La Philosophie de la croyance

La Philosophie de la croyance
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 867-886).
LA
PHILOSOPHIE DE LA CROYANCE

I. De la Certitude, par M. Ollé-Laprune, 1881. — II. De l’Erreur, par M. V. Brochard, 1879.

Il s’est fait depuis quelque temps un travail intéressant en philosophie : c’est la recherche de la part, qu’il faut attribuer à la volonté dans la connaissance. Généralement, les traités de psychologie et de logique réservent à l’intelligence seule l’origine de la connaissance humaine ; et, en effet, le vouloir produit les actes, mais comment produirait-il le vrai et le faux? La faculté de connaître est précisément ce qu’on appelle intelligence, et c’est presque une tautologie de dire que c’est par l’intelligence que l’on connaît. Fort bien ; mais le vrai n’est pas toujours objet de connaissance ; il est aussi objet de croyance. Je crois qu’il y a une ville appelée Rome; je crois qu’il y a eu un homme appelé César. Je crois que le progrès a été la loi de l’humanité ; je crois que la forme républicaine ou la forme monarchique est la meilleure forme de gouvernement. Je crois que mes amis ne me trompent pas. Je crois qu’il y aura une autre vie; je crois qu’il y a un Dieu. Voilà bien des cas où j’affirme des vérités, non par une connaissance directe, mais par un acte spécial et différent que j’appelle croyance. Or la croyance n’est-elle qu’un acte d’intelligence? Dans cet acte, ne faut-il pas faire la part à d’autres faits de l’âme, par exemple à la volonté et au sentiment? Et, une fois cette part faite, ne peut-on pas aller plus loin? Ne peut-on pas dire que la croyance n’est pas seulement une partie de notre être intellectuel, mais qu’elle en est la source ; qu’elle est à l’origine de toutes nos connaissances, qu’elle domine la connaissance, enfin que la connaissance, dans son dernier fond, n’est encore qu’une croyance. Le rationalisme cédera la place au fidéisme, soit à un fidéisme mystique qui ira se rejoindre à la religion positive, soit à un fidéisme critique qui aura beaucoup de peine à se distinguer du scepticisme. Tel est l’ordre d’idées que viennent d’aborder presque en même temps, et dans un esprit profondément différent, deux professeurs distingués de l’université française, M. Ollé-Laprune, maître de conférences à l’École normale supérieure, et M. Victor Brochard, professeur de philosophie au lycée Fontanes, l’un dans un travail intitulé : de la Certitude morale, l’autre dans un travail sur l’Erreur. Nous aurions aimé à embrasser ici dans une même étude les deux écrits que nous venons de citer, en en faisant voir à la fois les analogies et les différences. L’auteur du travail sur l’Erreur fait de la croyance le fond même de la connaissance humaine et ne voit dans toute connaissance qu’une hypothèse tantôt démentie et tantôt confirmée : son système est une sorte de probabilisme. Il ne distingua pas entre la croyance morale et religieuse et les autres actes de l’esprit. Toute affirmation est une croyance et laisse par là quelque part au doute. C’est pourquoi nous avons appelé sa doctrine un fidéisme critique. L’auteur développe ces vues avec une grande subtilité dialectique, une vive pénétration, et aussi, il faut le dire, une assez grande obscurité. Peut-être trouverons-nous une autre fois l’occasion d’insister sur ce travail distingué et original. Notre pensée est surtout de faire connaître aujourd’hui une œuvre d’une tout autre nature, moins spéculative, moins métaphysique, mais d’une analyse délicate et fine, d’un esprit élevé, et qui touche de plus près aux questions les plus émouvantes de notre temps, aux croyances de l’âme, aux espérances religieuses. C’est le livre de M. Ollé-Laprune sur la Certitude morale. L’auteur, déjà connu par un ouvrage des plus estimables sur la Philosophie de Malebranche, vient en outre, tout récemment, de publier encore un mémoire couronné par l’Académie des sciences morales et politiques sur la Morale d’Aristote. L’ouvrage de la Certitude morale, qui, malgré ses allures discrètes et une exquise mesure, a pour effet cependant de mettre aux prises la foi et la philosophie, nous a paru mériter un examen particulier, attentif et vigilant

I.

