mer. Du levant à l’occident s’étendait devant ses yeux la lande uniforme et sans fin.

« Pas une plante, pas un arbre, pas un buisson ne s’offrait à la vue. Sur le gazon, à fleur de terre, étincelaient des gouttes de rosée. À gauche du soleil levant flamboyait un lac avec sa rouge écume, bordé de lentilles vertes comme des émeraudes.

« Au bord du lac, au milieu des lentilles, un héron était debout, cherchant sa nourriture et faisant son repas. Des oiseaux pêcheurs volaient au-dessus des eaux et rapidement en effleuraient la surface ; on les voyait, déployant leurs grandes ailés, tantôt s’élever dans les airs, tantôt s’abaisser vers les ondes.

« János continua sa route sans se reposer, toujours suivi de son ombre noire et de sa sombre pensée. Le soleil eut beau verser ses splendeurs sur la Puszta, la nuit, la profonde nuit était toujours dans le cœur de Jànos. »


Le peintre de la nature hongroise, celui qui consacrera bientôt tant de pages originales aux steppes de son pays, aux landes de la Theiss et du Danube, se révèle déjà dans ce tableau. Le domaine de Petoefi, c’est la Puszta, l’immense et poétique solitude qu’il a parcourue si souvent emporté au galop de son cheval ; mais ici ce n’est pas la terre de Hongrie, c’est l’imagination hongroise que veut peindre l’auteur du Héros János. Toute cette naïve histoire de village, la fuite du jeune paysan, sa course désolée à travers les landes solitaires, ce n’est que l’introduction du poème. Après l’églogue, voici le récit épique ; après les scènes pastorales, les aventures de guerre et de chevalerie magyare. János rencontre des soldats, et s’enrôle dans leur régiment. Un Magyar sait toujours monter à cheval ; le jeune pâtre est bientôt au premier rang parmi les hussards de Mathias Corvin. Qu’il a bonne mine avec son pantalon rouge, sa veste flottante et son sabre qui brille au soleil ! L’armée des Magyars, où notre héros s’est engagé, est en marche pour une expédition importante ; elle va porter secours au roi des Français, menacé par les Turcs. Long et difficile est le voyage : il faut traverser la Tartarie, le pays des Sarrasins, l’Italie, la Pologne et l’empire des Indes ; après l’empire des Indes, on ne sera pas loin de la France. Excellentes inventions où se peignent bien les rêves du peuple hongrois, les souvenirs confus qui se mêlent à ses idées guerrières, et l’étrange géographie qu’il se formel « Qu’est-ce que le monde, dit M. Kertbény, qu’est-ce que le vaste monde pour le paysan de nos landes ? À la limite de la Puszta, l’inconnu commence pour lui ; le peu qu’il en sait, il le tient de quelque vieil invalide arrivé d’Italie ou d’Autriche, ou bien d’un colporteur juif, et il mêle à ces renseignemens maintes traditions historiques sur les Turcs et les Tartares, telles qu’on les raconte encore le soir dans les cabarets du village. » Le poète s’est mis à la place de ses paysans, il a peint le monde tel qu’il apparaît à ces imaginations naïves, et voilà pourquoi il conduit les Magyars jusqu’en France à travers la Tartarie et le pays des Sarrasins. Ne retrouve-t-on pas ici un souvenir du xve siècle ? Les soldats de Jean Hunyade et de Mathias Corvin ont protégé l’Europe contre l’invasion ottomane ; or, pour les Hongrois du vieux temps comme pour les paysans de la Puszta, l’Europe c’est la France, la France qui a donné à la Hongrie sa glorieuse dynastie des ducs d’Anjou, — et de là cette tradition de la France sauvée du pillage des Turcs par le secours des Magyars.

Il ne serait pas difficile à un commentateur de découvrir dans la seconde partie du Héros János un fantastique symbole des destinées de la Hongrie. Les Magyars, dans le récit du poète, ont la gloire de délivrer la France ou l’Europe. Au moment où ils arrivent, les Turcs pillaient à plaisir cette magnifique proie ; les églises étaient saccagées, les villes dévastées, toutes les moissons emportées dans les granges des vainqueurs ; le roi, chassé de son palais, errait misérablement au milieu des ruines, tandis que les barbares avaient emmené sa fille. « Ma fille, ma fille chérie ! disait le malheureux roi à ses libérateurs ; celui qui me la rendra, je la lui donnerai pour femme. — Ce sera moi, disait tout bas chacun des cavaliers magyars, je veux la retrouver ou périr. » János seul était insensible à cette promesse ; il ne cessait de voir dans ses rêves les toits de son village et les blonds cheveux d’Iluska. C’est lui pourtant qui tue le pacha des Turcs, c’est lui qui délivre la fille du roi. Il ne tiendrait qu’à János de régner sur la France ; mais János n’hésite pas : Iluska lui a promis de l’attendre, il repart comblé de richesses et s’embarque pour son pays. Le héros n’est pas au terme de ses aventures ; une tempête affreuse s’élève, le navire est brisé, et le trésor tombe à la mer. Qu’importe à János, pourvu qu’il revoie Iluska ? Hélas ! hélas ! quand il arrive, la pauvre Iluska est morte. « Ah ! s’écrie le héros en sanglotant, pourquoi ne suis-je pas tombé sous le sabre des Turcs ? pourquoi n’ai-je pas été englouti par les flots ? » C’est ici que la secrète intention du poète se dégage des fantaisies qui l’enveloppent. Le trésor que les Hongrois avaient conquis lorsqu’ils se battaient au XVe siècle pour le salut de la chrétienté, c’était leur existence distincte au sein de la société européenne ; la Hongrie des Hunyades était aussi glorieuse que forte, et l’Autriche avait tremblé devant elle. Ce trésor qui lui assurait l’avenir, un jour de tempête l’emporta. Soumise par les Turcs en 1526, elle ne fera plus que changer de maîtres. Que lui reste-t-il désormais, sinon le domaine des rêves, ou plutôt celui du long espoir et des vastes pensées ? C’est aussi de cette façon que Petoefi comprend la destinée de son héros ; pour se rendre digne de celle qu’il aime, pour lui conquérir un trésor, le jeune Magyar avait parcouru le monde à chevalet le sabre à la main ; pour qu’il puisse la retrouver après sa mort, le poète lui ouvre je ne sais quel domaine idéal où l’attendent des merveilles inouïes. Nous ne visitons plus les Tartares ou les Indiens ; voici les poétiques apparitions de la Puszta, géans, fées, bienfaisans génies toujours prêts à se mettre au service des Magyars. J’aperçois les flots étincelans de la mer d’Operenczer, dont le rôle est si grand dans les fabuleuses traditions de la Hongrie, lumineux océan situé aux confins de l’univers et qui conduit dans l’infini. János, sur les épaules d’un géant, traverse les ondes sacrées et parvient au royaume de l’Amour, où il retrouve Iluska. Puisse la Hongrie retrouver aussi un jour le trésor qu’elle a perdu !

