La Philosophie positive - M. Auguste Comte et M. J. Stuart Mill

La Philosophie positive - M. Auguste Comte et M. J. Stuart Mill
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 64 (p. 829-866).
LA
PHILOSOPHIE POSITIVE

M. AUGUSTE COMTE ET M. J. STUART MILL.[1]


A LA VEUVE D’AUGUSTE COMTE.


I.

Une réponse (mon présent travail est une réponse) fait nécessairement des détours, des écarts, des excursions. Pour obvier à cet éparpillement, je pose tout d’abord le point du débat. La philosophie positive est-elle une manière de concevoir le monde ou une manière de concevoir l’homme ? Cette question, à part un incident considérable sur la sociologie, est au fond de toute la discussion.

M. J. Stuart Mill vient de publier un travail considérable sur M. Comte et la philosophie positive[2]. Ceux qui s’occupent de philosophie positive, de M. Comte et de M. Mill, connaissent les rapports que ces deux hommes ont eus ensemble. M. Mill reçut une grande lumière des ouvrages de M. Comte; il le témoigna dans son Traité de logique. On peut voir, dans mon livre sur Auguste Comte, toute cette histoire, nombre de lettres dont je dois la communication à la bienveillance de M. Mill, et l’indice des assentimens et dissentimens que son nouveau travail a pour but d’exposer dans tout leur jour et dans leur forme définitive.

Malgré les dissentimens, cette publication a été favorable à la philosophie positive. Le nom de M. Mill, justement célèbre, a agrandi pour elle le champ de la publicité. C’est quelque chose, car en tous lieux se trouvent des esprits qui l’ignorent, mais qui, impatiens de théologie et de métaphysique, sont curieux de ce qui se propose pour les remplacer.

Ce nouveau travail de M. Mill a produit en moi des impressions di- verses : tantôt j’ai voulu le traduire, tantôt j’ai voulu le combattre, suivant qu’il m’attirait ou me repoussait ; mais cela n’a pu durer. Il fallait ou que M. Mill m’attirât de son côté, ou que M, Comte me retînt du sien. Voilà bien des occasions où je suis amené à faire passer par une épreuve rigoureuse mon adhésion aux dogmes fondamentaux de la philosophie positive. Cette fois l’épreuve à laquelle M. Mill présidait a été particulièrement sévère ; mais cette fois encore mon esprit s’est confirmé dans cette adhésion, et, rassemblant mes forces, j’ai informé M. Mill que je tenterais de lui répondre comme on répond à un homme qu’on admire et qu’on aime.

Inséré dans la Revue de Westminster, réimprimé à part en Angleterre, bien accueilli à New-York, l’ouvrage de M. Mill a obtenu un notable succès. Ce serait scinder le témoignage que d’attribuer le succès, indépendamment du talent et du renom de l’auteur, à ce que M. Mill dit en faveur de l’œuvre de M. Comte, car il y approuve de grandes choses ; mais ce serait le scinder aussi que d’attribuer le succès à la critique qu’il en fait. Louange et critique ont attiré l’attention, car le public sait qu’un débat entre la théologie, la métaphysique et la science, tel que le condense et le résume la philosophie positive, est une grosse affaire. M. Comte, dans sa première carrière, immolant tout à son œuvre, personnalité et succès, déclarait se contenter de cinquante lecteurs en Europe. Les temps ont fait plus, les temps ont fait mieux ; pourtant la philosophie positive reste toujours la grande nouveauté, ne récompensant ceux qui la servent que par le sentiment de l’avoir servie.

Je suis un disciple de la philosophie positive ; M. Mill en est un critique, critique qui y est très versé, dont le mode de penser la côtoie, mais enfin qui serait fâché que l’on crût qu’il lui appartient, et c’est à lui-même sans doute qu’il fait allusion quand il dit : « Bien que le mode de penser désigné par les termes positif et positivisme soit très répandu, on connaît mieux, comme c’est l’ordinaire, les mots eux-mêmes par les adversaires que par les partisans, et plus d’un penseur qui jamais n’a donné ni à lui ni à ses opinions cette qualification, se gardant soigneusement d’être confondu avec ceux qui se la donnent, se trouve quelquefois à son déplaisir, bien qu’avec un instinct assez juste, classé parmi les positivistes et attaqué comme tel. » Pour achever de caractériser la position, je note les paroles où il exprime que l’œuvre de M. Comte est une vue saine de philosophie avec un petit nombre d’erreurs capitales. Je m’efforcerai tout à l’heure de montrer que là où la critique est juste l’erreur n’est pas capitale, et que là où l’erreur serait capitale la critique n’est pas juste.

Après avoir rappelé que M. Comte aimait à considérer Descartes et Leibnitz comme ses principaux précurseurs, M. Mill, qui trouve en effet beaucoup de ressemblance entre eux et lui, esquisse brièvement le parallèle. « Ils avaient, comme lui, une puissance extraordinaire d’enchaînement et de coordination ; ils enrichirent le savoir humain de hautes vérités et d’importantes conceptions de méthode ; ils furent, de tous les grands penseurs scientifiques, les plus conséquens — et pour cela souvent les plus absurdes, parce qu’ils ne reculèrent devant aucunes conséquences, bien que contraires au sens commun, qui découlaient manifestement de leurs prémisses. » Cela est vrai de Descartes et de Leibnitz ; mais cela est-il vrai de l’œuvre de M. Comte ? Ils furent les plus conséquens et pour cette raison souvent les plus absurdes Non, ce n’est pas pour cette raison. La conséquence est la première qualité d’un philosophe, et philosopher sans elle est une chétive besogne. L’absurdité de Descartes et celle de Leibnitz, auxquelles M. Mill fait allusion, sont pour l’un la doctrine de l’automatisme des bêtes, et pour l’autre l’harmonie préétablie entre l’âme et le corps. Descartes, dans sa philosophie toute psychologique, se fondait exclusivement sur le témoignage de l’âme humaine ; mais ce témoignage se trouvait inquiété par toutes ces apparences d’âmes que présentent les animaux avec leur sensibilité, leur moralité, leur intelligence, moindres sans doute que chez l’homme, mais de même apparence. Il se débarrassa de l’obstacle en le niant, soutint que les animaux étaient des machines, fut conséquent, révolta le sens commun, et ne douta pas que la vérité suprême qu’il croyait tenir n’emportât tôt ou tard l’exception gênante et inexpliquée qui se rencontrait dans la nature des bêtes. Il en est arrivé tout autrement, et c’est l’exception qui a emporté le prétendu principe ; la science postérieure a reconnu que, puisqu’il n’existe aucune différence anatomique absolue entre le cerveau de l’homme et le cerveau des bêtes, et non plus aucune différence fonctionnelle absolue par rapport aux facultés, les phénomènes sont de même ordre, et qu’une psychologie qui nie ce fait, une philosophie qui se fonde sur cette psychologie, sont avortées. L’erreur de Descartes n’est pas d’avoir été conséquent, c’est d’avoir eu un faux principe. Il n’en est pas autrement de l’harmonie préétablie de Leibnitz. Ce philosophe admettait en toute chose une suffisante raison; suivant lui, Dieu était la suffisante raison de l’univers, et chaque être, chaque phénomène avait en soi une suffisante raison particulière qui était pour cet être, pour ce phénomène, ce que Dieu était à l’univers, c’est-à-dire sa cause et son explication. Venant à l’esprit et à la matière, il les trouva agissant l’un sur l’autre, l’esprit sur la matière, la matière sur l’esprit, et il lui fut impossible de découvrir dans leurs attributs respectifs aucune suffisante raison pour expliquer cette action mutuelle. Ainsi acculé, Leibnitz recourut à la toute-puissance divine, recours naturel et toujours ouvert à l’ancienne philosophie, tout imbue de théologisme, et il supposa que l’esprit et la matière étaient comme deux horloges que Dieu avait montées de manière qu’elles sonnassent toujours en même temps, sans avoir rien de commun l’une avec l’autre. Leibnitz ne s’étonna point de cette conséquence, mais le monde s’en étonna; puis vint la science positive, qui démontra que les manifestations intellectuelles et morales sont à la substance nerveuse ce qu’est la pesanteur à toute matière, c’est-à-dire un phénomène irréductible qui, dans l’état actuel de nos connaissances, est à soi-même sa propre explication. Ici encore il faut blâmer le philosophe non d’avoir été conséquent, mais d’avoir pris pour une loi de l’univers la raison suffisante, qui n’est qu’une conception subjective.

Maintenant en quoi cela touche-t-il à M. Comte? S’il est par esprit de conséquence tombé dans des énormités qui étonnent le sens commun, il faut en conclure sans hésiter, comme pour Descartes et pour Leibnitz, qu’il est parti d’un faux principe; mais, contrairement à ces deux philosophes, ce qui l’a précipité dans les énormités qu’on lui reproche, c’est qu’il a été infidèle à son principe, à sa méthode. Chez Descartes et Leibnitz, le principe est responsable des conséquences; chez M. Comte, les conséquences sont indues et le principe demeure intact. Il y a donc dans l’appréciation de M. Mill une confusion que je n’ai pas voulu laisser passer.

Continuant le parallèle, M. Mill dit : « S’il fallait exprimer toute notre pensée sur M. Comte, nous le déclarerions supérieur à Descartes et à Leibnitz, sinon intrinsèquement, du moins parce qu’il lui fut donné de déployer une puissance intellectuelle égale à la leur dans un état plus avancé de la préparation humaine, mais aussi dans un âge moins tolérant pour de palpables absurdités et à qui celles qu’il a commises, sans être en soi plus grandes, paraissent plus ridicules. » De cette dernière phrase de l’ouvrage, le dernier mot est ridicules. Je ne conteste pas à M. Mill le droit de l’appliquer à telle ou telle des conceptions malheureuses qui ont marqué la fin de M. Comte. Je ne l’aurais pas employé, croyant que ces absurdités sont plutôt pathologiques que philosophiques; mais ce qui blesse mon sentiment d’équité et même d’artiste, c’est que ce triste mot soit le dernier sur lequel on laisse le lecteur, et qu’une phrase digne de M. Comte et de M. Mill ne reporte pas l’esprit sur les grandeurs de l’homme et de son œuvre[3].

Ce mot malheureux, sur lequel je n’aurais pas voulu que M. Mill quittât M. Comte, je ne veux pas à mon tour qu’il soit le dernier sur lequel je quitte ici M. Mill, et je prends dans le commencement un morceau de critique élevée sur les devoirs de la critique à l’égard des grandes nouveautés, morceau que je donne comme un enseignement et comme un modèle.


« C’eût été une faute, si les penseurs dont M. Comte a gagné et gardé l’admiration, sinon l’adhésion, s’étaient tout d’abord occupés d’attirer l’attention sur ce qu’ils regardaient comme des erreurs en son grand ouvrage. Tant que dans le monde de la pensée il n’avait pas pris la place qui lui convenait, l’affaire importante était non de le critiquer, mais de le faire connaître. En mettant sur les points vulnérables le doigt de ceux qui ne connaissaient ni n’étaient en état de connaître la grandeur du livre, on en retardait indéfiniment la juste appréciation sans avoir pour excuse la nécessité de se garder de quelque grave inconvénient. Aussi longtemps qu’un écrivain a peu de lecteurs et nulle influence sinon sur les penseurs indépendans, la seule chose qu’on y doive considérer est ce qu’il peut nous enseigner. S’il est quelque point où il se trouve avoir moins de lumière que nous n’en avons déjà, il est loisible de n’y pas prendre garde jusqu’à ce que le temps arrive où ses erreurs peuvent faire du mal. La haute place que M. Comte a désormais obtenue parmi les penseurs européens et l’influence croissante de son principal ouvrage, si elles inspirent plus de confiance pour entreprendre de recommander au public les fortes parties de sa philosophie, font que pour la première fois il n’est pas inopportun de discuter ses méprises. Les erreurs qu’il a commises peuvent maintenant devenir dommageables, tandis que la libre critique de ces erreurs a cessé de l’être. »


J’en ai fini avec le préambule; mais il a bien fallu introduire M. Comte et M. Mill et préparer le débat.

II.

Ce débat, il importe d’en exposer en un seul mot tout d’abord le point, afin de mettre entre les mains du lecteur le fil qui doit le conduire. M. Comte a voulu faire une philosophie, on le sait; il l’a nommée positive, on le sait encore. M. Mill nie que l’œuvre proposée soit accomplie, pour deux raisons : l’une que la sociologie y est manquée, l’autre que la psychologie en est absente. Contre M. Mill, je maintiens d’une part que la sociologie y est constituée, ce qui suffit au but philosophique de M. Comte, d’autre part que la psychologie en est absente sans dommage pour l’œuvre, et que le rapport entre la philosophie positive et la psychologie est autre que ne le suppose la critique de M. Mill. Ce sont pour moi les questions capitales dans le travail de M. Mill. Les autres, tout intéressantes qu’elles sont, me laissent tranquille; car, soit que je les résolve avec M. Mill ou contre lui, je n’ai rien à changer aux bases de ma croyance philosophique.

