La Pitié sociale dans le roman
ET L’AUTEUR DE « RÉSURRECTION »
Certains admirateurs de Tolstoï ont paru surpris et munie un peu fâchés qu’il existât de si visibles rapports entre Résurrection et les Misérables. Il était de bon ton parmi eux de médire de Victor Hugo, et les Misérables, en particulier, excitaient leur verve moqueuse. Qu’une œuvre aussi surannée, que ce « manuel du parfait garde ; national » pût avoir rien de commun avec les écrits de Tolstoï, c’est une idée qui ne leur venait pas. A la lecture de Résurrection il a bien fallu qu’elle leur vînt. Qu’ont-ils en effet trouvé dans Résurrection, qui ne fût déjà dans les Misérables ? Une créature déchue qui se relève ; des indigens, des forçats, des prostituées, tous les rebuts et toutes les victimes de la vie sociale rassemblés en un vaste tableau ; des bourgeois au cœur dur, des juges au cœur léger ; de candides révolutionnaires qui tentent de corriger le monde et qui meurent à la tache ; des scènes d’hôpital, des scènes de prison ou de bague ; et, par-dessus tout cela, à travers tant d’effrayantes ou désolantes visions, je ne sais quel grand souffle qui passe, souffle d’amour fraternel et de miséricorde : tels sont, en substance, les deux livres, et le titre de l’un conviendrait également à l’autre.
Dès les premières pages de Résurrection, le rapprochement s’impose. On ne suit pas Nekludov aux assises où une malheureuse fille va être condamnée par sa faute, sans se rappeler l’entrée de Valjean dans la salle d’audience où un pauvre vieil homme va être condamné à sa place ; on n’assiste pas à la lutte qui se livre alors dans l’âme de Nekludov sans se rappeler les angoisses de Valjean et le fameux chapitre de la « tempête sous un crâne. » Malgré soi, en écoutant le substitut de Moscou qui requiert si étourdiment et en phrases si pompeuses contre l’innocente Katucha, on le compare à l’avocat général d’Arras qui foudroyait de son éloquence le bonhomme Champmathieu ; et, malgré soi, on compare les deux accusés, leurs effaremens, leurs naïves réponses, leur impuissance à se justifier de crimes qu’ils n’ont pas commis. Sans doute, le héros de Tolstoï, le prince Nekludov, riche, élégant, considéré, ne ressemble guère au héros de Victor Hugo, au galérien Jean Valjean, encore que leur histoire à tous deux soit celle de leur retour au bien, de leur « résurrection, » et qu’ils s’emploient dès lors avec une égale ardeur à secourir les infortunés. Mais, auprès de Nekludov, il y a Katucha, qui est même en réalité le personnage principal du roman, qui « ressuscite » elle aussi ; et le lecteur n’est pas long à s’apercevoir que Katucha est sœur de Valjean en même temps que de Fantine. Comme Fantine, elle a été la dupe d’un séducteur qui l’a presque aussitôt abandonnée et jetée au ruisseau. Comme Valjean, et sans plus de raisons que lui, elle a été envoyée au bagne, et, en dépit de son ignominie, en dépit de ses amères rancœurs, il lui suffit comme à Valjean de rencontrer un peu de tendre pitié pour que sa conscience se réveille, pour que son cœur se rouvre, pour qu’elle redevienne capable du plus noble sacrifice.
Le rapport est de toute évidence ; mais pourquoi s’en étonner ? Résurrection n’est pas le premier roman de Tolstoï qui ait un air de parenté avec celui de Hugo. Ce n’est pas sans motif que, dans Qu’est-ce que l’Art ? — après avoir dit que la valeur esthétique d’une œuvre est inséparable de sa valeur religieuse, mais que, d’ailleurs, le sentiment religieux se modifie d’âge en âge et qu’il réside aujourd’hui tout entier dans la conscience que les hommes ont de leur fraternité, — Tolstoï a cité les Misérables comme l’œuvre d’art la plus belle du XIXe siècle et comme la plus conforme à son propre idéal.
Commencés en 1846, les Misérables n’ont été terminés et publiés qu’au printemps de 1862. Dans l’intervalle, le sort de la France et le sort du poète avaient bien changé de face. La monarchie de Louis-Philippe avait fait place à la République, et la République à l’Empire ; quant à Hugo, le pair de France de 1845, le député de 1848, était devenu le proscrit du Deux-Décembre. Il avait dû s’exiler à Bruxelles, puis à Jersey jusqu’en 1855, enfin à Guernesey ; et il avait écrit l’Histoire d’un crime, Napoléon le Petit, les Châtiment… Les Misérables sont d’un autre style. Quoiqu’en grande partie rédigés dans les mêmes circonstances, après le coup d’Etat, sur la terre d’exil, ils sont très loin d’être une œuvre de passion politique, de colère et de haine. Ils sortent de la même inspiration que Melancholia et les Pauvres Gens, publiés peu d’années auparavant ; inspiration que je ne saurais mieux définir qu’en empruntant à M. de Vogué un mot dont il s’est servi dans ses belles études sur le roman russe, et en la nommant « la pitié sociale. »
Tant qu’il existera, dit la préface des Misérables, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale, créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée, qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles.
Qu’est-ce donc que cette pitié qui pleure sur Valjean, Fantine et Cosette, qui se tourne et se penche vers l’humanité des faubourgs, de l’usine et du cabaret, de l’hospice et du pénitencier, vers « l’ignorance et la misère, » vers les damnés de la cité moderne, et qui semble se réserver pour eux tout entière, et qui n’est jamais lasse d’intervenir en leur faveur, jamais lasse de nous rappeler nos devoirs envers eux ? Est-ce l’esprit démocratique ? Oh ! je sais bien qu’il a produit de grandes choses ; je sais que parfois, aux beaux jours de 1789, de 1830 ou de 1848, il a rapproché les hommes dans une étreinte fraternelle, et que nous lui devons plus d’une loi ou d’un décret vénérable ! Mais je sais aussi qu’en son essence propre et par définition l’esprit démocratique est l’esprit égalitaire, et que, livré à lui-même, il court grand risque de dégénérer en esprit d’envie, de révolte et de destruction. Livré à lui-même, la littérature qu’il suscite, ce sont peut-être les exquises et fielleuses maximes de Chamfort, les comédies de Beaumarchais, les pamphlets de Paul-Louis Courier : ce sont plus sûrement les journaux jacobins de l’époque révolutionnaire, les grossiers romans d’un Pigault-Lebrun ou d’un Eugène Sue, les Réfractaires de Vallès, et, disons d’un mot, pour ne point citer de titres plus récens, tous les écrits qui prêchent au bourgeois la haine de la noblesse et au peuple la haine de la bourgeoisie. Et cet esprit-là m’a bien l’air, je l’avoue, d’avoir dicté à Hugo certains chapitres des Misérables, de lui avoir dicté sa théorie de l’insurrection et de la sainte barricade ; mais, à considérer l’énorme ouvrage dans son ensemble, il n’en fait point l’âme, il n’en est point le souffle.