M. Ollé-Laprune, dans une préface pleine d’intérêt et écrite avec une chaleur d’âme toute communicative, nous expose la pensée fondamentale de son œuvre. Cette pensée n’est nullement que la volonté soit le principe de l’affirmation dans tous les ordres de connaissances, ni même le principe exclusif qui domine dans la croyance, mais seulement que « la certitude des vérités morales est d’un ordre à part, d’une qualité spéciale, et qu’elle suppose des conditions personnelles subjectives, sans que la vérité elle-même soit réduite à une valeur purement subjective. » C’est donc seulement dans l’ordre moral que l’auteur défend la cause de la croyance et de la foi et qu’elles lui paraissent susceptibles de donner une certitude objective égale à celle de la connaissance scientifique. Il ne s’agit, bien entendu, que de la foi naturelle, puisque nous sommes en pure philosophie. Tout en se restreignant dans ce domaine, l’auteur demande que l’autre ne soit pas exclu, et il croit de son honneur de déclarer qu’il appartient à la foi chrétienne, à la foi catholique. Mais il prétend aussi se borner au point de vue purement philosophique et démontrer sa doctrine par l’analyse et le raisonnement. Cette doctrine, c’est qu’il y a quatre vérités fondamentales qui ne relèvent pas seulement de l’intelligence, mais aussi de la volonté, qui doivent être des actes de foi en même temps que des affirmations rationnelles ; quatre vérités pour lesquelles l’assentiment est un « devoir. » Ce sont : la loi morale, la liberté morale, l’existence de Dieu, et la vie future. Tels sont les quatre articles de foi de la religion naturelle.

Malgré cette part faite à la croyance et à la volonté, l’auteur paraît très préoccupé de la crainte de rendre la vérité arbitraire. Il fait de l’intelligence et de la croyance une analyse qui nous parait très correcte, tellement correcte même, qu’on se demande sur quoi repose en définitive la thèse propre de l’auteur et s’il n’y a pas disproportion entre les prémisses et les conséquences : « On ne déclare pas une chose vraie parce qu’on le veut, dit-il; l’acte de volonté n’est pas dans la décision par laquelle on prononce sur le vrai et sur le faux... La décision en soi n’est pas un acte libre... C’est la lumière qui détermine l’assentiment... On n’est pas libre de voir ou non. On est seulement libre de regarder, ce qui est autre chose. » Plus loin, l’auteur s’exprime encore en termes plus caractéristiques : « A vrai dire, ce n’est pas la volonté qui juge... Dans aucun cas, le jugement n’est tellement remis à la volonté que la vérité devienne arbitraire. » Quelle est donc la part de la volonté ? Quelle est la part de la croyance? La voici : L’auteur distingue l’assentiment et le consentement. L’assentiment est forcé; le consentement est libre. Il peut y avoir telle vérité désagréable qui force notre assentiment sans que nous lui donnions notre consentement ; nous nous en écartons pour ne pas la voir et nous cherchons des raisons pour l’esquiver et le désavouer. Au contraire, quand la vérité nous plaît, le consentement s’ajoute à l’assentiment. En outre, c’est bien la volonté qui suspend l’affirmation pour que l’esprit ait le temps d’examiner : c’est encore elle qui, lorsque les raisons sont insuffisantes, et qu’il y a nécessité de juger, prend le parti de la décision ; c’est elle alors qui est responsable de l’erreur, si elle affirme trop vite et sans informations suffisantes, ou sans chercher toutes les informations qui sont à notre portée. Tel est le rôle de la volonté dans la connaissance en général, et cette analyse est irréprochable : on voit que la volonté n’intervient jamais que pour préparer l’affirmation ; si elle y consent, ce n’est qu’en cas de nécessité impérieuse et en laissant toujours une chance de retour : jamais la volonté n’a pour objet le vrai en tant que tel. Le vrai reste le domaine propre de l’intelligence. Voilà du moins, selon M. Ollé-Laprune, comment les choses se passent dans le domaine de la connaissance spéculative. En sera-t-il de même dans l’ordre moral?

Ici, suivant l’auteur, la volonté intervient d’abord comme dans tous les cas précédens ; mais elle y intervient encore d’une manière plus intime et plus profonde ; elle ne sert plus seulement à préparer la vérité, elle contribue véritablement à la faire. Les conditions purement spéculatives se changent en « conditions morales. » En effet, pour la distinction du bien et du mal, pour l’établissement de la loi du devoir et de toutes les vérités qui s’y rattachent, il ne suffit plus d’être attentif et consciencieux : « L’attention devient consentement au bien, amour du bien, fidélité au bien. » Est-ce, en effet, accepter véritablement une vérité morale que de l’accepter sans l’aimer, de l’accepter par l’esprit sans y donner son cœur ? « La vérité morale n’est pas seulement un spectacle ; » si l’action ne suit ou ne précède, « la délicatesse de la perception morale s’affaiblit » et « les défections de l’intelligence troublent l’intelligence. » En un mot, dans l’ordre moral il faut percevoir la vérité non-seulement par l’intelligence seule, mais avec l’âme tout entière, σὺν ὅλῃ τῇ ψυχῇ, dit Platon.

