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La Poésie de Rudyard Kipling
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 371-411).
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LA
POÉSIE DE RUDYARD KIPLING

III [1]


V
LES CHANSONS. — « LA TERRE ET LES MORTS »

A trop insister sur les graves dessous pratiques et religieux de cette poésie, on risquerait d’en donner une fausse idée. Sans doute, là est le fonds qui la nourrit et qu’il importe de connaître, car le même terrain est général à toute la culture anglaise. Mais c’est chose terne qu’un terrain, et cette poésie est diverse, multicolore comme les floraisons qui, au cours des saisons, naissent miraculeusement d’une glaise.

Comment dire cette variété où les éclats de l’Orient alternent avec les nuances les plus intimes et voilées de notre Nord ? On en prend idée si l’on feuillette le volume intitulé : Songs from Books. Nous ne sommes pas là devant des parterres ordonnés par espèces, couleurs, et qui présentent les rêves et modes successifs d’un poète, mais devant les foisons spontanément apparues de l’avril au septembre d’une vie. Mais en septembre les fleurs ne sont pas finies : on peut attendre les plus exquises roses.

Les chansons que réunit ce livre sont d’espèce à part. On sait la coutume qu’a depuis longtemps Kipling de préluder à ses nouvelles par quelques vers qui donnent le ton, de les clore par des strophes d’où l’idée profonde se dégage, libérée des contours et de la matière même du récit, transmuée en musique, puissante en prestiges nouveaux, allégée et comme spiritualisée. Ainsi, dans ce recueil, affluent les échos de tous les contes qu’il a donnés au monde depuis trente ans. C’est comme un peuple d’âmes qui reviennent et se pressent. Et çà et là des voix familières nous appellent, celles de Kim, de Mowgli, de Puck, parmi tant d’autres, parmi tous les murmures de la vieille terre indienne et de la non moins vieille terre anglaise. Sonorités légères, mille fois diverses, où se succèdent, entremêlant leurs ondes, tous les mouvements et tous les rythmes de la musique et de la poésie. Rythmes des lullabies et des rondes enfantines, des charmes et des incantations, des mélopées d’Orient et des ballades anglaises, des hymnes et des nobles prières liturgiques. Mouvements de la joie, de l’humour, de la jeune fantaisie (l’enfance elle-même passe là, s’émerveillant, se jouant aux bêtes familières ou fabuleuses, en reproduisant les gestes, les langages. Et puis religieux élans vers le divin, essors de rêve métaphysique, ou bien solennelle et lente gravité, reploiements dans la méditation, tant de sérieux pouvant s’unir dans une âme anglaise à tant de fraîche, juvénile (boyish) et persistante vitalité.

La plupart de ces poèmes appartiennent à ce qu’on peut appeler la seconde période de Kipling, et l’art, l’inspiration même y sont tout autres que dans Les Sept Mers et Les Cinq Nations. C’est bien moins une personne, une énergie qui se traduit ici. Rien d’impérieux, rien d’impérial. L’effet saisissant, dominateur, — on a pu dire brutal, — a disparu avec le serré, le martelé des cadences. Un tel art ne secoue plus, il pénètre, il enchante : tant il est vrai que le génie d’un grand artiste, sensible à tous les aspects de la vie, et qui passe lui-même par tous les changements de la vie, ne se laisse pas fixer à une formule.

C’est aussi que tout est moins direct, car presque toujours, maintenant, il s’agit de suggérer (d’où l’usage fréquent de la parenthèse, où viennent passer, glisser les prolongements, b-s subtiles harmoniques de l’idée). Souvenirs, pressentiments, aspirations, on dirait la résonance éveillée dans l’âme par le drame que l’auteur nous a fait vivre ; ou plutôt, c’est comme l’émoi d’un rêve où les événements de la veille se transfigurent en images nouvelles et chargées de plus de sens. En somme, le romancier, ayant traité son thème, le passe au poète qui ne le transpose pas, mais en tire une autre œuvre. Je ne sais rien d’analogue en littérature. Bien entendu, pour sentir tout l’effet, il faudrait commencer par lire la nouvelle, — par exemple celle qui s’intitule Une Affaire de Coton, C’est l’histoire d’un tout jeune fonctionnaire colonial, chef d’un poste perdu de l’Afrique équatoriale, qui entreprend d’introduire le cotonnier dans son district. L’homme est seul de son espèce, avec une petite troupe de noirs et un serviteur indien, — seul à ce point qu’il en vient à réciter tout haut des vers à des arbres. Alentour sont des mangeurs d’hommes, des chasseurs d’esclaves ; constamment il faut négocier, guerroyer. Cependant, il ne pense qu’à son idée de coton, impossible, faute d’argent et de main-d’œuvre, à réaliser ; et dans la fièvre qui le prend, elle grandit, tourne à l’obsession. Par une étrange aventure, il a sauvé un Arabe, un négrier blessé dont la tête est à prix, et qu’il ne reconnaît pas ; il l’a soigné chez lui, gagné son cœur. Tandis qu’il est dans le délire, celui-ci use de ses prestiges auprès d’une tribu de cannibales, et en tire les hommes de corvée et l’argent qu’il faut pour commencer la culture. La première partie de l’histoire est dite par le héros lui-même, en congé de convalescence en Angleterre. Il a vingt ans, il est fils du Strickland des contes ; il parle devant ses parents, devant des amis, dont l’un fut autrefois « le Bébé » de la « Conférence des trois Puissances. » Il parle exactement comme, vingt-cinq ans auparavant, les personnages de cette conférence, en argot humoristique, à demi-mot, et seulement pour répondre à des amis qui l’assaillent de questions, car, d’une génération à l’autre, c’est la même âme qui revient. Quand il a fini, sa mère qui l’écoutait, les yeux brillants, l’emmène prendre sa quinine et se coucher. Il faut une grande attention au lecteur, entraîné par le courant du récit, pour saisir au passage les petits détails où le romancier a mis le sens auquel il tient le plus, ceux qui disent le dévouement enthousiaste et secret de l’homme à sa tâche. Le poète reprend l’idée, la combine à une autre matière, plus générale, plus diffuse, et ainsi transmuée, sous ce titre ; La Chevalerie Nouvelle, la voici qui se dégage :

Qui lui donnera le Bain ? — « Moi, » dit l’eau vénéneuse — la sueur mauvaise de la Jungle, — « moi, je lui donnerai le Bain ! »

Qui lui chantera les psaumes ? — « Nous, » dirent les Palmes. — « Avant que ne tombe le vent brûlant, — nous lui chanterons les psaumes. »

Qui lui attachera l’épée ? « Moi, » dit le Soleil, — « avant qu’il n’ait fini, — moi je lui attacherai l’épée. »

Qui lui ceindra la ceinture ? — « Moi, » dit la Faim, — « je sais toutes les façons — de serrer une ceinture. »

Qui lui donnera l’éperon ? — « Moi, » dit le Chef, exigeant et bref, — « je lui donnerai l’éperon. »

Qu’est-ce qui lui serrera la main ? — « Moi, » dit la Fièvre, « je ne suis pas trompeuse, — je lui secouerai la main. »

Qui lui apportera le vin ? — « Moi. » dit la Quinine, « c’est mon habitude. — J’accompagnerai son vin. »

Qui le mettra à l’épreuve ? — « Moi, » dit Toute-la-Terre, « quelle que soit sa valeur, — je le mettrai à l’épreuve. »

Qui le choisira pour chevalier ? — « Moi, » dit sa Mère, « avant tout autre, — je le choisis pour mon chevalier. »

Et c’est ainsi que, partant pour l’aventure, — Sire Galahad fut armé… Et ce pourrait aujourd’hui même…


Parmi ces chansons, il en est de particulièrement significatives pour l’histoire du poète. Ce sont les plus simples, presque ternes, mais si pénétrées de sentiment, — celles qui n’ont pour sujet que l’antique, l’immobile campagne anglaise, et semblent essorées, grises, frissonnantes comme des alouettes, de la bruyère et des pâles dunes du Sussex. La guerre du Transvaal était finie, Kipling venait de publier Les Cinq Nations quand il se laissa prendre par les secrets pouvoirs de cette terre, par ses charmes de paix et de confidence, et tout ce qui s’y éternise, pour un Anglais, du monde ancestral. Chez ce grand patriote, ce fut une nouvelle vision de la patrie, un sentiment plus intime et profond du lien qui l’y attache. A l’inverse des Anglais de l’ile, qui sont d’abord de leur paroisse, et dont l’horizon n’arrive que rarement à embrasser tout le domaine national, il avait commencé par connaître l’Empire. Courant les mers, il l’avait retrouvé dans toutes les parties du globe. La patrie lui était apparue dans le présent, et déployée dans l’espace. Maintenant revenu au pays paternel, loin des grandes routes, dans un de ces calmes cantons du Sud où se survivent mieux qu’ailleurs certaines traditions et légendes de la vieille Angleterre, il apprenait à la voir dans le temps, dans la perspective du passé, à communiquer silencieusement avec son être originel et profond.

Ce pays de Sussex, au long de la mer, semble celui du souvenir. On dirait qu’un enchantement de Belle au Bois Dormant s’y prolonge, que le flux des durées a cessé d’y couler. Rien n’y arrive : les hommes, lents, lourds, taciturnes, — bergers, laboureurs, charbonniers, meuniers — y poursuivent la même vie chrétienne et paysanne qu’ont menée tous leurs pères, au rythme des travaux et des fêtes ramenés par les saisons. Les vieux y sont pleins d’un savoir qu’on n’apprend pas à l’école, qui leur vient de toute leur vie attentivement penchée sur les choses des bois et des champs, et, par-delà, de toute l’expérience des ancêtres. Ils n’ont jamais cessé de travailler ; ils ne sont jamais malades : ils meurent tout d’un coup, « comme une branche qui a fini de sécher, et qui, par un beau jour, dégringole d’un arbre. » A deux heures de Londres, on est là hors du monde moderne, dans un pays plus ancien, dirait-on, que le XVIIIe siècle, car on n’y trouve point les latifundia, qui sont la marque de cette époque sur la campagne anglaise. La terre y est restée très divisée : terre de paysans, de yeomen, de vieille et simple gentry, où chacun circule à pied par des sentiers cachés dont le réseau infini mène partout. On y peut encore découvrir de petits domaines qui figuraient sur le Domesday Book du Conquérant. La maison qu’y habite le poète est du temps de Jacques Ier, simple, grave, construite par un maître de forges qui, s’il y rentrait, en grande collerette de l’époque, retrouverait les puissants meubles cirés de l’espèce qui lui fut familière, et ne verrait pas que des siècles ont passé. Alentour s’allongent toujours les mêmes terrasses, les mêmes clos, les mêmes cultures ; plus loin, bleuissent ou s’embrument les taillis où l’on faisait jadis le charbon de bois qui, seul, alimentait des forges primitives. Il y a longtemps qu’elles se sont éteintes. Aujourd’hui, cette contrée est plus silencieuse que jamais. Comme tout s’y est harmonisé sous la main patiente du Temps ! Comme on sent que les humains et les choses y ont duré ensemble, d’une vie monotone et sans hâte ! Mariage très ancien, comme dans notre Bretagne, d’une certaine terre et d’une certaine race. Ce qu’est le sortilège de cette terre, avec quelle douceur, quelle puissance insensible et sûre, sans qu’ils sachent comment, elle peut reprendre les hommes de cette race, quels souvenirs, quels secrets elle finit par leur murmurer, Kipling, revenant des nouveaux mondes et de tous les pays de l’Empire, l’a connu d’expérience, et il l’a dit dans une de ses nouvelles. On se rappelle ce couple de fiévreux, instables Américains revenus par hasard au pays de leurs pères, envahis peu à peu par le charme étrange, et finalement enchantés, oui, immobilisés là, y poussant comme d’invisibles racines, par où leur arrivent, de jour en jour, les mystérieuses, les calmantes influences du sol. Mais la nouvelle ne met en scène que les humains qui passent et, sans la comprendre, subissent cette sorcellerie. Dans le chant final, — trop lent, trop recueilli pour qu’on parle ici de chanson, cette âme éternelle du pays s’exprime directement :


Je suis la terre de leurs pères, — en moi persiste la vertu. — Je ramène à moi mes enfants, — quand certains jours sont accomplis.

Sous leurs pieds, dans les herbes, — court mon insistante magie. — Ils reviendront comme des étrangers. — ils resteront comme des fils.

Sur leurs têtes, dans les branches — de mes vieux arbres, pour eux nouveaux, — je tisse une incantation, — et je les attire à mes genoux.