Ainsi, des scènes rustiques du village jusqu’aux splendeurs à demi orientales d’un monde surnaturel, le Héros János embrasse toutes les légendes et tous les souvenirs de l’imagination populaire. Avec cela, nulle prétention savante ; ces symboles que j’indiquais tout à l’heure, le poète se garde bien d’y insister ; il veut que sa fantaisie épique soit accessible à tous ; si les uns en devinent la pensée secrète, il suffit que les autres ressentent une gaieté virile au récit de ces merveilleuses aventures. Avant tout, c’est le poème du paysan et du cavalier magyar écrit avec un mélange d’enthousiasme et de joyeuse allégresse. On dit que l’œuvre de Petoefi est chantée du Danube aux Carpathes par des rapsodes sans nombre, et vraiment je n’ai pas de peine à le croire ; le véritable héros est la Hongrie elle-même : János en représente tour à tour les différentes classes confondues dans la radieuse unité de la poésie. Et quelle poésie ! un style franc, une imagination alerte, un récit enthousiaste et joyeux, qui court, bride abattue, comme le hussard dans les plaines natales.

À l’époque où Petoefi composait le Héros János, il avait eu occasion de rencontrer deux ou trois fois à Pesth une jeune fille noble dont la grâce l’avait charmé ; elle mourut subitement, quelques jours après, à peine âgée de quinze ans, et le poète, qui connaissait sa famille, ayant vu l’enfant sur son lit de mort, sentit soudain à l’émotion de son cœur qu’il était amoureux d’elle. Était-ce par une sorte de prétention bizarre qu’il se mit à célébrer cet amour ? Était-ce un thème de poésie qu’il cherchait ? Tous ceux qui l’ont connu sont unanimes pour attester la franchise et l’impétuosité de ses sentimens. Les touchantes pièces intitulées Feuilles de cyprès, qu’il a consacrées à cette passion idéale, expriment une douleur aussi chaste que violente. Son âme, en effet, commençait à se dégager des instincts désordonnés de la jeunesse. À ses amours d’étudiant vagabond succédaient des affections plus pures. Cette blanche Etelka, si subitement adorée au sein de la mort, lui a inspiré quelquefois des accens dignes de Pétrarque. C’est ici le premier symptôme d’une transformation morale qui va se dessiner de plus en plus chez Petoefi, et qui donne un intérêt singulier à cette existence trop tôt interrompue. L’amour, dans cette nature fougueuse, s’unira désormais aux plus nobles passions qui puissent faire battre le cœur de l’homme, à l’enthousiasme de l’art, au culte de la patrie et de la liberté.- Quelques mois plus tard, après qu’il a fini de chanter Etelka, le voilà encore amoureux, non plus d’une morte, mais d’une jeune femme aux yeux bleus. « Si j’aime de nouveau, s’écrie-t-il, ce n’est pas que j’oublie la vierge morte. Il y a encore de la neige sur les cimes lorsque la fleur printanière s’épanouit au pied de la montagne. » Et pourquoi craindrait-il de nommer Etelka auprès de celle qu’il chantait naguère si pieusement ? Il aime aujourd’hui une Béatrice qui épurera son cœur et donnera des ailes à ses meilleures pensées. « Il n’a jamais aimé, dit-il, celui qui croit que l’amour est un esclavage, une lâche captivité. L’amour donne des ailes, l’amour donne la force et l’élan ; sur ces ailes de l’amour, je m’envole d’un seul trait bien au-delà du monde, dans le jardin des anges… » Ce n’est pas lui cependant qui oublierait la terre et les devoirs que l’homme y doit remplir. La mélancolie germanique n’est point son fait. Voyez quelle saine et vaillante humeur au milieu des transports de la passion !


« À bas, à bas de ma tête, ô souci, lourd casque, casque noir, qui m’étreint et me blesse ! Viens ; gaieté, léger et brillant shako, où flotte le panache faisant maints signes joyeux !

« Loin de moi, souci, lance pesante rivée au cœur de ton maître ! Viens, gaieté, gracieux bouquet de fleurs qui brille si bien sur ma poitrine !

« Loin de moi, souci, chevalet de l’enfer où le cœur se débat dans les souffrances du martyre ! Viens, gaieté, coussin de plumes de cygne où le cœur rêve si doucement au ciel !

« Viens, gaieté, joyeuse amie, viens, célébrons ensemble un jour de fête, un jour d’allégresse, tel que jamais encore nous n’en avons célébré de pareil.

« Viens, gaieté ; étends en riant les rayons de l’arc-en-ciel sur la tente azurée de l’espace. Fais retentir la musique de l’esprit : mon âme et mon cœur vont danser.

« Et si tu demandes, gaieté, ma mie, pourquoi une telle fête aujourd’hui, c’est qu’aujourd’hui je vais apprendre si ma bien-aimée m’aime, ou ne m’aime pas.