L’âme et le souffle des Misérables, est-ce purement et simplement l’esprit chrétien ? Je ne le crois pas davantage. Oserai-je dire en effet que l’esprit chrétien a quelquefois le tort de renfermer une part trop grande de résignation passive ; et de renoncement, de trop bien accepter, dans l’attente de l’éternelle justice, les iniquités d’ici-bas ? Qu’on l’étudie, par exemple, chez un homme du XVIIe siècle ; qu’on relise le beau sermon de Bossuet sur l’Eminente dignité des pauvres dans l’Église, ce sermon que Bossuet lui-même résume ainsi : « La politique de l’Eglise est directement opposée à celle du siècle ; et je remarque cette opposition principalement en trois choses. Premièrement, dans le monde, les riches ont tout l’avantage et tiennent les premiers rangs ; dans le royaume de Jésus-Christ, la prééminence appartient aux pauvres, qui sont les premiers-nés de l’Eglise et ses véritables enfans. Secondement, dans le monde, les pauvres sont soumis aux riches et ne semblent nés que pour les servir ; au contraire, dans la sainte Eglise, les riches n’y sont admis qu’à condition de servir les pauvres. Troisièmement, dans le monde, les grâces et les privilèges sont pour les puissans et les riches, les pauvres n’y ont part que par leur appui ; au lieu que, dans l’Eglise de Jésus-Christ, les grâces et les bénédictions sont pour les pauvres, et les riches n’ont de privilèges que par leur moyen. » Que les croyans qui raisonnaient de la sorte aient pu être des âmes charitables, rien de plus certain ; et Bossu et en était une ; et il n’y en aura jamais de plus tendrement, de plus éperdument charitable que saint Vincent de Paul. Mais qui ne voit qu’à une telle conception de la charité, il ne se mêle aucune réclamation contre cette « politique du siècle, » si contraire à celle de l’Eglise, aucun espoir de réaliser parmi nous ce « royaume de Jésus-Christ ? » Qui ne voit qu’elle se borne à constater par là même et consacre l’inégalité des conditions, et le partage de l’humanité en deux classes, dont l’une, sans doute, aura tout dans le ciel, mais dont l’autre, en tout cas et en attendant, a tout sur la terre ? Tel était bien le point de vue du XVIIe siècle ; . et de là vient que, tout en distribuant des aumônes, tout en créant des œuvres de bienfaisance, il a laissé si lourdement peser sur la nation le despotisme du souverain et les privilèges de l’aristocratie. De là vient également qu’il n’a fait dans son art aucune ou presque aucune place aux pauvres gens. L’amour des pauvres gens s’appelle, au XVIIe siècle, charité ; c’est une des trois vertus théologales, et l’écrivain laisse au prêtre le soin de l’enseigner en même temps que les deux autres. Ou, s’il lui arrive de penser que la fraternité des hommes n’est pas seulement une vérité mystique, s’il arrive que don Juan, jetant un louis d’or au pauvre qui mendie, lui dise : « Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité, » la scène provoque une telle surprise et un tel scandale que, dès la seconde représentation, il faut que Molière la supprime.
Mais-supposez que ces deux esprits, celui de la Révolution française et celui de l’Evangile, se rencontrent, se pénètrent et se combinent, l’un apportant sa tendresse infinie et sa paix, l’autre son instinct d’égalité et ses justes, revendications : une pitié nouvelle va naître, qui ne se contente plus de considérer « l’éminente dignité du pauvre dans l’Eglise, » qui songe à sa dignité dans l’Etat, ou plutôt qui ne se limite pas au pauvre, » qui s’étend à toute la classe inférieure de notre société, à toute la grande foule obscure, et s’efforce d’attirer sur elle non plus seulement les bienfaits des âmes pieuses, mais l’attention et la clémence du législateur. C’est cette pitié-là qui remplit les Misérables et qui en fait quelque chose de si grand.
Il me semble l’apercevoir chez Hugo, au moins à l’état de germe, dès sa jeunesse, dès l’éveil de son génie. Peut-être n’était-elle encore ni bien profonde ni bien sincère dans ses premières productions, dans Bug-Jargal, Marion de Lorme, le Roi s’amuse, ou Notre-Dame de Paris. Ce qui le poussait alors vers l’esclave, vers la courtisane, vers le bouffon, vers les truands et les bohémiennes de la Cour des miracles, e étaient surtout ses partis pris de jeune romantique, heureux de jeter le défi aux bienséances du classicisme et de faire enrager les « philistins ; » c’était le goût de l’étrange et des difformités pittoresques, la recherche des antithèses provocatrices. Il serait difficile, en revanche, de ne voir rien qu’un jeu d’esprit et un exercice littéraire dans le Dernier jour d’un condamné (1829) ou dans Claude Gueux (1834), de n’y pas voir une protestation contre la peine de mort et une tentative pour adoucir les rigueurs de la justice humaine. Le Dernier jour d’un condamné, sous forme de narration personnelle, de journal intime, est l’analyse des terreurs et des espérances qui se disputent l’âme d’un condamné à mort entre le jour de la condamnation et le jour de l’exécution ; c’est la lente et affreuse agonie d’un homme, d’un criminel, mais enfin d’un homme, en pleine santé, en pleine vie, qui se débat et crie comme déjà sous le main du bourreau. Claude Gueux est une autre agonie, celle d’un malheureux être doux et résigné, d’un ouvrier dont la misère a fait un voleur et qui subit patiemment sa peine au fond d’une prison, mais qui se révolte enfin le jour où son geôlier, par une inutile cruauté, le sépare de son ami. Il n’est pas sans quelque ressemblance, le pauvre Claude, avec le Valjean des Misérables. Mais qu’il y a loin, malgré tout, de ces premiers écrits, loin d’une Feuille d’automne telle que Pour les pauvres ou que la Prière pour tous, à Melancholia, aux Pauvres gens et à la grande épopée humaine de 1862 !
Pour comprendre comment la transformation s’est faite, comment le germe s’est développé, il faudrait avant tout étudier le mouvement d’idées qui s’est produit en France de 1830 à 1848, et à peine en puis-je ici marquer les tendances générales. Ces dix-huit années de batailles parlementaires et d’émeutes sont la période de crise d’où allait sortir l’institution du suffrage universel, c’est-à-dire le triomphe définitif de la démocratie ; elles sont aussi, et on l’a souvent, répété, l’âge héroïque, l’âge d’or du socialisme. Quel travail et quelle fermentation dans tous les cerveaux ! Qu’elle ardente et sincère aspiration au progrès ! Tandis que les rédacteurs de l’Avenir, Lamennais, Lacordaire et Montalembert, s’évertuent à restaurer le catholicisme en le réconciliant avec l’idée de liberté, tandis que, d’autre part, les communistes et les anarchistes, que conduisent Buonarroti et Proudhon, attaquent le principe même de la propriété, entre eux vont et viennent d’innombrables et doux rêveurs, adeptes de Saint-Simon ou de Fourier, de Pierre Leroux ou de Buchez. Ces noms ont perdu pour nous beaucoup de leur prestige. Il est tentant et il est aisé de se moquer un peu de Saint-Simon et plus encore des saint-simoniens, des cérémonies de leur culte, de leurs prédications, de leur pape ou « père suprême, » et de la retraite d’Enfantin à Ménilmontant avec ses quarante jeunes hommes en pantalon blanc et justaucorps bleu. Il n’y avait pas de moins réjouissantes bizarreries dans le fouriérisme et dans ses promesses. Mais souvenons-nous que le saint-simonisme, le fouriérisme, l’humanitarisme n’ont pas séduit seulement des sots ; que Saint-Simon a compté parmi ses premiers disciples Armand Carrel, Augustin Thierry, Auguste Comte ; que Fourier avait avec lui Victor Considérant et Toussenel ; que Pierre Leroux était admiré de Jean Reynaud autant que de Mme Sand. Allons au fond des systèmes dont les excentricités ou les enfantillages nous faisaient sourire, et nous verrons qu’ils tendaient tous à un même but. De même que Bûchez édifiait toute sa doctrine sur deux paroles du Christ : « Aimez votre prochain comme vous-même ; — que le premier parmi vous soit votre serviteur, » de même Saint-Simon avait écrit à la première page de ses œuvres : « Aimez-vous les uns les autres. » Eglise saint-simonienne ou phalanstère, en somme, toute l’idéologie socialiste de ce temps-là consiste en un rêve d’association fraternelle, en une solution de la question sociale par l’amour. Sous quelque forme qu’elle se présente, elle se ramène en dernière analyse au désir de sauver, du naufrage menaçant de la foi, la morale du christianisme, à un commun effort pour faire entrer la loi du Christ dans les institutions de la démocratie et, si je puis ainsi parler, à laïciser l’Evangile ; en sorte que, de tant de folies, se dégageait une belle et bonne leçon dont Hugo a pu profiter.
Et puis, après avoir regardé autour de lui, il resterait à regarder un peu dans l’intimité de sa vie, à se rappeler ce qu’à la même époque, il a souffert dans son amour paternel, puisque, après tout, rien ne peut mieux que la souffrance enseigner à l’homme la pitié ; il resterait à se rappeler cette date du 4 septembre 1843, inscrite à part, sur une feuille blanche, au tome II des Contemplations. Il n’y avait pas tout à fait sept mois qu’il avait marié sa fille Léopoldine à Charles Vacquerie. Les deux très jeunes époux s’étaient établis sur la rive droite de la Seine, non loin de Caudebec, à Villequier. Le 4 septembre, comme ils se promenaient en canot, un coup de vent fit chavirer la frêle embarcation : tous deux périrent. On retrouva leurs corps étroitement serrés l’un contre l’autre, et ils furent ensevelis dans le même cercueil. Hugo revenait alors d’un voyage en Espagne ; aucune des lettres qui lui furent adressées ne le rejoignit en route ; c’est le 9 septembre seulement qu’en passant dans un village voisin de Rochefort, dans un café, un journal lui apprit par hasard, et de la façon la plus brutale, qu’il ne reverrait pas son enfant. On a de lui une lettre écrite le lendemain ; elle est belle et touchante. Mais, quand on veut mesurer sa douleur, quand on veut savoir quel retentissement elle a eu sur son génie, le mieux est d’aller droit à la pièce des Contemplations qui porte en titre : A Villequier.
- Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres,
- Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux ;
- Maintenant que je suis sous les branches des arbres,
- Et que je puis songer à la beauté des cieux…
Ces vers sont datés de 1817. A huit ans de là, douze, ans après le drame de Villequier, la blessure était toujours aussi saignante, plus peut-être, car il n’avait même plus la triste douceur de rendre visite à la tombe de sa fille. A celle qui est restée en France, ainsi s’intitulent les vers sur lesquels s’achève le recueil des Contemplations et qui en sont comme le funèbre Envoi :
- Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange
- Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d’ange ;
- Ouvre tes mains et prends ce livre ; il est à toi…
Mouvement d’idées socialiste et humanitaire de 1830 à 1848, deuil domestique ravivé par l’exil, telles sont, si je ne me trompe, les influences qui ont agi sur Hugo et qui, de nature ; bien diverse, ont pourtant agi dans la même sens, élargissant chez lui le sentiment de la misère humaine et de la fraternité humaine. Alors il a écrit l’œuvre immense, l’œuvre d’enthousiasme démocratique ut d’évangélique pitié, qui se nomme les Misérables.
Je ne prétends pas que la même inspiration ne se retrouve chez aucun de nos prosateurs ou de nos poètes. Elle est dans un ou deux épisodes de Jocelyn ; sans parler des travaux historiques de Michelet, elle anime son petit livre du Peuple ; et, si elle n’a mené George Sand qu’à produire le Compagnon du tour de France ou le Meunier d’Angibaud, où l’intention généreuse avorte et se perd en un stérile exposé de doctrine ! , elle a de nos jours grandi le talent de M. Pierre Loti jusqu’à faire de lui l’auteur de Mon frère Yves et de Pêcheur d’Islande. Est-ce là tout ? J’en ai peur. Fils de Chateaubriand, les romantiques étaient trop ivres de couleur et surtout trop occupés de leur moi, trop occupés à retrouver en eux et à décrire le tourment distingué de René, pour abaisser volontiers leurs yeux sur le peuple de la rue, sur la plèbe. Les réalistes et les naturalistes se sont rapprochés d’elle, mais sans respect, sans amour ; ils ont fouillé curieusement ses haillons, ses plaies, ses hontes, et plus d’une fois, en croyant la peindre, ils l’ont diffamée. Tant il est vrai que l’écrivain représente chez nous la dernière aristocratie qui subsiste, et la plus hautaine, la plus irréconciliable, celle de l’esprit ; tant il est vrai que, s’il était difficile à un gentilhomme de fraterniser avec un manant, il n’est guère plus facile à nos mandarins de lettres d’entrer en communion d’âme avec les illettrés.
Où donc chercherons-nous l’équivalent des Misérables ? Chez les romanciers de langue anglaise ? A la rigueur, nous le pourrions. Ils ont ressenti et traduit des émotions analogues à celles qui ont débordé ; du cœur de Hugo, et à peu près dans le même temps. Le livre de Mme Beccher-Stowe, qui a fait une si grande fortune et si heureusement contribué, en Amérique, à l’abolition de l’esclavage, la Case de l’oncle Tom, a paru en 1842. Adam Bede et Silas Marner, de George Eliot, datent, le premier de 1858, le second de 1861. Parmi les romans de Dickens, il n’en est guère où ne soit tendrement plaidée la cause des humbles : tel, entre autres, celui qu’il a publié en 1854, Temps difficiles, où parait le vieil ouvrier Stephen. C’est une page exquise que celle où Stephen, à qui la vie a été si dure, meurt en pardonnant aux hommes et en les invitant à s’entr’aider. Mais, parvenu à la fin du volume, le lecteur est un peu déconcerté d’y rencontrer un dénouement de petite moralité douceâtre, qui est la punition de tous les coupables et la réparation de toutes les erreurs ; et il lui semble, en revenant sur sa lecture, que l’impression en est décidément un peu superficielle et la portée bien courte. Celle des romans de George Eliot est plus haute, incomparablement, mais la forme en demeure la forme du roman psychologique ou intime, et, quand nous en préférerions la facture à celle des Misérables, n’est-il pas vrai qu’on n’y sent point la même force et la même ampleur de souffle ?
Mais ce souffle, ce sentiment que j’essaie d’analyser, cette pitié sociale qui est l’âme des Misérables, ne savons-nous pas bien qu’elle est l’âme aussi du roman russe ? Et comment en serait-elle absente, si elle est faite des deux élémens que j’ai cru y démêler ? De tous les peuples de l’Europe, il n’en est pas aujourd’hui de plus foncièrement chrétien que le peuple russe ; et quant à l’esprit démocratique, la poussée en a été assez forte là-bas, au XIXe siècle, pour provoquer l’événement que certains penseurs n’ont pas craint de comparer, d’égaler presque à la Révolution française, je veux dire l’émancipation des serfs. Tourguenef et Dosloïevsky ont écrit leurs premiers romans de 1844 à 1847, au cours de ces « années Quarante, » comme on dit en Russie, pendant lesquelles la classe instruite de Pétersbourg et de Moscou s’éprenait des idées françaises et aspirait à rebâtir de fond en comble le vieil édifice des tsars. Ils ont souffert pour la cause populaire ; et je ne serais pas en peine de trouver chez eux, notamment dans Humiliés et Offensés de Dostoïevsky ou dans sa Maison des morts, la matière d’une comparaison avec les Misérables. J’ai moins de peine encore à la trouver chez Tolstoï.
Ce n’est pas qu’entre Hugo et lui, il n’y ait bien des différences, soit dans leur art, soit dans leurs idées.
De toutes les œuvres d’imagination que le XIXe siècle a vues éclore, les Misérables sont la plus vaste et la plus puissante. Nous n’avons en France aucun autre roman de même type. Depuis l’abbé Prévost, depuis que le roman est chez nous un genre défini et constitué, l’effort de nos romanciers a constamment tendu à faire de leur récit le drame d’une vie humaine. Drame plus ou moins développé, plus ou moins riche en peintures de mœurs et en analyses psychologiques, mais, qu’il s’agisse de Manon Lescaut ou de Valentine, du Père Goriot ou de Madame Bovary, drame qui se concentre autour d’un ou deux personnages principaux et se limite à un moment de leur vie, à la crise essentielle et décisive de leur existence. Dans les Misérables, et dès la seconde des cinq parties, le rôle de Valjean devient des plus secondaires. Dès lors se succèdent, en apparence sans suite et sans lien, des descriptions de Paris ou des tableaux d’histoire qui font revivre pour nous les temps de l’Empire, de la Restauration, de la monarchie de Juillet. Nous passons du champ de bataille de Waterloo aux salons ultra de 1817, du Petit Picpus aux cafés du Quartier Latin, des barricades de 1832 à celles de 1848 ; et, dans ce continuel va-et-vient, dans ce brusque passage d’une scène à l’autre, nous ne tardons pas à nous rendre compte qu’au lieu du drame d’une vie humaine, c’est un drame de la vie nationale que nous présente Victor Hugo ; que son héros n’est point Valjean, mais la France de 1815 à 1848 dans sa marche vers un idéal de justice, de liberté, de fraternité ; que son œuvre embrasse toute la vie d’un peuple pendant une période de trente années ; bref, qu’elle est moins un roman qu’une forme nouvelle, la forme moderne de l’épopée.