Senteur de fumée dans le soir, — odeur de pluie dans la nuit, — les heures, les jours, les saisons — ordonnent justement leurs âmes.

Et enfin je leur découvre le sens— de toutes mes mille années, — et enfin je remplis leur cœur de certitude — en remplissant leurs yeux de larmes[2].


Des larmes, comme cela est nouveau pour nous dans la virile poésie de Kipling ! Nous sommes loin ici des impériales sonneries et des grandes orgues du début. La musique de l’Empire vibrait au souffle d’une volonté élancée vers le futur. Celle-ci n’est que de la patrie : petite voix qui monte en nous du profond de la terre et de tout le passé. On dirait que celui qui l’écoute ici, avec une attention si tendre, a connu la fatigue des pays étranges où le jour est trop vite éblouissant, toute la nature trop brusque et violente, où rien n’est d’accord avec notre être atavique et profond. On dirait que lui aussi a connu là-bas la nostalgie qui tourmente tels personnages de ses nouvelles anglo-indiennes — oh, le regret sans arrêt, qui fait mal ! oh, la mer sombre qui sépare ![3] — qu’il a connu le désir du Nord anglais, où tout procède par lentes transitions, où sous un ciel voilé, dans la pâleur d’un jour qui meurt insensiblement, un petit clocher qui tinte, de bas cottages sous du chèvrefeuille, s’harmonisent à des prés engourdis. Senteur de fumée dans le soir, odeur de pluie dans la nuit… Et l’on dirait, enfin, que la vie, qui nous atteint tous, a mordu sur celui qui nous avait donné la sensation de la force souveraine, qu’il s’est sensibilisé dans la commune souffrance (et comme dès lors il est plus près de nous, comme il nous touche davantage ! ) — et que là seulement, dans cette enveloppante campagne anglaise dont le souvenir et le besoin obscurs vivaient en lui sans qu’il le sût, il a trouvé son ordre et sa paix. A propos des influences de ce pays, je parlais tout à l’heure de « charme. » C’est le titre même du poème qui en dit les secrets pouvoirs de guérison :

Prends de la terre anglaise juste autant — que tes mains en peuvent saisir. — En la prenant, murmure — une prière pour tous ceux qu’elle recouvre. — Non pas les grands ni ceux qu’on a loués — mais tous les simples dont nul ne sait les nombres, — dont la vie et la mort — ne furent ni célébrées ni lamentées. — Mets cette terre contre ton cœur, — et ton mal te quittera !

Quelle ferveur en ces derniers mots, et quel sentiment de quiétude retrouvée ! C’est comme un baume dont ce cœur se pénètre avec une passion silencieuse. « Il purifie, il rafraîchit — la fiévreuse haleine, l’âme qui tournait au noir ; — il est puissant à calmer la main et le cerveau trop affairés, — il allège la lutte mortelle — contre la souffrance immortelle de la vie… » Qui n’a connu cette douceur du retour au pays ? On se laisse envelopper, reprendre ; c’est comme un chant de nourrice qui revient : on s’arrête, on ferme à demi les yeux pour l’écouter…

Mais le chant, ici, vient de bien plus loin que l’enfance, — du profond de tous ces morts dont la cendre mêlée à cette terre en fait la vertu d’apaisement. Leur trace est partout visible : dans les vieux chemins creux coupés de barrières qui furent toujours à la même place, dans le manoir dont la fumée monte derrière le bois, dans le quinconce sur le pré commun du village, dans la basse église normande veillant le petit peuple des tombes où n’ont pas fini de s’oblitérer des dates du XVIIIe siècle.

Et si l’on demeure longtemps dans le pays, si l’on apprend à le scruter, à déchiffrer ce que les siècles y ont inscrit, bien d’autres traces se révèlent, et peu à peu le passé le plus lointain.


Vois-tu cette sente envahie par les fougères — qui se faufile dans l’épaisseur du bois de chênes ? — Oh ! c’est là que furent équarries les étraves — qui tanguèrent sur la route de Trafalgar !…

Et vois-tu cette traînée légère — qui se creuse tout au long des blés ? — Oh ! c’est par-là que furent halés les canons— qui frappèrent la flotte du roi Philippe !

Du Weald, de notre secrète terre du Weald, — sont partis, dans les années de jadis, — les fers de cheval qui s’empourprèrent à la bataille de Flodden, — les têtes de flèche de Poitiers.

Vois-tu notre silencieuse chênaie ? — et le fossé redouté qui la borde ? — Oh ! c’est là que les Saxons plièrent — le jour où mourut le roi Harold…


D’âge en âge, s’évoque ainsi la vie des campagnes du Sussex, jusqu’à l’aurore de l’Histoire, quand le pays anglais était le pays breton, jusqu’à la nuit sans commencement qui précéda l’histoire. Quelques bosselures du sol, un vestige de fossé qui ne se révèle qu’après les pluies, c’est le camp d’une légion romaine, lorsque César traversa les mers ; — et, plus vagues encore, de longues lignes ébauchées comme des ombres sur les blêmes collines côtières où tintent des clochettes de troupeaux, c’est la trace d’une défense construite par les hommes du silex :


Pistes, camps, cités évanouies, — marais salants avant les blés d’aujourd’hui ; — vieilles guerres, vieilles paix, vieilles industries qui ne sont plus : — ainsi s’est faite l’Angleterre.

Elle n’est pas de matière commune — simplement terre, eau, bois ou air, — mais l’Ile enchantée de Merlin, — et vous et moi y vivons[4].


Ces derniers mots ouvrent tout le rêve. Mystère d’un très long flux de vie qui suscita des millions de formes humaines ; et rien n’en reste que le mouvement qui est en nous. Mystère de ce qui a été, qui n’est plus, et se continue pourtant dans notre présent, cet insensible présent toujours en train de se défaire, — à moins que lui seul soit éternel. Mystère de ces successions d’hommes dont nous procédons, qui ont vécu, il y a cent ans, il y a mille ans, à la place où nous sommes sur la terre, sur ce sol de glaise ou de craie, entre ces mêmes collines et ces mêmes ruisseaux, et qui nous ressemblaient ; et ils ont passé, et nous passons à notre tour, et ce paysage voit cette procession dont les formes se répètent sans trêve. Carlyle avait eu cette vision de l’humanité apparaissant dans le temps, et déployée entre deux nuits comme le spectre que projette un immobile foyer. Il s’est ébahi à se dire, à se représenter avec les yeux de l’esprit qu’un Jean-sans-Terre a véritablement été , que cette Angleterre de l’an 1200, dont les historiens « mangeurs de poussière » nous font une abstraction, fut une solide terre verte où poussaient le blé et plusieurs autres choses, où le soleil brillait, où l’on tissait le drap, où on labourait, où des hommes et des animaux se levaient le matin pour leur travail, et retournaient le soir à leurs gîtes. C’est la même vue, mais inverse, que nous présente Kipling. Regardant autour de lui, dans son paysage familier, les hommes et les choses d’aujourd’hui, il s’étonne de penser que tout est là comme dans les âges abolis, que la petite voix de ce ruisseau chantait, au XIIe siècle, dans ce même creux, que le vieux paysan Hobden, qui vient tailler la haie du squire, descend d’un Hobden qui, en ces temps lointains, sur le même domaine, taillait la haie d’un chevalier, — qu’avant celui-là, il y en eut d’autres, du même nom, qui vécurent du même pain, des mêmes croyances et coutumes, dans le même cercle d’horizon. Ainsi dans les âmes des hommes, comme dans le sol de ce pays, le passé persiste. « Ce qui a été sera, » disait le grand serpent solitaire de la Jungle, vieux de ses mille années. Et quand il sortait de ses longues léthargies, il ne distinguait pas si les vivants autour de lui étaient encore ou n’étaient plus les mêmes.

Ces intuitions, cette hantise d’un passé qu’il retrouve partout dans le présent, ont poussé Kipling à l’Histoire et font la profonde poésie de ses résurrections. En une série de contes et de chants où Puck, qui a vu passer le flux des générations humaines sur la terre de l’Île, en dit les souvenirs et les secrets, et prête à l’auteur ses magies, celui-ci fait apparaître quelques-unes des figures qui, au cours de chaque siècle, ont passé dans le pays qu’il habite : des contrebandiers du temps de Pitt et de la Révolution française, des squires du XVIIIe siècle, des gentilshommes de la reine Bess, des artisans du règne de Henri VII, des juifs et barons du Moyen Age, des compagnons du Conquérant, des thanes saxons, des adorateurs de ces Dieux nordiques dont les noms persistent en ceux de telle source ou tel gué, des légionnaires qui chantent les hymnes de Mithra, des Romains, fils de fonctionnaires romains, nés en Cambrie, comme hier tel poète anglais, fils de fonctionnaire anglais, naquit dans le Punjab, des officiers d’un César, chargés de tenir contre les Pictes les passes de Calédonie, et animés du même sentiment de l’Empire et du service qu’aujourd’hui les officiers du Roi défendant une passe de l’Himalaya contre les Afghans. Car « ce qui est a été, » et les vivants répètent les morts.

Il faudrait de longues citations pour donner idée du juste, précis et nombreux détail qui prête tout le relief du réel à ces fantômes du passé. C’est la même puissance à retrouver, recréer ce qui n’est plus, qui jadis nous étonnait dans La Plus Belle Histoire du Monde. Cette divination, d’ailleurs, n’opère pas à vide. Intuition, plutôt, laquelle suppose l’objet perçu, et le pénètre seulement plus vite et à fond que les regards ordinaires. Avec la même ferveur, promptitude et sûreté de coup d’œil qu’il a parcouru le monde vivant pour en dégager les faits et aspects essentiels, ceux où s’en résument beaucoup d’autres, il s’est arrêté aux monuments et traces du passé pour en extraire les traits significatifs. Il a lu les textes, il s’est fait vraiment historien, collaborant à une Histoire d’Angleterre écrite pour les enfants, et là encore jetant ses strophes entre les chapitres, révélant en ses musiques le sens caché de l’Histoire, l’idée profonde que les événements ont peu à peu réalisée : la millénaire croissance, à travers tant d’arrêts et de mauvais temps, de nœud en nœud, de bosselure en bosselure, du chêne qui a porté les générations anglaises, et dont l’immense ramure couvre aujourd’hui tant d’espace sur le globe.

C’est ainsi que le sentiment de la patrie est allé s’approfondissant chez Kipling. Il s’était d’abord enivré de l’ampleur et de la beauté de la ramure ; plus tard, il a surtout perçu la vie ancienne ; il s’est ému à la vue des marques du temps, à la pensée des couches profondes où chaque développement, chaque âge reste inscrit. L’époque était loin où il avait chanté : « Que savent-ils de l’Angleterre, ceux qui ne savent que l’Angleterre ? » Ne voyageant plus, attaché désormais à un coin du vieux sol où vécurent attachés tant d’hommes de sa race, derrière les vivants il a vu les morts, qui n’imaginaient pas l’Empire, et dont les vertus ont préparé l’Empire ; et cette terre partout marquée de leur trace, il l’a aimée, simplement, comme ils l’avaient aimée. « La terre et les morts : » son patriotisme moins superbe que dans sa jeunesse, plus intense, plus tendre, plus voisin du nôtre, s’est nuancé d’un rêve semblable à celui qui se concentre aujourd’hui en cette formule française, et qui s’est traduit dès le XIe siècle par le mot de « douce France. »

Mais la première vision demeure : elle s’est seulement approfondie. Elle embrasse maintenant la vie totale de la ruche anglaise. Le sentiment de la société présente, formée par les vivants qui se doivent le service et le doivent aux générations futures, s’est complété par celui du lien de ces vivants et de toutes les générations antérieures. Non, certes, que Kipling ait autrefois négligé le souvenir des morts : ils ont leur chant dans la « Saga des Anglais. » Mais il n’évoque alors que les pionniers des nouvelles Angleterres, ceux « dont les os verdissent au fond des mers » ou marquèrent les premières pistes dans la Prairie et dans le Veldt. Il ne s’agit pas de tous ces millions dont les poussières, mêlées, au cours de dix siècles, à la terre anglaise, en font la sainteté pour un cœur anglais.

Dira-t-on que son amour de la patrie est plus fervent aujourd’hui qu’autrefois ? Mais parce que l’on connaît mieux l’objet aimé, l’aime-t-on davantage ? C’est parce qu’on l’aime absolument qu’on veut toujours le mieux connaître, — jusqu’en ces dessous d’âme, jusqu’en ces lointains du passé dont ne rêve pas un jeune poète devant la beauté qui l’excite d’abord à la lyre. Le patriotisme de Kipling fut la passion qui commanda sa vie. Ingénument elle se déclare dans son premier poème, écrit à seize ans, et secrètement elle frémit dans celui qu’il a daté de la veille de l’armistice. Passion inquiète, toujours présente, passion active, qui l’a dévoué, consacré, marqué d’un signe à part.

