La Plante/Partie II, chapitre V

Charles Delagrave (p. 303-311).
VI. — Fleurs et insectes  ►
Partie II.
V. — Le Pollen

V
Le Pollen.

Émission des tubes polliniques. — Arrivée du tube pollinique dans l’ovule. — Apparition du germe. — Preuves de la nécessité du pollen. — Le Caroubier. — Le Dattier. — La Citrouille. — Ablation des étamines. — Transport du pollen sur le stigmate. — Action nuisible de l’eau sur le pollen. — Coulure des fruits. — Floraison des plantes aquatiques. — Vallisnérie. — Utriculaire. — Châtaigne d’eau. — Zostère. — Renoncule aquatique. — Nénuphar. — Villarsie. — Stratiote.

Par lui-même, l’ovule ne peut devenir la graine ; sans le secours d’un agent complémentaire, il ne tarderait pas à se flétrir, impuissant à dépasser l’état que je viens de vous décrire. Cet agent complémentaire, c’est le pollen, qui éveille la vie dans l’ovule et y suscite la naissance d’un germe par une mystérieuse coopération qui sera toujours l’un des sujets les plus élevés que puisse agiter la science.

Au moment où la fleur est dans la plénitude de l’épanouissement, le stigmate transpire un liquide visqueux sur lequel se fixent, englués, les grains de pollen tombés des anthères, ou apportés par les insectes et les vents. Ici se reproduisent les faits d’endosmose dont il a été précédemment parlé ; ils se reproduisent, non au sein de l’eau pure, dont l’absorption rapide provoque la rupture du grain, mais à la surface d’une couche d’humidité visqueuse, qui lentement pénètre à l’intérieur et permet à la membrane interne de sortir par les pores en longs tubes polliniques. De sa face en contact avec le stigmate humide, chaque grain émet donc un tube délié, semblable à la fine radicule qui s’échapperait d’une imperceptible semence. Comme une radicule encore, qui s’allonge dans une invariable direction descendante et plonge dans le sol, le tube pollinique traverse l’épaisseur du stigmate, s’engage dans le tissu du style, s’ouvre une voie en écartant un peu les rangées de cellules, s’insinue toujours plus avant et franchit enfin toute la longueur du style, si considérable qu’elle soit. Le grain, comme enraciné, se maintient toujours à la surface du stigmate ; par la contraction de sa membrane externe, il refoule son contenu de fovilla, et, se vidant lui-même, remplit le tube à mesure que celui-ci s’allonge.

Les matériaux ainsi transvasés pour une part sans doute servent à l’accroissement du tube pollinique, car la membrane externe,
Fig. 154. Portion de stigmate au moment où les grains de pollen gp émettent leurs tubes polliniques t à travers le tissu cellulaire tc.
si extensible qu’elle soit, ne pourrait se prêter à tout l’allongement nécessaire. Dans les plantes à long style, en effet, pour parvenir du stigmate à l’ovaire, un tube pollinique doit s’allonger de plusieurs centaines, de plusieurs milliers de fois même, le diamètre du grain d’où il sort. Le temps employé pour ce trajet ne dépend pas seulement de la longueur parcourue, il dépend surtout de conditions délicates concernant la structure intime du style. Dans quelques plantes, il suffit d’un petit nombre d’heures ; dans d’autres il faut plusieurs jours pour que les tubes polliniques achèvent leur trajet.

Quand ce premier acte touche à sa fin, le stigmate, poudré de nombreux grains de pollen plongeant chacun son tube dans le tissu du style, pourrait être comparé à une pelote à long pied dans laquelle s’enfonceraient profondément des épingles dont la tête seule resterait au dehors. Maintenant les tubes polliniques remplis de fovilla plongent leur extrémité dans la cavité de l’ovaire. Une puissance les dirige, une puissance clairvoyante qui vous saisit de stupeur. Sans trouble malgré leur nombre, sans hésitation, comme guidé par l’infaillibilité d’un inconcevable instinct, chaque tube s’infléchit dans la direction du placenta voisin et plonge son extrémité dans le micropyle béant d’un ovule. Le filament pollinique pénètre dans le sac embryonnaire, en atteint la paroi, et, au point de contact, désormais s’organise lentement un nouvel être, le germe vivant de la graine. Comment ? — Nul ne le sait. Devant ces mystères de la vie, la raison s’incline impuissante et s’abandonne à un élan d’admiration envers l’Auteur de ces ineffables merveilles.