Cependant, même dans l’ordre moral, l’auteur se refuse à une doctrine absolue et ne veut pas faire dépendre la vérité de la volonté. « C’est bien la chose elle-même qui s’impose à l’esprit, » dit-il. Les quatre grandes vérités morales du devoir, de la liberté, de Dieu, de la vie future ne sont pas seulement des croyances ; ce sont des « vérités. » À ce titre, elles s’imposent comme toutes les vérités. Mais, comme vérités, elles sont froides, inactives, et même, l’auteur le reconnaît, obscures et voilées. C’est la volonté qui doit intervenir et s’ajouter à l’intelligence pour la compléter. C’est là ce que l’auteur appelle « la foi morale » qui apporte à l’esprit une certitude d’un autre ordre que celle de l’intelligence, mais égale. C’est ce supplément apporté par la volonté et le cœur à l’intelligence que l’on appelle croire, et c’est ce qui est un véritable devoir quand il s’agit du devoir et de tout ce qui s’y rattache. La connaissance consiste seulement dans la démonstration ou dans l’intuition immédiate. La croyance consiste dans une opération propre et nouvelle qui de ce qui est apparent conclut à ce qui est caché, du signe à la chose signifiée, des effets aux causes, lorsque la cause est disproportionnée à l’effet, et cela, comme dit saint Thomas, «en vertu de l’empire de la volonté qui meut l’intelligence, » propter imperium voluntatis moventis intellectum.

Telle est la théorie générale de l’auteur, dans laquelle se cachent, selon nous, plusieurs équivoques qu’il importe de démêler.

M. Ollé-Laprune dit très bien et avec juste raison qu’il ne suffit pas de connaître la vérité, qu’il faut l’aimer; mais cela n’est-il pas vrai de toute vérité, même spéculative? On peut dire, même d’un géomètre, que, s’il n’aime pas la vérité géométrique, si les conceptions géométriques le laissent froid, s’il n’est pas saisi d’enthousiasme devant les nombres et les figures, il ne sera jamais un grand géomètre. On nous rapporte de Pythagore qu’il voua une hécatombe à Jupiter lorsqu’il eut découvert le théorème du carré de l’hypoténuse. Nous savons aussi de Descartes que le jour où il découvrit « l’invention merveilleuse, » comme il l’appelle, c’est-à-dire l’application de l’algèbre à la géométrie, il fit vœu d’un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette. Malebranche, lisant le traité aride de Descartes sur l’Homme, éprouva de si violentes palpitations qu’il pensa se trouver mal. Voilà l’enthousiasme du savant, du philosophe! voilà le signe divin! voilà comment la vérité ne parle pas seulement à l’esprit, mais à l’âme! Et si cela est vrai pour les objets purement abstraits, combien à plus forte raison pour les choses morales! Savoir qu’il y a un Dieu sans lui donner son âme, savoir que nous possédons la liberté sans en être fiers et sans être prêts à tout pour sauver une telle prérogative contre toute atteinte, savoir qu’il y a une vie future et être incapable de sacrifier sa vie pour la confesser, voilà sans doute des vérités mortes, froides, stériles. « Malheureuse, dit Bossuet, la connaissance qui ne se tourne pas à aimer! » Tout cela est vrai, et personne n’y contredit. Mais, dans aucun de ces cas, l’intervention de la volonté et du cœur n’ajoute rien à la vérité en tant que vérité et ne peut en rien suppléer à ce qui lui manquerait à ce point de vue. J’entends bien et j’accorde qu’il ne faut pas seulement connaître, mais croire, si croire veut dire connaître avec amour ; j’admets qu’il faut aller à la vérité avec toute notre âme. Mais doit-on conclure de là que la volonté puisse dispenser la vérité du degré d’évidence qui est nécessaire pour être admise logiquement et rigoureusement? peut-elle constituer un supplément de preuves et conférer une certitude qui lui soit propre? C’est ce que nous n’admettons pas. Voyons en effet comment l’auteur établit que les vérités dont il s’agit doivent devenir des croyances.