Pour une âme ainsi possédée, on conçoit ce que fut l’approche et puis l’arrivée de la Grande Guerre. Une sensibilité spéciale et dès longtemps entraînée le préparait comme nul autre à répondre au formidable événement, à le percevoir je ne dis pas en lui-même, en sa réalité extérieure, en toutes ses origines étrangères, mais du point de vue national, comme une ombre mortelle, peu à peu grandissante, et qui va passer sur l’Angleterre. Au centre de la rétine anglaise, faite de millions de cellules sensibles, une telle âme était comme le point où l’image atteint son plus haut degré de justesse et de précision.

Cette image d’épouvante, que si peu d’entre nous avions conçue avant que le fait ne l’imposât, on peut la voir naître, il y a vingt ans, chez Kipling, et puis se préciser, se charger aussi de pouvoirs d’émotion. On peut en suivre dans son œuvre lyrique l’obsédante croissance, depuis le premier soupçon jusqu’à la conviction passionnée, jusqu’à la certitude immédiate et visionnaire. C’est alors qu’il dénonce les péchés de son peuple, qu’il lui annonce son péril et lui interprète les signes et les leçons. Et l’accent suffit : avant que les prédictions soient accomplies, le poète apparaît déjà comme prophète.


VI
LA PROPHÉTIE DE LA GUERRE

Ce fut bien la vigilance et la divination de l’amour.

Dès 1890, il a parlé de la grande épreuve où se décidera le destin des Anglais. Nous avons vu cette inquiétude l’inciter à prêcher l’Empire, l’alliance entre les peuples frères, « afin qu’au jour d’Armageddon, la dernière de toutes les grandes guerres, — la Maison se tienne toute, et que n’en croulent point les piliers. » Aujourd’hui, ce mot d’Armageddon, que toute l’Angleterre a répété depuis 1914, porte un sens plus immédiat et tragique qu’il y a trente ans. Kipling, en l’écrivant, songeait-il déjà à l’Allemagne ? Un poème de la même année dit bien sa méfiance du jeune Kaiser, dont le projet de législation internationale du travail lui semble dirigé contre les industries d’Angleterre[5]. Plus probablement, il pense alors à la Russie, qui passe en 1890 pour menacer l’Inde et puis tout l’occident de l’Europe : — on se rappelle qu’à l’école il apprenait le russe afin de surveiller un jour ce danger, et, vers 1885, aux bureaux du Pioneer, c’est lui qui dépouillait la Novoe Vremya. De toute façon, il se dit que de jeunes, avides nations grandissent, et qu’à la vieille Angleterre, maîtresse de tant de richesses et domaines acquis en des temps plus faciles, sûrement un jour le gant sera jeté.

C’est douze ans plus tard, au lendemain de la guerre du Transvaal, dans son poème des Rameurs, qu’il ose désigner, presque nommer le haineux et redoutable rival qui sera l’ennemi, et cela avec une précision, une véhémence de ressentiment, une hauteur de mépris, qui, sur l’Allemagne, ses desseins, ses méthodes, disent son opinion faite, ancienne, enracinée déjà. A ceux qui accepteraient l’offre germanique d’une expédition commune au Venezuela, il jette le reproche de vouloir s’entendre avec « un ennemi déclaré, » avec « la race qui, plus que toute autre, a fait injure à l’Angleterre, » « avec le Goth et le Hun éhontés ; » — le Kaiser venait de présenter pour modèle à ses troupes de Chine les hordes d’Attila. Ainsi le poète qui, en 1890, avait annoncé l’Armageddon, en 1902 appelait l’Allemand le Hun ; les deux mots que l’Angleterre réinventera plus tard et qui, dans les bouches anglaises, seront le leitmotiv de la Grande Guerre.

Dans l’intervalle, ses soupçons se sont fixés. Car, en 1896, il a senti non seulement l’insulte, mais l’intention politique du télégramme impérial au président Krüger. L’année suivante, à Cologne, le Kaiser a dit que « le trident doit être au poing de l’Allemagne ; » en 1898, à Stettin, que l’avenir de l’Allemagne est sur les eaux. En même temps, le premier programme naval, — repris, démesurément agrandi en 1900 ; et déjà, sous l’excitation d’une presse disciplinée, l’anglophobie déchaînée dans le Reich. C’est la grande pensée du règne qui commence à se révéler : second temps du développement germanique, extension au monde entier de l’hégémonie que le règne de l’autre Guillaume a établie en Europe. Ce développement se heurtait à toutes les positions de l’Angleterre sur le globe. Pour l’effort contre un tel obstacle, l’affaire du Transvaal laissait espérer des appuis. Ne rêva-t-on pas d’en trouver même à l’Ouest ?

A la même époque, une vision directe achève d’éveiller en Kipling l’instinct de l’ennemi. En 1898, il est à Pretoria, où des officiers du Kaiser surveillent le montage de gros canons Krupp sur les forts de la ville. C’est là qu’il a connu l’uniforme bleu, le casque à pointe, l’insolence monoculaire, le pas conquérant et botté, au cliquetis de l’éperon, au traînement du sabre, le rude coudoiement qui pousse un Anglais au bas du trottoir. D’une telle expérience, un poète intuitif, et qui a chanté la fierté de l’Empire britannique, garde un durable souvenir. Dès lors, dans sa poésie principale, les avertissements se répètent. Tout le Prélude des Cinq Nations (1903) est une saisissante prédiction — postérieure, sans doute, à toutes les autres du livre. Songeant aux multiples présages auxquels une Angleterre aveugle a refusé de prendre garde, le poète les rappelle en une suite sybilline d’images :


« Avant que la nuit éclate en tempête, — avant que se soulève la fureur de la mer. — vous savez quels souffles intermittents préparent — le chemin du vrai cyclone ; — jusqu’à l’instant où le vent déchaîné — chasse tout de l’esprit, — sauf l’angoisse du malheur : un malheur qui, diront les augures, les a saisis, sans abris, tombant d’un ciel serein.

« Et avant que les fleuves se liguent contre la terre — pour la dévaster de leurs crues, — vous savez que les eaux s’infiltrent, stagnent — là où jamais ne s’était montrée l’eau. — Mais qui donc y fait attention, — jusqu’à l’heure où les champs sont noyés, — où les cadavres flottants — crient au ciel ce que ces pauvres auspices voulaient nous signifier ? »


Suivent d’autres évocations : celle du cristal magique où l’on se penche pour épier le Destin, où l’Ombre se forme et « passe comme une haleine, » — et nul n’a compris le signe. Et puis l’image des temps où les hommes stupéfaits verront la Terre, dans une sueur de souffrance, enfanter le Désastre, « avant que les années interrompues renaissent — et s’entre-regardent étonnées, — avant que les vieilles Divinités qui se jouent des hommes, — soient mortes comme Samson, en tuant. » Et pour finir, l’appel « aux hommes ailés qui surgiront de l’aile du Destin, et posséderont nos petites vies, et les assemblant (suivant leur dignité) dans la tâche impériale, feront face au Jour géant. »

Quelle certitude et plénitude de vision en ces strophes liminaires ! Le hasard ne produit pas cette vision : elle n’est pas le fait d’une inspiration fugitive, En langage moins tendu, moins oraculaire, plus humain, mais presque toujours symbolique encore, dix poèmes, les plus graves, les plus grands, de ce recueil qui n’en compte que quarante, nous présentent les moments divers de la même idée. C’est La Bouée à Cloche (1896), l’un des plus beaux et purement poétiques, qui dit (sans la dire) la mission propre de ce poète — non pas, avec les autres, de chanter et d’enchanter la vie des hommes comme les graves et douces cloches des clochers, mais de monter à la houle des tempêtes, et déclamer, clamer toujours l’invisible péril. C’est peut-être le poème intitulé la Vieille Querelle (1899), où une partie de l’allusion semble à l’Allemagne, au prince « qui se mettra au-dessus de la Loi en invoquant le Seigneur », et (souvenir de l’année précédente) « à ses capitaines qui nous bafouent dans les rues. » C’est, à coup sûr, toute la série de 1902, qui n’est qu’objurgations à une Angleterre engraissée et menacée.

Les Digues, d’abord, où s’évoquent les défenses élevées par la vigilance des ancêtres. Trop longtemps, à l’abri, loin de la rive, on a oublié la mer, on a négligé les défenses. Et la mer monte, la grande marée poussée dans la nuit par la tempête. Au dehors, elle « tourne et retourne les sables, elle rugit le long du mur, » et ses baves affleurent à la crête. En vain les signes du mauvais temps ont passé dans le ciel : rayons tourmentés qui meurent, reviennent, « sinistres lueurs dans de la cendre, rouge braise poussée de l’Ouest par le vent… Nous sommes abandonnés à la nuit, à la mer, à la tempête, à la marée qui, par derrière, montent ! »…


Par rangs de neuf, jusqu’en haut des digues, les galopantes vagues accourent, — et leur écume envolée est une mer, une mer qui s’épand à l’intérieur. — Avançant comme des étalons, elles piaffent de leurs sabots ; passant, elles arrachent de leurs dents, — tant que l’herbe, et l’ajonc, et le sable sont emportés, et les vieux soutiens de bois par-dessous !

Appelez les hommes ! qu’ils préparent le feu ! Du goudron, de l’huile, de l’étoupe ! — C’est de flamme à présent que nous aurons besoin, non de fumée si, dans la nuit, cèdent les talus rongés. — Que les sonneurs guettent dans les clochers (qui sait ce que sera l’aube ? ) — chacun sa corde entre les pieds, les tremblantes cloches au-dessus de lui !

Maintenant, nous ne pouvons qu’attendre le jour, attendre et mesurer notre honte. — Voilà les digues que nous ont laissées nos pères, et nous les avons négligées. — Combien et combien de fois nous les a-t-on rappelées, et combien de fois avons-nous remis ! — Peut-être avons-nous déjà tué nos fils, comme nous avons trahi nos pères !

Sur les ruines de nos digues, devant le ravage de la mer, — nous répétons : ici furent les digues que nous ont faites nos pères, pour notre profit, pour notre bien-être ; — mais finie la paix, fini le profit, finie la sécurité du jour… — et nos propres maisons nous apparaissent étranges quand nous y revenons à l’aube !


Il a fallu la guerre pour que l’on comprenne, je ne dis pas l’idée de ces strophes, — elle était assez claire, — mais tout ce qu’en signifient certaines images, et le fiévreux émoi qui s’y traduit. Onze années avant le premier coup de canon, Kipling a vraiment deviné, perçu d’avance une sensation que nul n’imaginait alors, celle qui fut la nôtre, à la fin d’août 1914, lorsque, la ruée allemande déferlant jusqu’à dix lieues de Paris, nous attendions les premières volées d’obus. Alors, vraiment, regardant nos maisons de Paris, nos grises maisons de six et sept étages, qui pouvaient commencer de crouler le lendemain, il nous semblait un peu, étrangement, les voir pour la première fois. Les choses familières, notre monde autour de nous, nous présentaient un sens, un aspect nouveaux, depuis que nous concevions, par une expérience immédiate, que ce monde, notre réalité française, si difficile à nous représenter directement, tant elle est le fondement même de notre être, pouvait s’abîmer dans les explosions et les flammes. Une autre image n’est pas moins saisissante, et le pressentiment dont elle jaillit est si fort, que c’est presque dans un cri qu’elle se produit. Peut-être avons-nous déjà tué nos fils ! Quel mot dans la bouche d’un père dont l’enfant était déjà prédestiné !