Sans le concours du pollen, l’ovaire se flétrirait, incapable de devenir fruit, incapable de produire des graines. Les preuves de ce fait surabondent ; je citerai les plus simples, celles que nous fournissent les végétaux dioïques ou monoïques. — Le caroubier est un arbre de l’extrême midi de la France ; il produit des fruits appelés caroubes, pareils aux gousses du pois, mais bruns, très-longs et très-larges. Ces fruits, outre les graines, contiennent une chair sucrée. Or cet arbre est dioïque : il porte, sur des pieds différents, soit des fleurs à étamines, soit des fleurs à pistil seulement. Planté seul dans un jardin, sous un climat qui lui convienne, le caroubier à pistil chaque année fleurit abondamment mais sans donner de fruits, car ses fleurs tombent sans laisser un seul ovaire sur les rameaux, pourvu toutefois qu’il n’y ait pas dans le voisinage quelque caroubier à étamines, dont le vent et les insectes puissent lui apporter le pollen. Que lui manque-t-il pour être en état de fructifier ? — L’action du pollen sur ses ovules. En effet, à proximité du caroubier à pistils plantons un caroubier à étamines. Maintenant la fructification marche sans entraves. L’air agité, les insectes qui butinent d’une fleur à l’autre, portent le pollen de l’arbre staminé sur les stigmates de l’arbre pistillé, et les ovaires s’éveillent à la vie, les fruits grossissent et mûrissent, pleins de graines aptes à germer.

Dans les oasis de l’Afrique septentrionale, les Arabes cultivent de nombreux dattiers, qui leur fournissent les dattes, leur principale ressource alimentaire. Les dattiers sont encore dioïques. Or, au milieu de plaines de sable brûlées par le soleil, les coins de terre arrosés et fertiles sont rares ; il importe de les utiliser du mieux. Les Arabes plantent donc uniquement des dattiers à pistils, seuls aptes à produire des dattes, mais lorsque la floraison est venue ils vont au loin chercher des grappes de fleurs à étamines sur les dattiers sauvages, pour en secouer la poussière pollinique sur leurs plantations. Si cette précaution n’est pas prise, la récolte fait défaut.

La citrouille est monoïque : sur le même pied se trouvent des fleurs pistillées et des fleurs staminées, très-faciles à distinguer les unes des autres même avant tout épanouissement. Les premières ont, au-dessous du périanthe, un gros renflement, qui est l’ovaire ; les secondes n’ont rien de pareil. Sur un pied de citrouille isolé, coupons les fleurs staminées avant qu’elles s’ouvrent et laissons les fleurs pistillées. Pour plus de sûreté, enveloppons chacune de celles-ci d’une coiffe de gaze, assez ample pour permettre à la fleur de se développer sans entraves. Cette séquestration doit être faite avant l’épanouissement, pour être certain que le stigmate n’a pas déjà reçu de pollen. Dans ces conditions, ne pouvant recevoir la poussière staminale, puisque les fleurs à étamines sont supprimées et que d’ailleurs l’enveloppe de gaze arrête les insectes qui pourraient en apporter du voisinage, les fleurs à pistil se fanent après avoir langui quelque temps, et leur ovaire se dessèche sans grossir en citrouille. Voulons-nous, au contraire, que telle ou telle autre fleur, à notre choix, fructifie malgré l’enceinte de gaze et la suppression des fleurs à étamines ? Du bout du doigt prenons un peu de pollen et déposons-le sur le stigmate, puis remettons en place l’enveloppe. Cela suffira pour que l’ovaire devienne citrouille et donne des graines fertiles.

Quoique un peu plus délicate à conduire, une expérience analogue se fait avec succès sur les fleurs pourvues à la fois d’étamines et de pistils. Dans la fleur sur le point de s’épanouir, on retranche les anthères avant que leurs loges soient ouvertes pour l’émission du pollen. La fleur mutilée est alors coiffée d’une enveloppe de gaze pour empêcher ainsi l’arrivée du pollen du voisinage. Ce traitement suffit pour stériliser l’ovaire, qui se flétrit sans développement ultérieur. Mais si du pollen est déposé avec un pinceau sur le stigmate de la fleur, l’ovaire se développe comme d’habitude malgré l’ablation des étamines et l’enveloppe de gaze.