Mais, si les Misérables sont l’épopée du prolétariat dans sa lente ascension vers la lumière, s’ils sont très loin de se réduire aux aventures de Jean Valjean, encore est-il vrai qu’elles y forment la traîne de l’action, qu’elles sont le support du colossal édifice, et que ces aventures sont de la plus fabuleuse invraisemblance. Escalades, évasions, sauvetages, fatales et surprenantes rencontres, tout le romanesque du roman-feuilleton ou du mélodrame se retrouve dans les métamorphoses de Valjean en M. Madeleine et de M. Madeleine en M. Leblanc. Ni le pouvoir d’expression que nous admirons chez Hugo, ni les grands effets dramatiques qu’il sait tirer des situations les plus fausses, ni les larmes même qu’il nous arrache, ne sauraient nous cacher ce qu’il y a d’excessif dans ses conceptions et dans son style ; et, bien qu’il substitue ici aux évocations gothiques et aux truands de Notre-Dame-de-Paris des types et des tableaux pris dans la réalité contemporaine, nous reconnaissons encore en lui le romantique de 1830.
Veut-on voir à quel point le réalisme de Tolstoï diffère du romantisme de Hugo ? Qu’on mette Guerre et Paix en parallèle avec les Misérables. On en a le droit : Guerre et Paix est aussi une épopée, et le seul roman dont la libre composition soit à peu près celle des Misérables. Mais là, rien de théâtral, nul apprêt, nulle complication d’intrigue. Tout au plus relèverait-on une ou deux coïncidences où il pourrait sembler, si on était de méchante humeur, que le hasard a un peu trop bien fait les choses, mais cela n’est rien, si l’on songe combien d’acteurs Tolstoï fait mouvoir et parvient à grouper au cours de son long récit. Il n’est pas possible de se conformer plus simplement, plus fidèlement, au train ordinaire de la vie, d’imaginer des situations plus naturelles, et de toucher davantage en visant moins à l’effet. Voyez comment nous est racontée la mort du prince André : « Il se confessa, il communia, et prit congé des siens. Lorsqu’on lui amena son fils, il effleura sa joue de ses lèvres, et se détourna, non par regret de la vie, mais parce qu’il supposait que c’était tout ce qu’on attendait de lui. On le pria cependant de bénir l’enfant ; il le fit, et jeta ensuite sur ceux qui l’entouraient un coup d’œil interrogateur. Il semblait leur demander s’il n’y avait pas encore quelque chose à faire ; il rendit enfin le dernier soupir entre les bras de la princesse Marie et de Natacha. « C’est fini ! » dit sa sœur quelques secondes après. » Rien de plus ; et pourtant, quand nous en sommes à cet endroit du livre, notre émotion est grande. Est-elle plus grande, est-elle plus vive qu’à la lecture de certaines scènes des Misérables : arrivée de Valjean chez Myriel, entrevues de Valjean et de Fantine au poste de police, puis à l’hôpital, mort de Gavroche et d’Enjolras, mort de Valjean ? Plus vive, je ne sais, ou plutôt je ne le crois pas ; mais elle est d’une autre nature. L’émotion que nous inspirent les grandes scènes des Misérables est celle que nous ressentons au théâtre, quand la pièce jouée est de Shakspeare ou de Corneille. L’émotion que nous font éprouver les récits de Tolstoï est celle que nous ressentons devant les spectacles de la vie, en présence d’une souffrance réelle, à la mort de quelqu’un que nous aimions.
Car ses héros ne sont plus, comme ceux de Hugo, de puissantes créations de l’esprit qui personnifient une idée abstraite, la loi, la bonté, la misère. Ses héros sont des vivans, des créatures complexes et changeantes en qui, malgré tout, le moi persiste, si bien qu’à travers leurs modifications successives, nous n’hésitons jamais à les reconnaître ; et, parmi tous les dons de son génie, s’il me fallait dire celui que j’admire le plus, celui qu’aucun homme n’a aussi pleinement possédé, sauf peut-être Shakspeare ou Saint-Simon, je dirais que c’est son pouvoir de donner la vie à toutes les figures qu’il peint. Leur physionomie, leur regard, le son de leur voix nous sont connus et familiers. Et vraiment, il serait vain de vouloir expliquer ce qui est le secret du génie ; l’analyse ne nous fournirait que de bien maigres résultats. Nous constaterions que Tolstoï individualise quelques-uns des êtres qu’il crée, en soulignant un trait particulier de leur personne physique : telle, Lise, la femme du prince André, avec sa lèvre supérieure qui se retrousse et ne parvient jamais à rejoindre la lèvre inférieure. Mais ceci n’est qu’un procédé, un procédé relativement facile et qui n’appartient pas en propre à Tolstoï : Dickens, avant lui, en avait abusé. Il est autrement difficile de peindre les gens de façon que leur âme, leur moi, se reflète et se traduise dans l’ensemble de leur personne et de leur vie, dans leurs paroles et dans leurs actes comme dans leurs gestes et leurs attitudes ; et c’est à quoi Tolstoï excelle.
Peut-être l’opposition que je viens de marquer entre les deux grands artistes est-elle moins sensible dans le dernier roman de Tolstoï ; et, à vrai dire, il serait naturel que la main du vieux maître fût aujourd’hui un peu moins sûre qu’au temps de Guerre et Paix ou d’Anna Karénine. Dans Résurrection, la donnée et les caractères ont quelque chose d’artificiel. Le jour où Nekludov s’assied au banc du jury se trouve être celui où Katucha, dont il a causé la déchéance et qu’il n’a pas revue depuis dix ans, est assise au banc des accusés. Il n’y avait point jusqu’ici chez Tolstoï de ces miraculeuses combinaisons d’événemens, et c’est bien la première fois, ce me semble, qu’en lisant un roman de lui, nous avons conscience de lire un roman. Ici encore, néanmoins, il s’en faut de beaucoup que sa façon de conter et de peindre soit celle de Hugo.
Elle en est même demeurée si différente qu’à certains égards, Résurrection a presque l’air d’être une critique des Misérables. J’ai dit que la scène des assises offre dans les deux œuvres de frappantes analogies de situation : combien, en revanche, la situation y est différemment traitée ! Au moment où Champmathieu, en qui les témoins et les juges s’obstinent à reconnaître Valjean, va être condamné aux travaux forcés à perpétuité, le véritable Valjean, caché sous le nom de M., Madeleine, maire de M…-sur-M…, se lève, se nomme, et se sacrifie pour sauver un innocent. Coup de théâtre admirable, mais dont le tort, aux yeux de Tolstoï, est justement d’être un coup de théâtre. Son Nekludov a moins grande allure : il regarde stupidement Katucha ; en la revoyant, tout son passé s’est ranimé devant ses yeux ; il est partagé entre le remords et la peur ; il tremble qu’elle ne le reconnaisse comme il la reconnue. Plus tard, demain, ce soir peut-être, le remords l’emportera sur la peur ; il se compromettra, il s’accusera pour obtenir la grâce de la condamnée, et, s’il n’y réussit pas, il la suivra jusqu’en Sibérie afin d’expier, de souffrir avec elle. Mais, en attendant, il se fait tout petit à sa place, et se contente de penser à part lui : « J’aurais dû me lever, au moment du verdict, et faire publiquement l’aveu de ma faute. » De même, comparez la résurrection morale de Katheha et de Valjean. Celle de Valjean est brusque et complète ; dès qu’il a entendu les célestes paroles de Myriel, la brute disparaît pour faire place à l’ange ; l’homme au bâton ferré et au passeport jaune n’est plus que renoncement, douceur et charité. La pauvre Katucha met beaucoup plus longtemps à se régénérer ; elle résiste aux bons sentimens qui se sont fait jour dans son cœur ; l’empreinte que sa vie infâme a laissée en elle ne s’efface que peu à peu, ne s’effacera tout à fait qu’à la dernière page de son histoire. Il est vrai qu’au lieu de Myriel, c’est Nekludov qu’elle a rencontré sur son chemin, et qu’avec toutes ses bonnes intentions Nekludov est un faible esprit, un faible caractère. Hugo nous élevait au-dessus du réel, Tolstoï nous y ramène ; et je n’en conclus pas que l’art de Tolstoï soit supérieur à l’art de Hugo, mais je suis bien obligé d’en conclure que leur art n’est pas le même.
Dans leurs idées générales sur la vie et la société, la différence n’est pas moins grande.