Maintenant qu’est la philosophie positive? Si on n’en précise pas l’idée, la discussion ne peut procéder. « M. Comte est le premier, dit M. Mill, qui ait tenté la complète systématisation du point de vue positiviste et l’extension scientifique de ce point de vue à tous les objets de la connaissance humaine. » Cette systématisation est en effet le propre de la philosophie positive; mais cela ne suffit pas à ce que je veux, et il faut une définition qui montre clairement le fond, la nature, le but de la philosophie positive. Je reprends donc ici celle que j’en donne depuis longtemps : la philosophie positive est la conception du monde telle qu’elle résulte de l’ensemble systématisé des sciences positives. — Cette définition, qui a la propriété de se coordonner avec les philosophies théologique et métaphysique, a surtout l’éminente propriété de partager immédiatement le monde en deux parts, l’une connue, l’autre inconnue, ce qui est notre situation réelle.

Je reviens sur ma définition et j’y ajoute un développement qui y est impliqué : conception du monde par coordination des faits généraux ou vérités fondamentales qui y conduisent, et je l’étends, comme cela doit pouvoir se faire, aux philosophies particulières des sciences, disant : La philosophie d’une science est la conception de cette science par coordination des faits généraux ou vérités fondamentales qui y appartiennent.

Autre est la définition que donne M. Mill : « Nous admettons que la philosophie est, suivant la signification attachée par les anciens à ce mot, la connaissance scientifique de l’homme en tant qu’être intellectuel, moral et social. Comme ses facultés intellectuelles renferment la faculté de connaître, la science de l’homme renferme tout ce que l’homme peut connaître, en d’autres termes toute la doctrine des conditions de la connaissance humaine. » Cette définition confond la philosophie avec une logique générale, si bien que, quelques lignes plus bas, il nomme la philosophie d’une science logique de cette science.

Il m’est impossible d’accepter cette manière de voir et de confondre la logique et la philosophie. Je sais bien que, dans le passage que je viens de transcrire, il est parlé de « tout ce que l’homme peut connaître par ses facultés intellectuelles, » et j’accorderai, si l’on veut, que de cette formule on peut faire sortir les sciences positives, et peut-être leur classification; mais il n’en est pas moins vrai qu’en disant la philosophie étude de l’homme, on manque le droit chemin que M. Comte a sûrement tracé. La philosophie est l’étude générale du monde, ou, en terme scolastique, de l’objet, et dans ce monde, dans cet objet, l’homme se retrouve à sa place, soit comme être vivant, soit comme être social. Mettre l’homme en tête de la philosophie, c’est donner un faux titre, si l’on ne veut que rentrer, après un détour, dans la voie objective, ou donner une fausse méthode, si en effet le point de vue psychologique est celui duquel on part.

Mon objection est de même nature quand il nomme la philosophie d’une science logique de cette science. « La philosophie d’une science signifie cette science même considérée non quant à ses résultats et aux vérités qu’elle découvre, mais quant aux procédés par lesquels l’esprit les atteint, quant aux caractères par lesquels il les reconnaît, et quant à la coordination et à la méthode qu’il y introduit, — en un mot la logique de la science. » Ici M. Mill identifie complètement philosophie avec logique; à tort, selon moi. La philosophie d’une science est ce qu’a fait M. Comte pour la mathématique, pour l’astronomie, pour la physique, pour la chimie, pour la biologie. Quand on dit logique d’une science, on assimile cette science à l’entendement auquel la logique appartient en propre, et on entend les conditions sous lesquelles elle pense, si je puis parler ainsi, et elle connaît. Or ces conditions ne sont pas les généralités qui en constituent la philosophie, ce qui devient très visible dans l’opposition entre logique de l’esprit humain et philosophie de l’esprit humain : logique de l’esprit humain, c’est-à-dire conditions de la pensée et de la connaissance; philosophie de l’esprit humain, c’est-à-dire idées générales sur la psychologie. Enfin au fond de tout cela, et c’est là que j’en veux venir, on voit que la logique est formelle, et la philosophie réelle; la logique, une manière d’être de l’entendement, et la philosophie, une conception des choses. J’ajouterai que là est la raison cachée, mais décisive, qui empêche qu’on ne puisse arriver à la philosophie positive par la psychologie.

Ce n’est point par subtilité et par chicane que j’ai argumenté M. Mill sur sa définition de la philosophie d’une science en particulier; mais c’est que le point de vue psychologique et logique qui est propre à M. Mill renferme la cause profonde de ses dissentimens avec M. Comte, celle qui fait qu’il appartient à un autre mode de philosopher. Cette divergence, qui est à l’origine, se montrera sous différentes formes dans la suite de ce travail.

C’est la définition réelle, non formelle, objective, non psychologique, qui seule se concilie avec l’histoire philosophique. En effet, dans le développement de la pensée humaine, avant le temps de la philosophie positive est le temps de deux grandes philosophies, la philosophie théologique et la philosophie métaphysique. Là est manifeste l’impuissance de considérer la philosophie soit comme l’étude de l’homme en général, soit comme une sorte de logique générale, et historiquement aussi bien que philosophiquement ce dont il s’agit dans la philosophie, c’est une conception du monde.

La philosophie théologique conçoit que le monde est mû, ordonné, gouverné, créé par des volontés dont le modèle est dans la volonté humaine; elle admet entre l’homme et ces volontés des communications qui lui révèlent les hauts mystères; elle s’appuie souvent sur des livres dits inspirés, d’où se forme le dogme, variable suivant les religions. Le dogme est un vrai traité de philosophie. Le polythéisme, le mosaïsme, le brahmanisme, le zoroastrisme, le boudhisme, le christianisme, le mahométisme, nous offrent autant de systèmes étroitement liés les uns aux autres. Les conceptions théologiques sont la forme la plus ancienne de la pensée commençant à spéculer, à généraliser; et, sans être en état d’affirmer que cette pensée n’a pu avoir d’autre début, il est établi historiquement qu’en fait elle n’en a pas eu d’autre.

La philosophie métaphysique est aussi une conception du monde, mais différente de la précédente dans son origine et dans ses résultats. Elle est née d’une autre impulsion de l’intelligence; tandis que, dans le développement primitif, l’impulsion théologique de l’intelligence fut nécessairement de croire que tout était volonté, dans le développement secondaire l’impulsion métaphysique de l’intelligence fut nécessairement de penser que tout ce qui lui paraissait logiquement raison des choses devait être raison des choses effectivement. Il a fallu bien des siècles et bien des travaux pour détruire la force prétendue du raisonnement à priori. Par ce changement, la philosophie substituait au principe de l’autorité divine le principe rationaliste, et en même temps elle agrandissait le champ de la spéculation, car au domaine théologique, qui ne comportait que l’idée de personnes divines ou théisme, et qu’une métaphysique des écoles élaborée de concert avec la théologie, elle ajoutait le panthéisme ou système dans lequel la vie, l’esprit, le divin est infusé à toute chose, à tout être, à tout phénomène, et le matérialisme ou système des atomes, dans lequel le mouvement et la forme des atomes sont supposés les producteurs de tout. On ne peut donc pas ne pas considérer la philosophie métaphysique comme un avancement considérable dans la spéculation philosophique.

Après la philosophie métaphysique vient dans l’ordre des temps et du développement la philosophie positive, nouvelle conception du monde, où règnent non des volontés, mais des lois, d’où sont bannies les idées nécessaires de l’ancienne métaphysique, et où tout, émanant de l’expérience, retourne à l’expérience. Ce grand achèvement, qui est l’œuvre de M. Comte, avait toujours été jugé philosophiquement impossible; mais pour cela il fallut, ce qui n’est guère un moindre achèvement, partager l’univers en deux parties, celle que nous connaissons et où notre intelligence a pour fanal l’expérience, et celle que nous ne connaissons pas, interdite à toutes nos spéculations.

Pour les anciennes philosophies, l’univers est un tout infini dans lequel l’intelligence humaine se promène sans trouble et sans terreur, donnant aux principes qu’elle y suppose une égale infinité, n’y laissant aucune place où elle n’introduise sa raison, le droit de concevabilité et celui d’inconcevabilité, et réglant des choses reculées aussi loin des yeux corporels que des yeux de l’esprit avec un sang-froid qui jette aujourd’hui le moindre penseur dans un profond étonnement. Ces philosophies y sont, si je puis ainsi parler, en pays de connaissance, et ce qui leur paraît nécessaire leur paraît en même temps réel, éternel et infini. Mais à peine la philosophie positive a-t-elle pris possession de son empire que cet univers, cessant de se montrer concevable en son ensemble, se partage en deux parts, l’une connue selon les conditions humaines, l’autre inconnue soit dans l’étendue de l’espace, soit dans la durée du temps, soit dans l’enchaînement des causes. Cette séparation entre l’accessible et l’inaccessible est la plus grande leçon que l’homme puisse recevoir de la vraie confiance et de la vraie humilité.

J’ai noté que la philosophie théologique est l’œuvre de la raison concevant des volontés dans les choses; j’ai noté que la philosophie métaphysique est l’œuvre de la raison mettant dans les choses les vues de l’esprit comme nécessaires; je note maintenant que la philosophie positive est l’œuvre de la raison prenant dans les choses ce qui doit être mis dans l’esprit. La primordialité du premier état ou état théologique à l’égard des deux autres est évidente, et la gradation du passage entre les trois ne l’est pas moins.

Ce qui a graduellement ébranlé dans l’esprit des hommes les philosophies théologique et métaphysique, c’est d’une part l’invérification qui leur est inhérente (il a toujours été impossible de vérifier a posteriori leur dire), et d’autre part l’incapacité où elles ont été de s’unir avec les sciences positives (il a toujours été impossible d’établir un rapport qui permît soit de remonter de la science à la théologie ou à la métaphysique, soit de descendre de la théologie ou de la métaphysique à la science). Ce qui fait l’ascendant croissant de la philosophie positive, c’est qu’il n’est rien dans la science qui n’y aboutisse, et rien dans cette philosophie qui ne redescende à la science. Jamais si vaste développement n’a été ouvert à la méditation, jamais le vol de la pensée humaine n’a été tracé à une si grande hauteur.

Ainsi toute la philosophie, telle que l’histoire nous la présente, provient de trois sources : l’opinion que les choses sont gouvernées par des volontés, la raison abstraite et l’expérience. Ce dernier terme, c’est M. Comte qui l’a ajouté, et avoir ajouté un terme à une pareille série, quel effort et quel succès! La marche, on le voit, est, comme cela doit être, du moins difficile au plus difficile. La plus ancienne est une inspiration suggérée par le premier coup d’œil jeté sur les choses ; la seconde est un travail énergique de la réflexion; la troisième succède et ne peut succéder qu’à des progrès continus dans tous les domaines du savoir.

Par quel procédé M. Comte est-il parvenu à fonder sur l’expérience acquise, je viens de le dire, dans tous ces domaines, la base d’une philosophie? A son point de vue, M. Mill se croit justifié à écrire que la philosophie dite positive est non pas une récente invention de M. Comte, mais une simple adhésion aux traditions de tous les grands esprits scientifiques dont les découvertes ont fait la race humaine ce qu’elle est. Les grands esprits scientifiques! ce terme implique pour moi une confusion. S’agit-il de philosophes? Eh bien! les philosophes appartiennent à la théologie et à la métaphysique, et ce n’est pas leur tradition que M. Comte a suivie. S’agit-il de ceux qui ont illustré les sciences particulières? Eh bien ! ceux-là n’ayant pas philosophé, M. Comte n’a pu recevoir d’eux sa philosophie. Ce qui est récent dans la philosophie positive, ce qui est l’invention de M. Comte, c’est d’avoir conçu et construit une philosophie en choisissant dans l’œuvre des sciences particulières et des grands esprits scientifiques des groupes de vérités tels qu’on pût leur appliquer une méthode. La philosophie positive provient de deux opérations : la détermination des faits généraux de chaque science fondamentale, et le groupement ou coordination de ces faits. Déterminer les faits généraux d’une science particulière et les coordonner, c’est, comme il a été dit plus haut, faire la philosophie d’une science. Ce travail, toujours ardu, même quand il se borne à un seul domaine, devient immense quand il s’étend au domaine entier de ce que M. Comte appelle les six sciences fondamentales. Aucun philosophe n’a exécuté rien de pareil. Si, pour en venir à bout, il fut besoin d’un esprit encyclopédique, il fut besoin aussi d’une instruction encyclopédique, qui, je ne crains pas de le dire, n’appartenait à personne qu’à M. Comte quand il commença et acheva son entreprise. Au reste, M. Mill admire grandement et loue hautement toute cette partie de l’œuvre, du moins jusqu’à la biologie et sauf ce qui est relatif à la sociologie. Quand M. Comte eut ainsi entre les mains tous les faits généraux des sciences positives, il comprit (mais qui l’avait compris avant lui?) qu’il tenait les élémens d’une nouvelle philosophie, un substratum philosophique complètement original et tout à fait différent de celui des philosophies antécédentes. De cette façon, la première opération était terminée et la matière de la philosophie était trouvée.