Puisque le pollen est indispensable à la production de semences fertiles, son transport de l’anthère sur le stigmate doit être assuré par des moyens appropriés à la structure de la fleur et aux conditions d’existence de la plante. Et en effet, les ressources les plus ingénieuses, les plus étonnantes combinaisons parfois, sont mises en œuvre pour que la poussière staminale arrive à sa destination. La botanique n’a pas de plus intéressant chapitre que celui qu’elle consacre aux mille petites merveilles en jeu dans le solennel moment de l’émission du pollen. Je vais tâcher, mon cher enfant, de vous en donner une idée.

Si la fleur possède à la fois des pistils et des étamines, l’arrivée du pollen sur le stigmate est en général très-facile : il suffit du moindre souffle d’air, du passage d’un moucheron qui butine, pour secouer les étamines et faire tomber le pollen. Du reste des dispositions sont prises pour que la chute de la poussière pollinique se fasse sur le stigmate. Si la fleur est dressée, comme dans les tulipes, les étamines sont plus longues que le pistil ; si elle est pendante, comme dans les fuschia, les étamines sont plus courtes ; de manière que, dans les deux cas, le pollen tombant atteint le stigmate placé en dessous. — Dans les campanules, les cinq anthères, cohérentes entre elles, forment un canal contenant le style, d’abord plus court que les étamines. À la maturité du pollen, le style s’allonge rapidement, le stigmate monte au-dessus du canal des anthères, et de sa surface hérissée de poils rudes brosse le pollen, qu’il emporte avec lui.

Dans les plantes aquatiques, des précautions spéciales sont prises à cause de l’action nuisible exercée par l’eau sur le pollen. Vous n’avez pas oublié que les grains de pollen, mis en rapport avec de l’eau pure, se distendent sans ménagement par une trop rapide endosmose ; ce qui amène la rupture des enveloppes et la dispersion de la fovilla. En cet état, le pollen n’est plus apte à son rôle, qui est de faire parvenir à chaque ovule, à travers le tissu du style, un tube pollinique gonflé de fovilla. Tout pollen mouillé est désormais sans efficacité aucune. Nous trouvons là d’abord l’explication du fâcheux effet des pluies continues au moment de la floraison. En partie balayé par les pluies, en partie éclaté dans son contact avec l’eau, le pollen n’agit plus sur les ovaires, et les fleurs tombent sans parvenir à fructifier. Cette destruction de la récolte par les pluies est connue des cultivateurs sous le nom de coulure des fruits.

D’après cela, à moins de dispositions particulières que nous examinerons plus loin, aucune plante aquatique ne doit épanouir ses fleurs dans l’eau, où la coulure serait inévitable ; il faut, de toute nécessité, que la floraison se fasse à l’air libre. Examinons quelques-uns des moyens employés pour amener à l’air les fleurs immergées. — La vallisnérie vit au fond des eaux ; elle est excessivement abondante dans le canal du Midi, où elle finirait par mettre obstacle à la navigation si de nombreux faucheurs n’étaient annuellement occupés à la faire disparaître. Ses feuilles sont d’étroits rubans verts, et ses fleurs sont dioïques. Les fleurs à pistil sont portées sur de longues tiges, menues, flexibles et roulées en tire-bouchon. Quand le moment de la floraison arrive, la tige déroule graduellement sa spirale, et la fleur, entraînée par sa légèreté spécifique, monte à la surface, où elle s’épanouit. Les fleurs staminées, au contraire, sont portées sur des tiges très-courtes, qui les maintiennent tout au fond. Ici la difficulté paraît insurmontable ; elle est cependant levée, et d’une admirable manière. Encore en bouton, les étamines protégées par le périanthe étroitement fermé, ces fleurs rompent d’elles-mêmes leur liaison avec la plante, se détachent spontanément et montent à la surface, où elles flottent parmi les fleurs à pistil. Alors elles ouvrent leur périanthe et livrent leur pollen au vent et aux insectes, qui le déposent sur les fleurs pistillées. Enfin celles-ci resserrent leur spirale et redescendent au fond de l’eau, pour y mûrir en repos leurs ovaires.