« Si nous revenons de chez ma bien-aimée sans rapporter son amour, je te renverrai de chez moi, gaieté, ma mie, et jamais plus je ne te reverrai.

« J’ai toujours, je l’avoue, redouté le moment qui s’apprête ici pour moi ; mais à présent que nous y sommes, la flamme éteinte de mon courage se ravive et s’élance.

« Honte au soldat qui marche lâchement à la bataille, le cœur serré d’angoisses ! En avant donc ! au combat ! et courons-y joyeux, dispos ; il s’agit de vie et de mort ! »


Le recueil intitulé Perles d’amour, auquel j’emprunte ces strophes, appartient, comme les Feuilles de cyprès, comme le Héros János, à l’année 1845. À la même période se rattachent quelques-unes des inspirations les plus originales de Petoefi, ses tableaux si poétiques et si vrais des grandes steppes hongroises. Il y a entre le Danube et la Theiss des landes à perte de vue, un vaste désert sans mouvemens de terrain. Point de forêts, pas un bouquet d’arbres pour rompre l’uniformité de ces lignes immobiles. Çà et là seulement des marais, des étangs, et au bord des eaux stagnantes quelques plantes aquatiques, des roseaux ou des lentilles. La principale végétation de ces plaines, c’est un gazon ras, à fleur de sol, assez touffu en maints endroits, qui nourrit d’immenses troupeaux de bêtes à laine et des escadrons de chevaux sauvages. De loin en loin s’élève une pauvre masure où le voyageur peut trouver un gîte. Ces hôtelleries de la steppe, appelées csardas, sont fréquentées surtout par les bergers et les gardiens de chevaux ; mais que de libres espaces où l’on ne rencontre nulle trace de l’homme pendant des journées entières ! Le héron debout au bord des étangs, la cigogne volant au-dessus des marais et plongeant son long cou dans les eaux pour y chercher les reptiles, semblent les seuls habitans de ces étranges solitudes. Tel est l’aspect de la Puszta hongroise. Un paysagiste classique en détournerait ses regards avec dédain : une âme poétique y découvrira des trésors, et c’est là précisément que se déploie l’originalité de Petoefî. L’auteur du Héros János est le poète de la Puszta, comme Lermontof est le poète du Caucase. La Petite-Koumanie, sa province natale, renferme une partie de ce désert. Dès l’enfance, le fils du pauvre boucher de Félégihaza aimait à s’aventurer dans la lande ; plus tard, monté sur son cheval, il la parcourait en tous sens. Je ne sais si jamais la poésie des solitudes profondes et des horizons sans limites a été sentie d’une façon plus vive et plus sincèrement exprimée. Petoefi, on en est sûr d’avance, ne cherche pas dans la silencieuse étendue de la Puszta ce que cherchait Obermann dans les gorges alpestres. Ce n’est pas la rêverie qui l’appelle ; ces horizons infinis, cette immensité silencieuse, sont pour lui le domaine de la liberté. Il ne demande pas au désert l’oubli de la vie et des hommes, mais le goût de l’indépendance et l’apprentissage de l’action. La liberté du mouvement, prélude d’une liberté plus haute, où la trouverait-il aussi complète que dans ces steppes chéries ? La montagne, à chaque pas, vous oppose des obstacles. Si elle vous accoutume à la lutte, elle vous accable par instans du sentiment de votre impuissance. Le rocher qui borne ma vue, le ravin qui arrête mon élan, autant de signes qui me rappellent ces misères de la condition humaine auxquelles je suis impatient d’échapper ; ce sont les images de la tyrannie. Ici au contraire je m’élance au galop de mon cheval, je vais à droite, à gauche, je reviens sur mes pas, je repars en avant, je vais toujours, toujours, aussi libre que le vent du ciel. Et cette solitude qui m’apprend la liberté, avec quelle grâce elle me donne ses leçons ! Dans cette uniformité apparente des prairies sans culture, quels spectacles variés ! que de voix mélodieuses au milieu de ce silence ! Les marais, les étangs, les jeux de la lumière sur l’herbe courte, les lignes lointaines de la lande se confondant avec le bleu du ciel, l’hôtellerie délabrée, les hennissemens des cavales sauvages, une caravane de bohémiens qui défile, un mendiant qui s’en va de csardas en csardas, puis la solitude qui reparaît, l’herbe touffue qui m’invite au repos, le grave héron debout sur une patte, la cigogne familière, l’oiseau pêcheur rasant les eaux du bout de son aile, le murmure de milliers d’insectes sous les gazons épais, voilà ce que j’aperçois, voilà ce que j’entends au sein de mes steppes natales, et tous ces bruits, tous ces tableaux, perdus pour le voyageur indifférent, composent une harmonie qui m’enchante.

J’essaie de résumer en prose les sentimens que Petoefi a exprimés dans maintes pièces avec une verve originale. Il a visité la Puszta par toutes les saisons de l’année, à toutes les heures du jour ; aucun de ses aspects ne lui échappe. Il la peint dans sa beauté à la fois réelle et idéale. Les plaines de la Hongrie offrent souvent de merveilleux phénomènes de mirage, et les paysans de la steppe, croyant y voir l’œuvre d’une puissance magique, la personnifient sous le nom de Délibab, espèce de fée Morgane qui accomplit ses incantations entre la terre et le ciel ; la sauvage physionomie de la Puszta, bien que reproduite hardiment dans les tableaux de Petoefi, y apparaît aussi transfigurée par une magicienne toute-puissante. Cette Délibab prestigieuse, c’est l’enthousiasme du poète pour la liberté. Soit qu’il chante les longues plaines de la Petite-Koumanie, soit qu’il peigne la Puszta ensevelie sous les neiges de l’hiver et encore belle comme au printemps, soit que, rencontrant dans la steppe une pauvre csarda tombée en ruines, il raconte poétiquement son histoire, toujours c’est le sentiment des libres solitudes qui est l’âme de son inspiration. « O Carpathes ! monts sauvages, que sont pour moi vos romantiques horreurs et vos forêts de sapins ? Je vous admire, je ne vous aime pas. Ni les cimes ni les vallées ne parlent à mon imagination. Là-bas, dans la steppe immense, dans les plaines semblables à la surface unie de la mer, c’est là que je me sens à l’aise ; mon âme se déploie alors comme l’aigle qui s’est enfui de sa cage. »