La seconde opération consistait à infuser dans ce substratum la vie et le mouvement, c’est-à-dire à y appliquer une méthode qui lui convînt. Comme la philosophie d’une science est la coordination de ses faits généraux, il s’ensuit que la philosophie totale est la coordination des groupes particuliers obtenus dans la première opération. L’écueil était de prendre pour principe de coordination une vue quelconque de l’esprit et d’introduire par une grave méprise le subjectif, banni de tout le reste. La coordination fut réglée par le degré de complication des phénomènes, suivant la hiérarchie qu’offre la nature elle-même dans les faits physiques, chimiques et biologiques, et elle s’appuie concurremment sur l’ordre historique, qui est conforme au degré de complication, et sur l’ordre didactique, qui oblige l’esprit à passer par un degré pour atteindre l’autre.

Ainsi fut faite la philosophie positive avec un substratum qu’aucune main n’avait encore rassemblé et avec un principe de coordination naturelle, historique et didactique qu’aucune spéculation n’avait encore mis en usage.

M. Mill, à propos de la sociologie, dit que l’espérance de la créer fut dès les premiers temps le mobile de tous les travaux philosophiques de M. Comte. Cela n’est point suffisamment exact : constituer la sociologie fut pour M. Comte un moyen, non un but; le but était la philosophie positive. M. Comte trouvait une mathématique, une astronomie, une physique, une chimie, une biologie portées à un état pleinement positif par ces grands esprits scientifiques dont M. Mill parlait tout à l’heure; une sociologie positive lui manquait et lui était nécessaire. Il se mit à l’œuvre, et quand il eut réussi à son gré, tous les élémens essentiels de sa conception furent en son pouvoir. Eût-il eu devant lui une sociologie toute constituée comme il avait une biologie ou une chimie, la philosophie positive restait encore à faire.

Ainsi déterminer les faits supérieurs de tout le savoir humain, les coordonner suivant une méthode naturelle, en tirer une conception réelle du monde, constituer une notion assez positive pour être en plein accord avec les élémens scientifiques et assez générale pour en assigner la place et la valeur dans l’ensemble, telle est la philosophie positive, telle est l’œuvre de M. Comte.


III.

Je viens d’indiquer ce qu’a voulu faire, ce qu’a fait M. Comte. J’ai indiqué aussi les points d’attaque de M. Mill : la sociologie et la psychologie. Il ne me reste plus qu’à entrer dans le cœur du débat.

Sous le nom de philosophie positive, M. Mill entend quelque chose de différent de ce qu’entend M. Comte; mais il n’a pas spécifié le sens précis qu’il attache à cette locution, il ne m’appartient pas, de peur d’erreur, de le spécifier pour lui. Quant à moi, toutes les fois que je dis philosophie positive, c’est au sens qui vient d’être défini plus haut, c’est au sens de M. Comte.

Par nous autres disciples de cette philosophie positive, le coup que porte M. Mill ne peut être que fortement ressenti. Si la sociologie n’est pas constituée, si la psychologie est indispensable à la constitution d’une philosophie positive, il est certain que M. Comte est resté à mi-chemin, et que nous nous sommes trop hâtés de prendre pour une lumière générale une conception qui n’est encore que partielle, et dont le complément peut modifier sinon le principe, du moins la méthode, les aspects et la portée. Une seule de ces blessures suffirait pour renvoyer l’œuvre à un autre temps; toutes deux s’aggravent mutuellement. Il s’agit de savoir si la philosophie positive est venue ou est à venir. J’ai pensé, il y a maintenant plus de vingt-cinq ans, qu’elle était venue; je le pense encore, même contre M. Mill. Lui et moi, nous plaidons devant le public présent et futur, et devant les solutions qu’amèneront le progrès de la pensée philosophique et le cours des choses. En attendant que ces juges prononcent, voici mon plaidoyer.

Sociologie. — Comme il a été montré plus haut que le but suprême de M. Comte a été de fonder une philosophie et spécialement la philosophie positive, comme pour atteindre ce but il faut que les sciences qu’il nomme fondamentales soient constituées, comme la sociologie est l’une et dans sa hiérarchie la dernière de ces sciences, enfin, comme avant lui la sociologie n’était pas constituée, c’est pour son œuvre une question vitale de décider si effectivement il a opéré cette constitution ou s’il y a échoué.

M. Mill nie qu’il y ait réussi. Ainsi le débat roule d’abord sur la définition qu’on donne de la constitution d’une science, puis sur l’application qu’on fait de cette définition à l’œuvre sociologique de M. Comte. En 1863, dans mon livre sur Auguste Comte et la philosophie positive, je consacrai plusieurs pages à élucider cette idée, défendant, contre un des plus éminens penseurs de l’Angleterre contemporaine, M. Herbert Spencer, la série hiérarchique établie par M. Comte. M. Mill approuve le sens que dans cette discussion j’attribuai au terme de constitution, mais il conteste que ce terme ainsi défini appartienne à ce qu’a fait M. Comte en sociologie; je pense au contraire qu’il y trouve une juste application. Tandis qu’alors je défendais la notion générale de constitution de science, aujourd’hui j’entreprends de défendre la persuasion où fut M. Comte, où je suis comme lui, que réellement il a constitué la sociologie, c’est-à-dire qu’il en a fait suffisamment la philosophie pour s’en servir au même titre que de la biologie, de la chimie et des autres sciences, dans l’édification de la philosophie positive.

En cette discussion circonscrite, un point de départ commun n’est pas difficile à fixer. M. Mill me l’offre, donnant pour exemple de la constitution d’une science la détermination des propriétés élémentaires des tissus organiques dans la science de la vie. Cet exemple m’est familier, je l’ai allégué plus d’une fois; je l’accepte pleinement. Les propriétés élémentaires des tissus une fois déterminées, il apparut que la science de la vie n’était un appendice ni de la mécanique, ni de la physique, ni de la chimie, ce qu’avaient toujours été tentés de croire les savans d’auparavant; que la vie était dans un rapport régulier et constant avec la substance organisée, ce qui écartait les conceptions théologiques; qu’il était inutile et trompeur d’admettre ontologiquement des principes indépendans des organes pour en expliquer l’action, puisque les propriétés étaient immanentes aux tissus, ce qui écartait les conceptions métaphysiques; enfin que cette notion des propriétés élémentaires devait dorénavant présider à toutes les conceptions biologiques. Voyons donc maintenant si M. Comte a fait pour la sociologie ce que Bichat fit alors pour la biologie.

Des lois sociologiques équivalentes aux lois biologiques dont il vient d’être parlé pourraient, on le conçoit a priori, être prises soit dans l’état statique des sociétés, soit dans leur état dynamique, je veux dire soit dans le mode suivant lequel elles subsistent, soit dans le mode suivant lequel elles se développent. Néanmoins cette liberté de choix disparaît devant l’examen, et l’état statique est impropre à les fournir, non pas précisément parce qu’il n’a rien de permanent (quelles différences n’offre-t-il pas depuis le rudiment qui appartient aux sociétés des sauvages, et, plus anciennement encore, à celles de l’âge de pierre, de l’âge lacustre ou de l’âge des cavernes?), mais parce que la cause de son impermanence gît non pas en lui, mais dans l’état dynamique qui est la cheville ouvrière du changement.

On n’aurait pas une idée nette de l’état statique et de l’état dynamique, si on ne les rapportait à ce qui, dans la nature humaine, en est la cause efficiente. L’état statique provient originellement de l’instinct d’association : ce qui le prouve, c’est que des sociétés existent chez certains animaux; l’état dynamique provient de l’intelligence humaine associée : ce qui le prouve, c’est que l’état dynamique reste étranger aux bêtes, et que l’intelligence animale ne peut s’y élever. Les élémens sociaux se combinent d’abord (état statique) suivant leurs affinités propres; puis (état dynamique) ils se développent suivant les applications de l’intelligence aux besoins et aux industries, à la morale et aux affaires de la vie commune, à la poésie et aux arts, à la recherche du vrai et à la science. Sans doute la priorité appartient à l’état statique, et, si je puis m’exprimer ainsi, une priorité ascendante, je veux dire que c’est au sein des états statiques successifs que l’état dynamique exerce son action; mais cette priorité n’affecte en rien l’importance respective. Cela est si vrai que, s’il n’y avait que l’état statique soit chez les animaux soit à l’origine chez l’homme, il ne serait pas nécessaire de concevoir la sociologie; la biologie suffirait à expliquer ces rudimens.

Un phénomène se comprend surtout lorsqu’il est dans sa simplicité; quelque compliqués que finissent par devenir les états statiques, ils proviennent d’un faible commencement amplifié sous l’influence de l’état dynamique successif. Celui-ci a pour caractère essentiel de ne prendre naissance que dans l’association instinctivement et primordialement formée, et de n’être pas le propre de l’individu. Aussi est-ce par lui qu’on sépare positivement la sociologie de la biologie. Notons ceci, car c’est l’essentiel : séparation de la sociologie d’avec la biologie. L’état dynamique seul est ce qui constitue un nouveau domaine scientifique; l’état statique n’y suffirait pas: rudimentaire, il retomberait dans la biologie; compliqué et part importante de la sociologie, il est subordonné au développement historique. Le développement historique appartient à ce que j’ai nommé des résidus[4], résidus dont la science inférieure (ici la biologie) ne peut rendre compte, et qui forment la base de la science supérieure quand arrive un génie qui sait les utiliser.

Ce génie fut pour la sociologie Auguste Comte. Saisissant le point qui était au-dessus des forces de la biologie, il y trouva le noyau d’une science indépendante et supérieure, et construisit la théorie du développement des sociétés, première œuvre hors de laquelle il n’y a point de sociologie. J’en ai pour garant l’étude de l’état statique et l’économie politique, dont M. Mill reproche tant l’omission à M. Comte, dont je dirai tout le bien que voudra l’illustre auteur anglais, mais qui pendant trois quarts de siècle a été cultivée par des esprits très éminens sans avoir durant ce long intervalle donné aucune vue d’évolution, incapable qu’elle est de produire des vues de ce genre et capable seulement d’être mise à son rang dans un ensemble sociologique. L’histoire est la partie première de la sociologie; l’état statique n’en est que la partie seconde, et l’économie politique est une portion de l’état statique. L’état statique est proprement et originairement biologique; l’état dynamique n’est jamais que sociologique. Si M. Comte eût cherché dans l’état statique la constitution de la sociologie, il ne l’y aurait pas trouvée, car, remontant de proche en proche, il serait arrivé à des conditions biologiques, et sa recherche se serait évanouie entre ses mains.

Je n’ai pas besoin d’exposer la théorie historique de M. Comte, elle commence à devenir célèbre parmi les penseurs; il me suffit de dire que le développement social passe par trois degrés : le degré théologique, qui est le plus ancien; le degré métaphysique, qui s’y adjoint et tend à le remplacer; enfin le degré positif, qui est le dernier et substitue les lois aux volontés et aux conceptions ontologiques. Cette théorie du développement n’est admise, je le sais, ni par les théologiens, ni par les métaphysiciens; mais ici ce n’est pas avec eux que j’ai à discuter, c’est avec M. Mill, qui y voit le plus haut des achèvemens de M. Comte. Le plus haut, à mon gré, n’est pas la théorie du développement historique, c’est la création de la philosophie positive. Quoi qu’il en soit, M. Mill ne met en doute ni la réalité ni la grandeur de cette théorie.