Il prend pour point de départ et pour exemple de ce qu’il appelle « la foi morale, » la croyance au témoignage des hommes : « Vous me parlez, dit-il, de faits que je n’ai point vus, que je n’ai pu voir; votre témoignage me garantit la vérité que je suis incapable de constater moi-même. J’ai confiance en vous, je vous crois... Ma certitude s’appuie, non sur la nature de l’objet clairement connu, mais sur votre autorité... Admettre ce qu’un témoin révèle, c’est croire ; admettre une vérité évidente, c’est connaître. On connaît, on sait proprement quand on voit une chose ou en elle-même ou par quelque autre chose ayant avec elle une naturelle relation; on croit quand la chose affirmée demeure cachée et que, par conséquent, la raison de l’assentiment est d’une certaine manière extérieure à ce qu’on affirme. »

Nous ne pouvons admettre cette théorie du témoignage humain. Sans doute, on peut bien convenir d’appeler foi l’acte par lequel nous affirmons sur la parole d’autrui au lieu d’affirmer par nous-même ; mais ce n’est là qu’une question de mots, et, dans le fond, le témoignage se ramène à toutes les lois ordinaires de la connaissance et ne vient nullement d’un acte surérogatoire de la volonté. Si je crois à la parole des hommes, c’est en raison d’une induction parfaitement légitime et égale en autorité à toute induction scientifique. C’est que l’expérience m’a appris, soit chez moi-même, soit chez les autres, que l’homme ne trompe jamais quand il n’a pas d’intérêt à le faire, ou quand on a des raisons de supposer qu’il n’est pas trompé lui-même. Les règles du témoignage et de la critique scientifique sont des règles très précises, qui ne sont que des cas particuliers, des lois générales de l’induction. Je conclus des paroles du témoin aux faits attestés avec la même certitude et en vertu des mêmes principes qui me font conclure en général du signe à la chose signifiée, par exemple des vestiges fossiles laissés par les plantes, qu’il y a eu une flore à telle ou telle période géologique. Il n’y a pas là une certitude spéciale d’un genre nouveau, mais la même certitude que dans les sciences expérimentales ; seulement, les signes étant plus douteux et plus difficiles à interpréter, il y a beaucoup plus de part à faire à la probabilité qu’à la certitude. C’est donc là une véritable connaissance, et l’on n’emploie le mot de croyance que par équivoque.

Voilà pour le témoignage en matière de faits. En est-il autrement du témoignage en matière de doctrine? Non, sans doute; et c’est, selon nous, tout à fait la même chose. Si je crois à l’autorité d’un savant quand il s’agit de sa science, à celle d’un historien s’il s’agit d’érudition, à un jurisconsulte en matière de lois, c’est que je suppose, en vertu de l’expérience, que celui qui s’est occupé d’une science en sait plus que celui qui ne l’a pas apprise, et qu’il en sait par conséquent plus que moi. Mais si, au lieu de m’en tenir là et de me borner à une juste déférence envers une autorité supérieure, je m’y livrais aveuglément, l’expérience me prouve que je me tromperais très souvent. La croyance n’est donc pas encore ici une œuvre propre de la volonté : c’est une induction qui doit être proportionnée à la compétence supposée du témoignage que j’invoque. Il n’y a donc à tirer de là aucun argument en faveur du devoir de croire au-delà des signes précis dont la logique peut seule déterminer la valeur.

M. Ollé-Laprune pense, au contraire, que, quand il s’agit de vérités morales, c’est un droit et même un devoir de dépasser le strict degré d’évidence qu’exigerait la connaissance scientifique, d’affirmer, par une sorte de saltus, des conséquences non contenues dans les prémisses, des causes disproportionnées aux effets, le plus en partant du moins. Il donne pour exemple la confiance que l’on a en un autre homme pour la conduite de la vie. « Je suis, dit-il, dans une situation perplexe, embarrassante; je n’ai pas assez de lumières pour me décider moi-même. Je vais trouver un ami, un sage en qui j’ai toute confiance, et je lui dis: Prononcez vous-même, prononcez pour moi ; je ferai ce que vous voudrez. Je m’incline, je me soumets, je m’abandonne, non pas d’une manière aveugle (car si mon conseiller devenait subitement fou, je renoncerais à lui); mais tant que je le crois raisonnable, je le laisse prononcer : c’est là un acte de foi. »