Animé par la poésie de la steppe, il retournera parmi les hommes avec un trésor de saines pensées et de paroles vaillantes. Tantôt il s’assied dans la csarda, autour du foyer d’hiver, au milieu des pâtres, des gardiens de chevaux, des mendians, et il entend conter maintes aventures qu’il popularisera dans ses vers. Tantôt il retourne au village, il y va trouver un vieil hôte qui le connaît depuis longtemps, qui l’a toujours bien reçu chaque fois qu’il revenait, digne homme cruellement éprouvé par le sort ; il s’efforce de le consoler, de lui faire entrevoir des jours meilleurs. « Oui, oui, répond le vieillard, cela ira mieux un jour, déjà mes pieds sont au bord de la tombe. » — « Alors, dit le poète, je me jette à son cou, et je pleure sans pouvoir m’arrêter, car ce bon vieillard, c’est mon père. Puisse Dieu le bénir de ses deux mains ! » Une autre fois, au sortir de la Puszta, il arrive aux bords de la Theiss, et il est heureux de célébrer ses rians villages, ses champs bien cultivés, comme il célébrait tout à l’heure la sauvage beauté des landes. Ou bien encore, l’âme fortifiée par la solitude, il entonnera d’une voix plus vibrante un hymne à la liberté. Il faudrait citer vingt pièces à la fois pour montrer les inspirations diverses, et toutes également saines et viriles, que le poète allait demander au génie de la steppe. En voici une du moins qui résume assez bien toutes les autres. Sentiment de la nature, amour de la liberté, souvenirs d’enfance, enthousiasme de la jeunesse, sympathie humaine et libérale, tout cela est groupé avec art dans des strophes consacrées à l’oiseau familier de la Puszta.


LA CIGOGNE

« Il y a bien des oiseaux ! L’un plaît à celui-ci, l’autre plaît à celui-là ; l’un se fait aimer pour son chant, l’autre pour son splendide plumage si richement bariolé ; l’oiseau que j’ai choisi ne sait pas chanter, et il va simplement, comme moi, vêtu moitié de blanc, moitié de noir.

« Entre tous les oiseaux, mon favori, c’est la cigogne, la cigogne, fille de mon pays, habitante fidèle de mes belles plaines natales. Oh ! si je l’aime aussi cordialement, c’est peut-être parce qu’elle a été élevée avec moi. Lorsque je pleurais dans mon berceau, elle passait en volant au-dessus de ma tête.

« Avec elle s’est écoulée mon enfance. Déjà, de bonne heure, elle m’inspirait de sérieuses pensées. Le soir, pendant que mes camarades couraient après les vaches qui rentraient à l’étable, assis dans la cour, je regardais les nids de cigogne sur les toits ; en silence, et d’un œil curieux, j’épiais les petits des cigognes essayant leurs jeunes ailes.

« Alors je pensais à bien des choses. Combien de fois, je m’en souviens encore, cette idée fermentait dans ma tête : « Pourquoi donc l’homme n’a-t-il pas été créé avec des ailes ? » Les pieds de l’homme peuvent le conduire au loin, mais non dans les hauteurs ; et que m’importait d’aller au loin ? c’est dans les profondeurs du ciel que m’emportait mon désir.

« Les profondeurs du ciel ! c’était là le but de mes rêves. Oh ! que je portais envie au soleil ! il me semblait le voir déployer sur la terre un vêtement splendide tressé de rayons ; mais j’étais bien triste le soir quand je le voyais se couvrir de teintes sanglantes et lutter avec la mort. Je me disais : Est-ce donc là le sort de quiconque veut répandre la lumière ?

« L’automne est la saison chère aux enfans, car l’automne est semblable à une mère qui porte à son fils bien-aimé une corbeille pleine de fruits. Mais moi, je détestais l’automne ; quand il me donnait ses fruits à manger, je lui disais : Garde tes présens, je sais que tu vas m’enlever mes cigognes.

« Le cœur bien gros, je regardais les cigognes du village se rassembler en troupes pour leurs migrations lointaines, comme je regarde aujourd’hui ma jeunesse déjà prête à s’enfuir ; mes yeux se mouillaient de larmes quand elles prenaient leur vol. Et les nids vides sur les toits des maisons, quelle image désolée ! Je me sentais assailli de pressentimens ; c’était mon avenir que j’apercevais devant moi.

« A la fin de l’hiver, quand la terre se dépouillait de sa blanche fourrure de neige et prenait son vert dolman parsemé de fleurs, mon âme se parait aussi de vêtemens neufs, de vêtemens de fête ; j’avais retrouvé la joie, et, tout petit que j’étais, je me traînais jusqu’au bout de la prairie du voisin pour aller au-devant des cigognes.

« Puis, quand l’étincelle devint une flamme, lorsque l’enfant fut devenu un jeune homme, le sol brûlait mes pieds, je montai à cheval, et bride abattue, sur l’étalon rapide, je me lançai à travers la Puszta. Le vent, pour m’atteindre, avait besoin de redoubler d’efforts.

« Je l’aime, la Puszta! c’est là seulement qu’habite la liberté ; là mes yeux peuvent errer de tous côtés sans obstacles ; point de rochers noirs qui nous menacent, point de ces regards troubles que nous jette, l’onde agitée des fontaines, point de ces bruits de cascades qui ressemblent à un cliquetis de chaînes !