On a maintes fois reproché à Hugo ses changemens d’opinion ; on a pris plaisir à lui rappeler qu’il avait été légitimiste jusqu’en 1830, orléaniste de 1830 à 1848, et finalement républicain. Le reproche ne me semble pas très sérieux, quand je considère combien sa vie a été longue et de combien de révolutions il a été témoin. Il a vu les Bourbons revenir, puis disparaître, puis revenir encore et de nouveau tomber du trône ; il a vu la monarchie de Juillet s’écrouler et naître la République de 48 : il a vu le second Empire et la troisième République. Né en 1802, mort en 1885, mêle à la vie fiévreuse de tout un siècle, il en a été le grand écho ; il a pensé, marché avec le siècle ; et se plaindre qu’entre temps ses idées se soient modifiées, c’est se plaindre qu’il eût un cœur et un cerveau.
Sur un point, d’ailleurs, il n’a jamais varié. Toujours il a eu foi au progrès, confiance dans l’œuvre de la raison humaine, dans la vérité et la fécondité des principes que le XVIIIe siècle a établis ; toujours il a cru au rôle civilisateur de la France, à la beauté et à l’avenir de la civilisation.
- Ce siècle est grand et fort, un noble instinct le mène,
s’écriait-il en 1837, dans les Voix intérieures ; et en 1830 déjà, dans les Chants du crépuscule, il avait dit :
- Oh ! l’avenir est magnifique !
- Jeunes Français, jeunes amis,
- Un siècle pur et pacifique
- S’ouvre à vos pas mieux affermis !…
Sa foi au progrès n’avait point faibli en 1862, lorsqu’il publiait les Misérables, lorsqu’il y montrait toutes les tares et toutes les plaies de la société moderne. Il les montrait, parce qu’il les croyait guérissables, parce qu’il en croyait la guérison prochaine. Son robuste optimisme n’a jamais été plus affirmatif et plus confiant qu’à cette heure-là. J’ai cité les lignes : « Tant qu’il existera par le fait des lois et des mœurs une damnation sociale… » Tant qu’il existera des hommes, des femmes, des enfans, que la misère torture et avilit ? Cela doit donc un jour cesser ?… Hugo en est convaincu, et il l’a dit vingt fois dans son livre.
Mais ce mot de « progrès, » qui revient si volontiers sous sa plume, que représente-t-il au juste pour lui ? Il est permis de se le demander, les métaphores et la belle rhétorique tenant souvent lieu chez lui de formules précises et d’idées. Il nous dit dans les Misérables : « Substituez l’aurore au crépuscule, le jour à la nuit, la lumière aux ténèbres, voilà le progrès. » Il dit : « Détruisez la cave Ignorance, vous détruirez la taupe Crime… Condensons en quelques mots une partie de ce que nous venons d’écrire : l’unique péril social, c’est l’ombre. » Cette ombre n’est peut-être pas très claire. Il dit encore : « Pas une chauve-souris ne résiste à l’aube. Eclairez la société en dessous ; » et ceci deviendrait presque intelligible, s’il n’appelait dans la même page la Sorbonne un asinarium et nos collèges des « huîtrières artificielles. » « L’harmonie se rétablira entre l’âme et l’astre : rame gravitera autour de la vérité comme l’astre autour de la lumière : » voilà de son style, aux instans où il veut faire son office de penseur, où il envisage le problème social, et où, selon son mot, il « ausculte la civilisation. » Il y a ainsi trop de morceaux dans les Misérables qui ressemblent à des professions de foi électorales et qui en ont toute la creuse emphase. Et, par le fait, depuis 1848, Hugo était un homme politique ; il avait été député de Paris, il espérait le redevenir, et il lui arrivait, en écrivant, de penser à ses électeurs. Il y a deux passages des Misérables où cette préoccupation se trahit d’une façon assez amusante. Dans le premier, parlant de Thénardier, qui tient une auberge à Montfermeil et qui est passé maître dans l’art de rançonner les voyageurs : « Il eut fait les choses en grand, écrit-il, s’il eût été en Suisse ou dans quoique ville d’eaux, mais, où le sort attache l’aubergiste, il faut qu’il broute ; » et soudain, pris d’un remords, il ajoute : « On comprend que le mot aubergiste est employé ici dans un sens restreint et qui ne s’étend pas à une classe entière. » Je ne vois pas bien ce que peut être le sens restreint du mot aubergiste, mais je me doute qu’en s’efforçant ainsi de le restreindre, le poète avait en vue quelques-uns de ses électeurs les plus influens. Plus loin, après avoir écrit une page émue, respectueuse et parfaitement belle, sur la vie du cloître, sur l’utilité de la prière, sur la beauté de l’expiation pour autrui, le même scrupule l’arrête : « Ici, conclut-il, toute théorie ; personnelle est réservée, nous ne sommes que narrateur ; c’est au point de vue de Jean Valjean épie nous nous plaçons, e-t nous traduisons ses impressions. » O fâcheuse politique, qui oblige les poètes à s’excuser d’avoir été l’esprit, d’avoir du génie, et de comprendre le beau et le bien sous leurs formes les plus diverses !
En y mettant quelque application, je crois cependant que nous pouvons arriver à définir le progrès tel que le concevait Hugo ; et peut-être le programme, qui d’abord nous semblait confus, va-t-il, au contraire, nous paraître singulièrement précis et limité. Sous tant de périodes retentissantes et de somptueuses nuages, il y a ceci : République, avec droits civiques égaux, suffrage universel, liberté de la pensée et liberté de la presse, avec, surtout, l’instruction pour tous, l’instruction laïque et obligatoire. Ces choses une fois obtenues, tout sera obtenu ; les hommes seront vertueux, il le dit en propres termes au livre vu de la quatrième partie, parce qu’ils auront le droit de vote et que « la dignité du citoyen est une armure intérieure ; » il n’y aura plus de haines de classes, plus de pauvres, plus de criminels : « On n’aura plus à craindre, comme aujourd’hui, une conquête, une invasion, une usurpation… On n’aura plus à craindre la famine, l’exploitation, la prostitution par détresse, la misère par chômage, et l’échafaud, et le glaive, et les batailles, et tous les brigandages du hasard dans la forêt des événemens. On pourrait presque dire : il n’y aura plus d’événemens. On sera heureux. » Une réflexion nous gêne un peu. Ce que souhaitait et réclamait Hugo en 1862, c’est ce que nous avons aujourd’hui ; et, si convaincu qu’on puisse être de l’importance des réformes sociales que le dernier tiers du XIXe siècle a vues s’accomplir, on est bien forcé de lui répondre qu’elles n’ont pas aboli, qu’elles ne pouvaient abolir le crime et la souffrance, qu’il y a encore des « misérables », et qu’il s’est trop hâté d’annoncer l’éclosion du « bien-être universel ».
Mais où trouver le courage de le railler, ce poète du XIXe siècle en qui revivaient les beaux espoirs naïfs des hommes de 89, ce vieillard qui avait gardé en lui toutes les ardeurs et toute la foi de la jeunesse ? Hugo a été le poète de l’action, et par là il continue Corneille, le poète de la volonté. Il a contribué, autant que cela est possible au poète, à soutenir, à exalter l’élan de la France vers un idéal qui, sans doute, est moins proche qu’il ne le pensait, mais auquel il ne faut pas se lasser de croire et de tendre, auquel c’est l’honneur de la France d’avoir cru plus fermement et plus passionnément aspiré qu’aucune nation de l’Europe. « La grandeur et la beauté de la France, a-t-il dit dans une page à la fois bizarre et magnifique des Misérables, c’est qu’elle prend moins de ventre que les autres peuples… Le flambeau de l’Europe, c’est-à-dire de la civilisation, a été porté d’abord par la Grèce, qui l’a passé à l’Italie, qui l’a passé à la France. Divins peuples éclaireurs !… La France est de la même qualité de peuple que la Grèce et l’Italie. Elle est athénienne par le beau et romaine par le grand. E » outre, elle est bonne, elle se donne. Elle est plus souvent que les autres peuples en humour de dévouement et de sacrifice. » Loin de railler ceux qui nous rappellent ainsi qui nous sommes et ce que nous valons, comme il faudrait les chérir et les honorer !