Cet exemple n’offre encore rien à nos yeux qui se distingue des cas ordinaires du témoignage et qui ne se ramène par conséquent aux lois de la logique pure et simple. Remarquons d’abord qu’il s’agit ici, non plus de vérité, mais d’action. Je suppose que je suis forcé d’agir; de là la nécessité de prendre un parti. Dès lors, quoi de plus raisonnable que de s’adresser à l’homme que l’on croit plus capable que soi? Quoi de plus conforme aux règles d’une légitime induction que de se dire par exemple : Un homme plus âgé que moi a plus d’expérience; il doit savoir ce que je ne sais pas moi-même; ou encore : Un homme connaît mieux les affaires qu’une femme; je m’en fierai donc au jugement d’un homme. C’est de là que vient la pratique du mandat dans tous les genres. Je ne puis pas me soigner moi-même, ne sachant pas la médecine : je m’adresse au médecin. Ne sachant pas le droit, je m’adresse à l’avocat. Même s’il s’agit de morale, je puis croire qu’un sage, un saint homme, un prêtre qui fait son état d’étudier les consciences, en sait plus que moi, homme du monde, sur les délicatesses et surtout les sévérités de la morale. C’est donc une opération très légitime et conforme à toutes les lois de la logique de s’adresser en tout à plus savant que soi. Et ce qui prouve bien qu’il ne s’agit pas ici d’une certitude spéciale, fondée sur des principes différens de ceux qui fondent la certitude en général, c’est que, dans tous les cas cités, le conseiller que j’ai choisi peut se tromper et me tromper. J’en cours le risque; mais, comme le dit Descartes, il vaut mieux prendre un chemin qui vous conduira quelque part que de rester égaré au fond d’une forêt.

M. Ollé-Laprune parle de la puissance de la foi : « On dit qu’un homme a foi en lui-même. Cette confiance le rend capable d’une heureuse hardiesse... Qu’est-ce qu’avoir foi dans une idée? C’est la croire tellement vraie et efficace que, malgré toutes les apparences contraires, on n’admet pas qu’elle ne puisse finir par triompher. On espère quand tout semble fait pour décourager l’expérience. » Tout cela est vrai et chaleureusement exprimé; mais il ne s’agit pas de la puissance de la foi, il s’agit de la vérité. Or combien de fois de telles confiances, de telles espérances, n’ont-elles pas été démenties? Combien de fois les hommes n’ont-ils pas été trompés par la confiance en eux-mêmes et dans leurs idées ? Combien de fois des causes définitivement perdues n’ont-elles pas suscité des défenseurs et des croyans qui espéraient contre toute espérance? Le paganisme n’en a-t-il, pas eu de ce genre? Et aujourd’hui même, ne voyons-nous pas en Orient (et peut-être en Occident) des preuves de cet aveuglement stupide dont sont atteintes les causes perdues, qui pourraient se relever peut-être si quelque rayon de lumière et de raison venait éclairer et corriger la folie de la foi! Qui ne sait que la puissance de la foi est exactement la même, qu’il s’agisse du vrai ou du faux? Ne faut-il pas une grande puissance de foi pour qu’une femme jeune demande comme un bonheur et comme un droit de mourir sur le bûcher de son mari? Et cependant, cette foi, toute héroïque qu’elle est, donne-t-elle le moindre degré de vérité à un préjugé aussi absurde? Laissons donc ces raisons extérieures. La foi peut être une des nécessités pratiques de notre existence : mais la vérité ne relève que de la raison.