Mais comment ne serait-elle pas la constitution de la sociologie? Elle la sépare de la biologie, ce que nulle autre ne peut faire et ce qui est indispensable; elle la retire au domaine théologique en montrant que le cours des choses dépend non d’interventions providentielles, mais de conditions et de lois inhérentes aux sociétés; elle la soustrait à la métaphysique en écartant par la vue des choses les vues de l’esprit; enfin elle établit la base sur laquelle toutes les conceptions ultérieures doivent s’appuyer, aucune ne pouvant échapper aux formes et aux successions de l’évolution sociale. Qu’a fait de plus Bichat instituant la doctrine des propriétés élémentaires des tissus? Qu’a fait de moins M. Comte instituant la doctrine du développement historique? L’un a montré inhérentes aux tissus les propriétés dont jusqu’alors on avait cherché la cause au dehors, et a rendu positive l’étude de ces propriétés et de ces tissus; l’autre a montré inhérente aux sociétés la faculté de croître suivant un certain mode, attribuée jusqu’alors à de tout autres agens que la société elle-même; il a rendu positive l’étude de cette faculté et du milieu où elle s’exerce. Pour moi, l’équivalence est complète, et aucun nuage n’obscurcit à mes yeux les droits d’Auguste Comte à se dire le constituteur de la sociologie.

Quelque convaincu que je sois, je ne puis en rester là, et je dois exposer les motifs qui jettent M. Mill dans un avis contraire. Il ne s’explique pas, comme je viens de m’expliquer, sur les parties qui, suivant lui, constituent la sociologie; en tout cas, il attache une importance prépondérante à l’état statique, à l’économie politique, et à ce que j’appellerai d’une seule dénomination la physiologie sociologique. Aussi, bien qu’acceptant, ainsi que je fais, le développement historique tracé par M. Comte, comme il trouve chez lui peu de chose sur cette physiologie sociologique, — et dans ce peu beaucoup à critiquer, — il juge le travail incomplet et défectueux, renvoie le tout à un plus ample informé, et déclare que M. Comte n’a rien fait en sociologie qui ne demande à être fait de nouveau et mieux. De ce qui est à refaire, j’excepte hautement, et M. Mill excepte avec moi, la doctrine du développement historique, et cela, ainsi que je l’ai dit tout à l’heure, suffit à toutes les prétentions de M. Comte et de ses disciples.

En effet, sociologiquement et dans la hiérarchie des parties de la science, l’état dynamique a la prépondérance sur l’état statique, puisqu’il le détermine dès qu’il y a changement, et puisqu’il n’y a sociologie que parce que le changement se produit, ce qui fait que nécessairement la constitution de la science y est attachée. Puis, philosophiquement, il importe non que les parties secondes soient élaborées, mais que les parties premières soient constituées, afin qu’il soit possible d’établir la philosophie positive, qui est l’œuvre poursuivie. En un mot, M. Comte a fait ce qui devait être fait, d’une part pour jeter le fondement de la science sociologique, d’autre part pour créer le dernier élément sans lequel la philosophie positive ne pouvait apparaître dans son achèvement.

Pour la précision du langage et par conséquent des idées, il ne sera pas inutile de rappeler ici la distinction qu’à une autre époque je fis des deux sens du mot « sociologie » et qui vient à point. Je disais[5] :


« Il n’existe point de traité de sociologie. Les trois volumes qui terminent le Système de philosophie positive contiennent non une sociologie, mais le dessin du développement de l’histoire. J’en donnerai très brièvement une idée claire en les comparant en biologie à un traité sur l’évolution de l’individu d’âge en âge. La Politique positive est, dans l’intention de l’auteur, un livre d’application où il s’efforce de montrer comment il faut passer des principes philosophiques et sociaux à l’organisation des sociétés. Personne, depuis, ne s’est essayé à un aussi grand sujet, et, pour continuer ma comparaison avec la biologie, il n’existe en sociologie aucun traité qui soit l’équivalent d’une physiologie : faute de termes qui ne sont pas encore créés, je suis obligé de prendre sociologie en deux sens différens. Dans l’un, il désigne la science totale et répond à biologie ; dans l’autre, il désigne une portion de science et veut dire physiologie sociologique. »


Entre les critiques diverses auxquelles M. Mill soumet l’œuvre sociologique de M. Comte, et qui, soit que j’y donne, soit que j’y refuse mon acquiescement, m’ont fait réfléchir et étudier, je choisis, pour y revenir, ce sujet de l’économie politique. On peut déjà, par le rang que je lui ai assigné dans l’ensemble de la sociologie, préjuger le sens et le caractère de mon explication ; mais comme M. Stuart Mill est d’opinion que l’économie politique touche à la constitution même de la sociologie, et comme la faveur dont elle jouit suggérerait peut-être l’idée que je crains d’aborder au côté que je sens faible et ouvert à une dangereuse trouée, je ne veux pas me contenter d’une réponse implicite. L’on sait que M. Comte non-seulement n’a donné aucune importance à l’économie politique, mais encore, passant à une condamnation sévère, l’a rejetée de l’ordre des connaissances positives. M. Mill, célèbre dans l’économie politique non moins que dans la logique, a vivement attaqué M. Comte pour avoir ainsi parlé. Moi-même, bien que sans autorité en ces matières, j’ai dans un livre qui a déjà trois ans de date[6], signalé mon dissentiment avec M. Comte sur l’économie politique, la comparant, afin d’en donner une idée, à ce qu’est la vie végétative dans l’animal ; mais je n’allai pas plus loin, tandis que M. Mill déclare que là se montre « le côté faible de la philosophie de M. Comte, » qui rejette l’unique essai systématique fait par une suite de penseurs pour constituer une science non pas sans doute des phénomènes sociaux en général, mais d’une grande classe de ces phénomènes.

Ici j’abandonne M. Mill et je repasse du côté de M. Comte. N’oublions pas qu’il s’agit de la constitution de la sociologie. À quoi pouvait y servir cette systématisation partielle ? L’économie politique n’est qu’une partie de l’état statique ; l’état statique lui-même est, des deux élémens sociologiques, le moins déterminant et le moins caractéristique; eût-il été systématisé tout entier, ce qui d’ailleurs aurait été impossible, il n’eût pas même alors fourni les bases de la constitution de la science, qui sont dans l’état dynamique. Pour cette constitution, M. Comte n’a donc eu aucun besoin ni de l’économie politique ni de la systématisation partielle; il a eu tort de la condamner, il a eu raison de n’en pas user.

Une systématisation partielle dans l’ordre qui doit devenir général serait un avant-coureur qui indiquerait la voie et qui pourrait être utilisé; mais la systématisation partielle de l’économie politique n’est pas, dans l’ordre qui doit devenir général, un avant-coureur qui indique la voie; en d’autres termes, on ne la prolonge pas quand on constitue la science. Seulement on reconnaît, quand cette constitution est faite, la place qui lui convient.

Un exemple de systématisation partielle incompétente pour la constitution de la science m’est fourni par la biologie; il rend frappant le cas de l’économie politique. Avant que la détermination des propriétés inhérentes aux tissus organiques eût été faite, ce qui fut, comme je l’ai dit, la constitution de la biologie, on possédait des systématisations partielles très étendues. Ainsi la digestion, la formation du chyle, le transport de ce liquide dans le sang et celui du sang dans tout le corps par la circulation formaient un ensemble lié qui égalait en importance, pour ne rien dire de plus, les acquisitions de l’économie politique. Pourtant ce ne fut pas en prolongeant cette systématisation partielle qu’on détermina les propriétés immanentes; ce ne fut pas en se l’incorporant que telle ou telle conception grandit et se développa en constitution de la science. En voyant aujourd’hui quelle est cette constitution et quelle était cette systématisation partielle, on voit aussi qu’il n’y a pas de chemin de la seconde à la première; en effet, la lumière est venue d’ailleurs, et qui songerait à contester la réalité de la constitution sur cet argument que celui qui la trouva n’usa pas de la systématisation partielle qui préexistait?

Je viens de rappeler la comparaison que je fis de l’économie politique en sociologie avec la vie végétative en biologie; mais, après la ressemblance, l’étude à laquelle je me livre ici m’indique une importante différence. Il est de méthode pour l’étude du corps animal que les fonctions nutritives soient traitées avant les fonctions supérieures. Rien d’équivalent ne se présente dans le corps social. Là, la primauté en méthode appartient au développement dynamique ou historique, attendu qu’il est ce qui règle la condition du reste. Sans doute, il faut que le corps social subsiste pour se développer; mais, s’il ne faisait que subsister, il n’y aurait pas de société au-delà de l’état rudimentaire, pas d’histoire, pas de science sociale, tandis que, dans l’organisation vivante, il suffit qu’elle subsiste pour que tout y dépende d’abord des fonctions nutritives. Dans cette différence entre le corps social et le corps animal apparaît par une autre face la différence essentielle entre la sociologie et la biologie. En tout cas, il valait la peine de prévenir de fausses conséquences qu’on aurait pu tirer de l’analogie entre la vie végétative et l’économie politique.

M. Mill conteste à M. Comte le mérite d’avoir le premier rendu positives les recherches sociologiques. Voici comment il s’exprime : « On ne saurait nier que les meilleurs auteurs, sur des sujets qui avaient occupé les facultés de tant d’hommes de la plus haute capacité, n’aient accepté aussi complètement que M. Comte le point de vue positif et rejeté aussi décidément que lui les points de vue théologique et métaphysique. Montesquieu, même Machiavel, Adam Smith et tous les économistes, tant en France qu’en Angleterre, Bentham et tous les penseurs initiés par lui avaient la pleine conviction que les phénomènes sociaux se conforment à des lois invariables que leur grand objet fut de découvrir et d’illustrer. Tout ce qui peut être dit, c’est que ces philosophes n’allèrent pas aussi loin que lui dans la découverte des méthodes les plus propres à mettre ces lois en lumière. » Que ces philosophes aient conçu comme réglés les phénomènes sociaux, je ne le conteste pas; mais c’était là une vue de l’esprit simplement hypothétique tant que des lois n’y avaient pas été effectivement constatées. Que ces philosophes aient connu bon nombre de faits positifs, je ne le conteste pas non plus; mais connaître de tels faits ou connaître la loi fondamentale d’une science sont deux choses bien différentes. Ce que l’on remarque ici en histoire s’est remarqué semblablement en chimie et en biologie, où l’on a eu, pendant un certain intervalle, des faits positifs sans doctrine positive, des systématisations partielles sans systématisation générale. Celui-là seul a rendu positives les recherches sociologiques, qui, le premier, a transformé une vue simplement hypothétique en une loi vérifiée, et qui a donné aux faits positifs acquis un lien non soupçonné aussi longtemps qu’il n’y avait eu que des systématisations partielles. Il ne faut pas attribuer à la préparation ce qui ne convient qu’à la constitution.

Au point de vue de M. Comte (et je m’y range sans réserve), la constitution de la sociologie est nécessaire pour que se fasse la philosophie positive. Je ne sais quel est là-dessus l’avis de M. Mill; il me reste douteux s’il conçoit la philosophie positive, à l’exemple de M. Comte, comme une éclosion que produit la coordination des faits généraux des sciences, ou s’il la fait dériver de quelque autre source, de quelque autre combinaison. Pour l’une et l’autre alternative, la sociologie conserve le caractère de science, et la théorie du développement historique selon M. Comte est, non pas, comme le veut M. Mill, une méthode propre à mettre en lumière les lois sociologiques, mais la première de ces lois, le fait essentiel de la sociologie, et la systématisation générale et indépendante dont sont dépendantes les autres systématisations.

En résumé, dans la critique de M. Mill, je signale trois défectuosités qui, à mon sens, la rendent faible contre l’œuvre de M. Comte : d’abord n’avoir pas reconnu l’inégalité entre l’état dynamique et l’état statique, ce qui induit à ne pas voir la constitution de la sociologie là où elle est; puis avoir cherché dans M. Comte une physiologie sociologique plutôt que le premier moteur auquel la physiologie sociologique est subordonnée; enfin avoir perdu de vue le but de M. Comte, pour qui la constitution de la sociologie est un moyen d’arriver à la constitution de la philosophie positive.

Psychologie. — C’est la seconde grande objection de M. Mill, laquelle comprend quatre chefs : avoir fait de la psychologie une part de la biologie; n’avoir pas admis la psychologie dans la série des sciences; avoir rendu imparfaite la constitution de la sociologie, en n’y faisant pas intervenir la psychologie; ne pas fournir le critérium logique de la vérité.

Suivant M. Comte, il n’y a point de psychologie en dehors de la biologie; suivant M. Mill, la psychologie forme un ensemble de notions dont la biologie ne peut rendre raison. Que dirai-je à cela, quand j’y remarque tout d’abord une confusion que j’ai besoin d’éclaircir avant de me prononcer? Cette confusion est que par le mot de psychologie on comprend tantôt les facultés cérébrales, tantôt les produits de ces facultés. S’il s’agit d’étudier les facultés, je suis avec M. Comte; s’il s’agit d’étudier les produits, je suis avec M. Mill.