Le mécanisme pour élever les fleurs au-dessus de l’eau n’est pas moins remarquable
Fig. 155.

A, fragment d’Utriculaire ; B, un utricule isolé.
dans les utriculaires, plantes submergées de nos fossés, de nos étangs. Leurs feuilles, découpées en très-fines lanières, portent de nombreux sachets globuleux ou délicates petites outres, qui ont valu son nom à la plante. Ces sachets, ces utricules comme on les appelle, ont l’orifice muni d’une espèce de soupape ou de couvercle mobile. Leur contenu consiste d’abord en une mucosité plus pesante que l’eau. Retenue par ce lest, la plante se maintient au fond ; mais quand la floraison approche, une bulle d’air transpire au fond des utricules et chasse la mucosité, qui s’écoule par l’orifice en forçant la soupape. Ainsi allégée par une foule de vessies natatoires, la plante lentement se soulève et vient à l’air épanouir ses fleurs. Puis, lorsque les fruits sont près de leur maturité, les utricules remplacent leur contenu aérien par de la mucosité, qui alourdit la plante et la fait redescendre au fond, où les graines doivent achever de mûrir, se disséminer et germer.

La macre flottante, nommée vulgairement châtaigne d’eau à cause de sa grosse graine farineuse et comestible qui rappelle la châtaigne, habite les eaux paisibles des étangs. Les feuilles submergées sont divisées en menus filaments ; les feuilles aériennes, à limbe quadrilatère, sont portées par des pétioles renflés, creux et pleins d’air, en manière de vessies natatoires ; soutenu par ce flotteur, le haut de la plante s’étale à la surface de l’eau en une large rosette insubmersible, espèce de radeau d’où naissent les fleurs. Après la floraison, les vessies pétiolaires s’emplissent d’eau et la plante descend au fond pour y mûrir ses fruits.

Pour préserver le pollen du pernicieux contact de l’eau, chaque plante aquatique a ses ressources. Nous venons d’en voir qui s’allégent avec des appareils flotteurs, utricules remplis d’air, pétioles gonflés en vessies natatoires ; en voici d’autres qui, privées de tout moyen d’émersion, savent entourer leurs fleurs d’une atmosphère artificielle, qui permet la floraison au sein même de l’eau. — La zostère, dont le feuillage forme un faisceau d’étroits et longs rubans d’un vert sombre, vit fixée au fond des mers, à de grandes profondeurs. Les fleurs sont renfermées dans une gaîne qui s’emplit d’air transpiré par la plante et empêche tout accès de l’eau. À la faveur de cette chambre aérienne, la floraison a lieu sans obstacle sous les eaux. — Habituellement, la renoncule aquatique épanouit ses fleurs à la surface de l’eau ; mais si quelque crue subite vient à la submerger et monte à un niveau que les pédoncules ne puissent plus atteindre, les fleurs cessent d’épanouir leurs enveloppes et se maintiennent à l’état de boutons clos et globuleux, dans lesquels s’amasse une bulle d’air. C’est dans cette étroite atmosphère, transpirée par la fleur, que se fait l’émission du pollen.

Des divers moyens qui permettent l’émersion des fleurs aquatiques, le plus simple et le plus fréquemment employé est celui qui consiste dans l’allongement des pédoncules jusqu’au niveau des eaux. Ainsi le nénuphar blanc a pour tige un rhizome qui rampe dans la vase sans pouvoir se dresser ; mais ses pédoncules robustes montent verticalement et s’allongent jusqu’à ce qu’ils aient porté leur grosse fleur à quelques pouces au-dessus de l’eau, si profonde que soit celle-ci. — D’autres fois, les pédoncules n’étant pas aptes à l’élongation que nécessiterait la profondeur des eaux, la plante tout entière quitte le fond, s’arrache de la vase et vient flotter pour fleurir à l’air. Cette migration du fond à la surface est déterminée par le petit nombre et la faiblesse des racines, le peu de résistance du support vaseux, et la poussée de l’eau, qui, agissant sur une plante spécifiquement plus légère, finit par en amener l’arrachement. C’est ainsi que la villarsie faux-nénuphar, le stratiote-aloës et autres végétaux des eaux stagnantes, abandonnent le sol où ils ont germé, et flottent, à demi émergés, quand vient l’époque de la floraison.