« Et que personne ne dise que la Puszta n’est pas belle ! Merveilleuse est sa beauté ; mais, comme une jeune fille pudique, elle la cache sous son voile, et si elle le soulève, ce voile, c’est seulement pour les visages connus, en présence des amis fidèles ; alors soudain une fée leur apparaît, une fée aux regards de flamme !

« Oh ! je l’aime, la Puszta! Sur mon hardi coursier, j’aime à errer dans ses libres espaces, et là où l’on ne trouve plus la terre de l’homme poursuivant son gain, à l’endroit le plus solitaire de la lande, je descends de cheval, je me repose sur le gazon et j’écoute les murmures de l’air… Tout à coup, au bord du marais, j’aperçois mon amie ; ma cigogne est là !

« Elle m’a donc suivi jusqu’ici ! Tous deux nous avons exploré la Puszta dans tous les sens, elle plongeant dans les eaux des marais, moi suivant du regard les jeux de la lumière dans les buissons sauvages. C’est ainsi que j’ai passé avec elle mon enfance et ma jeunesse, et c’est pour cela que je l’aime, bien qu’elle ne sache pas chanter, bien que ses ailes n’étincellent point de vives couleurs.

« Maintenant encore j’aime la cigogne, et cette amitié fidèle et douce est le seul bien qui me soit resté du beau temps de mes rêves. Maintenant encore, chaque année, j’attends avec impatience le retour des cigognes dans le village hospitalier, et quand elles nous quittent en automne, je leur souhaite un heureux voyage, comme je le ferais à mon plus vieil ami. »


Vers la fin de l’année 1846, une transformation profonde s’accomplit dans l’âme du poète ; il avait rencontré la jeune fille qui devait être la compagne de sa vie. Les vers que Julie Szendrey a inspirés à l’auteur de tant de chansons amoureuses sont assurément les plus purs et les plus passionnés qu’il ait écrits. Pendant toute une année, le père de Julie, craignant le caractère fougueux du jeune écrivain, ferma obstinément l’oreille à sa demande ; soutenu cependant par une fidélité qui répondait à la sienne, Petoefi triompha des obstacles, et au mois de septembre 1847 il emmenait chez lui sa jeune femme. Il passa la lune de miel à Kolto, chez un de ses admirateurs, devenu son ami intime, le jeune comte Alexandre Téléki. Mais pourquoi parler de lune de miel ? Pendant les dix-huit mois que Petoefi a passés avec sa femme, tous les jours ont eu pour lui les mêmes ravissemens. Il a intitulé un de ses recueils Journées de Bonheur conjugal, et quelques-unes des pièces qui le composent portent la date glorieuse de sa mort. La première émotion qu’il exprime, c’est la béatitude du repos, de la sérénité, et avec elle une foi virile en soi-même. Tantôt il chante ce bonheur avec une gaieté candide, tantôt il emprunte pour la peindre les images d’une poésie éthérée. « Me voici roi, dit-il, depuis que je suis marié. Assis sur mon trône, je donne audience à mes sujets, je rends la justice et punis les coupables. Approchez tous. Qui es-tu, la belle fille ? Ah ! c’est toi que j’ai si souvent poursuivie naguère, et qui m’échappais toujours ! Tu t’appelles la joie. Je te tiens maintenant, tu ne m’échapperas plus. Je te prends à mon service comme jardinière ; chaque jour, avec tes doigts de fée, tu me cueilleras de belles fleurs odorantes. Et toi ? tu es le souci du foyer ; je n’ai pas le temps d’écouter tes radotages, et je saurai bien te fermer la bouche, si tu n’as que de prosaïques histoires à raconter. Et toi là-bas, sombre compagnon ? Va, je te reconnais bien ; que de fois, ô noir chagrin, nous nous sommes battus ensemble ! Tu m’as fait de cruelles blessures, hélas ! j’en frémis encore. Je t’ai vaincu cependant, et la clémence sied au vainqueur. Reçois le pardon de tes méfaits. Mais quel est ce bruit dans la cour ? quel est ce cheval qui piaffe ? Est-ce le coursier du poète qui s’indigne de rester inactif ? Patience, patience, mon cheval ; bientôt nous nous envolerons de nouveau dans les nuées. Attends un peu ; laisse-moi jouir encore de ma dignité de roi. » Un autre jour, il chante l’immortalité de l’âme ; il n’y songeait guère autrefois dans sa vie turbulente, et quand il lui arrivait d’y songer, son esprit ne voyait là que des chimères. Ce que la philosophie n’a pu enseigner à son intelligence, une révélation tendre et forte vient de l’imprimer au fond de son cœur.

Ce progrès moral si rapidement développé est un des traits caractéristiques de l’inspiration de Petoefi. Songez que le poète n’a que vingt-quatre ans, et qu’il était hier encore le chantre des joies turbulentes ; aujourd’hui, sous le regard de l’épouse, auprès du berceau du nouveau-né, sa verve s’épure sans s’affaiblir. Le calme a multiplié ses forces. Ses passions, non pas éteintes, mais transformé es, s’attachent à ce qu’il y a de plus noble ici-bas. Les grandes questions qui agitent son pays, les réformes de la diète hongroise en 1847, les patriotiques espérances de 1848, toutes les émotions de la renaissance nationale se mêlent à ses joies intérieures. La pièce intitulée Ma Femme et mon Épée exprime vivement cette intime alliance du foyer domestique et de la patrie. Pendant que l’épouse repose dans les bras de l’époux, l’épée du poète, accrochée à la muraille, semble jeter des regards de colère sur ce tableau si tendre : « Eh ! mon vieux camarade, lui crie le vaillant poète, serais-tu jaloux de ma femme ? vraiment tu ne la connais guère. Le jour où la patrie aura besoin de mon bras, ce sera elle qui de ses mains attachera ta lame à ma ceinture, ce sera elle qui m’enverra au combat de la liberté. » Julie Szendrey méritait bien que le poète lui rendît ce témoignage : dès le premier jour où Petoefi fut aimé d’elle, l’amour et l’enthousiasme de la patrie se confondirent dans les élans de son cœur. Son chant de fiançailles fut un chant de guerre :


« Je rêve de jours sanglans qui feront crouler le monde, et qui de ces débris du vieux monde nous construiront un monde nouveau.