Cela vaut la peine d’être plus amplement expliqué. Il est bon nombre d’observations et de faits qui sont inscrits dans les livres des psychologistes, et qui pourtant ont un caractère purement biologique. M. Comte argue contre la psychologie que nous ne pouvons nous observer raisonnans; M. Mill fait remarquer que l’argument n’est pas valable, puisqu’il est prouvé que l’esprit peut non-seulement avoir conscience de plus d’une impression à la fois, mais encore y donner son attention. J’en conviens, et cette remarque est dans les livres des psychologistes; néanmoins elle appartient à la biologie et non à la psychologie. M. Mill ajoute que les faits qui se passent dans l’esprit peuvent être étudiés non dans le moment même de leur perception, mais dans le moment qui suit et quand la mémoire en est encore fraîche. A la bonne heure ; mais cela aussi appartient à la biologie. Enfin il dit que, pour accomplir l’analyse des diverses facultés élémentaires, il est besoin d’une étude psychologique directe portée à un haut point de perfection, puisqu’il est nécessaire entre autres de rechercher le degré d’influence des circonstances sur le caractère mental, vu que nul ne suppose que la conformation cérébrale soit tout, et les circonstances rien. Je le concède, mais cela encore est du domaine biologique.

Tout ce qui est facultés, analyse ou classification des facultés, jeu ou fonction des facultés, modification des facultés par les diverses influences et par les milieux, appartient à la biologie. Cette doctrine, sans être ancienne, n’est pas nouvelle : quoique vraie, elle est loin d’être beaucoup répandue en dehors du cercle des hommes voués à la science des êtres vivans; mais elle est admise par les physiologistes avancés, et Gall, tout en la compromettant par ses localisations, a rendu un grand service par cela seul qu’il l’a conçue et soutenue avec une précision et une vigueur que personne n’avait eues avant lui. Il ne faut pas oublier, parmi les philosophes, M. Comte, qui s’en fit, à son point de vue, le promoteur dans son Système de philosophie positive; je ne parle pas, bien entendu, de la tentative phrénologique à laquelle il se laissa si malheureusement aller dans ses œuvres postérieures. Pour reconnaître, observer, analyser, classer les facultés cérébrales, la biologie emprunte des renseignemens à la sagesse vulgaire, qui a ses intuitions, à la psychologie, qui a beaucoup travaillé le sujet, à la phrénologie, qui, comme étude de la nature cérébrale chez l’homme et chez l’animal, est digne d’attention, indépendamment de la localisation. Sans doute la physiologie cérébrale a pour but de trouver le rapport entre l’organe et la fonction, et, comme on sait, elle ne possède encore de cette doctrine qu’une imparfaite ébauche; mais cette imperfection ne l’empêche pas d’étudier fonctionnellement ce qu’elle ne peut étudier à la fois fonctionnellement et organiquement; comparable à la pathologie, qui, ignorant les conditions organiques de beaucoup de névroses et de plusieurs folies, ne les étudie pas moins dans leurs phénomènes, sans que personne songe à faire un domaine particulier, pour je ne sais quelle psychologie pathologique, de ces états morbides sans lésion connue. La physiologie est venue tard à traiter des facultés affectives et intellectuelles, qu’elle nomme maintenant, sans hésiter, du nom commun de facultés cérébrales; tout cela était jadis de la philosophie, de la psychologie; aujourd’hui elle reprend ce qui fut distrait de son domaine.

L’erreur est de croire qu’étudier fonctionnellement ne soit pas étudier physiologiquement. Je viens de rappeler plusieurs cas de pathologie où l’étude, pour n’être que fonctionnelle, n’en est pas moins physiologique. La condition n’est pas différente pour les facultés cérébrales; on les étudie physiologiquement, même quand, comme c’est le cas, on est hors d’état de les analyser anatomiquement. Cette investigation purement fonctionnelle est incomplète sans doute, mais n’en est pas moins positive, dirigée qu’elle est par l’ensemble des connaissances acquises sur les tissus vivans en général et sur le tissu nerveux en particulier, et on peut dire, sans beaucoup se tromper, que la valeur des psychologistes, en tant qu’occupés des facultés intellectuelles.et affectives, se mesure sur le compte plus ou moins grand qu’ils tiennent des notions biologiques.

Il n’est pas douteux qu’il y ait une psychologie des animaux supérieurs, psychologie rudimentaire par rapport à celle de l’homme, mais néanmoins très réelle. Cela appartient à la biologie, bien que ne pouvant non plus être étudié que fonctionnellement. La psychologie animale et par suite la psychologie comparée mettent à néant l’indépendance de la psychologie à l’égard de la biologie.

Ces explications montrent que M. Comte n’a commis aucune erreur de méthode en plaçant dans la biologie l’étude de la psychologie, si par psychologie on entend les facultés intellectuelles et affectives; mais si par psychologie on entend simultanément l’idéologie et même la logique, alors on reproche à M. Comte une chose toute différente de celle qu’on lui reprochait. Ce sont des confusions qu’il n’est pas sans importance d’écarter, et là intervient la distinction que j’ai indiquée tout à l’heure entre les facultés et leurs produits. Je commence par un exemple qui présentera ma pensée sans l’exagérer ni l’amoindrir. Parmi les localisations cérébrales tentées par la physiologie contemporaine, il en est une qui approche beaucoup de la démonstration, je veux parler de celle qui place la faculté du langage dans une des circonvolutions antérieures du cerveau. Voilà de la physiologie cérébrale complète, une fonction déterminée, un organe déterminé ; mais si la faculté du langage appartient à la biologie, la grammaire, qui en est le produit, ne lui appartient pas. C’est ainsi que n’appartiennent à la biologie ni l’idéologie, ni la logique, et j’ajouterai ni l’esthétique, ni la morale, qui sont aux facultés esthétiques et affectives ce qu’est l’idéologie aux facultés intellectuelles. Ce sont des résultats qu’il faut chercher et étudier dans les règles de morale personnelle, domestique et sociale qui interviennent parmi les hommes, dans les œuvres poétiques, architecturales, pittoresques, sculpturales, que produisent les génies créateurs, dans les méthodes qu’enfantent les sciences en se développant, dans les idées et les raisonnemens dont on examine les conditions. Ces embranchemens ont un ensemble d’objets où ils puisent expérimentalement leurs doctrines; il est manifeste qu’ils ne rentrent pas dans la biologie; M. Comte n’en a point traité dans sa philosophie; j’y reviendrai plus loin.

Ne pas admettre, dit M. Mill, et c’est le second chef de son objection, la psychologie dans la série des sciences, c’est vicier cette série, c’est rendre défectueuse la philosophie qui s’appuie dessus, car on sait que le fondement de la philosophie positive est dans la série hiérarchique des sciences. Toute ma réponse est dans la distinction que je viens de faire. S’agit-il des facultés, le reproche porte à faux, car il en a été question en biologie tout autant qu’il était nécessaire pour la fondation de la philosophie positive. S’agit-il des produits de ces facultés, idéologie, logique, esthétique, morale, le reproche porte encore à faux, car ces embranchemens, productions des facultés qui y correspondent, n’impliquent rien qui modifie la place hiérarchique des facultés et leur considération dans la conception du monde. Pour cette conception, il fallait la place hiérarchique des facultés, il ne fallait pas leurs produits.

Je continue l’examen de l’objection. « La branche psychologique, dit M. Mill, de la méthode positive aussi bien que la psychologie elle-même, M. Comte les délaissa, et elles furent placées dans leur vraie position comme partie de la philosophie positive par des successeurs qui se mirent convenablement au double point de vue de la physiologie et de la psychologie, M. Bain et M. Herbert Spencer. » Que M. Herbert Spencer et M. Bain aient avancé l’étude des facultés cérébrales au-delà du point où elle était du temps de M. Comte, je le constate avec reconnaissance : on l’avancera encore après eux, et cela ne touche en rien à la philosophie positive, pas plus que n’y touchent les découvertes faites postérieurement à M. Comte en chimie ou en physique; mais on insiste, et l’on dit que la place est vide où l’on devrait trouver la branche psychologique de la méthode positive, comme on trouve à leurs places respectives la branche biologique, la branche chimique, etc., de cette même méthode. Si j’interprète bien les mots : « branche psychologique de la méthode positive, » ils signifient la philosophie de la psychologie. La philosophie de la psychologie, ou étude générale des facultés tant dans leurs rapports entre elles que dans leurs rapports avec l’organisation (chose indispensable), ne peut être scindée de la biologie. Quant à la morale, à l’esthétique, à l’idéologie, là sans doute n’en est pas la place; mais leur théorie générale n’est pas plus partie intégrante de la philosophie positive que ne le serait la théorie générale du langage et de la grammaire, car vraiment pourquoi ne pas réclamer en faveur de celle-ci, fort considérable assurément, si l’on réclame en faveur de celles-là?

Si on définit la philosophie, comme je fais, une conception du monde, on se passe de la psychologie. Si on la définit, comme fait M. Mill, l’étude de l’homme et une sorte de logique générale, la psychologie y est nécessaire. J’ai discuté ces deux définitions, et je n’y reviens pas; mais, à mon gré, je ne puis trop insister sur cette différence fondamentale qui sépare M. Comte et M. Mill, l’un étant au point de vue objectif, l’autre étant au point de vue subjectif. Pourquoi ne pas les combiner? dira-t-on. Les combiner, non, mais les subordonner. La conception positive du monde n’est qu’au prix d’une élaboration purement objective.

En n’ayant pas une psychologie, dit M. Mill, et c’est le troisième chef de son objection, on rend imparfaite la constitution de la sociologie, et l’on sait que, dans le système de M. Comte, la sociologie est indispensable à la philosophie positive. Contre ce reproche, ma distinction intervient et suffit. Ce sont les facultés telles que la biologie les connaît qui importent, car il faut que dans la sociologie rien ne se glisse qui soit contradictoire avec les données fondamentales de la physiologie cérébrale. M. Comte a usé des notions qu’on avait de son temps, ainsi qu’il a usé de celles qu’on avait sur la chimie ou la physique; comme pour la physique ou la chimie, elles ont suffi à son objet, et depuis rien n’est survenu qui ait démenti son œuvre.

Enfin le quatrième chef de l’objection est une inculpation prise au domaine de la logique, à savoir qu’on ne trouve pas dans la philosophie positive le critérium qui montre que les résultats obtenus l’ont été par un procédé régulier, et que l’induction qui a servi à former les vérités générales est légitime. Après avoir rappelé la revue que M. Comte a instituée des vérités de chaque science, M. Mill s’exprime ainsi : « Après tout, ceci reste une question ultérieure et distincte. On nous enseigne le droit chemin pour chercher les résultats; mais, quand un résultat a été obtenu, comment saurons-nous donc qu’il est vrai? Comment nous assurer que le procédé a été accompli correctement, et que nos prémisses consistant en généralités ou en faits particuliers prouvent réellement la conclusion que nous y avons fondée? Sur cette question, M. Comte ne jette aucune lumière; il ne fournit aucun critérium de vérité. » Puis, entrant plus particulièrement dans l’examen du procédé d’induction, capital en tout l’ordre scientifique, il ajoute : « Toutes les lois dernières sont des lois de causation, et la seule loi universelle au-delà du giron des mathématiques est la loi de causation universelle, à savoir que tout phénomène a une cause phénoménale et quelque phénomène autre que lui, ou quelque combinaison de phénomènes à quoi il est conséquent d’une manière invariable et inconditionnelle. C’est sur l’universalité de cette loi que repose la possibilité d’établir une règle de l’induction. Une proposition générale obtenue inductivement n’est prouvée vraie que quand les cas sur lesquels elle repose sont tels que, s’ils ont été correctement observés, la fausseté de la généralisation est incompatible avec la constance de la causation, avec l’universalité du fait que les phénomènes de la nature ont lieu conformément à d’invariables lois de succession. »

Tout ceci est de la logique ; j’en fais grand cas, et je m’intéresse singulièrement à l’étude qui nous enseigne les conditions imposées à la connaissance par la nature de notre esprit, et qui donne, si je puis ainsi parler, une sanction légale à nos raisonnemens ; mais est-il bien vrai que le plan suivi par M. Comte ne lui ait pas fourni l’équivalent de cette sanction ? Ce plan, qui est la combinaison de la hiérarchie des sciences avec leur philosophie, lui a procuré dans chaque domaine pour critérium de certitude le critérium même de chacune de ces sciences ; il est assez incontesté pour que je ne le discute pas ; ce critérium est l’expérience ou vérification.

