La Pipe de cidre (recueil)/L’Octogénaire

La Pipe de cidreE. Flammarion (p. 72-79).


L’octogénaire


Depuis plus de vingt années, la mère Rosa Pelletreni vivait seule, toute seule, en un petit village de la campagne de Rome. Son mari était mort, dévoré par la pellagre ; les fièvres avaient emporté sa fille ; son fils, parti pour Paris, s’y était marié, avait eu des enfants, faisait le diable sait quoi. Et elle, la mère Rosa, avait quatre-vingts ans. Malgré la peur du voyage qui prend, d’ordinaire, les vieilles gens, et bien que, jusqu’ici, elle eût supporté, sans peine, une absence à laquelle, le plus souvent, elle ne songeait guère, elle désira, tout d’un coup, revoir ce fils presque oublié, connaître ses petits-enfants, ne pas mourir sans les embrasser. Elle ne possédait que très peu d’argent, juste de quoi suffire aux dépenses du voyage, un argent péniblement amassé, miette par miette, sou par sou, âprement gratté sur l’épargne continue des aumônes, car, ne pouvant plus travailler, la mère Rosa Pelletrini ne vivait que de charités publiques, de quêtes faites, le dimanche, sous le porche de l’église. Certes, cela l’effrayait beaucoup de se séparer à jamais de cet argent, tout son argent, et de courir, à son âge, l’incertaine chance d’un voyage hasardeux. Mais le désir, transformé bien vite en manie obsédante, étouffa les conseils de la prudence, triompha des résistances de l’avarice. D’ailleurs, à part de menues infirmités communes aux vieillards, elle était droite encore, et vaillante, se portait bien. Et puis, dans le fond, elle espérait que son fils serait riche, que l’affaire ne serait pas aussi folle, aussi mauvaise qu’il était permis de le craindre. N’ayant point lu Leopardi, la mère Rosa était optimiste. Elle brûla un cierge à la madone, et, confiante, gaie, la foi dans le cœur, elle partit.

Quand elle arriva, la tête un peu trouble, et très lasse, son fils, d’abord, ne la reconnut point. Et lorsqu’elle se fut nommée, il poussa un épouvantable juron.

— Que viens-tu faire ici ? cria-t-il.

— Te voir, mon enfant, eut peine à répondre la bonne femme.

Il s’emporta, l’air mauvais :

— Tu aurais bien pu rester là-bas, vieille coureuse… J’ai pas de pain pour toi, j’ai rien pour toi.

— Oh ! je ne mange guère, va !… Et pour loger, une paillasse dans un coin, ça me suffira…

Le fils réfléchit un instant :

— Non ! fit-il… Retourne d’où tu viens… Nous n’avons que faire de toi, ici…

Elle supplia :

— Mon fils !… Je t’en prie !… M’en retourner !… Comment le puis-je ?… Le peu que j’avais, je ne l’ai plus… Les voyages coûtent cher, ils m’ont tout pris… M’en retourner ?… Hélas, mes jambes sont trop faibles, elles ne me porteraient pas loin…

— Elles te porteront au diable !… Va-t’en…

— Mon fils !… Si longtemps sans te voir… Et voilà comme tu me reçois !

— Ah ! fiche-moi la paix !… Va-t’en…

— Tu veux donc que je meure, dis ?

Et la vieille mère se couvrant les yeux de son tablier, sanglota lamentablement.

Mais Pelletrini venait d’avoir une idée, étrangère d’ailleurs à la menace de mort de la vieille. Il se radoucit.

— Soit, dit-il, je te garde… à une condition…

— Tout ! je ferai tout, mon enfant !…

— C’est que tu travailleras, que tu gagneras ton pain…

— Je veux bien… En vérité, je veux bien… Mais je n’ai plus de force dans les bras… Je suis si vieille !…

— Hé ! crois-tu donc qu’il s’agit de décharger des bateaux ?… Tu feras comme moi, comme ma femme, comme mes enfants… Tu iras dans les ateliers et tu poseras, voilà !…

Elle ne savait pas ce que c’était que d’aller dans les ateliers, et de poser, et quand son fils le lui eut expliqué :

— Bonne vierge ! cria-t-elle en joignant les mains, doux Jésus ! Tu veux que je me mette nue devant un homme, moi qui, jamais, ne me suis montrée telle à personne, pas même à ton père, je le jure sur la croix, pas même à ton père !

Pelletrini ricana ; cette confidence transformait sa colère en jovialité.

— Tu crains que ta vieille peau n’excite les messieurs, ah ! ah ! ah ! ta vieille peau !

— Mon fils !… mon fils !… Tu te moques !…

Elle était devenue toute rouge, gênée. Elle murmura d’un ton plus bas :

— Et puis, voyons, je suis trop vieille ! Personne ne voudra faire mon portrait ainsi.

— T’occupe pas de ça !… Il y en a qui aiment les vieilles carcasses comme la tienne. J’en connais…

— Non ! non ! tu es un mauvais enfant !…

Mais le modèle, irrité de nouveau, se mit à battre sa mère ; et, l’ayant battue, il menaça de la jeter dehors. Alors il fut convenu qu’elle irait dans les ateliers.

