La Pipe de cidre (recueil)/Conte polynésien

La Pipe de cidreE. Flammarion (p. 64-71).


Conte polynésien


Un matin, le fil spécial de l’Aurore-Télégramme annonçait à ses nombreux lecteurs que S. Exc. le colonel Thaoorawa allait venir à Paris pour resserrer au nom de Sa Majesté constitutionnelle, David Kalakaua, roi des îles Sandwich, les liens d’amitié qui, depuis les massacres d’Honolulu, unissent si étroitement la France et la Polynésie.

On sait en quoi consiste cette opération diplomatique.

Un monsieur, généralement nègre, souvent tatoué et toujours couvert de bijoux étranges, débarque au Grand-Hôtel avec fracas. Une suite nombreuse l’accompagne. Conduit par M. Mollard, il va présenter ses devoirs à M. Jules Grévy ; puis, après quelques salamalecs échangés, le monsieur file vers le Bois, où il fait la connaissance d’une horizontale qui, lui ayant juré un amour éternel, l’emmène aussitôt chez Boucheron. Le soir, on le revoit à l’Opéra ; le lendemain aux Folies-Bergère ; le surlendemain, au Panorama de la Bastille. Après quoi, on ne le revoit plus. On apprend seulement que le monsieur est reparti, sans payer sa note, mais non sans avoir distribué à tous les garçons — officiers, cuisiniers, sommeliers et maîtres d’hôtel, — le grand cordon de son ordre. Les liens d’amitié, resserrés de cette façon bien polynésienne, nous comptons une alliance de plus.

Or donc, dès qu’il eut appris la nouvelle de l’arrivée à Paris de S. Exc. le colonel Thaoorawa, le président du Cercle franco-hispano-américain eut une idée de génie qu’il s’empressa de communiquer à son comité.

— Messieurs, dit-il, la partie ne va plus, la cagnotte languit, les banquiers se font rares, les pontes se désagrègent. Cette situation ne peut plus se prolonger. Il faut frapper un grand coup. Voici. Il va venir en France, très prochainement, un colonel d’Hawaï. Nous lui offrirons un banquet, et ce banquet, nous le ferons annoncer par tous les journaux. En même temps, nous raconterons sur ce militaire des choses à stupéfier Boulanger lui-même ; des aventures de jeu prodigieuses ; et comme Hawaï est très loin d’ici, nous lui prêterons une fortune extraordinaire… Vous comprenez, les banquiers alléchés… les pontes rappliquant en toute hâte… alors, dame !…

Théophile Letourneux, un vaudevilliste honoraire, apprécié dans la littérature dramatique pour l’harmonie de ses gilets de satin crème et le coloris violent de ses cravates, pour sa gaieté à la père Dupin aussi, se leva et dit :

— Président, je laisse de côté la question de jeu, qui n’est point de ma compétence, et, j’ajouterai, qui n’est pas de ma dignité. Mais, au point de vue du patriotisme, au point de vue de notre vieux renom d’hospitalité écossaise, et, j’oserai dire, française, j’approuve votre idée. Président, je me charge donc de la rédaction des réclames et des insertions, étant très honorablement connu des journalistes, de Gustave Claudin principalement. Et quant au discours, je puis vous promettre que c’est moi qui porterai la parole, moi-même, et personnellement. Et nunc erudimini, comme disait Silvio Pellico.

On applaudit beaucoup, et chacun se retira très impressionné.

Les choses se passèrent ainsi qu’il est dit au précédent chapitre. Le colonel Thaoorawa vint à Paris, fut invité, accepta l’invitation. Dans les journaux on ne parlait que de Son Excellence, à raison de vingt francs la ligne, que le président du cercle payait joyeusement, en calculant tout ce que cela lui rapporterait. Les légendes les plus incroyables se formèrent autour de ce personnage exotique, qui marchait sur nos boulevards, suivi d’une armée de reporters, et dans une gloire pareille à celle qui illumine le front terrible des anciens dieux polynésiens, mangeurs de femmes et tueurs de petits enfants.

Le jour du grand banquet arriva enfin. En metteur en scène consommé, le président avait fait les choses admirablement. Le cercle était décoré avec un mauvais goût criard tout à fait exquis : partout des fleurs et des drapeaux bizarres et des plantes en zinc qui s’épanouissaient dans des vases prodigieux ; sur les murs, des tableaux inouïs, qu’on eût dit achetés par M. Turquet et peints par M. Flameng. La salle à manger présentait un aspect féerique, ainsi que l’avait remarqué un poète, récemment couronné par l’Académie.

Les présentations terminées, on se mit à table et chacun put examiner à loisir S. Exc. le colonel Thaoorawa, qui souriait de ses dents blanches, mangeait comme un ogre et buvait des pleins verres de fine champagne, suivant l’usage de son pays.