Mais on me presse, et l’on me dit : Comment savez-vous que votre expérience, que votre vérification est valable ? Ici, tout au rebours de croire que l’expérience ait besoin de la logique, je crois que c’est la logique qui a besoin de l’expérience. Si les vérités scientifiques n’étaient vraies que logiquement, elles ne sortiraient pas du cercle des simples hypothèses ; mais c’est quand l’expérience les a fournies que se fait la théorie logique de l’induction. Bien loin que la philosophie positive dépende de la logique, c’est la logique qui dépend de la philosophie positive.

Ainsi dans le passage de M. Mill, cité plus haut, comment connaît-on l’universalité de la loi de causation ? Par l’expérience, non par la logique, car c’est une des excellentes opérations de la psychologie positive d’avoir démontré que la notion de cause n’est pas immanente à l’esprit humain. Cela posé, comment sait-on qu’une proposition générale de l’ordre scientifique est vraie ? En montrant que dans tous les cas qui se présentent l’expérience la confirme ; s’il survient des exceptions, il faut la sacrifier ou la modifier. Tout cela est si certain que nos inductions les plus assurées ne sont acceptées que sous le bénéfice d’une vérification constante, et la sanction que leur donne la logique ne peut leur ôter ce caractère relatif, c’est-à-dire qu’elle n’ajoute absolument rien à leur certitude. Il y a deux caractères de la vérité et de l’erreur, l’un mental donné par la logique, l’autre expérimental donné par les sciences. Ce n’est pas le caractère mental qui domine le caractère expérimental, c’est le caractère expérimental qui domine le caractère mental. M. Comte a suivi celui qui domine et n’a pas eu besoin de celui qui est dominé.

Une expérience se constate par intuition ; une induction, une déduction se vérifie par expérience, c’est-à-dire par intuition. La certitude scientifique est donc partout et toujours une certitude d’intuition ; elle ne demande pas sa preuve à la logique ou régularité des raisonnemens et des procédés ; elle la demande à l’expérience ou intuition. L’intuition, ne relevant que d’elle-même, constitue le critérium de la vérité objective, selon M. Comte et la philosophie positive. C’est ainsi que je résume ma réponse au quatrième chef d’objection.

Ici je pourrais m’arrêter. Le groupe mal limité, mal défini qu’on nomme psychologie n’est nécessaire ni à la constitution de la sociologie ni à la série des sciences telle que M. Comte l’a fixée, et son œuvre demeure intacte. Il faut, même après ces critiques, concevoir comme lui le monde, et, comme lui aussi, prendre pour méthode des méthodes, pour lumière des lumières cette hiérarchie du savoir humain qui pense et philosophe pour nous partout où nous la conduisons. Je pourrais, dis-je, m’arrêter ; mais considérer l’idéologie, la logique, l’esthétique, la morale par rapport à la philosophie positive, c’est une discussion qui, dans la tournure actuelle du débat, ne m’a pas paru dénuée d’importance.

Cette question m’occupe, me préoccupe même depuis longtemps, étant convaincu d’une part que la philosophie positive n’est ni défectueuse, ni incomplète, ni impropre à son service, et d’autre part inquiété par les longues liaisons que la psychologie, l’idéologie, la logique, la morale, ont eues avec la philosophie.

Mon éducation biologique ne me permettait pas de ne pas renvoyer à la biologie l’étude des facultés cérébrales, bien que les psychologistes y aient établi une part de leur domaine, et aussitôt naquit pour moi la distinction entre ces facultés et leurs produits, distinction dont j’ai usé précédemment pour faire le partage entre ce qui appartient à la physiologie cérébrale et ce qui n’y appartient pas.

La comparaison chez les animaux et dans les différens âges m’offrit une classification de ces facultés, fonctionnelle, non anatomique, mais pourtant naturellement hiérarchique : facultés de besoins, facultés affectives, facultés esthétiques, facultés intellectuelles. Le principe de la hiérarchie est la diminution croissante de l’empire qu’exerce la personnalité[7].

C’est de la place de ce groupe qu’il s’agit par rapport à la philosophie positive. Si l’on recherche ce qu’il est, on voit qu’il représente la doctrine du sujet prise dans les besoins (la chose n’a point encore reçu de nom), dans les actes (morale), dans les œuvres (esthétique), dans les idées (idéologie). La doctrine du sujet ne peut prétendre à un rang plus élevé que le sujet lui-même. Or, que le sujet soit subordonné à l’objet, la conception de l’homme à celle du monde, c’est un des principes les plus certains et les plus féconds de la philosophie positive. Ainsi de ce côté encore se confirme l’invalidité de ce qui a été objecté à cette philosophie au nom de la psychologie, et apparaît quelle fut la sûreté de vue et la fermeté de M. Comte, quand, dans son acheminement vers son but grandiose, il négligea des conceptions que tout le passé lui recommandait comme indispensables.

Toutefois, la doctrine du sujet ayant un caractère qui lui est propre bien que secondaire, il me paraît qu’elle doit être considérée soit comme un appendice à la philosophie positive, soit comme une branche de l’anthropologie. Quoi qu’il en soit, le point sur lequel j’insiste et qui m’est propre, c’est que philosophiquement on ne disjoigne pas ces quatre embranchemens, et que, même en les traitant isolément, on les conçoive comme des parties d’un tout, qui est le sujet.

Voici terminé l’examen des objections faites contre la philosophie positive au nom tant de la psychologie que de la sociologie. En le poursuivant avec toute l’attention dont je suis capable et que me commandait en cette circonstance l’autorité de mon adversaire, je me suis convaincu une fois de plus que la philosophie positive est fondée, que la conception du monde telle que l’homme peut l’avoir est obtenue, que l’ordre hiérarchique des vérités générales est déterminé, que, grâce à cette conception et à cet ordre, le penseur se trouve au vrai centre de la nature intelligible, enfin que les conditions d’une philosophie positive, étant de provenir des sciences et d’instituer le rapport du tout et des parties, ont leur accomplissement dans ce qui a été fait par M. Comte et a reçu de lui un nom qui grandit.

Non pas que je prétende que l’œuvre soit close, et qu’il n’y ait plus qu’à répéter la parole du maître. Loin de moi cette pensée ; M. Comte nous a seulement, nous et nos successeurs, mis sur le seuil ; d’immenses travaux sont à exécuter, car, l’ancien point de vue des choses étant changé, il s’agit de tout remettre au nouveau. J’aurai donné à mon idée toute l’étendue et en même temps toute la restriction qu’elle comporte en disant que M. Comte a fait la constitution de la philosophie positive, voulant dire, d’après le sens que j’attribue à la constitution d’une science, que depuis M. Comte elle a sa base, qui est dans les sciences, sa méthode, qui est dans la hiérarchie scientifique, et son résultat, qui est dans la conception du monde, mais voulant dire aussi qu’une philosophie constituée est seulement une philosophie commencée.


IV.

Ma tâche est finie; mais je viens d’être aux prises avec les conditions fondamentales de la philosophie que je professe, et avec un ordre d’objections puisées non plus, comme c’est l’ordinaire, dans la théologie ou la métaphysique, mais dans une doctrine où l’on a la volonté de philosopher suivant un mode positif tout en se séparant de la philosophie positive, œuvre de M. Comte. Le lecteur ne s’étonnera donc pas qu’à cette tâche, toute finie qu’elle soit, j’ajoute quelques considérations, qui, bien que subsidiaires, étendront et éclairciront la discussion.

M. Mill, quand la philosophie positive lui tomba entre les mains, avait reçu sa préparation essentielle par la psychologie et par la logique, dans lesquelles il s’est acquis tant de réputation et d’autorité. Moi, quand cette même philosophie positive est venue à ma connaissance, j’avais reçu ma préparation par la médecine, par la physiologie, par la biologie : non pas que j’aie eu en biologie, comme M. Mill en logique, le bonheur d’attacher mon nom à quelque œuvre considérable; mais ce n’en est pas moins l’étude de ma jeunesse, celle qui a laissé les plus profondes traces dans mon esprit, et qui m’est encore aujourd’hui un objet de lectures et de méditations. M. Comte, dans le temps de mon intimité avec lui, n’avait pas manqué de noter cette différence entre M. Mill, avec lequel il entretenait une correspondance philosophique, et moi qui étais son disciple. Ce n’est pas pour signaler cette différence d’origine et pour le futile plaisir de rappeler d’où je suis parti que j’ai amené cette courte digression; c’est pour quelque chose de plus utile, c’est pour montrer que, dans le mode positif de philosopher, l’état actuel de la pensée offre deux manières, l’une procédant de la psychologie positive, l’autre du groupe de sciences que M. Comte a disposées en un ordre hiérarchique.

M. Mill, dans son excellent livre sur la philosophie de sir William Hamilton, parle de l’école qui est partout et constamment en ascendant depuis qu’a cessé la réaction contre Locke et Hume, ce qui date de Reid en Angleterre et de Kant sur le continent. Cette école, qui est l’école psychologique, je l’accepte et lui voue beaucoup de reconnaissance pour avoir rendu positive la psychologie; mais elle n’a point fait une philosophie, et, à vrai dire, je ne pense pas qu’elle en fasse jamais une effective, m’appuyant sur ce principe invincible, déjà cité, que le sujet est subordonné à l’objet. On n’échappera pas à la nature des choses, et l’étude de l’homme ne donnera pas la conception du monde.

Philosopher positivement suivant le mode psychologique est une impasse, et c’est là qu’éclate le service rendu par M. Comte. Il a créé le second mode positif de philosopher, le mode objectif. Tandis qu’il écartait la philosophie théologique en substituant des lois aux volontés, et la philosophie métaphysique en remplaçant les notions a priori par des notions a posteriori, il écartait la philosophie psychologique en substituant l’étude du monde à l’étude de l’homme. Alors il n’y eut plus d’impasse : les sciences, transformées en un tout organique par la hiérarchie qui les subordonne l’une à l’autre, conduisirent la philosophie jusqu’au terme, sans solution dans l’enchaînement, sans contradiction dans la teneur.

Cette distinction entre l’origine psychologique et l’origine objective dans le mode positif de philosopher me mène directement au célèbre principe de la relativité de la connaissance humaine. Ce principe, qui est incorporé à la philosophie positive, est antérieur à M. Comte, et M. Mill rappelle qu’il appartient à Bentham, à James Mill et à William Hamilton. Cela est incontestable; cependant il importe grandement de distinguer les deux voies par les- quelles les philosophes anglais d’une part et M. Comte d’autre part y sont parvenus. Pour les philosophes anglais, le principe est psychologique et résulte de la nature de notre faculté de connaissance; pour M. Comte, il est empirique et résulte de ceci, qu’en toute science positive on est arrivé à un fait, à un phénomène au-delà duquel on n’a pu aller.

Ces deux manières diffèrent non-seulement par le procédé, mais encore par le résultat. La démonstration psychologique de la relativité de la connaissance humaine est insuffisante philosophiquement; elle ne prouve qu’une seule chose, à savoir que nous ne connaissons un objet que par les sensations qu’il excite en nous, que la connaissance en est purement phénoménale, et que nous ne pénétrons jamais dans ce qu’il est en soi; mais elle ne prouve pas que cela même, qui n’est aperçu de nous que phénoménalement, n’est pas au fond partie et manifestation d’un absolu, s’il est un absolu. En d’autres termes, elle ne ferme pas la voie aux causes premières. Ainsi, pour donner des exemples, dans le système matérialiste, la relativité de la connaissance au sujet de la matière interdit seulement de professer que nous la connaissons en soi, mais n’interdit pas de la considérer comme un substratum absolu et une cause première de toute chose; dans le système déiste, la même relativité au sujet de Dieu interdit seulement de s’enquérir de l’essence divine, mais n’interdit pas de rattacher toute chose à une cause créatrice et providentielle. Là se montre clairement l’impuissance objective de la psychologie, et, par une conséquence irrésistible, sa subordination à l’objet, ce qui détermine sa place en philosophie positive.

Autre a été le procédé de M. Comte et autre le résultat. Le procédé : ayant construit la philosophie de chaque science fondamentale, il reconnut a posteriori que dans toutes on arrivait à des conditions dernières ou non, mais au-delà desquelles on ne pouvait trouver d’autres conditions; c’est ainsi qu’il a formé expérimentalement son principe que dans la connaissance humaine rien n’est absolu, car telle est la formule qu’il en a donnée. — Le résultat : tandis que la psychologie ne détermine en aucune façon le caractère de la limite où s’arrête la possibilité de décomposer les phénomènes en effets et en causes et laisse ouverte la porte à l’admission des causes premières, la philosophie positive, par la main de M. Comte, indique d’une façon lumineuse et certaine que cette possibilité s’arrête au phénomène irréductible que chaque science se déclare incapable de décomposer, ce qui marque la borne du monde intelligible et le bord de celui où l’intelligibilité cesse pour nous. Ainsi dans la question de la cause première, soit matière, soit Dieu, dont j’ai parlé tout à l’heure, chaque science dans son domaine n’atteint rien qui puisse être dit premier, mais elle atteint certaines causes, ou existences, ou conditions, qu’elle n’a aucun droit de qualifier autrement que de causes, existences, conditions impénétrées.