Le dernier terme auquel vient aboutir la pensée de Hugo ne laisse pas toutefois d’être inquiétant. Pour réaliser le progrès tel qu’il le rêve, l’emploi des moyens violons lui semble légitime. Il ne le dit pas d’emblée et en termes aussi formels. Il commence par déclarer qu’il est pour « le progrès en pente douce, » ou bien il nous étourdit d’un tel carillon de mots et de jeux de mots que nous ne savons plus ni ce qu’il veut ni ce qu’il pense ; ici, par exemple : « On accuse les révolutionnaires de semer l’effroi. Toute barricade semble attentat. On incrimine leurs théories, on suspecte leur but, on redoute leur arrière-pensée, on dénonce leur conscience. On leur reproche d’élever, d’échafauder et d’entasser contre le fait social régnant un monceau de misères, de douleurs, d’iniquités, de griefs, de désespoirs, et d’arracher des bas-fonds des blocs de ténèbres pour s’y créneler et y combattre. On leur crie : vous dépavez l’Enfer ! Ils pourraient répondre : c’est pour cela que notre barricade est faite de bonnes intentions. Le mieux, certes, c’est la solution pacifique. La somme, convenons-en, lorsqu’on voit le pavé, on songe à l’ours, et c’est une bonne volonté dont la société s’inquiète, » etc., etc. Barricades pavées de bonnes intentions, pavé de l’ours, progrès en pente douce, toutes ces drôleries ou toutes ces prouesses d’élocution ne doivent pas nous donner le change. La vérité est que Hugo appartenait à une génération pénétrée des leçons et des exemples de la Révolution française, et que le mot fameux : « L’insurrection est le plus saint des devoirs, » avait pour lui l’évidence d’un axiome. Je ne m’engagerai pas à sa suite dans la distinction fort longue et terriblement subtile qu’il essaie d’établir entre l’émeute et l’insurrection, condamnant l’une pour glorifier l’autre. Je n’examine pas non plus si, à la date de 1862, il avait tort ou raison d’exhorter le peuple de Paris à la révolte en lui remémorant et en magnifiant ses révoltes antérieures. Je me borne à constater qu’il a consacré près d’un quart de l’ouvrage aux émeutiers du 5 juin 1832, à leur histoire, à leur apologie, et que le portrait qu’il a tracé d’eux, que son « épopée de la rue Saint-Denis, » égale presque eu beauté héroïque son immortel récit de Waterloo.
Tolstoï nous a peint les révolutionnaires russes sous des couleurs moins flatteuses, sans toutefois nous faire voir en eux, comme Tourguénef dans Pères et enfans ou Dostoïewsky dans les Possédés, des espèces de Peaux-Rouges ou d’animaux sauvages lâchés à travers le monde. Chez lui, ils sont à la fois touchans et ridicules : c’était le cas du frère de Lévine dans Anna Karénine ; c’est le cas, dans Résurrection, de la « petite, maigre, jaune » Vera Bogodouchovska et de ses compagnons de captivité. Il les aime pour leur dévouement à la cause qui leur semble juste, pour leur amour des petits et des faibles, des « humiliés » et des « offensés, » pour leur abnégation ; mais leurs discussions pédantesques, leurs continuelles citations de Karl Marx, leurs airs de certitude le font sourire. Il souriait naguère de leurs théories, parce que toute théorie, tout effort tenté pour remédier aux injustices et aux cruautés de la vie lui paraissait inutile, parce qu’il était plus nihiliste qu’eux-mêmes, parce que le pessimisme sans bornes de l’âme russe était en lui, et qu’il ne voyait rien à souhaiter que l’éternelle tranquillité du tombeau. Il sourit de leurs théories maintenant, parce qu’il en a lui-même une qu’il croit très supérieure à toutes les autres. Mais le nihiliste d’hier se reconnaît encore dans le doctrinaire d’aujourd’hui, et son rêve d’avenir est à peu près exactement l’inverse de celui que faisait Victor Hugo. Victor Hugo rêvait d’élever les classes pauvres au niveau des classes riches et éclairées, et de faire du prolétaire un citoyen et un bourgeois. Tolstoï conseille aux riches de se dépouiller de leurs biens et aux gens instruits de fermer leurs livres pour se rapprocher du paysan et vivre de sa vie. Il nous conseille de « nous simplifier, » d’arrêter les progrès de celle civilisation dont Hugo nous conviait à parachever l’œuvre, de réagir contre elle, de la tuer en nous, et de tendre à l’état de nature, à la vie primitive, qui lui apparaît comme une sorte de communisme rural et idyllique. Ce n’est sans doute pas se faire de moindres illusions que Hugo ; mais c’est s’en faire de tout autres.
Qu’importe, au surplus, que leurs idées diffèrent, si le même désir de justice et la même pitié les animent ? Qu’importe que leur art soit réalisme ou romantisme, s’ils savent tous deux toucher les cœurs ? Qu’importe, en un mot, ce qui les sépare, s’ils se rejoignent par les plus hautes inspirations de leur génie ?
Non, Tolsfoï n’a pas attendu jusqu’à Résurrection pour se faire, comme Hugo, le peintre et l’avocat de tous les déshérités. Dès le temps de Guerre et Paix (1864-1869), alors qu’il était ou croyait être si sceptique, il y avait en lui quelque chose de plus fort que son scepticisme, et c’était sa bonté. Déjà son héros de prédilection était l’homme du peuple, tel qu’il l’avait pu voir à l’armée du Caucase ou au siège de Sébastopol, sous l’uniforme du soldat. Un court épisode, dans Guerre et Paix, l’épisode de Karataïef, semble annoncer tout ce qu’il nous a donné depuis. Karataïef est le vieux soldat qui console Bezoukhov, prisonnier comme lui des troupes françaises. Il est sale et déguenillé ; il passe son temps à dénouer et enrouler des bandes de toile autour de ses pieds meurtris ; et d’abord Bezoukhov détournait la tête ; pour ne pas le voir. Mais Karataïef lui a adressé la parole : « Avez-vous supporté beaucoup de misère, barine ? » Il lui a conté sa propre vie, et sa vie a toujours été si malheureuse, et il y a tant de simplicité, de douceur, de foi naïve dans son récit. que Bezoukhov, ému jusqu’au fond de l’âme, se jure de prendre désormais modèle sur ce chrétien, sur ce sage en haillons.
Tolstoï a tenu le serment de Bezoukhov. Retiré dans ses terres, au milieu de ses paysans, il a pris le parti, il y a une vingtaine d’années, de vivre avec eux et comme eux ; il leur a donné une part de ses biens, et a endossé la blouse de grosse toile que serre à la taille une ceinture de cuir. Il n’a plus été question pour lui de peindre dans ses romans les mœurs aristocratiques et les mœurs bourgeoises, ou, s’il les a peintes une fois encore, dans la Sonate à Kreutzer, ç’a été pour en faire la plus forte, la plus troublante satire. Adieu, les salons de Pétersbourg où rayonnait la grave et douce beauté d’Anna Karénine ! Adieu, la vieille maison seigneuriale qu’égayait le rire de Natacha ! Il a changé de modèles, et aussi de public. Il ne s’occupe plus à présent que de ces paysans, de ces moujiks, qui constituent à eux seuls presque toute la nation russe, et qui, au dernier recensement, étaient près de 60 millions contre 5 ou 6 millions de citadins. Son unique souci est de leur faire du bien, d’améliorer leur sort, de les instruire, et il y travaille avec un zèle infatigable. Dirons-nous qu’en les instruisant, il dément ses propres doctrines ? Nous aurions tort ; il ne se contredit pas. S’il nous engage à chercher le bonheur dans les travaux rustiques et la vérité dans l’humble sagesse paysanne, s’il croit avoir rencontré, parmi les vieux habitans des campagnes, les seuls vrais disciples du Christ, s’il estime que ceux-là, qui ne savent rien, mais qui croient et qui espèrent, nous enseignent mieux que les plus illustres penseurs ce qu’il faut faire et ce qu’il faut accepter, il n’ignore pas que, là comme ailleurs, les sages sont en minorité et qu’il y a dans le peuple de Russie beaucoup de consciences à éveiller et de vices à combattre. Il sait combien de gens, autour de lui, sont hors d’état de lire l’Evangile, et, de ceux qui le lisent, combien sont hors d’état de l’interpréter : il sait quelles ténèbres pèsent sur eux, quelle est la « puissance des ténèbres » où ils sont plongés. Dans l’Empire des Tsars, M. Anatole Leroy-Beaulieu, tout en louant les vertus du paysan russe, sa résignation, son tour d’esprit religieux, a dénombré ses défauts qu’il explique en partie par son long servage. Le servage l’a trop longtemps déprimé et avili, pour que, en 1861, le décret qui l’émancipait ait pu du jour au lendemain lui rendre la pleine notion de sa dignité humaine. Afin d’oublier ses humiliations et ses souffrances, il avait pris l’habitude de boire : il l’a gardée, et va jusqu’à vendre son cheval ou sa charrue pour acheter de l’eau-de-vie. Afin de se soustraire aux exactions du maître ou de l’intendant qui le pressurait, il avait appris à feindre, à mentir : il est resté rusé. Respectueux de l’autorité paternelle, et, d’une façon générale, respectueux de la vieillesse : « Où sont les cheveux blancs, dit le dicton, là est la raison, là est le droit, » avec sa femme, il est facilement brutal, et il la réduit à la condition d’esclave. Là-dessus, il a une foule de proverbes significatifs : « Aimez votre femme comme votre âme, et battez-la comme votre pelisse. » Appelé devant le juge pour avoir brutalisé sa femme, il s’étonne, il proteste : « C’est ma femme, c’est mon bien ! » Il n’en veut point démordre, et si le juge lui parle du respect dû aux femmes : « Qui donc alors peut-on battre ? » demande-t-il ingénument. Aussi le meurtre du mari par la femme est-il fréquent dans les villages russes : la victime, lasse de souffrir, se révolte, et n’ayant pas assez de force pour faire le coup de poing, elle a recours au coup de couteau ou au poison.