Selon M. Ollé-Laprune, la foi consisterait à affirmer plus qu’on ne voit, « avec de bonnes raisons de croire. » Que voulez-vous dire? Qui parle de ne jamais affirmer que ce qu’on voit? Est-ce que les géologues, qui affirment que l’Océan a été sur les Alpes, l’ont vu de leurs yeux ? Est-ce que les historiens ont vu la mort de César? Est-ce que je vois votre pensée? Et cependant, dans tous ces cas, je ne fais qu’appliquer les règles les plus élémentaires de la logique sans que ma volonté y soit pour rien. Vous dites qu’il faut « de bonnes raisons » pour croire. Qu’entendez-vous par bonnes raisons? sont-ce des raisons suffisantes? Dès lors, il s’agit de connaissance et non pas de croyance, Sont-ce des raisons insuffisantes? Alors elles ne sont pas tout à fait bonnes. Si je n’affirme que dans la mesure de ces raisons, je ne fais rien de plus que ce qu’autorise et exige la logique, et il n’y a rien là qui puisse s’appeler foi dans le sens propre du mot. Si j’affirme au-delà, je puis avoir raison au point de vue pratique; car, ainsi que le dit Voltaire, « il faut prendre un parti; » mais je cours un risque, car je puis me tromper, précisément dans la proportion de ce que j’ajoute de mon propre mouvement à ce que les raisons me donnent. M. Ollé-Laprune reconnaît que c’est là une faiblesse; « mais, dit-il, c’est une heureuse faiblesse, puisqu’elle rend possible la confiance, « et qu’elle rend « la confiance plus méritoire, » Mais, encore une fois, vous sortez de la question : vous parlez de l’efficace de la foi, du mérite de la foi quand il s’agit de certitude et de vérité. S’il y a un Dieu, sans doute j’aurai du mérite auprès de lui de l’avoir cru sans preuves suffisantes ; cette confiance est belle, mais elle ne fait pas qu’il y ait un Dieu, et elle ne peut rien ajouter aux raisons qui le démontrent. Nous ne contestons nullement la nécessité pratique de la foi; mais, nous plaçant au point de vue rigoureusement philosophique, nous nous demandons en quoi le désir et l’espérance peuvent décider du vrai et du faux.

En résume, la croyance n’est pas, selon nous, un acte essentiellement différent de la connaissance. C’est une induction, mais une induction incomplète et imparfaite à laquelle nous nous décidons par nécessité pratique et sous l’empire d’un sentiment légitime. La croyance court toujours quelque risque; elle n’offre jamais qu’une certitude insuffisante au point de vue absolument strict; mais ce risque, nous consentons à le courir, parce que nous y sommes obligés par la nécessité et parce que c’est un beau risque à courir, comme dit Platon. Mais ce n’est pas là ce qu’on peut appeler certitude dans le sens propre du mot.

II.

M. Ollé-Laprune croit que c’est un devoir pour l’homme d’affirmer certaines vérités. Nous verrons tout à l’heure quel est, à ce point de vue, mon devoir en tant qu’homme. Mais je déclare, en tant que philosophe, que je ne reconnais qu’un seul devoir, celui de « n’affirmer comme vrai que ce qui me paraîtra évidemment être tel, c’est-à-dire ce que je verrai si clairement et si distinctement que je ne saurais le révoquer en doute. » Voilà, selon nous, pour le philosophe, la loi et les prophètes. Voilà la règle absolue. Descartes l’a posée au début de la philosophie moderne, et c’est par là qu’il l’a créée, constituée. Nul n’est forcé d’être philosophe. Mais celui qui aspire à la philosophie accepte par là même cette loi suprême. C’est son évangile. Il s’engage envers lui-même et envers les autres à n’avoir d’autre règle que l’évidence, à ne pas prendre ses désirs, même les meilleurs, pour le critérium de la vérité. Il ne croira pas que l’affirmation par elle-même soit un devoir; elle ne l’est que lorsqu’elle est imposée par l’évidence; mais elle devient une faute, un péché envers la philosophie lorsqu’elle dépasse l’évidence. Sans doute, lorsqu’un philosophe refuse d’admettre une vérité évidente parce qu’elle lui déplaît, il est coupable; mais s’il affirme une vérité qui n’est pas évidente parce qu’elle lui plaît, il n’en est pas moins coupable. Toutes les illusions, toutes les superstitions, toutes les folies pourront reparaître sous le prétexte de croyances légitimes. Quoi qu’on dise des dangers du scepticisme, ces dangers ne sont rien à côté du danger bien autrement grave de mettre le critérium du vrai dans la volonté. Descartes, qu’on invoque aujourd’hui en faveur de cette thèse, ne l’a jamais soutenue. Il a toujours placé dans l’évidence seule la limite du vrai et du faux, et s’il y a joint la véracité divine, c’est que cette véracité elle-même est évidente pour lui et qu’elle est la source de l’évidence. La volonté, pour Descartes, est cause de l’erreur, mais elle ne fait pas la vérité.