Tout cela étant considéré, il n’est pas exact de dire qu’en incorporant la relativité de la connaissance humaine à la philosophie, M. Comte n’ait rien innové, et n’ait fait que prendre à son service un principe qu’il a trouvé dans le domaine commun. Le sien diffère du principe psychologique par la source et par la portée. En effet, d’une part, bien loin que la relativité de la connaissance humaine soit le fondement de la philosophie positive, elle en est le résultat, le corollaire; la philosophie positive ne s’est pas faite par ce principe, elle a fait ce principe, et d’ailleurs il n’est dans la relativité psychologique de la connaissance humaine aucune vertu contre la notion des causes premières; il n’en est que dans le principe expérimental de la relativité, qui, n’ayant rien à dire sur leur existence ou leur non-existence, indique les points divers où dans la recherche ascendante des causes l’esprit humain est arrêté. Le principe psychologique et le principe expérimental de la relativité appartiennent à deux terrains différens. Le terme où l’un conduit est de suprême importance, puisqu’il s’agit de la conception du monde ; le second ne mène qu’à une certaine condition de notre mode de connaître et de notre esprit. Toujours et partout on trouve la psychologie subordonnée à la philosophie positive.

M. Mill est un critique qui, passant aux imperfections de détail, les signale sans être inquiet de les mettre à la charge d’un fond qu’il n’admet pas ; moi, je suis un disciple qui les signale comme des taches qu’il est utile de faire disparaître afin de donner plus d’éclat et de force à un fond que j’accepte. C’est pour ces deux buts différens que nous nous rencontrons en des critiques secondaires. M. Comte, on le sait, n’apercevant que la négativité des dogmes révolutionnaires, les poursuivit d’une polémique inexorable. M. Mill montre que ces dogmes, outre la partie proéminente, qui est négative, renferment aussi une partie positive qui ne doit pas être négligée.


« La souveraineté du peuple, dit-il, cet axiome métaphysique qui en France et dans le reste du continent a été si longtemps la base théorique de la politique démocratique et radicale, est regardée par M. Comte comme purement négative et exprimant seulement le droit du peuple à se débarrasser par l’insurrection d’un ordre social devenu oppressif, et il ajoute que, si on l’érigé en principe de gouvernement, elle condamnera indéfiniment tous les supérieurs à une dépendance arbitraire à l’égard de la multitude des inférieurs, et qu’elle est une sorte de transfert aux peuples du droit divin tant reproché aux rois. Sur cette doctrine, en tant que dogme métaphysique ou principe absolu, la critique est juste ; mais il y a aussi une doctrine positive qui, sans aucune prétention à être absolue, réclame la directe participation des gouvernés dans leur propre gouvernement sous les conditions et avec les limitations que ces fins imposent. »


J’accepte cette rectification, j’accepte aussi celle du point de vue de M. Comte par rapport au protestantisme :


« Comme presque tous les penseurs même incrédules, dit M. Mill, qui ont vécu dans une atmosphère catholique, M. Comte ne voit le protestantisme que par son côté négatif, regardant la réformation comme un mouvement purement négatif auquel il fut coupé court prématurément. Il ne semble pas s’apercevoir que le protestantisme ait eu aucune influence positive différente de l’influence générale du christianisme, de sorte qu’il laisse échapper un des faits les plus importans qui en dépendent, c’est-à-dire la remarquable efficacité qu’il a eue, par opposition au catholicisme, pour cultiver l’intelligence de chaque croyant individuel. Le protestantisme, qui fait appel à cette intelligence, compte qu’en le recevant elle sera active, non passive. Le sentiment d’une responsabilité directe de l’individu envers Dieu est presque entièrement une création du protestantisme, même quand les protestans furent presque aussi persécuteurs que les catholiques, même quand ils croyaient aussi fermement que les catholiques le salut attaché à la vraie foi; pourtant ils maintenaient que cette foi devait être non pas acceptée d’un prêtre, mais cherchée et trouvée par le fidèle, à son péril éternel s’il se trompait. Éviter une erreur fatale devenait ainsi en grande partie une question d’instruction et de lumières, et chaque croyant, quelque humble qu’il fût, était sollicité par un puissant mobile à chercher l’instruction et à y faire des progrès. Aussi, dans ces contrées protestantes dont les églises ne sont pas, comme l’église d’Angleterre fut toujours, des institutions principalement politiques, en Écosse par exemple et dans les états de la Nouvelle-Angleterre, une somme d’éducation dont il n’y a pas d’autre exemple parvint jusqu’aux moindres du peuple. Chaque paysan expliquait la Bible à sa famille, beaucoup à leurs voisins, ce qui procurait à l’esprit la pratique de la méditation et de la discussion sur tous les points de la croyance religieuse. L’aliment peut n’avoir pas été le plus nourrissant, mais nous ne devons pas fermer les yeux pour ne pas voir combien de si grands objets étaient propres à aiguiser et à fortifier l’intelligence. »


Il est un grief que j’ai non pas contre la philosophie positive, mais contre M. Comte, car lui aussi a quelquefois manqué contre cette philosophie qu’il a créée. Ce grief, que je trouve articulé aussi chez M. Mill, est que, sur la fin de son grand traité, M. Comte se donne licence d’admettre un certain arbitraire avec la preuve, avec l’objectivité, avec la rigoureuse correspondance entre une conception et la réalité extérieure. Je laisse parler M. Mill.


« Dans un résumé de la méthode positive, M. Comte réclame en termes exprès la licence d’admettre, « sans aucun vain scrupule, » des conceptions hypothétiques, « à l’effet de satisfaire dans les limites convenables nos justes inclinations mentales qui se tournent toujours, avec une prédilection instinctive, vers la simplicité, la continuité et la généralité des conceptions, tout en respectant constamment la réalité des lois extérieures en tant qu’elles nous sont accessibles. Il prétend que le point de vue le plus philosophique nous conduit à concevoir l’étude des lois naturelles comme destinée à représenter le monde extérieur de manière à donner aux inclinations essentielles de notre intelligence toute la satisfaction compatible avec le degré d’exactitude commandée par l’ensemble de nos besoins pratiques[8]. Parmi ces inclinations essentielles, il compte non-seulement notre prédilection instinctive pour l’ordre et l’harmonie qui nous fait goûter toute conception, même fictive, servant à réduire les phénomènes en système, mais même « les convenances purement esthétiques, qui, dit-il, ont une part légitime dans l’emploi du genre de liberté resté facultatif pour notre intelligence. » Après la satisfaction convenable « de nos plus éminentes inclinations mentales, » il restera encore « une marge considérable d’indétermination qui devra être employée à gratifier directement notre besoin d’idéalité en embellissant nos pensées scientifiques, sans en endommager la réalité essentielle. » Conséquemment à tout ceci, M. Comte met les penseurs en garde contre un trop sévère examen de la vérité des lois scientifiques, et frappe « d’une sévère réprobation » ceux qui détruisent « par une investigation trop minutieuse » des généralisations déjà obtenues, sans être capables d’en substituer d’autres. « 


J’ajouterai que M. Comte, qui condamne les investigations trop minutieuses à l’encontre des généralisations déjà obtenues, a condamné aussi l’astronomie stellaire, inutile, suivant lui, à nos besoins théoriques et pratiques qui sont renfermés dans l’enceinte de notre système solaire; condamnation dont, au nom de la philosophie, j’ai appelé il y a longtemps. M. Mill attribue de telles propositions à ce que M. Comte était peu soucieux du critérium logique de la preuve, comme si, indépendamment du cas de l’astronomie stellaire auquel ce reproche est inapplicable, comme si, dis-je, M. Comte avait eu besoin du moindre critérium pour apprécier l’irrégularité de telles conceptions, et comme s’il avait été aveuglé en ceci par quelque illusion de raisonnement! Mais de propos délibéré il faisait céder la rigueur de la réalité à une fausse utilité, jugeant plus avantageux de s’accommoder à certains penchans et plaisirs de l’intelligence que de poursuivre rigoureusement la correspondance entre la conception et le fait. Quel que soit le motif du reste, la philosophie positive doit repousser ces accommodations. Il n’est pas bon de prendre pour suffisantes des conceptions sciemment hypothétiques, il n’est pas bon de respecter des généralisations que la critique entame et défait, il n’est pas bon enfin d’interdire les recherches qui plongent dans l’infinité de l’espace. A cela, le péril serait double, soit que scientifiquement on s’exposât à étouffer la connaissance de faits dont la portée logique ne peut être estimée, soit que philosophiquement on ouvrît la porte à je ne sais quelle théologie ou métaphysique bâtarde.

Si je ne puis accepter de la main de M. Comte un pareil arbitraire dans le maniement de la science, je ne puis accepter de la main de M. Mill les accommodations qu’il suppose possibles entre la philosophie positive et le point de vue théologique. Je traduis le passage.


« Il est convenable de commencer par décharger la doctrine positive d’un préjugé que l’opinion religieuse a contre elle. La doctrine condamne toutes les explications théologiques et les remplace ou pense qu’elles sont destinées à être remplacées par des théories qui ne tiennent compte que d’un ordre reconnu de phénomènes. On en infère que, si ce remplacement était accompli, le genre humain cesserait de rapporter la constitution de la nature à une volonté intelligente, et de croire aucunement en un créateur et suprême gouverneur du monde. La supposition est d’autant plus naturelle que M. Comte était ouvertement de cette opinion. A la vérité, il repoussait avec quelque acrimonie l’athéisme dogmatique, et même il dit (dans un ouvrage postérieur, mais les antérieurs ne contiennent rien qui soit en contradiction) que l’hypothèse d’un dessein a plus de vraisemblance que celle d’un mécanisme aveugle; mais une conjecture fondée sur l’analogie ne lui semblait pas, au temps de la maturité de l’intelligence humaine, une base capable de soutenir une théorie. Il regardait toute connaissance réelle d’une origine comme inaccessible, et s’en enquérir, c’était, suivant lui, outre-passer les bornes de nos facultés mentales; mais ceux qui acceptent la théorie des stages successifs de l’opinion ne sont pas obligés de le suivre jusque-là. Le mode positif de penser n’est pas nécessairement une négation du surnaturel ; il se contente de le rejeter à l’origine de toutes choses. Si l’univers eut un commencement, ce commencement, par les conditions mêmes du cas, fut surnaturel; les lois de la nature ne peuvent rendre compte de leur propre origine. Le philosophe positif est libre de former son opinion à ce sujet conformément au poids qu’il attache aux analogies dites marques de dessein, et aux conditions générales de la race humaine. La valeur de ces marques est, à la vérité, une question pour la philosophie positive; mais ce n’en est pas une sur laquelle les philosophes positifs doivent être nécessairement d’accord. — Une des méprises de M. Comte est de ne jamais laisser de questions ouvertes. La philosophie positive maintient que, dans les limites de l’ordre existant de l’univers, ou plutôt de la partie qui nous en est connue, la cause directement déterminative de chaque phénomène est naturelle, non surnaturelle. Avec ce fait, il est compatible de croire que l’univers fut créé et même qu’il est continuellement gouverné par une intelligence, pourvu que nous admettions que le gouverneur intelligent adhère à des lois fixes qui, étant seulement modifiées ou contrariées par d’autres lois de même dispensation, ne sont jamais délaissées capricieusement ou providentiellement. Quiconque regarde tous les événemens comme des parties d’un ordre constant, chacun de ces événemens étant le conséquent invariable de quelque antécédent, condition ou combinaison de conditions, celui-là accepte pleinement le mode positif de penser, soit qu’il reconnaisse ou ne reconnaisse pas un antécédent universel duquel tout le système de la nature fut originellement conséquent, et soit que cet universel antécédent soit conçu comme une intelligence ou non. »