« Nous, » ici, c’est une Angleterre qui refuse d’ouvrir les yeux, de quitter ses jeux, ses affaires, ses querelles intestines, pour préparer ses défenses, ses armes, sa force, dont la seule vue, nous le savons aujourd’hui, et le poète le savait, il y a quinze ans, pouvait prévenir la catastrophe en décourageant la convoitise excitée par l’espoir d’une facile proie. Voilà l’idée qui revient dans ces autres grands poèmes de 1902, La Leçon, Les Vieillards, Les Réformateurs, Les Insulaires, — avec quelle passion concentrée, quel accent de certitude inspirée, nous l’avons déjà entendu. La « Leçon » dont il s’agit alors de profiter, ç’a été la guerre du Transvaal, « châtiment de notre faute et de notre très grande faute ; » — les Vieillards, ce sont ceux-là a qui se croient vivants quand ils sont morts… qui ne veulent pas reconnaître que les vieilles étoiles s’éteignent, que de nouveaux astres surgissent ; » — les Réformateurs, au contraire, ceux qui voient le réel, « la base éternelle des faits qui portent notre destin, » ceux qui ne mettent pas les mots au-dessus des choses, qui se détournent des idoles de leur nation, et regardent, annoncent les nécessités. Et les Insulaires, c’est le peuple dont la vue ne dépasse pas les bords de son île, qui vit dans l’illusion, qui croit aux mensonges de ses bergers, qui refuse une année de service à son pays — « pays de vie si ancienne, régulière, si longtemps assurée, qu’il l’imagine éternel comme les montagnes. »


« Mais il est œuvre des hommes, non des dieux ; et des hommes, non les dieux, doivent le défendre : — ses hommes, non ses enfants et serviteurs, non ses parents de l’autre côté des mers, — chacun de ses hommes, né dans l’île, rompu au jeu de la guerre, — régulièrement, traditionnellement dressé dans sa jeunesse. — Ainsi serez-vous gardé quand éclateront les foudres — au sein de l’obscur nuage de guerre, et que trembleront les nations pâlissantes. — Ainsi, au cri hagard des trompettes, jaillira d’un seul coup votre âme — rapide, tout équipée, prête à l’acte, alerte hors des souterrains du sommeil. — Mais, dites-vous : « Notre aise en sera diminuée ; » et, dites-vous encore : « Notre commerce en pâtira. » — Attendez-vous l’éclatement du shrapnell pour apprendre à pointer un canon ? — la basse, rouge lueur dans le Sud, où le raid de l’ennemi jettera le feu sur vos villes côtières ? — (De la lumière, cette leçon-là vous en donnera, mais peu de temps pour l’apprendre.)… — Sont-ce les lapins de vos parcs qui combattront vos ennemis ? vos rouges chevreuils qui les repousseront de leurs cornes ? — vos faisans bien gardés qui vous garderont ? ils sont maîtres de maints comtés. — Ou bien est-ce à coups de sermons, de brochures et bulletins de vote que vous les rejetterez à la mer ? — Vos ouvriers publieront-ils un manifeste leur commandant de ne plus frapper ? — Vous lèverez-vous alors pour jeter à bas ceux qui vous gouvernent (l’insolence châtiée par l’orgueil, l’indolence purgée par la paresse)…

Nul doute que vous ne soyez le Peuple, souverain, fort et sage ; — rien de ce que votre cœur a désiré, vous ne l’avez éloigné de vos yeux. — Sur vos propres têtes, dans vos propres mains, sont le péché et le salut !


Les Anglais qui relisent aujourd’hui ces poèmes s’en émeuvent. Si impérieux que fût l’avertissement, en 1902, lorsque John Bull trouvait ces vers dans son Times en s’asseyant devant ses œufs et son thé du matin, il passait aux nouvelles des courses et de la Bourse. L’affaire du Transvaal était finie : on pouvait enfin oublier la guerre. Avec ses pronostics de sang et ses gestes d’Isaïe, ce Kipling avait une étrange façon de fêter la victoire. En effet, c’est toute l’Angleterre, toutes ses classes, tous ses partis qu’il accuse alors : la bourgeoisie, qui ne voit que ses boutiques ou son argent ; la gentry, l’aristocratie, qui ne pensent qu’à leurs chasses et week-ends ; le peuple ouvrier, absorbé par ses paris de football et ses affaires de syndicats ; les tories, comme les libéraux, comme les travaillistes, car à droite comme à gauche, tous les clans parlementaires s’accordent à refuser l’unique mesure où le poète voit « le salut. »

Mais peu à peu, les luttes de droite et de gauche se ranimant, surtout après les élections de 1906 qui portent les radicaux au pouvoir, c’est de ceux-ci que vient la principale opposition, je ne dis pas à un projet de service militaire obligatoire, — il n’en est même pas question au Parlement, — mais à tout effort pour adapter le pays au danger, bien pis à l’idée même du danger : idée tenue pour antagoniste de la pensée démocratique, laquelle applique alors les gouvernants à tant de profondes réformes populaires. Car s’il y a vraiment menace, c’est en sens contraire qu’il faut se réformer, non pour le règne du grand nombre, mais pour la soumission générale à des autorités et compétences ; non pour l’égalité et le bien-être de tous, mais pour la discipline, le renoncement, l’effort ; non pour plus de droits, mais pour plus de devoirs. Il s’agit de quitter les guerres de partis pour se préparer à la guerre nationale, de s’organiser militairement pour l’action efficace et continue. C’est pourquoi les radicaux, leurs chefs en tête, nient passionnément la menace : invention des tories, répètent leurs journalistes, orateurs, canvassers, candidats, aux élections de 1909 et 1910 ; argument imaginé pour enrayer le progrès démocratique. Et les radicaux ne se contentent pas de nier la menace grandissante, de combattre les idées dont Kipling, à côté du vieux maréchal Roberts, est l’apôtre ; ils rêvent de réduire les armements, et ils les réduisent. De 1905 à 1909, tandis que l’Allemagne augmente ses dépenses navales de 225 000 000 francs, l’Angleterre diminue les siennes de 175 000 000[6].

Dès lors, le radicalisme apparaît au poète comme l’ennemi intérieur, préparant les voies à l’ennemi du dehors, dissociant l’Angleterre par sa guerre de classes, l’aveuglant à l’évidence du péril, paralysant ses réactions, atrophiant ses organes de défense, pour la livrer impuissante à l’agresseur. C’est le patriotisme de Kipling qui le dresse alors en dénonciateur de la démocratie anglaise. Quelle accusation sous les terribles images de la Cité d’Airain, histoire d’un peuple — du Peuple plutôt, Demos, — que sa folie a précipité à l’abime !


Il s’est imaginé souverain, tout-puissant — à mettre au jour un nouveau monde sans labeur ni douleur, — à décréter : « Nous le préparons aujourd’hui et nous le posséderons demain. » — Il s’est choisi des prophètes et des prêtres de vue brève, — prompts à accomplir et dépasser ses commandements extrêmes, — de l’espèce qui rit des perversions de la Justice, qui adule ouvertement la foule, quelles qu’en soient les convoitises.

Rapidement, ils jetèrent bas les remparts élevés par les ancêtres ; — les inexpugnables remparts d’autrefois, ils les rasèrent et les muèrent — en terrains de plaisir et de loisir, aux portes sans nombre ; — jardins de repos pour les vagabonds, à la place où marchaient jadis les sentinelles. — Et parce qu’il fallait plus d’argent pour leurs crieurs et meneurs, — ils débandèrent à la face de leur ennemi leurs archers, arquebusiers.

Aux craintes de leurs amis, aux rires de leurs ennemis, ils répondaient : — « Paix ! nous avons façonné un dieu qui nous sauvera plus tard ; nous attribuons tout pouvoir aux hommes discutant en leurs factions, — et nous avons donné au Nombre le nom de sagesse infaillible. » — Et ils dirent : « Qui a de la haine dans son âme ? qui a envié son voisin ? — Que celui-là se lève et soit le surveillant de ce voisin et de son travail ! » — Et ils dirent encore : « Qui est rongé par la paresse ? Quel est celui que son indolence a ruiné ? — Qu’il lève un tribut sur tous, puisqu’il n’a travaillé pour personne ! »


Car les hommes de cette cité n’ont pas seulement anéanti leurs défenses matérielles :


…Avec hâte et précipitation, ils ont voulu dévaster, empoisonner à jamais — les sources de la Sagesse et de la Force, qui sont la Foi et l’Effort. — Ils ont flairé, déterré, trainé pour l’exposer à la dérision— toute doctrine de volonté et de valeur, de renoncement et de prévision.

Mais comme ils étaient pleins de vin, plongés dans l’illusion, — de la mer surgit un signe, du ciel descendit une épouvante.— Alors ils virent, alors ils entendirent, alors ils connurent qu’une armée (elle ne prenait pas la peine de se cacher)— que des légions avaient préparé leur destruction, mais ils le niaient encore, — ils niaient, ce qu’ils n’auraient pas le courage d’affronter si venait le jour de l’épreuve, — mais l’Épée qui se forgeait tandis qu’ils mentaient s’inquiétait peu de leurs négations. — Elle frappa, et nul délai ne fut donné à la multitude qu’elle poussait devant elle. — Point ne fut besoin de chevaux ni de lances pour les poursuivre : — il était décrété que leur acte propre, non le hasard, consommerait leur perte. — L’ivraie qu’ils avaient semée en riant était mûre pour la moisson…

Et la haine qu’ils avaient chargé l’État d’enseigner n’apportant à l’État nul défenseur, — ce peuple abandonné de lui-même, précipité à terre, disparut d’entre les Nations.


Voilà l’un des solennels avertissements de Kipling, et que les partis qu’il attaquait ne lui pardonnaient pas. On oublie vite : ceux de ses compatriotes qui relisent aujourd’hui ces vers retrouvent-ils encore le souvenir de l’angoisse qui étreignit chaque Anglais en août 1914, après Mons ; en avril 1917, quand la menace des sous-marins se révéla terrible ; en mars 1918, quand la ruée allemande faillit arriver à la Manche ? A chacune de ces dates, le destin de l’Angleterre trembla dans la balance.

En 1909, vers le moment où Kipling lance cet appel, l’approche de l’événement lui apparaît avec tant d’évidence qu’il dit à un Français qui peut ici en témoigner : « Vous et nous, n’avons plus à penser à rien qu’à la guerre. » Il y pense si bien qu’il accompagne lord Roberts dans les voyages que celui-ci fait en France pour préparer la coopération militaire des deux pays, si l’agression germanique change l’entente en alliance. Lui-même, alors, sert l’idée de l’alliance, et dans la brève Histoire d’Angleterre (1911) où il parle « du mauvais vent qui a toujours soufflé de la Baltique pour la Grande Bretagne, » elle inspire ses chants verveux sur les vieilles querelles héroïques des deux peuples.

C’est que le grondement de l’Allemagne est allé croissant : affaire de Bosnie-Herzégovine, discours impérial sur l’armure étincelante, affaire des déserteurs de Casablanca, maintenant affaire d’Agadir, et, quand l’Angleterre intervient, quelle explosion de fureur teutonique ! Contre l’Angleterre, l’insulte, puis la campagne contre Sir Edward Grey, qu’on voudrait renverser comme, en 1905, on a renversé M. Delcassé ; contre la France, la théorie de la France otage, bientôt la volonté de meurtre qui se déclare, — certains journaux parlant « d’une guerre d’extermination, » d’un ravage qui « noira les mines, » qui « détruira les sources de la richesse française pour cinquante ans. » En février 1912, c’est l’inutile et révélatrice mission de lord Haldane à Berlin ; le vote, au Reichstag, de nouveaux crédits pour la flotte et l’armée, suivi, en avril, d’un nouveau projet naval, et l’année suivante, d’un autre et plus formidable budget militaire. Ainsi finit de se déployer la volonté de puissance qui, depuis 96, a tendu à ses fins avec une logique, une patience qui forcent presque l’admiration. Si éclatants qu’en soient les derniers actes, ils ne suffisent pourtant pas à réveiller une opinion que l’Allemagne, par les visites de son Empereur (1902-1907), par les visites en corps de ses professeurs, pasteurs, bourgmestres, négociants, par l’incessant effort de ses agents, s’est appliquée à endormir.

Mais il est quelques Anglais qui n’ont cessé de veiller et d’avertir, et ceux-là savent que la onzième heure a sonné. En cette dernière année de la paix du monde, ce n’est plus à l’Angleterre que Kipling s’adresse, c’est à la France. Car le temps est déjà passé des longs débats de partis sur les lois militaires et les armements. En 1913, une chose presse plus que tout : l’alliance, et pour les deux pays de se connaître solidaires. Ce n’est pas seulement leur nécessité qui doit les rapprocher. Sous la menace d’un peuple nouveau, qu’ils se rappellent leurs mille années vécues côte à côte, et ce que chacun des deux voisins doit à l’autre de son histoire, de sa civilisation, de son destin ! Cette idée n’est pas une invention de poète : devant la malveillance et la dure rivalité de l’Allemagne, on a pu la voir naitre, se préciser chez les Anglais bien avant la guerre. Je l’entendais s’exprimer, il y a vingt ans, à propos de notre dissentiment sur l’affaire du Transvaal : « Nous y avons été plus sensibles, me disait-on, qu’à toute la bruyante anglophobie germanique. Plus que toute autre, l’opinion française nous importe. Depuis si longtemps nous vivons en société avec vous, avec vous seuls entre tous les peuples. Le souvenir même de tous nos vieux combats nous réunit ! » Voilà le thème du poème auquel Kipling a donné pour titre ce seul mot : FRANCE.