« Ah ! si la trompette guerrière retentissait tout à coup ! Si je voyais se déployer l’étendard des batailles, l’étendard des futures victoires, appelé par tous les vœux de mon cœur !

« En selle, sur mon coursier rapide, je m’élancerais dans la mêlée, je chevaucherais au milieu des héros, impatient de consacrer mes armes.

« Alors, si l’épée de l’ennemi me perce la poitrine, il y a quelqu’un au monde qui saura fermer ma blessure, il y a quelqu’un qui guérira mes plaies avec le baume de ses baisers.

« Si je tombe vivant aux mains de l’ennemi, quelqu’un saura pénétrer dans mon cachot ; deux beaux yeux, étoiles radieuses, viendront éclairer mes ténèbres.

« Et si c’est la mort qui m’attend, si je dois périr sur l’échafaud ou sur le champ de bataille, un ange, une femme, le cœur gonflé de sanglots, lavera le sang de mon cadavre avec ses larmes. »


Foyer, patrie, amour et liberté, tout cela est intimement uni, vous le voyez, dans les inspirations du poète. Je regrette que M. Kertbény, dans sa traduction d’ailleurs si scrupuleuse, n’ait pas groupé tous ces chants selon l’ordre où ils se sont produits. On aimerait à suivre l’histoire de cette âme ; l’intérêt poétique, rehaussé par l’intérêt moral, y gagnerait une valeur nouvelle. Si tous les chants de Petoefi pendant l’année 1847, si toutes les pièces échappées de son cœur à la veille et à la suite de son mariage étaient réunies ensemble, on verrait quelles gerbes dorées ont été cueillies par le moissonneur en cette chaude saison d’août. C’est à cette date qu’il nous apparaît dans la force de la maturité. Si jeune qu’il soit encore, l’influence du foyer, les émotions de la patrie, ont donné à son talent cette saveur généreuse qui est le résultat des années dans une existence bien conduite. Toutes ses paroles nous révèlent un mélange inaccoutumé de force et de grâce. C’est une grâce non cherchée, c’est une force qui se possède. Quand la patrie est malheureuse, la famille le console, et il trace de suaves tableaux d’intérieur qui consoleront aussi le peuple des Magyars. Telle est la pièce intitulée le Monde de l’Hiver. Nous sommes au mois de janvier 1848 ; l’hiver est triste dans les longues plaines de la Hongrie, la terre est nue, misérable, pareille aux bohémiens de la Puszta. Heureuse alors la maison où l’on se réunit en famille ! heureuse la plus humble des cabanes où le père et la mère, entre l’aïeul et les enfans, accueillent les amis, les voisins, et forment comme une tribu patriarcale, une tribu confiante et joyeuse au milieu de la désolation du monde ! Cette cabane le poète nous y conduit. Oh ! la bonne salle hospitalière ! le gai foyer qui flambe ! Et quels braves gens ! Comme ils résument bien, jeunes et vieux, l’image naïve de l’humanité ! Si ce sont là des lieux-communs, le poète en fait une œuvre originale par la vérité des détails et l’accent qu’il y met. Le tableau emprunte d’ailleurs un sens particulier aux strophes patriotiques que Petoefi écrivait à cette date. On comprend aisément la secrète pensée qui l’anime. «Amis, semble-t-il dire, conservez-vous sains et joyeux ; l’hiver ne durera pas toujours, tenez-vous prêts pour le réveil de la nature. Petites tribus dispersées, vous formerez un jour une nation ! »

Les joies de la famille, si cordialement ressenties, n’ont pas fait oublier à Petoefi les devoirs du patriotisme ; le patriotisme ne lui fera pas oublier la poésie. Seulement il la veut sincère, virile, digne enfin des grands intérêts qui s’agitent et des luttes qui se préparent. Depuis la renaissance de la littérature nationale, les chanteurs s’étaient levés par centaines, et Dieu sait combien de fadaises menaçaient d’énerver ce jeune idiome à peine délivré de ses entraves. Petoefi, avec sa franchise populaire, avait toujours détesté

Les rêveurs, les pleurards à nacelles,
Les amans de la nuit, des lacs, des cascatelles.


La fausse poésie lui devint plus odieuse que jamais au moment où tant de mâles espérances faisaient battre les cœurs. Ce qui affadit le goût littéraire peut amollir aussi les consciences. Petoefi comprit qu’il faisait œuvre d’artiste et de citoyen en châtiant le troupeau des rimeurs nocturnes. La satire est violente et comique à la fois. Poète de l’action et chantre du soleil, c’est la lune cette fois qu’il fait parler :

L'ELEGIE DE LA LUNE.