C’est là ce que nous dit M. Leroy-Beaulieu ; mais c’est ce que nous avait dit déjà, ce que ne nous a point du tout caché Tolstoï. Il est si convaincu de la nécessité d’éclairer et de moraliser les moujiks qu’il a composé pour eux d’abord un alphabet, puis toute une série de beaux livres. Non pas des livres de vulgarisation scientifique, non pas des manuels civiques ou des variations sur les Droits de l’homme ! Il ne se soucie guère, ou plutôt il serait bien fâché de les initier aux idées nouvelles, aux progrès de cette civilisation qu’il croit corruptrice et qu’il déteste. Il souhaite seulement de leur enseigner à tous ce qu’il a lui-même appris des meilleurs d’entre eux, une morale élémentaire et parfaite qui n’est autre chose, en somme, que celle de l’Evangile réduite à ses principes essentiels. De là le drame de la Puissance des ténèbres, et la petite comédie féerique du Premier distillateur, et les Contes, et Polikouchka.
Tolstoï a-t-il atteint le but qu’il visait ? A-t-il été entendu de ceux à qui il s’adressait ? J’en doute, et lui-même n’en paraît pas bien sûr. Il a conté, avec la plus charmante bonhomie, la déception que la Puissance des ténèbres lui avait fait éprouver. Tout le monde connaît le sujet de cette pièce qui a été naguère un des grands succès du Théâtre-Libre : Nikita a tué et volé, un premier crime l’a conduit à d’autres crimes, et bientôt, en proie à la terreur, aux remords, il s’agenouille au milieu de la foule en criant : Je suis coupable ! Tostoï s’était proposé d’inspirer aux moujiks l’horreur de la débauche et de l’ivrognerie, du vol et du meurtre, et de leur faire comprendre la beauté du repentir et de l’expiation. Or, un jour qu’il avait rassemblé quelques villageois du voisinage et qu’il leur lisait sa pièce, un d’eux lui fit observer, à la fin de sa lecture, que Nikita était bien sot de se dénoncer juste à l’instant où il avait détourné tous les soupçons et où il pouvait recueillir le bénéfice de ses crimes. Voilà comment le naïf et rude auditoire avait compris la leçon du moraliste !
Mais, que Tolstoï l’ait voulu ou non, il a d’autres auditeurs, d’autres lecteurs que ceux-là. Ces œuvres écrites pour le peuple, nous les lisons, nous aussi, et elles nous apprennent à aimer ceux pour qui elles ont été écrites. Elles nous font pénétrer dans l’isba, perdue au milieu de la steppe, au bord du fleuve, à l’orée des grands bois, dans la maison de planches qu’emplit aux trois quarts le poêle en maçonnerie et où brillent contre le mur les saintes images, les icônes de bois colorié. Là vivent des fermiers, des bûcherons, des artisans, et ils parlent une langue étrange, à la fois naïve et imagée, grossière et savoureuse, où les mots et les injures se mêlent à de brèves sentences d’une grandeur toute biblique. Ce qu’ils sont ? Ils sont les fils ou les petits-fils des serfs, de ceux qui, jusqu’en 1861, ont été là-bas la gent taillable, corvéable et fouettable à merci, de ceux que le vocabulaire russe appelait de temps immémorial « la classe noire » ou, j’en demande pardon aux délicats, « la classe puante. » Ah ! dans la Puissance des ténèbres tout au moins, leur grand ami Tolstoï ne les a pas flattés ! Quelle obscurité dans leur cerveau ! Quelle fourberie ou quelle brutalité dans leurs actes ! Les uns, comme Nikita, sont des débauchés et des ivrognes capables de tuer ; les autres, le vieux Mitritch, le vieil Akini, ont toute la mine d’être des idiots. Et cependant ce vieux Mitritch, qui a bu autrefois tout son petit bien, ce vieux Mitritch, si las, si abruti, qui n’aspire qu’à se coucher sur le poêle et à y ronfler à l’aise, il sait à l’occasion compatir à la fatigue d’un cheval que le maître a fourbu, ou à l’affolement d’une petite fille qui a peur la nuit. Ce vieil Akim, qui bégaie et ne peut prononcer deux mots sans les couper d’un : « Taié !… pour ainsi dire ! » il garde au fond de son cœur l’instinct du juste et de l’injuste, et c’est lui qui, au second acte, sort de chez Nikita en crachant sur le seuil, lui qui l’encourage et l’embrasse au dénouement. Ce Nikita enfin, ce Nikita stupide et bestial, qui tout à l’heure ; étouffait de ses propres mains l’enfant nouveau-né de sa maîtresse, voici qu’il se repent, qu’il se frappe la poitrine, qu’il se dénonce ; voici qu’en lui nous découvrons une âme, une âme sœur de notre âme et à laquelle il n’avait manqué peut-être, pour être celle d’un honnête homme, que les heureux loisirs et la coûteuse éducation du riche.
Tous les livres que Tolstoï a publiés depuis vingt ans nous mènent à quelque découverte du même genre. Tous nous font honte de notre dureté et les mépris dont nous sommes prodigues. Ils nous disent combien en ce monde les parts ont été inégalement distribuées, et combien est grande l’iniquité sociale. Ils nous disent que les vices du pauvre ne lui sont pas entièrement imputables, que ses pires méfaits ont leur excuse, que notre justice est inhumaine, et que, pour l’être le plus dégradé, la rédemption serait possible, si, au lieu de le repousser avec dégoût, au lieu de le maintenir et de renfoncer dans son opprobre, nous lui tendions la main pour en sortir. Ils opposent, en d’autres termes, aux mœurs et aux lois de la société l’esprit et la loi de l’Evangile, — et qu’est-ce à dire, sinon qu’ils continuent les Misérables ?
Car ce contraste, avec quelle force Hugo l’avait marqué ! Comme il l’avait rendu sensible à nos yeux et douloureux à nos cœurs ! Doué à un degré bien rare du pouvoir d’animer l’abstraction, il avait créé deux grandes figures qui se faisaient vis-à-vis dans son livre ; et l’une est Javert, l’autre, Myriel. A Javert, qui personnifie, dans sa précision, sa rigueur et son étroitesse, la morale publique, s’oppose Myriel, qui symbolise, dans toute sa douceur et sa sublimité, la morale évangélique ; et c’est entre eux, en quelque sorte, que vient passer le long cortège des êtres de misère, Valjean, Champmathieu, Fantine, Cosette, Gavroche, sur qui la main rude du policier est toujours prête à s’abattre, sur qui reste étendue, pour les absoudre et les bénir, la douce main de l’évêque. Ah ! certes, il ne suffisait pas d’avoir du génie pour écrire les premiers livres des Misérables : n’en déplaise aux critiques qui refusent toute sensibilité à Hugo, il fallait encore être profondément bon. Il n’y a rien de plus beau dans aucune langue que les paroles de Myriel à Valjean. Renvoyé de porte en porte, hué par les enfans, aboyé par les chiens, aussi tragique dans sa course errante qu’un Œdipe ou un roi Lear, Valjean a fini par entrer, haletant et menaçant, dans l’humble maison que Myriel habite. Il s’est nommé ; il a montré son passeport de forçat libéré, ce passeport qui sert, dit-il, « à le faire chasser de partout où il va. » Mais, au lieu de le chasser, au lieu de lui crier comme les autres et ainsi qu’il s’y attendait : « Va-t’en, chien ! » Myriel le fait asseoir à sa table et lui dit doucement :
Vous pouviez ne pas me dire qui vous étiez. Ce n’est pas ici ma maison, c’est la maison de Jésus-Christ. Cette porte ne demande pas à celui qui entre s’il a un nom, mais s’il a une douleur. Vous souffrez ; vous avez faim et soif : soyez le bienvenu. Et ne me remerciez pas, ne me dites pas que je vous reçois chez moi. Personne n’est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d’un asile. Je vous le dis, à vous qui passez : vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout ce qui est ici est à vous. Qu’ai-je besoin de savoir votre nom ? D’ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que je savais.