Je l’ai vue hier, la mère Rosa, chez un sculpteur de mes amis.

Quand j’entrai dans l’atelier, une très vieille femme, toute nue, assise sur la table à modèle, posait. C’était elle. Immobile ainsi qu’une statue, elle avait le dos voûté ; la tête, aux cheveux rudes et rares, penchée sur l’épaule droite, en un mouvement douloureux. Ses mains et une partie des avant-bras plongeaient entre les cuisses rapprochées, pour cacher le bas du ventre et jeter un voile d’ombre épaisse sur la nudité attristante du sexe. Et, sur les murs peints à la chaux, dans cette atmosphère de plâtre, parmi les moulages d’une blancheur froide, qui encombraient l’atelier, ces vieilles chairs meurtries paraissaient plus jaunes, avec des lumières plus vertes, et prenaient des tons lisses et la chaude patine d’un ivoire ancien. À cette vue, je ne pus me défendre d’une grande mélancolie, cette mélancolie si poignante qu’inspirèrent toujours la ruine des êtres et la mort des choses. Et je me dis, pensant à celles que j’ai aimées : « Et bientôt, vous serez, vivantes, ô mes chères âmes, pareilles aux momies desséchées dans leurs tombeaux. Et les outres rosées de vos seins qui, tant de fois, me versèrent l’ivresse du désir, se tariront, ô mes douces amours, et pendront sur vos charmes abolis, plus fripées, plus aplaties, plus hideuses que des lambeaux d’amadou et des paupières mortes. Et vos bouches, ô mes reines où, dans les parfums de votre haleine palpita l’aile frémissante du baiser, vos bouches ne seront plus qu’un trou fétide et noir, qui soufflera la mort, ô vous, les lumières divines de mes yeux ! »

Pourtant, elle n’était point trop repoussante, la pauvre vieille. On voyait encore qu’elle avait dû être belle, autrefois. En dépit des rides du cou, des creux d’ombre qui évidaient sa gorge entre les tendons décharnés et les clavicules saillantes ; en dépit des mamelles, coulant ignoblement avec d’étranges flaccidités, sur des bourrelets qui lui cerclaient le torse ; en dépit des écroulements de la hanche, où la peau flottante lui battait comme une vieille étoffe trop lâche et usée, on retrouvait une élégance de lignes, une noblesse de contours, des beautés vives encore, éparses parmi toutes ses flétrissures. Les jambes, surtout, un peu maigres, un peu trop longues, mais droites et fermes, sans engorgements aux genoux, sans empâtement aux chevilles, avaient toujours je ne sais quoi de jeune et de souple qui me frappa. Le ventre lui-même, cette première hideur de la femme qui se déforme, le ventre gardait des rondeurs pleines, des modelés délicats, une courbure presque polie, malgré le pli terrible qui le sabrait, le coupait d’une entaille profonde, au-dessus du nombril.

Je la considérai, envahi par une presque douloureuse pitié, et, en même temps, tourmenté par une inquiétude. Assise sur la table elle ne bougeait point. Depuis que j’étais entré dans l’atelier, aucun des plis cotonneux de son épiderme n’avait tressailli, pas un frisson n’avait secoué ses pauvres muscles. Une mouche, qui bourdonnait autour d’elle, vint se poser sur son épaule, courut entre les rigoles de ses rides, s’enfonça dans les chiffes pendantes de ses seins, remonta vers ses bras, disparut derrière sa nuque sans que la vieille parût éprouver la sensation d’un chatouillement. À la voir aussi complètement inerte, elle semblait de pierre, et rien n’était plus effrayant que l’immobilité macabre de cet être délabré et vivant. La tête, penchée sur l’épaule, et rattachée au tronc par les tendons obliquement et violemment tirés comme des cordes, demeurait dans une si incomplète inertie que la peur, l’hallucination commençaient à me gagner. Car elle me regardait, la vieille toute nue, elle me regardait obstinément, et ses yeux, bien qu’il me fût impossible de percevoir le moindre mouvement des prunelles, le plus léger glissement des paupières, ses yeux s’élargissaient, toujours fixés sur moi, sans remuer. Ils s’effaraient, passaient de l’effroi à la colère, de la colère à la supplication, de la supplication à la honte, exprimaient, dans une même seconde, mille pensées contraires et violentes, sans remuer. Non seulement, ils ne remuaient pas, mais encore, à mesure que je les regardais, à mesure que se succédaient en eux les plus intenses, les plus bizarres, les plus anormales impressions, ils se pétrifiaient davantage, inexorablement. Au-dessous, ses lèvres rejointes s’enfonçaient dans la bouche, moulant les mâchoires édentées.

Tout à coup, le cercle des paupières s’humidifia ; une nappe plus brillante couvrit la convexité vitreuse des prunelles, et deux larmes, en même temps grossies, roulèrent sur ses joues, et rebondirent, légères et chaudes, sur la nudité insensible de ce corps supplicié. Elle pleura, longtemps, sans bouger. Et il n’y avait de vivant en elle que ces larmes qui versaient, goutte à goutte, sur le viol brutal de sa pudeur, les souffrances infinies de son âme inviolée.