Dans la préface que j’ai mise en tête de la nouvelle édition du Cours de philosophie positive de M. Comte, j’ai discuté une question fort analogue. M. Herbert Spencer fait de ce qu’il appelle l’incognoscible et de ce que j’appelle l’inconnu la puissance suprême dont l’univers est la manifestation. Je l’ai combattu en disant que définir ainsi l’incognoscible, c’est véritablement le connaître dans un de ses attributs essentiels, ce qui implique contradiction, car alors il n’est plus l’incognoscible. L’argumentation de M. Mill n’échappe pas à une contradiction à peu près du même genre. Elle se réduit à ceci : pensez ce que vous voudrez de la cause première, de l’origine, de l’antécédent universel; admettez nommément que cette cause a créé et gouverne le monde ; pourvu que vous admettiez en même temps qu’elle ne se manifeste jamais dans les choses, vous ne sortez pas du mode positif de philosopher. Mais si cette cause ne se manifeste pas dans les choses, si les lois seules s’y manifestent, elle est soustraite à toute aperception humaine, et il implique que l’on voie ce qui ne se montre jamais, que l’on connaisse ce qui ne se fait jamais connaître. Bien plus, c’est aux marques de dessein qu’on se réfère pour arriver jusqu’à la cause première; mais les marques de dessein perpétuellement renouvelées dans la structure des mondes, dans le mouvement des astres, dans l’appropriation de notre planète, dans l’organisation des êtres vivans, de telles marques de dessein, dis-je, que serait-ce autre chose que des actes d’intervention incessante de la cause première? Par conséquent, si on les admet, on rompt avec le principe de la philosophie positive, qui repousse les interventions et n’accepte que les lois. Ainsi l’admission d’un antécédent universel montre son incompatibilité avec le mode positif de philosopher, tantôt en lui faisant dire qu’il connaît ce qu’il ne connaît pas, tantôt en lui imposant au milieu des lois la doctrine de la finalité. La valeur des marques de dessein n’est en effet pas autre chose que la doctrine de la finalité. Cette doctrine de la finalité, chaque science particulière l’a convertie en une doctrine positive connue sous le nom de principe des conditions d’existence, principe qui bannit toutes les interventions, et qui, rencontré dans chaque domaine particulier de la science, est devenu un principe général de la philosophie positive. Il est la dernière borne à laquelle la connaissance puisse atteindre; si on va au-delà, on quitte à la fois la science et la philosophie.

Il ne faut pas considérer le philosopher positif comme si, traitant uniquement des causes secondes, il laissait libre de penser ce qu’on veut des causes premières. Non, il ne laisse là-dessus aucune liberté; sa détermination est précise, catégorique, et le sépare radicalement des philosophies théologique et métaphysique : il déclare les causes premières inconnues. Les déclarer inconnues, ce n’est ni les affirmer ni les nier, et c’est, quoi qu’en dise M. Mill, laisser la question ouverte dans la seule mesure qu’elle comporte. Remarquons-le bien néanmoins, l’absence d’affirmation et l’absence de négation sont indivisibles, et l’on ne peut arbitrairement répudier l’absence d’affirmation pour s’attacher à l’absence de négation. Il ne serait pas impossible de retourner les argumens qu’avec raison M. Mill a employés contre M. Comte, accommodant à la satis- faction de nos inclinations mentales la rigueur de la preuve et l’objectivité du fait. La rigueur de la preuve et l’objectivité veulent ici que l’on ne nie pas, que l’on n’affirme pas, et malgré cela, par pure satisfaction de certaines vues partielles, on permet d’affirmer sans nier.

On ne peut servir deux maîtres à la fois, le relatif et l’absolu. C’est l’absolu que vous servez quand vous donnez aux choses un antécédent universel; mais alors le philosopher positif, que rien ne peut faire sortir du relatif, vous abandonne et ne vous considère plus comme siens. Faire résoudre la question des causes premières dans un mode de philosopher qui partout en a constaté expérimentalement l’insolution, introduire l’absolu dans un mode de philosopher qui ne comporte que le relatif, concevoir une connaissance là où ce mode de philosopher met rigoureusement l’inconnu, c’est non pas concilier, mais juxtaposer les incompatibilités.

Enfin je rappelle ici la distinction que j’ai faite ci-dessus entre l’origine psychologique et l’origine expérimentale du principe de la relativité. Psychologiquement, la relativité de la connaissance humaine ne contredit pas l’admission d’une certaine théologie, sans quoi M. Mill, partisan déclaré de cette relativité, n’aurait en aucune façon parlé d’antécédent universel; mais expérimentalement elle ne laisse la voie ouverte à rien de pareil. Cette remarque, qui porte à la fois sur le présent litige et sur le rapport entre la psychologie et la philosophie positive, montre une fois de plus le désaccord entre les deux conceptions du monde et clôt la discussion.


V.

M. Mill pense que M. Comte n’a pas fondé ce qu’il nomme la philosophie positive, qu’il n’en a créé que des parties, et que l’œuvre, quelle qu’elle soit, reste toujours à mener au terme. Moi, au contraire, je pense que la philosophie positive est créée dans ses élémens essentiels, que l’avenir développera ces élémens sans les dénaturer, et qu’ainsi elle est, dans l’ordre général, ce que chacune des sciences positives est dans l’ordre particulier, c’est-à-dire un point de départ et une voie tracée.

Trois objections capitales (je ne parle point des objections de détail, qui laissent l’édifice intact et n’exigent que des réparations) sont faites par M. Mill : la sociologie n’est pas constituée; la théorie des facultés intellectuelles et morale n’est pas donnée; la doctrine de la preuve n’est pas établie.

Ma réponse est, quant à la sociologie, que M. Mill n’a pas suffisamment pris en considération l’inégalité de valeur entre la subsistance des sociétés ou état statique et le développement des sociétés ou état dynamique; que le premier, ramené à son origine, ce qui est scientifiquement indispensable, ne diffère pas notablement de l’état de société de certains animaux, et peut s’expliquer par les facultés étudiées en biologie; qu’au contraire le second appartient exclusivement aux sociétés humaines, est le propre de la sociologie, la sépare de la biologie, a été systématisé pour la première fois par M. Comte, et forme l’assise primordiale soit de la sociologie prise en elle-même, soit de la sociologie employée comme élément d’une philosophie positive, ce qui est le point de vue de M. Comte. Ma réponse est, quant à la théorie des facultés intellectuelles et morales, que M. Comte l’a instituée en la biologie, où en est la juste place; qu’à la vérité d’une part les matériaux physiologiques dont il s’est servi se sont améliorés, et que d’autre part il n’a pas fait usage de travaux psychologiques très dignes d’attention, mais que cela ne le met pas, par rapport à la philosophie positive, dans une position différente de celle où le mettent les progrès de la chimie ou de la physique; et que, l’important étant de savoir si les accessions, perfectionnemens, rectifications changent le rapport des sciences particulières avec la philosophie positive, comme aucun changement de ce genre ne se produit, cette philosophie dont le caractère est, sous peine de mort, de s’accommoder avec tout le développement ultérieur des sciences, n’en reçoit aucune atteinte. Enfin ma réponse est, quant à la doctrine de la preuve, qu’en soi la philosophie positive n’a pas d’autre doctrine que celle qui appartient à chaque science particulière, et que cela, suffisant à ces sciences, lui suffit aussi; que, s’il s’agit de passer de la preuve expérimentale à la preuve logique, c’est-à-dire de montrer que ce qui est légitime selon l’expérience l’est aussi selon la logique, cette recherche, très intéressante, n’importe pas à la philosophie positive, qui non-seulement n’en a pas besoin pour son but de la conception du monde, mais encore prête sa doctrine expérimentale à la doctrine psychologique, pour que celle-ci puisse être conçue non plus comme purement subjective, mais comme réelle.

M. Mill admire profondément les pages immortelles où M. Comte a tracé la philosophie des diverses sciences et la doctrine du développement de l’histoire. Ce sont pour lui de belles parties, mais seulement des parties de la philosophie positive. Cela étant reçu des mains de M. Comte, il y ajoute, comme autre partie, la psychologie positive telle qu’elle résulte définitivement de récens travaux dus à des hommes éminens d’Angleterre; il y ajoute une logique positive, à laquelle lui-même a fourni une précieuse contribution dans un livre renommé. Mais comment, de ces différentes parties, un tout se fait-il? Quel en est l’enchaînement et la hiérarchie? M. Mill ne nous le dit pas. On y voit seulement un mode positif de philosopher, et encore un mode de philosopher où la subordination entre le point de vue objectif et le point de vue psychologique n’est pas appréciée.

C’est donc sans regret que, quittant ce qui me semble imparfait, je me tourne vers la philosophie positive, œuvre de M. Comte. Là aussi se trouve un mode positif de philosopher; mais ce mode y est réalisé en toutes ses parties. Ce que l’homme sait est systématisé, ce que l’homme ne sait pas est rigoureusement séparé, systématisation et séparation sans lesquelles il n’y a point de positivité en philosophie.

La philosophie positive vient faire pour le règlement de la pensée générale et pour le gouvernement des choses humaines ce que chaque science a fait pour le règlement de la pensée particulière et le gouvernement des choses spéciales. En d’autres termes, avec la force dorénavant inhérente aux notions positives, elle se substitue au règne des notions théologiques et métaphysiques sous lesquelles s’est formée la jeunesse de l’élite de l’humanité.

« Une croyance, dit M. Mill, qui a gagné les esprits cultivés d’une société est sûre, ou plus tôt ou plus tard, à moins que la force ne l’écrase, de parvenir à la multitude. » Cette opinion, qui a été celle de M. Comte et qui est aussi la mienne, dissipe les illusions qu’on se fait quelquefois quand on croit que, sur le domaine historique, philosophique ou scientifique, les recherches peuvent demeurer encloses dans les livres et dans les écoles. Non; quelque intention qu’on ait, elles vont inévitablement porter coup à l’ancien ordre intellectuel, moral, social. Les partisans de cet ancien ordre ne s’y trompent pas, et s’indignent des vaines protestations dont on se couvre. Jamais la philosophie positive n’en a fait ni n’en fera, car elle sait et professe qu’on ne peut pas avoir une conception du monde différente de celles qui régnèrent et qui règnent sans que tout, s’en ressentant, se modifie et se transforme.

C’est au bruit néfaste du canon que j’ai achevé ce travail médité depuis plusieurs mois, et j’ai éprouvé un véritable malaise à philosopher si impersonnellement, tandis que tout près de nous le sang coulait à torrens. Certes cette jonchée de corps allemands sur le sol de la patrie allemande, excitant une juste horreur et ne s’en faisant pas moins, témoigne combien l’ancien ordre intellectuel, moral, social, qu’on attaque, est justement attaqué. Il n’a pas d’adversaire plus déterminé, plus effectif, plus radical que la philosophie positive.


É. LITTRÉ.

  1. La Revue a souvent critiqué la philosophie positive, ses adversaires ont eu à diverses reprises la parole sur ou contre le système de M. Auguste Comte; il était de toute justice de l’accorder à l’un de ses plus éminens défenseurs.
  2. Auguste Comte and Positivism, London 1865.
  3. Quelque chose de ce que je demande se trouve un peu plus haut, et M. Mill m’accuserait avec raison de n’être pas équitable, si je ne citais ces lignes écrites avec un cœur touché : « D’autres peuvent rire, mais nous, nous pleurerions plutôt à la vue douloureuse de cette décadence d’un grand esprit. M. Comte reprochait à ses premiers admirateurs anglais d’entretenir la conspiration du silence à l’égard de ses dernières productions. Le lecteur peut maintenant juger si un tel silence n’est pas suffisamment expliqué par un souci délicat de sa réputation et par une crainte consciencieuse de jeter un discrédit immérité sur les nobles spéculations de sa première carrière. » On peut voir dans mon livre sur Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 517-591, ce que j’ai dit des dernières productions de M. Comte; je n’y reviens pas dans le présent travail.
  4. Voyez mon livre sur Auguste Comte, p. 304.
  5. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 51.
  6. Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 674.
  7. Cette coordination des facultés cérébrales, je la consignai en 1859 dans mes Paroles de philosophie positive. Cela me parut alors une vue subsidiaire à la doctrine des trois états théologique, métaphysique et positif, par laquelle M. Comte a constitué la science sociale. Je n’ai point abandonné cette idée, du moins en ce sens qu’elle me semble pouvoir servir de base à une physiologie sociologique ; mais je confesse sans peine que de pareilles idées n’ont corps et valeur que quand, mises en œuvre, elles ont servi à bâtir un véritable édifice. En 1863, dans mon livre sur Auguste Comte et la Philosophie positive, j’ai appliqué le même principe de classification, ce qui a été facile, non plus aux facultés, mais aux produits, et j’ai eu une série ascendante selon le même ordre, à savoir la théorie des besoins qui n’a guère occupé que les physiologistes, puis la morale, l’esthétique et l’idéologie. À mon gré, il y a déjà une lumière [illisible] concevoir superposées.
  8. Cours de Philosophie positive d’Auguste Comte, t. VII, p. 639-642.