Le colonel était de taille haute, bien prise, assez élégante. Il y avait en lui un curieux mélange de nègre et de blanc. Son teint brun, d’un ton mat, ses cheveux très noirs et crépus, son front fuyant, son nez aquilin, ses pommettes saillantes, ses lèvres empâtées, ses yeux doux et vifs composaient une physionomie qui ne manquait ni d’imprévu, ni d’agrément. Sur son habit, de coupe anglaise, brillaient des décorations multicolores ; le plastron de sa chemise était orné de deux gros boutons, faits d’une dent de baleine, délicatement travaillée ; des chaînes de montre se croisaient, s’enchevêtraient sur son gilet ; des bagues chargeaient ses doigts, aussi serrées que les cercles d’un tonneau. De temps en temps on entendait un petit bruit qui sortait de ses lèvres, un bruit doux comme un son de flûte.

— Ri ri ri, lu lu lu, fi fi fi.

Et l’interprète, arrondissant les bras, se levait.

— Messieurs, disait-il, Son Excellence exprime sa satisfaction. Son Excellence est contente.

Bientôt les conversations devinrent très gaies. On racontait des anecdotes polynésiennes ; on débitait des nouvelles à la main, dans le plus pur goût sandwichien. Un membre de la Société de géographie conférenciait sur le sol volcanique de ces îles lointaines, leurs chétives productions agricoles, leurs constitutions politiques, leurs mœurs qui s’européanisaient. Théophile Letourneux, en sa qualité de psychologue dramatique, donna des détails précis sur la vie privée et publique de Son Excellence. Il expliqua comment le jeune Thaoorawa, ayant été surpris sous un cocotier en flagrant délit d’adultère avec la belle Türoï, fut condamné au supplice de la noyade, aujourd’hui aboli. Conduit en mer, nu, les épaules seulement couvertes du kikéi, qui est le vêtement d’infamie, on le plongea dans l’eau, et on l’y maintint par l’extrémité des pieds, jusqu’à ce qu’il fût presque mort. On renouvela cette opération cinq fois de suite, et comme le jeune Thaoorawa ne mourut point, on le nomma colonel.

Le dîner s’achevait dans un bien-être délicieux. Le président rayonnait de joie, portant ses regards attendris de Son Excellence, qui mangeait toujours et buvait de plus en plus, aux gros banquiers et aux gros pontes qui, tous, avaient répondu à son appel. Et l’on entendait la voix du colonel qui se faisait plus douce à chaque minute, et passait des sonorités joyeuses de la flûte aux sonorités mélancoliques du hautbois.

— Ri ri ri, lu lu lu, fi fi fi.

À chaque fois, l’interprète se levait, saluait à droite, à gauche, et, l’extrémité des doigts écartés posés sur la nappe, il disait :

— Son Excellence exprime sa satisfaction. Son Excellence est très contente, en ce moment, contente… contente.

L’enthousiasme déborda quand, après les toasts, le colonel, s’étant levé à son tour, distribua, en signe de reconnaissance, au président, à Letourneux, aux convives les plus importants, des étuis en bois de santal, renfermant des décorations, accompagnées de leurs brevets écrits en langue polynésienne.

Le président tomba dans les bras du colonel.

— Ah ! colonel !… Oh ! Excellence !…

Et le colonel hawaïen, essuyant une larme, pleurait d’une voix qui semblait le soupir de la brise à travers les feuilles :

— Ri ri ri, lu lu lu, fi fi fi.

On était dans la salle de jeu.

— Il y a cinq cents louis en banque ! criait le croupier en échafaudant devant lui des piles de jetons.

— Six cents ! dit une voix.

Le président se rapprocha de l’interprète.

— Est-ce que Son Excellence ne va pas nous faire l’honneur de prendre une petite banque ? lui demanda-t-il à l’oreille.

— Sept cents !

L’interprète répondit :

— Parfaitement… parfaitement… Seulement, je crois que Son Excellence ne s’attendait pas… et qu’Elle n’a pas eu la précaution de se munir…

— Huit cents !

Le président courut vivement vers la caisse, en rapporta une liasse de billets de banque.

— Neuf cents !

Il remit les billets à Son Excellence qui, étendue sur un divan, fumait un gros cigare d’un air épanoui.

— Ouverte ! cria l’interprète.

Il y eut un silence. Le croupier dit hautement :

— La banque est à son Excellence le colonel Thaoorawa.

Le colonel avait pris les billets. Il les compta, un par un, en se mouillant les doigts, puis il les déposa gravement dans son portefeuille. Et, serrant la main du président, distribuant à tous des petits saluts aimables, il s’en alla d’un pas tranquille, suivi de l’interprète, et tous les deux disparurent.

— Ri ri ri, lu lu lu, fi fi fi !