Sans doute, la nécessité pratique nous force souvent à dépasser dans l’affirmation et dans l’action la limite de l’évidence; mais alors nous agissons comme hommes, non comme philosophes. Par exemple, il faut que j’émette un vote dans une assemblée délibérante. Il y a du pour et du contre; l’avenir est obscur; je ne sais au juste de quel côté est la vérité. Cependant l’abstention elle-même est déjà une décision qui peut entraîner les mêmes périls que l’action. Après avoir pesé les raisons de part et d’autre et poussé l’examen aussi loin que je le peux, je finis par me décider pour les raisons prévalentes. Voilà un cas où l’affirmation dépasse l’évidence. Tout ce qu’on appelle croyances, opinions, convictions peut se ramener à ce cas. C’est toujours la nécessité de la conduite pratique qui nous impose l’obligation de choisir un système en politique, en religion, en morale sans attendre la fin de l’examen qui, en effet, ne se terminerait jamais. Or des convictions fortes et décidées valent mieux que l’abstention. Rien ne se fait par le doute. La foi, au contraire, soulève des montagnes.

À la nécessité pratique s’ajoute le sentiment pour constituer la croyance. Le sentiment de l’honneur, par exemple, nous détermine à rester fidèles à nos doctrines, lors même que nous pourrions les considérer comme condamnées à périr. Le sentiment de l’amitié nous commande de croire à la fidélité d’un ami sans avoir besoin pour cela de preuves rationnelles. La confiance est un sentiment généreux qui devient un devoir entre personnes qui s’aiment, mais qui ne peut pas constituer une certitude, car elle peut être trompée par l’événement. Sans doute c’est un devoir pour un fils de croire à la chasteté de sa mère, mais peut-on dire qu’un fils ne sera jamais trompé dans cette croyance ? Comment pourrait-elle être la source d’une certitude spéciale ? La générosité est une vertu morale, ce n’est pas un critérium de certitude. Lorsque Alexandre buvait la potion présentée par son médecin Philippe, qui lui était dénoncé comme voulant l’empoisonner, il faisait un acte héroïque, mais en quoi héroïque ? C’est que la dénonciation pouvait être vraie et qu’il risquait sa vie plutôt que de faire injure à un honnête homme. Mais n’y a-t-il jamais eu dans le monde de générosité trompée et de confiance trahie, de foi démentie par l’événement ? Comment donc peut-on confondre le devoir moral qui nous ordonne de risquer l’erreur en cas de nécessité pratique et pour obéir aux lois de la patrie, de la famille et de l’amitié, avec les conditions de la certitude ?

M. Ollé-Laprune, au contraire, croit que la foi, la confiance engendrent une certitude spéciale égale à celle de l’évidence, quoique différente ; que dans les cas où la lumière est mêlée d’obscurité, c’est à la volonté à franchir l’intervalle qui sépare l’évidence incomplète de l’évidence complète. C’est ce qui a lieu, suivant lui, pour les quatre vérités morales qui constituent le code de la religion naturelle. Ces quatre vérités sont d’abord des connaissances fondées sur des raisons solides. Mais en même temps, ce sont des connaissances imparfaites et obscures que la foi seulement peut transformer en vérités inébranlables et absolument certaines. On sait que c’est le propre de toute philosophie de la croyance, quelque mitigée qu’elle soit, de faire une certaine part au scepticisme. Il y a là, en effet, une corrélation logique, nécessaire. On n’est obligé de croire que là où cesse la connaissance. Ce sont donc les lacunes de la connaissance qui nécessitent la foi. Quelle que soit la réserve avec laquelle on insiste sur ces lacunes, on ne peut cependant s’empêcher de les signaler, et en cela même on paraît faire cause commune avec le scepticisme. M. Ollé-Laprune n’échappe pas à cette nécessité de sa thèse, et il est assez piquant de voir ce croyant si convaincu se faire lui-même l’avocat du diable contre les quatre vérités qu’il veut nous imposer comme devoirs et élever contre elles des doutes qu’on s’attend d’ordinaire à voir paraître d’un autre côté.

La vie future, par exemple, est bien établie, selon l’auteur, par un raisonnement solide qui en prouve la nécessité morale. Mais que d’obscurités dans cette croyance! « Toutes les apparences sont contre : la seule vie que nous connaissions, c’est la vie du corps. » Sans doute, rien n’est détruit, rien n’est anéanti; mais l’indestructibilité de la matière n’empêche pas de profonds changemens et de perpétuelles métamorphoses. Notre être d’ailleurs ne pourrait-il pas subsister sans que la personne subsistât? « Voilà les apparences contraires que la raison peut nous présenter. Ces apparences, il faut les mépriser pour admettre la vie future. » C’est donc la foi qui rend visible ce qui ne l’est pas. Quod non sapris, quod non vides, animosa firmat fides.