Avant notre naissance (te rappelles-tu ? ) nous avons remué l’un près de l’autre dans le sein de Rome — impatients déjà de commencer notre lutte. — Avant que les hommes connussent que nos langues étaient différentes, notre tâche unique était fixée : — chacun devait mouler la destinée de l’autre en façonnant la sienne. — À cette fin nous avons agité l’humanité jusqu’à ce que la Terre fut nôtre… — À cette fin nous avons battu les Océans, virant ensemble bord pour bord, — forçant les portes des mondes nouveaux, doutant lequel avait passé le premier. — La main à la garde de l’épée (te rappelles-tu ? ) prêts à frapper — nous savions bien, quelles que fussent nos autres rencontres, que chacun rencontrerait son adversaire. — Ainsi aiguillonnés ou arrêtés à chaque pas par la force de l’autre, — ensemble nous avons traversé les âges et la longueur de tous les Océans !

… Et chacun fut pour l’autre mystère, terreur, besoin, passion. — Aux lices ouvertes de l’autre, chacun venait avec ses preuves. — Sur quel autre terrain trouvait-il de l’honneur, des hommes pour répondre à son défi ? — Chacun extorquait de la gorge de l’autre, suprême récompense de la valeur, — ce mot de louange qui s’exhale entre l’estoc et la parade. — Chacun dans la coupe de l’autre a versé son mélange de sang et de larmes : — joies brutales, espérances démesurées, intolérables craintes, — tout ce qui fut, mille années durant, l’amertume ou le sel de la vie. — Ainsi nous éprouvant par-delà tout besoin d’épreuve, nous mesurant sous tous les cieux — ô Compagne, nous avons vécu grandement à travers les âges !

Maintenant liés dans le souvenir et le remords, nous avons posé nos armes, — riant des vieilles scélératesses… nous pardonnant des crimes que nul pardon ne peut effacer, — cet immortel péché accompli par tous deux à Rouen, sur la Place du Marché. — Maintenant nous regardons de nouveaux temps prendre forme, nous demandant s’ils recèlent — de plus terribles éclairs que ceux que nous avons lancés jadis… — Maintenant nous entendons de nouvelles voix qui se lèvent, questionnent, se vantent ou menacent… — Maintenant nous comptons de nouvelles quilles sur les mers, sur la terre de nouvelles légions… — Écoutons, comptons bien, et nous serrant l’un contre l’autre, — tournons ensemble, face au danger, épaule contre épaule, — dans notre double et constante garde pour la paix sur la terre.


C’est bien l’idée populaire que traduit cette dernière image : l’Angleterre et la France apparaissant comme les deux peuples chevaliers de l’Europe, nobles, en face des nouveaux venus, par leur âge, leurs anciennes prouesses, — aujourd’hui champions de la civilisation morale et libérale d’Occident dont ils furent les pionniers. Parmi tous les impondérables qui vont incliner tant d’Anglais, en juillet 1914, avant la décisive violation de la neutralité belge, à prendre rang, pour l’honneur, à côté de la France, il faut sans doute compter l’action de ces grandes strophes.


VII
LES POEMES DE LA GUERRE

Enfin les derniers sables fuient, et les prophéties sont accomplies. Le « Jour » est venu, — the Day, the giant Day, solennellement annoncé en 1903, l’Armageddon nommé en 1890, et dont l’idée a traversé toute la vie, orienté toute la poésie de Kipling. Et quand se lève cette blême et si vite sanglante aurore, où les deux peuples vont défendre leur vie, leur âme et leur acquis millénaire, il se fait comme un silence par le monde. Les hommes d’Etat se sont tus. On n’entend plus que le piétinement, d’un bout à l’autre de l’Europe, des légions en marche. En France, le pays le plus directement menacé, dont l’étranger attend des cris, des paroles enflammées, la Marseillaise même ne sonne pas. Et quand une voix se lève en Angleterre, celle qui a parlé dans tous les grands moments du pays depuis près de vingt-cinq ans, comme elle est simple, stricte, presque froide dans sa puritaine austérité ! C’est le ton de la prière, de l’exhortation qui s’élève, solitaire, par-dessus le recueillement de tous, dans le cœur froid et nu d’une église anglaise :


Pour tout ce que nous avons, pour tout ce que nous sommes, — pour le destin de nos enfants, — levez-vous, faites face à la guerre ! — Le Hun est à notre seuil ! — Notre monde a passé, renversé d’un caprice. — Rien ne reste aujourd’hui — que l’acier, et le feu, et la pierre.

Quand tout ce que nous avons connu s’évanouirait, — les anciens Commandements demeurent : — « En toute vaillance maintiens ton cœur, en toute force lève ton bras. »

Encore une fois revient la parole — qui jadis fit pâlir la terre : — « Nulle loi que celle de l’épée, — hors du fourreau et sans contrôle. »

— Encore une fois les nations vont affronter, — rompre et lier un ennemi — que ses chefs ont rendu fou et poussent devant eux.

Bien-être, contentement, bonheur, — le gain lentement accumulé des âges, — tout s’est flétri en une nuit. — Seuls, nous-mêmes restons — pour faire face à la nudité des jours, — en silencieuse fortitude, — à travers périls, détresses, — répétés et répétés encore.

Quand toutes nos œuvres s’évanouiraient, — les anciens Commandements demeurent : — « En toute patience maintiens ton cœur, — en toute force lève ton bras. »

Ni espoir ni mensonge faciles — ne nous mèneront à notre but, — mais inflexible sacrifice — de corps, de volonté, d’âme. — Pour tous il n’est qu’une tâche, — pour chacun que l’abandon d’une vie. — Qui reste debout, si la Liberté tombe ? Qui meurt, si l’Angleterre vit ?


Tel est l’intense et rigoureux accent de cette poésie de guerre, affirmant l’immutabilité de la conscience, la force et la tension du vouloir qui s’y appuie. Ce n’est pas le seul patriotisme, c’est aussi la religion d’un peuple qui s’y traduit, sa foi dans les Commandements, dans l’éternelle distinction du bien et du mal. Il s’agit d’empêcher ce renversement et cette confusion de son univers moral que serait le règne du crime sur la terre. Il s’agit de combattre pour la loi contre le peuple qui l’a violée, contre « les Hors la Loi, » — the Outlaws, dit le poète, — ceux qui « à travers leurs années de labeur et de science, n’ont cherché que de nouvelles terreurs pour les hommes, » ceux qui « au foyer même de leurs voisins, en ont comploté l’esclavage, » ceux qui, « saccageant la terre dont leur serment les faisait gardiens, marchèrent à leur but à travers un monde en l’eu ; mais leur propre haine a tué leur âme. »

Car dans une telle guerre, un peuple perd ou sauve son âme : Et parce que le destin spirituel du monde y est engagé, telle nation peut perdre la sienne sans y être mêlée, en refusant de s’y mêler, bien moins, de s’en mêler, de faire le geste ou dire le mot qui déciderait pour le droit. Tel est le sens du sévère poème intitulé Le Neutre, écrit vers 1916, adressé au peuple de même culture, de même idéal, de même religion, au peuple frère qui finira par prendre rang, mais n’a pas encore levé la voix contre le crime.


Frères, qu’adviendra-t-il de moi, — si quelque jour après la guerre — il est prouvé que je suis celui-là — pour qui un monde est mort ?

Que je fus sauvé par la simple humanité — unie en un seul vœu de sacrifice, — non pas, comme je l’imagine, aveuglée par l’ivresse de la bataille, — mais mourant les yeux lucides ?

… S’il apparaît que ces hommes ne m’ont demandé que du regard une parole — et que j’ai répondu que je ne les connaissais pas ?

Si l’on trouve, quand tombera la bataille, — que leur mort m’a valu la liberté, — comment vivrai-je avec moi-même à travers les années — qu’ils m’ont achetées de leur sang ?

Frères, qu’adviendra-t-il de moi, — et comment serai-je justifié, — s’il est prouvé que je suis celui — pour qui les peuples sont morts ? — s’il est prouvé que je suis celui-là — qui, à l’appel, ai répondu par un refus ?


Voilà la question : la réponse est de 1917 : on pourrait s’attendre, chez le poète, à un éclat de lyrisme célébrant le geste de croises de ceux qui trop longtemps doutèrent. Mais le ton est le même : ferveur intense, austère et recueillie :


Ce n’est pas à prix modique, — mais seulement par la prière, les larmes, — que nous retrouverons la route perdue — dans les années de notre doute et de notre séduction. — Mais après l’examen de conscience et la douleur, — Dieu nous permet de vivre avec nous-mêmes, — et loué soit-il, qui nous donne de choisir que la chair meure, et non pas l’âme vivante !


Seul peut parler ainsi celui qui, de si loin, si anxieusement, a senti venir la guerre, qui en a prédit le sens et l’infinie portée. Et parce qu’il y pense depuis trente ans, plus profondément que personne, peut-être, en son pays, il en perçoit, d’heure en heure, tous les chocs, toute la pitié, toute l’horreur, et aussi tous les élans. Aux moments critiques, son profond dessous stoïcien, puritain s’émeut et reparaît, — mais ne croyez pas qu’il s’immobilise dans l’attitude hiératique. Si, mieux que les autres, il répond à tout le drame de la guerre, c’est au milieu des autres qu’il y répond, — des autres qui souffrent, espèrent, désespèrent, pleurent, et quelquefois rient. « Que nous vivions, que nous mourions, » avait-il dit, « tes bonnes gens, Seigneur ! sont assez bons pour moi. » Le thème de sa poésie de guerre est douleur, mais tout de même, avec les autres, avec tous ceux qui partent et se battent aux fronts de terre et de mer, il a ri et chanté. Il a chanté avec les Irlandais « qui vont au canon comme les saumons à la mer ; » et toute la musique, toute la dansante fantaisie d’Erin est dans ce refrain-là, avec son humour, avec son amour de la bataille et de la France. Refrain des Gardes, qui coururent jadis les routes de France en habits écarlates, et portèrent le sac à Fontenoy sous « le maréchal Saxe » quand Louis était leur roi.


Aujourd’hui, c’est Douglas Haig qui est notre maréchal, — c’est du roi George que nous sommes les hommes, — mais au bout de cent soixante-dix ans, c’est encore pour la France que nous allons nous battre.

Ah ! France ! nous sommes-nous tenus près de toi, — quand la vie était splendide de largesses et de récompenses ? — Ah ! France, allons-nous te renier — à l’heure de ton agonie, Mère des Épées ? — Vieux jours : les oies sauvages transmigrent[7], — comme jadis, tête à la tempête ! — car où il y a des Irlandais, il y a de l’amour et il y a de la bataille, — et quand ce sera fini d’aimer et de se battre, alors plus d’Irlande ! — plus d’Irlande !


Claire, vibrante sonnerie de trompettes, qui éclate entre les strophes, scandant, excitant chaque fois la marche du poème.

Et pour prendre idée de la souplesse de cette sympathie, de sa vivacité à suivre tant d’aspects de la guerre, il faut lire ensuite les chants qui disent la rude, patiente besogne, l’obscur et quotidien dévouement, dans la Mer du Nord, du petit peuple de chalutiers, morutiers, changés en patrouilleurs et dragueurs de mines. Forte vision de la fidélité, de l’exactitude du service commandé dans le désert et le tumulte de ces blêmes eaux d’hiver :


Lueurs d’aube sous le Foreland : le jeune flot qui monte, — clapoteux, court, haché, — noir entre les lames, sous les crêtes qui brisent à blanc, — vilaine mer à nettoyer. — « Mines signalées dans le chenal. — Prévenez et arrêtez tout ce qui passe. — Envoyé Unity, Claribel, Assyrian, Stormcock et Golden Gain. »

Midi sous le Foreland : le jusant qui s’établit, dur et creux dans la baie. — Tonnerre sur tonnerre contre la falaise, et là-haut la cabane de golf secouée, — et les corneilles folles de peur ! — « Mines repérées dans le chenal. — Manœuvrons à la chaîne. Dragueurs : Unity, Claribel, Assyrian, Stormcock et Golden Gain. »

Crépuscule sous le Foreland : la dernière traînée du jour qui meurt, — et toute la procession des cargos qui se pousse, — cinq sacrés patrouilleurs en tête du défilé, — et leurs sirènes qui mugissent. — « Dragage terminé. Chenal nettoyé de mines. Renvoyé Unity, Claribel, Assyrian, Stormcock et Golden Gain. »


Quelle brièveté et quelle certitude d’évocation ! Tous ceux qui savent un peu la mer ont reconnu la vie de l’élément, plus sauvage en ces parages du Nord : force profonde, fatale, force cosmique de la marée, et sa spéciale violence en ces mers étroites, basses, qui ne connaissent pas les grandes houles rythmiques, et dont la surface se démonte, « lève » aussitôt que le vent contrarie le courant. Là-dessus, d’émouvants éclairages d’hiver : aube sinistre, fuligineuse journée, et plus lentes, plus interminables que l’aube, les jaunes clartés du crépuscule. Et perdue dans ce chaos, la vigilante volonté des hommes au travail, et leur pensée qui palpite invisiblement par l’espace.