« Pourquoi suis-je la lune ? Qu’ai-je donc fait, Dieu tout-puissant, pour être plus misérable que la plus vile des créatures ? J’aimerais mieux être le dernier des valets dans la fourmilière terrestre que la reine des nuits au haut des deux ; j’aimerais mieux, pauvre mendiante, ramper là-bas sous mes haillons que de trôner ici dans mes vêtemens d’argent ; oui, je préférerais là-bas l’odeur enfumée des tavernes aux parfums qui s’exhalent ici du calice des étoiles. N’ai-je pas droit à la pitié, juge éternel ? Tous les chiens et tous les poètes ne font qu’aboyer après moi. Les lourdauds qui s’étalent dans des pièces de vers, ceux dont le cœur ne bat pas et qui n’ont que des oreilles, s’imaginent que je suis attentive à leurs jérémiades, et que je me désole avec eux par une sympathie volontaire. Je suis pâle, il est vrai, mais ce n’est, pas la douleur qui pâlit mon visage ; je suis pâle de colère quand je vois tous ces ténébreux pleurards, dans les nuits étoilées, venir m’adresser la parole, comme si nous avions jadis gardé les pourceaux ensemble. Quelquefois, je l’avoue, il en vient un qui n’appartient pas à la canaille littéraire, c’est un vrai poète, une vive étincelle jaillie du front de Dieu, et quand son chant retentit, je sens s’épanouir mon cœur et se dilater ma lumière ; mais pour un chanteur de cette espèce, et en attendant qu’il arrive, il y en a des milliers qui me rendent la vie dure. De ces drôles-là, il en pousse derrière chaque buisson. Jamais d’année stérile pour une récolte de ce genre, jamais de morte saison pour ces oiseaux criards. Toutes les nuits, il faut que je me prépare à endurer mon supplice ; quelles angoisses 1 atout instant peut commencer ce concert de crécelles qui viennent me déchirer les oreilles. Tenez, en voici un ! voyez son attitude mélancolique, voyez-le agiter ses bras de singe, comme s’il voulait les jeter loin de lui. Pourquoi cette gesticulation ? Uniquement parce qu’il n’a rien à embrasser. Il pousse de gros soupirs comme un bohémien qui reçoit la bastonnade. Ses veines se gonflent ; son visage devient sombre, toujours plus sombre ; il crie, il a le délire ; il me supplie d’aller dans la chambre de sa bien-aimée et de lui raconter ce qu’elle fait. — Eh bien ! je vais y aller. — Ta bien-aimée, mon ami, exhale une forte odeur de lard ; la voilà qui s’approche du four ; elle porte à sa bouche des pommes de terre cuites sous la cendre ; elle se brûle solidement les lèvres. Ah1 la vilaine grimace qu’elle fait en pleurant ! En vérité, sa figure est bien digne de la tienne… Maintenant que j’ai résolu tous tes doutes, va-t’en d’ici, imbécile, et que le diable t’emporte ! »


Ces poésies, et bien d’autres encore, couraient de bouche en bouche à travers les contrées hongroises. La prédiction de Michel Vörösmarty se confirmait de jour en jour ; Petoefi était décidément le poète le plus populaire de son pays. Aimé des paysans et des lettrés, aussi célèbre dans les campagnes que dans les académies, maître de la jeunesse par ses chansons d’amour et de plus en plus sympathique aux hommes par les accens profonds de ses derniers vers, il avait travaillé au succès de la guerre nationale avant que cette guerre fût commencée. Au moment où la révolution éclata, une carrière nouvelle s’ouvrit à son ardeur. Pendant que les politiques délibéraient dans les assemblées, pendant que les généraux organisaient des troupes, Petoefi avait sa tâche à remplir ; il chantait la guerre de l’indépendance, et ses strophes inspirées, comme une marseillaise magyare, enfantaient des soldats à l’héroïque Bem. Pourquoi faut-il que M. Kertbény n’ait pas osé traduire ces chants, les derniers et les plus beaux, assure-t-on, qui soient sortis de cette âme enthousiaste ? De telles œuvres appartiennent à l’histoire. Si l’Autriche les proscrit, les autres contrées de l’Allemagne ont bien le droit de les entendre, et puisque c’est par l’intermédiaire de l’Allemagne que M. Kertbény s’adresse à l’Europe entière, nous lui demandons de compléter son œuvre.

Au mois d’octobre 1848, Petoefi alla prendre sa place parmi les compagnons qui avaient répondu à son appel. Élu capitaine dans le vingt-septième bataillon de honveds, il prit part à tous les combats qui furent livrés dans les provinces du Bas-Danube. Au mois de janvier 1849, le général Bem, qui commandait l’armée de Transylvanie, l’appela auprès de lui en qualité d’aide-de-camp. Bem, un de ses admirateurs, l’aimait comme son enfant, et, bon juge en fait de bravoure, il le décora de sa main sur le champ de bataille. C’est dans l’intervalle des combats que l’aide-de-camp du général Bem composait des strophes bien touchantes sur son vieux père et son fils nouveau-né. Tandis que Jellachich vaincu s’enfuyait dans la direction de Vienne, on avait remarqué aux premiers rangs de l’armée hongroise un vieillard qui, tenant d’une main ferme le drapeau de l’indépendance, entraînait ses jeunes compagnons à la poursuite de l’ennemi. « Quel est ce vieux porte-drapeau ? — C’est mon père, dit Petoefi. Hier il était malade, souffrant, accablé par l’âge et les chagrins ; à peine pouvait-il se traîner de son lit à sa table et de sa table à son lit ; dès que ces mots la patrie est en danger! ont retenti à ses oreilles, il a retrouvé sa vigueur d’autrefois, et, jetant là ses béquilles, il a pris en main le drapeau du régiment. » Quand le poète, versant des larmes, dépeint ainsi son vieux père rajeuni par le patriotisme, il nous fait bien comprendre le caractère de cette guerre vraiment nationale et l’enthousiasme qui, des premiers rangs de la société jusqu’aux plus humbles, enflammait tout un peuple. Et quelle reconnaissance, quelle vénération pour le courageux vieillard ! « Jusqu’ici, ô mon père, tu disais que j’étais ton orgueil ; c’est toi désormais qui es ma gloire et ma couronne de chêne. Si je te revois après cette campagne, je baiserai avec un tremblement de respect et d’amour ces mains qui ont porté en avant de nos bataillons l’étendard sacré de la patrie ! » Quelques mois après, sa femme lui donnait un fils, et il le saluait de ses cris de joie au milieu des é motions publiques. Voilà certes des inspirations puisées aux sources les plus fécondes. La poésie récompensait bien le travail intérieur de sa vie, je veux dire le progrès moral et le viril développement de ses facultés, quand elle lui permettait de couronner ainsi son œuvre, et de mêler si ardemment, si profondément, les purs transports des joies de la famille à l’enthousiasme du citoyen. Cet enfant né au milieu des combats, il le consacrait d’avance à la Hongrie, et les vers qu’il lui adresse, répétés aujourd’hui par des milliers de voix, entretiennent dans la génération qui se lève une espérance immortelle.