L’homme ouvrit des yeux étonnés :
— Vrai ? vous saviez comment je m’appelle ?
— Oui, répondit l’évêque. Vous vous appelez mon frère…
Ainsi parle Myriel ; et ce nom de frère, dont il avait accueilli le passant inconnu, après le larcin commis chez lui lu nuit suivante, il le donne encore au larron.
Dans les romans de Tolstoï, Myriel ne porte pas l’habit du prêtre. Le prêtre est à peu près absent de son œuvre ou il n’y a qu’un rôle épisodique, insignifiant, et M. Leroy-Beaulieu nous en a, je pense, fourni la raison, lorsqu’il a montré le peu d’action que le pope, marié, et fonctionnaire de l’État autant ou plus que ministre de Jésus-Christ, exerce en Russie sur le peuple des campagnes. Chez Tolstoï, Myriel est un pauvre moujik à qui la souffrance a appris à comprendre et à pratiquer la grande loi d’amour et de pardon. C’était Karataïef, dans Guerre et Paix ; c’est Akim, dans la Puissance des ténèbres, et Pierre Micheïef, dans le conte si touchant du Petit Cierge ; c’est, dans Résurrection, le vieil ouvrier qui siège au jury avec Nekludov et qui dit, en refusant de condamner aucun des accusés : « Nous-mêmes ne sommes pas des saints ! » Sous un nom ou sous un autre, il est toujours là, formant antithèse avec le propriétaire ou l’intendant, avec le juge ou le directeur de prison, avec l’égoïsme des puissans et des riches ; et il suffit de l’écouter pour reconnaître en lui Myriel. Il parle le même langage, et il parle presque aussi bien. Qu’on en juge par un exemple.
Histoire vraie est une très courte nouvelle, de vingt pages à peine, et le seul de tous ses récits que Tolstoï aujourd’hui ne désavoue pas. L’anecdote qui en fait le sujet est probablement authentique : railleur l’avait déjà contée en quelques mots dans Guerre et Paix. Aksénov, un beau garçon blond et ami des gais refrains, s’est mis en route pour se rendre à la foire de Nijni-Novogorod. Chemin faisant, il rencontre un marchand de sa connaissance, soupe avec lui dans une auberge, y passe la nuit, et, au petit jour, n’étant pas grand dormeur, repart sans s’inquiéter de son compagnon. Le soir même, il est arrêté : on lui dit que le marchand a été égorgé à l’auberge pendant son sommeil, qu’il est accusé de l’avoir tué, et, chose incroyable, on trouve dans son sac, en effet, un couteau taché de sang. Il a beau protester, jurer qu’il ne sait rien, que le couteau n’est pas à lui : il est mis en prison. Sa femme l’y vient voir, elle se désespère, sanglote, puis murmure : « Vania, cher ami, dis la vérité à ta femme ; n’est-ce pas toi qui l’as tué ? » Et Aksénov répond en pleurant : « Et toi aussi, tu le crois ! » Sa femme s’en va ; il songe : « Dieu seul connaît la vérité ; c’est lui qu’il faut implorer. Attendons sa miséricorde. » Il est jugé, il est condamné, fouetté de verges, envoyé en Sibérie. Vingt-six années s’écoulent ; ses cheveux ont blanchi, il s’est voûté, il traîne la jambe, parle peu, ne rit jamais et prie souvent. Un jour, un nouveau forçai, Makar Sémionovitch, arrive au bagne, et, entendant raconter l’aventure d’Aksénov, jette un cri de surprise, puis se tait. Du premier regard, Aksénov a deviné en lui l’homme qui a tué le marchand. Il perd le sommeil ; il revoit dans sa tête son passé, son isba, sa femme, ses enfans, tout ce qu’il a perdu par la faute d’autrui. Quinze jours passent sans qu’il retrouve le calme. Mais, bien qu’il ait surpris Makar en train de faire un trou dans le mur de la prison, il ne le dénonce pas. Quand les gardiens voient le trou et cherchent le coupable, Aksénov, interrogé, se borne à répondre : « Dieu ne me permet pas de le dire, et je ne le dirai pas. » La nuit suivante, il entend venir à lui Makar Sémionovitch :
Makar se pencha sur Aksénov, tout près de lui, et lui dit à voix basse :
— Ivan Dmitriévitch, pardonne-moi !
— Quoi ! que te pardonnerai-je ? fit Aksénov.
— C’est moi qui ai tué le marchand, et c’est moi qui ai placé le couteau dans ton sac. Je voulais te tuer aussi, mais, à ce moment, on a fait du bruit dans la cour : j’ai mis le couteau dans ton sac et je me suis sauvé par la fenêtre.
Aksénov gardait le silence et ne savait que dire.
Makar Sémionovitch se laissa glisser du lit, se prosterna jusqu’à terre, et dit :
— Ivan Dmitriévitch, pardonne-moi, au nom de Dieu, pardonne-moi ! Je vais déclarer que c’est moi qui ai tué le marchand, on te rendra la liberté et lu retourneras chez toi.
Et Aksénov dit :
— Cela t’est facile à dire. Mais, moi, j’ai trop longtemps souffert ici. Où irais-je à présent ?… Ma femme est morte, mes enfans m’ont oublié. Je n’ai plus nulle part où aller.
Makar restait toujours prosterné. Il frappait de sa tête la terre en disant :
— Ivan Dmitriévitch, pardonne-moi ! Quand on m’a battu du knout, cela me fut moins douloureux que de te voir ainsi… Et tu as encore eu pitié de moi, tu ne m’as pas dénoncé. Pardonne-moi, au nom du Christ, pardonne au malfaiteur maudit !
Et il se remit à sangloter.
En entendant pleurer Makar Sémionovitch, Aksénov se mit à pleurer lui-même, et dit :
— Dieu te pardonnera ! Peut-être suis-je cent fois pire que toi…
Comment ne pas avouer, après cela, qu’en dépit de la race ou du tempérament, deux écrivains chez qui se rencontrent de telles beautés, chez qui le sentiment de la fraternité humaine s’élève, selon la formule de Qu’est-ce que l’art ? à la hauteur d’un sentiment religieux, sont deux écrivains de même famille ? Hugo et Tolstoï ont ramené dans la littérature le sublime qui n’y avait point reparu depuis Corneille ; ils l’y ont ramené, et ils l’ont renouvelé. Le sublime cornélien était celui de la vertu stoïcienne ; il résidait dans la plus fière affirmation de la volonté et de la personnalité. Chez eux, le sublime est celui de la vertu chrétienne ; il réside dans l’effacement du moi, dans le sacrifice et le don absolu de soi-même à autrui, dans l’amour éperdu de tous les malheureux et de tous les coupables. Par là, leurs œuvres ne sont pas seulement de même sens, mais de même qualité littéraire : par là, elles sont trop belles pour n’être pas bienfaisantes, et l’on pourrait leur appliquer un mot profond que Hugo a prêté à son Myriel. Myriel, qui donne aux pauvres tout ce qu’il possède, a pourtant quelques fleurs dans son jardin. Voilà un carré inutile, lui dit sa vieille servante, Mme Magloire : il vaudrait mieux avoir là des salades que des bouquets. « Madame, Magloire, répondit l’évêque, vous vous trompez. Le beau est aussi utile que l’utile. — Il ajouta après un silence : Plus, peut-être. »
ANDRE LE BRETON.