D’autres poèmes tiennent du dramatique, et la passion de guerre s’y exprime directement, avec la haine qu’un ennemi sans loi, tueur de femmes et d’enfants, a fini par enseigner à la plèbe anglaise. Ainsi le monologue de Mrs Embsay, veuve de guerre, dont le fils, aussi, est tombé, et qui, depuis deux ans, travaille dans un atelier de munitions. Assise devant son tour, dans la vibration et le reflet de l’acier, elle laisse aller son rêve en même temps que sa main, qui besogne toute seule à présent. Elle songe à ses morts, à la guerre, au sens qu’a pour elle la guerre, et par-dessous ces visions flottantes qu’interrompt la vue du réel, des longues perspectives de machines, de métal alentour, vient et revient une morne idée fixe : les canons, les canons, et les obus, dont les canons ont faim, qu’ils veulent toujours plus nombreux, pour venger les morts :


Les ventilateurs, les courroies ronflent autour de, moi. — La foire ébranle le plancher autour de moi. — Ça va durer jusqu’à ce que repartent les tours, et que reprenne l’équipe de minuit. — Ah ! c’est cela qu’il me faut : être ici !

Canons dans les Flandres, canons des Flandres. — (J’ai eu un homme qui les a servis.) — Obus pour les canons des Flandres, des Flandres/ Obus pour les canons des Flandres ! Nourrir les canons !

… Les zeppelins, les gothas nous cherchent dans leurs raids. — Nos lampes nous le disent, s’éteignant au-dessus de nous. — (Sept mille femmes qui se taisent, immobiles dans le noir ! ) — Ah ! c’est bon pour moi d’être ici !

Les toits, les bâtisses ont grandi autour de moi, — mangeant peu à peu les champs que j’avais toujours connus. — IL y a si longtemps que je suis ici !

J’ai vu six cents matins ternir nos lampes, — à travers la bande non masquée de peinture, autour du vitrage ; — et le soleil aller et venir le long du vitrage — deux fois depuis que je suis ici.

Les trains sur les voies de déchargement nous appellent — chaque fois qu’ils nous apportent leurs cent mille lingots. — Nous leur donnons ce que nous avons de fini. Ils l’emportent où on en a besoin. — C’est pour ça que nous sommes ici !

La haine de l’homme passe comme passe son amour. — Dieu a fait la femme pour être toujours la même. — Celles qui portent le fardeau, ce n’est pas elles qui donneront jamais le pardon, — aussi longtemps qu’il y en aura ici.

Autrefois je fus une femme, mais c’est fini pour moi. — Tout ce que j’ai aimé, attendu, est mort avec moi. — Mais le Seigneur m’a laissée pour servir le Jugement. — Servir ses Jugements, c’est ce que je fais ici.

Canons dans les Flandres, canons des Flandres ! — (J’ai eu un fils qui les pointait jadis). — Obus pour les canons des Flandres, des Flandres ! — Obus pour les canons des Flandres ! Nourrir les canons !


Il faut lire dans le texte ce sombre refrain de l’idée fixe pour connaître de quelles musiques cette poésie est capable. Guns in Flanders, Flanders guns — Shells for g uns in Flanders ! Feed the guns ! Sombre, sourde tonalité, menaçante rumeur de ces mots qui se répètent, se prolongent comme un lointain grondement d’orage, comme la palpitation de la canonnade d’Ypres et de Nieuport, qu’on entendait continuellement de la côte anglaise.

Mais si intense que soit le sentiment qui s’exprime en de telles strophes, le jeu d’art, l’invention du poète forcent encore l’attention. Il en est d’autres, d’où l’art semble disparaître, tant l’âme s’y exhale de façon nécessaire et directe. Ici, plus de musiques : ce sont les accents mêmes de la douleur et du ressentiment que l’on perçoit : douleur, non d’un seul homme, semble-t-il, mais de tous ceux dont les fils sont morts ; ressentiment contre ceux-là dont les péchés d’omission et de commission ont causé leur mort. Voilà ce que dit le poème nommé de ce nom de deuil : Les Enfants. On en sentira mieux la plainte si l’on se rappelle ce conte énigmatique, écrit quinze ans plus tôt, Eux, où le poète, déjà frappé comme père, évoquait des rires, de puériles voix entendues partout dans une mystérieuse maison où l’on ne voit personne qu’une aveugle au visage dévoué, tout de tendresse, de passion maternelle, dont ces voix fantômes sont l’unique et quotidienne réalité. Mais surtout il faut connaître la nouvelle qui précède la poésie. Elle est de 1911. Elle met en scène de jeunes élèves officiers, dont nous avons connu les pères dans les premiers contes anglo-indiens de l’auteur, — et qui nous rendent les gestes de ces pères. L’histoire, d’une verve folle, n’est que de farces, joyeuses brimades, mystifications. Quelles fusées de rires de ces grands garçons ! Vitalité débordante, où l’on sent la profondeur et la pureté de la source ; tumultueuse jeunesse qui veut se dépenser, comme de poulains détalant à l’aurore sur un pré mouillé de rosée. Lequel d’entre eux a jamais pressenti la souffrance, la mort, imaginé son destin ? Après cette jaillissante, innocente gaité, entendez le deuil et l’accusation en ces strophes que j’extrais du poème, écrites, ajoutées, cinq ans et demi plus tard, quand la nouvelle parut en volume :


… Ceux-là furent nos enfants, — qui moururent pour notre terre ; ils étaient chers à nos yeux. — Nous n’avons plus que le souvenir, trésor de la maison, de leurs propos et de leurs rires. — C’est à nos mains, non pas à celles d’un autre, que sera payé le tribut de notre deuil : — ni l’étranger ni le prêtre n’en décideront. Cela, c’est notre droit. — Mais qui nous rendra les enfants ?

A l’heure où le Barbare a choisi de se démasquer, et a fait rage contre l’Homme, — sur leurs poitrines qu’ils découvraient pour nous, ils ont reçu — le premier coup félon de l’épée si soigneusement aiguisée pour notre perle. — Leurs corps furent toute notre défense, tandis que nous construisions nos défenses.

Par leur sang, ils nous ont rachetés, s’abstenant de nous blâmer — pour ces heures que nous avions gaspillées quand le châtiment tomba sur nous. — Ils nous ont crus, et ils sont morts de nous avoir crus. — Notre politique, tout notre savoir, n’ont abouti qu’à les remettre liés au brasier, vivants dans les flammes, — où joyeusement ils se hâtaient, comme se bousculant pour l’honneur. — Jamais la terre n’a vu telle noblesse répandue sur sa face.

Mais leur agonie ne fut pas brève, et ce n’est pas une seule passion qu’ils ont soufferte ; — les blessés, les épuisés de la guerre, les malades ne recevaient pas de grâce : — guéris, ils retournaient et enduraient, et achevaient notre rédemption, — n’espérant point pour eux-mêmes de répit, — tant qu’enfin la mort étonnée se referma sur eux.

Cette chair, que nous avions nourrie en toute pureté, fut donnée sans voiles — à la corruption, assaillie par les injures du ciel, — par les affreuses moqueries de la pourriture, lorsqu’elle oscillait au vent sur les fils de fer — pour être décolorée ou gaiement bariolée par les gaz, — calcinée par les flammes, follement lancée et relancée avec ses vieillissantes mutilations — de cratère en cratère. De cela nous devrons l’expiation. — Mais qui nous rendra les enfants ?


Quelle désolation dans cette question répétée ! Si sourde, profonde, comme elle répond au cri étrange que la force du pressentiment avait arraché, quinze ans plus tôt, au poète : Peut-être avons-nous déjà tué nos enfants ! Ainsi revient l’idée qui l’a si longtemps hanté, et qu’il n’a cessé de servir, et c’est au passé qu’elle reparaît maintenant, chargée de l’angoisse de l’irréparable. Si l’on avait armé contre la guerre, on eût évité la guerre. Neuf cent mille jeunes hommes anglais n’auraient pas été sacrifiés si les conducteurs de leur peuple n’avaient refusé de voir les signes si souvent montrés, les signes évidents. Car si l’on décerne aujourd’hui à Kipling le titre de prophète, c’est un honneur qu’il repousse : il ne se reconnaît qu’une certaine disposition, plus rare qu’il n’imaginait, pour l’arithmétique : la faculté de savoir d’avance, si deux s’ajoute à deux, que le total sera quatre. Et pas plus qu’il ne se résigne, il ne pardonne : le même reproche ne cesse de remonter, avec la même plainte, dans sa poésie de guerre. Entendez-le qui gronde en ces profonds et poignants petits poèmes qu’il appelle Epitaphes. En voici un, terrible, qui peut servir pour toutes les sépultures :


Si l’on te demande pourquoi nous sommes morts, — dis : « Parce que nos pères ont menti. »


Et cet autre, impitoyable, pour la tombe d’un homme d’État :


Je ne pouvais pas bêcher la terre ; je n’osais pas voler, — j’ai menti pour plaire à la foule. — A présent que tous mes mensonges sont démentis, — je dois faire face à tous ceux que j’ai tués. — Qu’inventerai-je pour me sauver, — parmi la jeunesse irritée et sacrifiée de mon peuple ?


Maintenant que les holocaustes sont finis, et que commence à reculer le souvenir, on peut s’étonner de cette véhémence de l’accusation. Elle est faite de l’intensité de la vision qui l’excite. Vision du poète le plus puissant à imaginer qui ait paru depuis longtemps, qui sent d’autant plus le malheur public qu’il y rêve, l’appréhende depuis plus longtemps. Vision de l’homme qui fut aussi cruellement atteint que personne par la guerre qu’il avait annoncée. Ce n’est pas en termes de statistique qu’il pense à tous ces morts. Il voit vraiment, il revit les souffrances, les agonies, les désespoirs, les désolations. Il faut lire ces épitaphes, pour connaître avec quelle ferveur de sympathie il a senti pour chacun, avec quelle lucidité il imagine toutes les douleurs. En voici quelques-unes :

Pour une double tombe : A « J’étais un riche. » — B. « J’étais un pauvre. » — (ensemble :) « Qu’as-tu donné que je ne donnai pas ? »

Pour un fils : « Mon fils fut tué tandis qu’il riait ! — Je voudrais tant savoir de quoi ! — Cela, peut-être, me serait bon en un temps où les rires sont rares ! »

Pour un ancien commis : « Ne me plains pas : à un timide esclave, — l’armée donna la liberté ; — dans cette liberté, il a trouvé force de corps, de volonté, d’esprit. — Et par cette force, il a connu la joie, la camaraderie, l’amitié. — Et dans cette amitié, il a marché à la mort, — et dans cette mort il repose content. »

Un miracle : « Mon corps, ma volonté, j’ai tout remis — à de durs instructeurs, et j’en ai reçu une âme… — Si l’homme morte a pu me changer jusqu’au fond, — que ne fera pas le Dieu ? »

Le lâche : « Je ne pouvais regarder la mort en face. Quand cette honte apparut, — les hommes me conduisirent à elle, — un bandeau sur les yeux, et j’étais seul. »

Un « choqué » : « Mon nom, ma langue, moi-même, j’ai tout oublié. — Ma femme, mes enfants sont venus, je ne les reconnus point. — Je mourus. Ma mère me suivit. À son appel et sur son sein, je me suis tout rappelé. »

Un bleu : « Dans la première heure de mon premier jour, — dans la tranchée d’avant-poste, je tombai. — Les enfants dans une loge au théâtre — se mettent debout pour tout voir. »

Pour une femme victime d’un torpillage : « Sans tête, sans pieds, sans mains, — horrible, je fus poussée sur la plage. — Que tous les fils des femmes — se rappellent que je fus une mère ! »

Pour une tombe en haute Égypte : « Le sable au gré du vent s’entasse par-dessus moi, — pour que nul ne puisse dire à mes enfants qui pleurent où gît mon corps. — Ô ailes qui battez aux lueurs de l’aube, — vous revenez du désert vers vos jeunes, le soir ! »

Pour un fils unique : « Je ne tuai personne que ma mère ; — pour moi, bénissant son meurtrier, elle est morte de douleur. »

Douleur de mère, intarissable blessure du plus pur amour qui soit : il n’en est point que ce poète de l’énergie et de la volonté intérieure ait dite plus pathétiquement. Dans Les Enfants, où le deuil est sans larmes et s’irrite, on pouvait reconnaître la plainte sombre et tendue de l’homme. Dans la gémissante lamentation qui monte, un matin de Noël, où la souffrance est toute pure, sans amertume ni reproche, n’est-ce pas un cœur féminin, celui d’une mère dont le fils est mort, disparu, qui s’affaisse et se désole ?