Une autre pièce, bien touchante aussi, et l’une des dernières qu’il ait écrites, c’est le souvenir qu’il donne à ses frères d’armes tombés sur le champ de bataille, quand il envoie ce poétique appel au printemps de 1849 :


« Jeune printemps, fils du vieil hiver, fils radieux, riche d’espérances, où donc es-tu ? Pourquoi tarder ainsi à remonter sur ton trône ?

« Viens ! viens ! Tes amis te cherchent dans le monde dépouillé. Viens déployer sous le ciel bleu la tente verte des arbres.

« Viens guérir l’aurore, la fille sereine de la création ; viens la guérir, elle est malade. Vois comme elle est assise, toute pâle, au bord de l’horizon.

« Elle bénira de nouveau les prairies quand tu auras béni le ciel bleu ; guérie par toi, elle versera de pures larmes de joie, fraîche rosée pour la terre.

« Amène-moi aussi tes alouettes, mes douces maîtresses de poésie ; ce sont elles qui m’ont appris de beaux chants de liberté, lorsque j’étais encore enfant.

« Et n’oublie pas les fleurs, oh ! n’aie garde de les oublier, apportes-en le plus que tu pourras, remplis-en tes deux mains ;

« Car le champ de la mort s’est agrandi dans ces derniers temps ; les saintes victimes de la liberté sont étendues de toutes parts, moissonnées dans la bataille.

« Puisque dans leur tombe humide les morts sont couchés sans linceul, comme un linceul sur les morts jette tes fleurs à mains pleines. »


Il n’y a point trace de découragement dans cette pensée des morts. On sait que le poète et le soldat ont confiance dans ce printemps qu’ils appellent. Hélas ! c’était le dernier mois de mai qu’il devait saluer de ses chants ; mais pourquoi eût-il perdu courage ? S’il avait survécu à cette guerre, il aurait envié le sort des victimes pour lesquelles il demandait une pluie de fleurs. Un de ses vœux les plus ardens était de mourir l’épée à la main pour la cause de la Hongrie. Il s’écriait déjà en 1846 : « Une seule pensée me tourmente, la pensée que je puis mourir dans mon lit, sur des coussins, languissant comme la fleur dont le ver a mordu la racine ! Épargne-moi une telle mort, ô mon Dieu ! Si ce peuple, fatigué du joug, s’élance un jour au combat, c’est avec lui que je veux mourir. Fais que le sang de mon cœur coule sur le champ de bataille, que mon corps soit foulé aux pieds des chevaux, et que je reste là jusqu’à l’heure où triomphera la justice ! Alors seulement puisse-t-on rassembler mes os, afin que j’aie ma place en ce jour solennel où le cortège de la patrie en deuil, au milieu des mélodies funéraires, au milieu des étendards repliés et couverts d’un crêpe noir, ira déposer dans une même tombe tous les héros morts pour la liberté ! » Dieu n’a exaucé que la moitié de cette prière : Petoefi est mort dans la guerre nationale ; mais le jour n’est pas encore venu où la Hongrie, maîtresse de son indépendance, pourra rendre les suprêmes honneurs aux héroïques victimes d’une cause sainte.

Ce jour viendra-t-il ? La Hongrie l’espère, et il faudrait une singulière confiance dans l’organisation politique de la vieille Europe pour taxer de folie l’opiniâtreté de son désir. Des peuples moins énergiques voient se réaliser en ce moment même des espérances qui semblaient moins fondées que les siennes. En attendant les chances de l’avenir, la Hongrie fait bien d’accroître pacifiquement ses titres nationaux. Le premier de ces titres assurément, c’est la rénovation intellectuelle qui depuis une cinquantaine d’années a suscité chez elle une littérature vivante, et le plus complet représentant de cette littérature est le poète Sandor Petoefi. L’impétueux jeune homme dont nous avons raconté la vie et la mort a été le chantre de l’amour, de la patrie et de la liberté : une place lui est due parmi les maîtres de l’inspiration lyrique au XIXe siècle, car les sentimens qu’il a glorifiés appartiennent à toutes les nations ; mais c’est en Hongrie surtout que son rôle est efficace et son souvenir immortel. Il a inscrit son nom pour toujours dans l’histoire d’une période généreuse. Ses œuvres sont le couronnement d’une renaissance littéraire à laquelle les meilleurs esprits de son pays avaient concouru, les uns par leurs propres ouvrages, les autres par leurs sympathies et leurs encouragemens. À côté de lui, et comme au souffle de sa parole, d’autres écrivains se sont levés ; avant de leur assigner des rangs, et je l’essaierai bientôt, je puis dire qu’il y a désormais une littérature hongroise, c’est-à-dire un titre sérieux à l’appui des réclamations d’une noble race. Petoefi n’est pas une apparition isolée. Que la Hongrie poursuive son développement moral, qu’elle grandisse librement dans le domaine des lettres, qu’elle prenne enfin, partout où elle le peut, pleine possession de ses forces, et qu’elle accoutume l’Europe à voir chez elle une vie originale ; il faudra bien tôt ou tard que le fait soit reconnu comme un droit. Les peuples sont les artisans de leurs destinées, et les nationalités se défendent par l’esprit plus sûrement que par le glaive.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Sandor, Alexandre.
  2. Les Hongrois ont coutume de placer le nom de baptême après le nom de famille.
  3. C’est le nom que les Hongrois donnent aux landes immenses de leur pays, a ce vaste désert plein de marais qui s’étend entre la Theiss et le Danube.