L’enfant fut couché dans la crèche, — entre l’âne et le bœuf si doux, — tout à l’abri du froid, et du danger. — « Il n’en fut pas ainsi du mien — (du mien ! du mien ! )

« Tout est-il bien pour l’enfant ? Tout est-il bien ? » — suppliait l’anxieuse mère.[8] — « J’ignore où il est tombé, et je ne sais pas où on l’a mis. »

Une Etoile parut dans le ciel, — les Bergers ont couru pour voir — le Signe de la Promesse. — « Mais nul signe ne vient pour moi. — (Pour moi ! pour moi ! )

« Mon enfant est mort dans le noir. — Tout est-il bien pour l’enfant ? tout est-il bien ? — Personne n’était là pour le soigner ni pour le voir, — et je ne sais pas comment il est tombé. »

La Croix fut dressée sur la colline ; — la Mère pleurait à côté. — « Mais la Mère l’a vu mourir, et ses bras l’ont reçu quand il est mort. (Il est mort ! Il est mort ! )

« Pur, et suivant le rite, — son sépulcre fut creusé, — Tout est-il bien pour mon enfant ? — Car je ne sais pas où on l’a mis… »


Déchirante plainte, si simple, avec par-dessous, les poignantes résonances, la frémissante angoisse de certains mois qui se répètent en cette âme transpercée. Nous avons entendu passer bien des timbres, déjà, dans la poésie de Kipling, mais aucun qui ressemble à celui-là. Ces vers, — je parle de l’original, — nous pénètrent, nous traversent, comme les longues notes du violon le plus sensible. Même pureté, même presque insupportable intensité dans l’expression de la douleur, une douleur qui tient ici de la désespérance ; même pouvoir à dire l’indicible. Seulement, la désespérance n’est pas le dernier mot. L’idée qui commanda le sacrifice a résisté au sacrifice, et relève enfin l’âme prosternée. Chaque strophe répétait, retournait la torturante idée : « Je ne sais pas où on l’a mis. » Or voici la dernière :


Mais je sais pour Qui il est tombé. — La mère en sa constance a souri. — Tout est-il bien pour l’enfant, tout est-il bien ? — Tout est bien, tout est bien pour l’enfant.


De ces poèmes aux chants de jadis, où Kipling chantait les casernes et les dures campagnes dans l’Inde et dans le Veldt, quelle distance ! C’est la même que, de la magnifique troupe rouge de l’époque victorienne à ces légions couleur de glaise, à ces armées sévères et dévouées, levées par l’appel au devoir, qui se sont patiemment battues dans les boues de Flandre et de Picardie pour la vie et l’âme de l’Angleterre. A présent, le mouvement de l’esprit, du dehors vers le dedans, est achevé. A part le chant des Irlandais loyaux, pour qui la grande guerre fut encore une héroïque aventure, non pas une passion, rien dans ce recueil qui ne soit du monde intérieur, interprétation spirituelle, en termes d’âme et d’éthique anglaise, de la crise où se jouent les destins du monde. La vieille idée puritaine de la Loi, du Jugement se produit avec plus de ferveur concentrée que jamais en ces dernières poésies dont elle fait l’élan, la tension, la secrète vibration profonde.

Le jugement : vingt fois on l’entend ici, qui se suspend et tombe, sur les tièdes, les indignes, les coupables, — sur des neutres, des compatriotes, sur le peuple ennemi, sur les chefs qui l’ont perverti, et puis lancé à leur crime prémédité. Il n’a pas toujours besoin de s’énoncer, mais comme on le sent peser, rigide, inéluctable ! — par exemple sur l’homme qui s’était posé au-dessus de tout sur la terre, et que le poète voit d’avance, à son misérable lit de mort, ressassant encore ses impériales, ses germaniques formules d’orgueil et de sang, et puis ses excuses de mensonge. C’est une terrible scène à trois parties indépendantes : le mourant, qui parle, divague ; les médecins, qui ne voient en lui qu’un certain « cas, » et se consultent ; et dans les intervalles, une inflexible voix, celle de la conscience humaine, qui commente, rappelle les millions d’agonies dont cet agonisant doit compte.


C’est l’État qui domine la Loi ! — L’État n’existe que pour l’État ! » [C’est une glande derrière la mâchoire, — avec tumeur correspondante près de la clavicule.]

Il y en a qui meurent en criant dans les gaz ou les flammes. — D’autres, en silence, frappés par l’obus ou la balle. — Il y en a qui meurent dans le désespoir, pris dans le fil de fer ; — il y en a qui meurent tout d’un coup. Pas celui-ci.

— « Régis suprema voluntas tex ! » — [L’évolution ordinaire des cancers de gorge]. — Il y en a qui sont morts écrasés entre les ponts, — d’autres dont l’eau a suffoqué les cris entre les embarcations.

— « Ni bien ni mal — que suivant les besoins de l’Etat ! » — [Puisqu’il est un peu tard pour intervenir, — il ne reste qu’à faire une piqûre].

Il y en a qui sont morts saintement, dans l’espérance — et la Foi, — Une femme est morte ainsi dans une cour de prison. — Certaines sont mortes brisées par l’outrage. — Quelques-uns meurent facilement. Celui-ci a du mal à mourir.

— « Celui qui me barre le chemin, je le briserai ! — Malheur au traître, malheur au faible ! »

Il en est qui meurent tranquillement. — D’autres qui ne cessent de gémir sur eux-mêmes et font du bruit. — Il y en a qui démoralisent la salle autour d’eux. — Celui-ci est du type qui vaut mieux mort.

« La guerre me fut imposée par mes ennemis ! — Je n’ai cherché que le droit de vivre ! » — [Ne craignez pas de tripler la dose] — la souffrance en neutralisera la moitié.

Voici les aiguilles. — Faites qu’il meure — pendant que la drogue agit… — Qu’est-ce qu’il demande avec ses yeux ? — Oui, Très Puissant, à Dieu, c’est entendu.]


Sans doute, ce Très Puissant (Allerhöchste), qui est ici montré dans sa nudité de ver humain, seul et maudit des hommes, peut être laissé à une telle fin. Pour l’Allemagne, dont la vie est celle d’un peuple, et dure à travers ses générations, il en est autrement. En octobre 1918, quand le moment des comptes s’annonçait, contre la nation qui a violé les lois et déchaîné la mort sur le monde, Kipling a demandé l’exacte justice, la justice par l’épée, celle qui laisse sa marque indélébile dans le corps et dans l’âme, celle qu’on impose au criminel quand on le tient à merci, et qu’il ne se laisse pas imposer par un papier écrit, quand est passé le moment de son angoisse.

A travers un monde dont tous les hommes souffrent, — et, souffrant, redoublent leur effort, — les grands jours ont passé comme des marées, — laissant nos morts sur toutes les plages. — Lourd est le fardeau que nous portons ; — mais si nous parlons avec l’ennemi, — de nos mains nous préparons — celui qui pèsera sur nos fils.

Un peuple et son roi, devenus forts par leurs péchés, — sûrs de n’avoir point de comptes à rendre, — ont reculé les limites du mal. — Aujourd’hui, l’heure passe, et nous qui l’avons subie, — nous imposons à l’esprit incarné du Mal — de répondre à l’accusation des hommes.

Pour l’agonie, pour le ravage — des nations piétinées, — pour le poison dont ils ont chargé l’air, — pour les tortures de la terre, — pour la froide luxure commandée, — pour tous les désespoirs ignorés dont la mer fut le frémissant témoin, — pour tant de douleurs voulues, infligées par maîtres et valets, — qu’ils rapprennent la Loi !

Afin qu’à l’heure où les destins seront proclamés, — ni maîtres ni valets ne puissent dire : — « Mon orgueilleuse ou mon humble tête m’a sauvé. » — Afin que dans les siècles des siècles — leurs enfants se rappellent — que le vieux crime qui fédéra leurs pères — ne leur servit de rien.


Car, dit encore le poète, sans cette justice, « tout est vain depuis que la vie est sur la terre… et le monde épuisé peut retomber au néant, désespérant de Dieu et de l’homme[9]. »


De telles paroles, qui aidèrent à soutenir l’effort d’un peuple, contribueront à fixer en lui le souvenir. Comme la prévision du danger, et la volonté de le publier, ont possédé Kipling à toutes les époques de son œuvre avant la guerre, on peut être sûr que le souvenir, et la volonté de le maintenir vivant chez les Anglais, posséderont sa pensée et sa vie. La même image qu’il apercevait projetée dans l’avenir, et qui l’excitait à des paroles et des accents prophétiques, ne s’effacera pas. Il semble, au contraire, qu’elle doive le hanter, plus rouge, plus sinistre et réelle, de toute l’horreur accomplie, et bien que reculant dans le passé, intéressant encore le sentiment vital de l’avenir, puisque la menace d’hier serait la menace de demain, si les vainqueurs pouvaient oublier. Pour aider à combattre les influences d’oubli, on peut compter sur le poète dont nous connaissons maintenant la portée de vision, la vigilance, le dévouement à son service ancien. Lui-même, qui jugeait, comme Cecil Rhodes, les Anglais peu capables d’imaginer, et par conséquent s’étonnait peu de leur indifférence à ses avertissements, a beaucoup compté sur la ténacité de leur mémoire. Il a cru que le peuple massif, réticent et obstiné dont il avait chanté les vertus muettes, et dénoncé les dangereuses lenteurs, garderait d’autant mieux les impressions enfoncées par le fer et par le feu dans la partie sensible de son être, qu’elles avaient mis plus de temps à pénétrer jusque-là. Parce que ses compatriotes, sous les insultes et coups félons de l’ennemi, en avaient enfin appris la leçon de haine, il a dit que ce sentiment vivrait en eux « à travers les rigoureuses années à venir, » — « que le temps se compterait à partir du jour où les Anglais ont commencé de haïr[10]. »

Peut-être, mais cela n’est pas sûr. Car, plus généralement, on peut se demander si l’âme anglaise que nous avons connue, que Kipling, après d’autres, a définie, n’est pas eu voie de changements assez profonds. En un temps où les véritables espèces se révèlent muables, où l’atome même se dissocie, on peut douter de la permanence de types qui ne sont même pas de l’ordre ethnique. Durant des siècles, par l’effet d’un équilibre établi, un peuple persiste en ses grands aspects, et puis, si ses conditions de vie morale, physique, viennent à changer, il peut varier, surtout si quelque profonde secousse hâte la rupture de formes qui souvent ne duraient plus que parce qu’elles étaient là. Il ne semble pas que les caractères nationaux correspondent à rien d’irréductible dans les hommes. Simplement, certaines façons d’être s’établissent et dominent dans un groupe, et par la masse même du groupe, par les suggestions des individus les uns sur les autres, par celles de chaque génération sur la suivante, elles s’y entretiennent si longtemps qu’on pourrait les croire organiquement fixées. Mais une expérience comme celle des États-Unis nous enseigne ce qu’est la plasticité de l’homme, et avec quelle vitesse il cristallise suivant un nouveau type, lorsqu’échappant aux influences originelles, il subit les directions d’un milieu nouveau.

Aussi bien, ce qu’on prend pour caractère invariable, latent ou manifeste en tous les individus d’un peuple, n’est souvent que celui d’une classe ou d’un type prédominant dans la vie sociale et politique du pays, par-là plus visible, et tenu pour représentatif. Les dernières conquêtes de la démocratie ont pour effet d’amener à la lumière une Angleterre nouvelle, annoncée aux dernières élections législatives par la présence de huit millions d’électeurs dont les pareils n’avaient jamais voté. Il ne semble pas que cette Angleterre, celle des mineurs de l’Ouest, des syndicats, du Labour (et il ne faut pas oublier la nuance spéciale qu’y ajoutera la nouvelle activité politique des femmes), soit du type qui passait hier encore, et depuis si longtemps, pour essentiellement et immuablement anglais. Celui-ci, d’origine aristocratique, rurale, se personnifiait jadis en une résistante et volontaire figure de squire ou de fermier. Il s’était plus ou moins conservé par l’effet de son prestige, reconnaissable aux tendances de l’éducation. Préparée par cent ans d’intense vie citadine, industrielle, l’âme que met au jour un long travail démocratique, et dont l’ébranlement de la guerre hâte l’apparition, parait plus grégaire et plus ardente, plus féminine et plus instable.

Parmi les traits spirituels du type qui semble passer, et que Kipling tient encore pour spécialement anglais, il en est qu’on peut attribuer à l’action prolongée d’une certaine culture religieuse. Ce n’est pas en vain qu’un peuple a pratiqué pendant trois cents ans les disciplines de cette variété du christianisme qui, insistant si fort survies menaces d’éternel châtiment, a le plus sévèrement enseigné que chaque âme est seule devant Dieu, et que son salut dépend, non du rite, mais de son énergique effort sur soi-même, de son application personnelle et persistante à se réformer suivant la Loi.. En Allemagne, un tel principe de culture n’a pu pleinement s’exercer. Il se composait mal avec une certaine servilité atavique ; et la tendance de l’État à s’annexer l’absolu de Dieu en a dévié l’action. Mais en pays anglo-saxon, il a donné tous ses effets. C’est là que l’idée de la conquête et de la surveillance de soi est si vivante, que les entreprises de réforme morale par l’entraînement mutuel et l’association des volontés actives ont apparu d’abord, et se sont le plus largement développées, — que les chefs responsables peuvent le mieux compter, en cas de besoin public, sur l’appel à la conscience, dont les commandements ne se confondent pas avec ceux de l’honneur. Cette puissance de l’idée morale, cette habitude de discipline intérieure sont de grands avantages en démocratie. Un peuple sait mieux se gouverner quand beaucoup de ses hommes sont formés au gouvernement de soi-même. Et le plus ou moins de son énergie et de son succès de peuple ne se ramène-t-il pas toujours au degré d’autorité de l’idée du devoir sur les âmes ? En dernière analyse, son principe moral n’est-il pas tout son principe vital ?

Seulement, en Angleterre aussi, les croyances qui ont décidé l’habitude de se gouverner dans le sens de la Loi semblent aller baissant. En toute forme religieuse qui dérive de la Réforme, agit un élément de rationalisme qui, de proche en proche, finit par se prendre au dogme essentiel, à celui-là même qui excitait l’homme à se discipliner pour le salut ; et de là les récents progrès du catholicisme en pays protestant, — beaucoup d’âmes, en qui le besoin religieux est fort, pressentant le terme de cette dialectique, et se tournant vers l’immuable Eglise d’où le libre examen est exclu. Chez nos voisins, le changement est déjà grand, et M. Galsworthy osait récemment écrire que, sur dix Anglais, à peine en est-il un aujourd’hui qui croie vraiment à une vie future. Proportion bien différente de celle que l’on pouvait observer, il y a trente ans, alors que, le dimanche, dans les églises, le nombre des hommes était à peu près le même que celui des femmes. De plus en plus, c’est ici-bas que la plupart des humains, en Angleterre comme ailleurs, veulent leur paradis, et de là le succès des doctrines qui le promettent aux foules sur la terre. De plus en plus, la faculté mystique, excitée par l’éternel besoin de foi en un monde meilleur, et qui reste ardente en pays anglo-saxon, se retourne vers cette promesse. Sans doute, l’empreinte de la vieille religion, qui fut particulièrement forte sur le peuple dissident des régions industrielles, est encore assez visible pour étonner les socialistes continentaux, mais le mouvement général est bien en ce sens, et l’on peut se demander quelles en seront les conséquences morales. La recherche du bonheur, même collectif, sur la terre, est moins un entraînement de la conscience que la poursuite du salut par l’effort personnel de discipline et de réforme. On dira qu’un caractère acquis reste acquis. Mais peut-on considérer comme fixé un trait qui n’est que d’origine historique, et si récente, quand on pense aux millénaires durées de notre espèce ? Et peut-il survivre indéfiniment aux influences qui l’ont produit ? Le puissant et singulier caractère que l’on voit apparaître dans l’âme anglaise au temps des premières prédications puritaines, (rien ne le manifeste encore dans Shakspeare), qui a faibli, et puis s’est renouvelé au commencement du XIXe siècle, ne semble pas devoir durer toujours.

Dans l’Angleterre de notre temps, nul n’a travaillé avec plus de ferveur et de constance que Kipling à le défendre. Cet enfant de Bombay, qui a si profondément subi les influences de l’Orient, est pourtant le dernier poète anglais voué à l’idée anglaise de l’âme autonome se gouvernant pour le devoir. J’ai cité le morceau final, sur la nécessaire Justice, de ses poèmes de guerre. Dans le même livre, il en est un autre, de sujet plus haut encore, qui sans doute fut écrit après celui-là, et c’est celui qui figure en tête du recueil, la dédicace aux « Sept Guetteurs » dont nous avons déjà dit le sens, mais il faut en répéter ici le vers essentiel. A l’homme dont le Tentateur veut exciter la volonté de puissance, l’esprit de l’homme dit tout bas : « Le Royaume, le Royaume est en toi ! »

Ainsi le dernier mot de Kipling est le premier. Après l’Armageddon, à laquelle il a pensé si longtemps, revoyant tout ce qu’il a connu, et qu’il vient de dire, du mal et du bien qu’ont opposés la guerre, — l’orgueil, la convoitise, la bestialité, le courage, la patience, le sacrifice, — son ultime parole est la même que nous avions entendue dans l’ardente et grave poésie de sa jeunesse, la même que développe avec tant de grandeur et de religieuse énergie l’hymne de Mac-Andrew : absolu de la conscience maîtresse de la volonté. Dans l’intervalle, la même idée anime toute son œuvre, traduite au dehors en tant de formes vivantes. Idée pratique avant tout, par-là même non poétique, diront quelques-uns, s’ils jugent a priori, ceux qui posent que l’art n’a d’objet que lui-même, que toute sa fin est d’enchanter la vie, non de la servir pour la purifier et en accroître l’énergie. C’est que nous sommes là devant la poésie d’un monde différent du nôtre, un monde né d’une autre culture, et dont bien d’autres modes, activités, si nous ne faisons pas un effort pour changer un instant de point de vue, nous demeurent inintelligibles. Il y eut en Grèce une poésie qui tint tantôt de la danse, et tantôt de la contemplation. Il y en eut une autre en Palestine, tout enflammée par l’idée de l’Éternel et de sa Loi. Et la plus profonde différence entre nous et les Anglais, c’est que, durant des générations, ils en ont été nourris dès l’enfance. « Nous sommes encore les hommes d’un seul Livre, » me disait l’un d’eux récemment. C’est presque une parole d’Islam. De ce Livre, la poésie de Kipling émane directement. Si l’on voulait achever de la définir par une opposition, il faudrait penser à celle de Baudelaire, trouble, troublante, en ses noires et toxiques magnificences, chargée de philtres qui nous fondent les moelles, de voluptés engourdissantes et tristes, et d’un rêve de la mort qui paralyse l’action. L’œuvre du maître anglais est toute active, frémissante, comme la flèche lancée, de son élan et de 8on intention. Elle porte avec elle, pour les communiquer, la foi et la volonté dont elle jaillit. Ruskin avait traduit cet ardent besoin d’action spirituelle par un mot qui peut scandaliser les artistes et poètes de l’autre culture, mais qu’ils lui pardonnent, s’ils savent à quelle perfection d’art, à quelle diverse beauté de rythme, à quelles splendeur et force de poésie peut atteindre sa prose, qui reste la plus belle prose anglaise. « Un homme, » — a-t-il dit, avec son intransigeance ordinaire, — « n’a le droit d’écrire que pour prêcher. » Au fond, c’est une idée qui persiste, agissante, jusque chez les écrivains de son pays qui disent non à la culture d’origine puritaine. Un Galsworthy, — et de même un Wells, — prêche encore quand il en fait apparaître les duretés, les intolérances, les inflexibles parti pris. Si grand que soit son art, il le subordonne à son enseignement (teaching), et je doute qu’il écrirait s’il n’avait des convictions qu’il tient plus que tout à propager, une volonté de réforme à faire prévaloir, — et peu importe qu’elle soit de sens contraire à celle de Kipling.

Bien entendu, il faut se garder de réduire à un seul trait, si dominateur soit-il, la poésie de l’auteur des Cinq Nations. Elle n’est pas toujours de tendance pratique et puritaine. On a vu à quel point il peut la varier de fantaisie, de pur rêve, de jeu, (et comme il a joué avec les enfants ! ) On trouverait cent morceaux qui ne valent que par l’émotion et la beauté des images, des rythmes, la valeur des mots choisis pour leur musique forte ou tendre, leurs pouvoirs de pleine évocation ou de suggestion subtile. On en trouverait où cet artiste, bien plus érudit qu’on ne l’imagine, s’est plu à retrouver le grand style romain, les cérémonies et préciosités de la Renaissance, les emphases de notre Révolution, les nerveuses brièvetés de la poésie américaine, les larges, viriles solennités orientales.

Mais ce ne sont là que ses amusements et langages. Son fonds, c’est une énergie dont on oserait dire qu’elle tient du mouvement même du monde, une volonté de vie qui le dévoue au service de la vie, et cela dans son ordre, dans son Angleterre, qu’il sert d’abord, comme la feuille sert l’arbre, dont elle a reçu sa forme, sa loi, et dont elle porte en soi l’essence et l’idée. Mieux que personne en notre temps, il a représenté la culture, la foi, l’idéal anciens de cette Angleterre. Mieux que personne, il s’est ému et a prévu pour elle. Mieux que personne, quand vint l’épreuve, il en a directement senti les angoisses, les douleurs, et pleinement incarné le vouloir. Quand se fera le recul qui montrera le poète sur le fond tragique de l’époque, on verra qu’il a porté l’âme de son peuple.

Mais en obéissant à sa mission, il sert des fins plus hautes et générales encore. Si l’on veut bien connaître son intention profonde, il faut lire quelques strophes qu’il a jetées à la fin d’un de ses premiers livres, et qui en prolongent bien loin la signification et la portée :


La pierre que j’ai taillée s’éclaire à la pourpre dont flamboie le vitrail. — Près de mon œuvre, avant la nuit, — à toi qui juges l’artisan ! je viens prier. — Si quelque chose est bien dans ce que j’ai façonné — ta main, Maître, l’a décidé, la Tienne… — La profondeur, le rêve de mon désir, — les amers sentiers où j’errai, — tu les sais, toi qui fis le feu, tu les connais, toi qui fis la terre. — Dans le Temple redouté, encore une fois une pierre a pris sa place[11]


Cette pierre exactement taillée pour le Temple, c’est toute l’œuvre de Kipling, — et par cette prière, il la consacre.


ANDRÉ CHEVRILLON.

  1. Voyez la Revue des 15 avril et 1er mai.
  2. The Recall, dans An Habitation enforced.
  3. Christmas in India, dans Departmental Ditties.
  4. Puck’s Song, dans Puck of Pook’s Hill.
  5. An Impérial Rescript.
  6. Article de M. C. Bellair, M. P. dans la National Review de mars 1909. A la veille de la guerre, la même tendance règne encore. Le 1er janvier 1914, M. Lloyd George dit, dans une interview, au Daily Chronicle : « Nous sommes au moment le plus favorable pour réviser le budget de nos armements. Nos relations avec l’Allemagne sont infiniment plus amicales aujourd’hui que depuis longtemps. » Et le 23 juillet, le jour même de l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, M. Lloyd George reproche à M. Austen Chamberlain de supposer que les dépenses militaires vont continuer.
  7. Cette expression désignait jadis les Irlandais qui s’en allaient servir en France.
  8. Mot de la Bible (Rois, II, 4, 26), souvent gravé sur les tombes anglaises. L’envoyé d’Elisée demande à la Sunnamite des nouvelles de son fils : » Tout est-il bien pour l’enfant ? » La mère répond : « Tout est bien. » Or l’enfant est mort.
  9. Justice, dans The Years Between.
  10. The Beginnings, poème, dans A Diversity of Creatures.
  11. My New-Cut Ashlar, dans Life’s Handicap.