Il en est de même de la croyance en Dieu. En effet, on ne dit pas ; Je sais que Dieu est; on dit : Je crois en Dieu. Dire simplement : Je sais que Dieu est, cela est froid, cela n’a pas de valeur morale; c’est une lumière sèche et sans chaleur. D’ailleurs l’obscurité se mêle tellement ici à la lumière que ce n’est pas là un objet de pure science. « Puis-je jamais prétendre, dit M. Ollé-Laprune, quand il s’agit d’un tel objet, que les preuves les plus solides réduisent à néant toutes les difficultés, dissipent tous les nuages? Si je suis sincère, je ne puis prétendre ceci; ce ne sont, à vrai dire, que vaines apparences et fantômes; mais encore faut-il que j’ose les mépriser ; Aude contemnere. »

La liberté est encore une vérité prouvée par l’expérience intime et par le raisonnement, cela est incontestable. Mais quelle chose mystérieuse que notre volonté! « Plus je veux approfondir la liberté, plus les difficultés augmentent. » Que d’oppositions s’élèvent contre elle ! que d’ombres l’enveloppent! que de prétextes à la résistance et au doute! C’est donc « une vérité, mais une vérité morale; » c’est « un fait, mais un fait moral. » Il faut l’admettre, mais admettre une chose malgré les obscurités et les difficultés qui s’y rattachent, c’est y croire. On passe donc encore ici de la sphère du visible à celle de l’invisible : il faut pour cela un acte de confiance, un acte de foi. Enfin la loi morale elle-même est encore au fond un acte de foi. Car que suppose-t-elle? C’est qu’il y a entre les choses un ordre de dignité et de perfection qui n’est pas l’ordre de la quantité, que l’esprit, l’âme, est d’un ordre supérieur aux choses sensibles. Or cet ordre, il faut déjà y être pour en comprendre la dignité ; et pour comprendre la vérité morale, il faut être déjà une créature morale, ce qui n’a pas lieu sans la volonté. La vérité morale se distingue de toutes les autres eu ce qu’elle est une vérité pratique. Il faut y croire avant de la voir : c’est un acte de foi.

C’est ainsi que, pour ces quatre vérités fondamentales, la foi vient compléter l’œuvre de la raison. Il y a donc une certitude d’un ordre particulier qui a son fondement dans l’âme, dans le cœur, dans la volonté. C’est la certitude morale.

Dans tous les exemples précédens, il nous semble que l’auteur confond deux choses bien distinctes : d’une part, les apparences sensibles, qui paraissent déposer contre les vérités intellectuelles et qui les rendent suspectes à des esprits peu exercés, et, de l’autre, les obscurités proprement dites, ou difficultés qui viennent de ce que les vérités dont il s’agit ne sont pas suffisamment démontrées. Il y a là une équivoque qui obscurcit tout. Qu’il faille mépriser les apparences sensibles, quand il s’agit de choses intellectuelles, cela est certain; mais c’est affaire de raison, non de foi. De telles apparences, il s’en rencontre dans toutes les sciences. Quoi de plus prodigieux pour l’esprit que cette doctrine que la lumière est un mouvement, que la terre tourne sur elle-même, qu’il y a des antipodes, que le soleil a disparu sous l’horizon, quand nous le voyons encore au-dessus? Quoi de plus mystérieux que la communication du mouvement en mécanique? Quoi de plus invraisemblable que ce qu’on appelle quantités négatives, imaginaires, irrationnelles, etc. ? Voilà mille cas où, dans les sciences proprement dites, la vérité vient se heurter à des apparences, à des révoltes du sens ou du sens commun. La science ne nous dit pas qu’il faille mépriser ces apparences : nullement; elle les explique par la raison seule, ou, quand elle ne les explique pas, elle les laisse subsister en qualité de problèmes, et elle n’affirme jamais que dans la mesure de ce qui est démontré. De même, si en métaphysique il y a des apparences semblables, c’est aussi. à la raison à en démontrer la vanité. C’est à elle à prouver, avec Descartes, que tout ce qui est sensible suppose quelque chose qui n’est pas sensible, une vérité d’ordre intellectuel, à savoir : je pense. Tout ne se ramène donc pas aux sens. Toute la discussion des idées innées est affaire de raison, non de foi. C’est la pensée qui se prouve elle-même en analysant et en décomposant les données sensibles. Mais maintenant peut-on confondre ces obscurités apparentes, qui naissent de la prédominance habituelle des sens, avec les obscurités qui viennent des difficultés ou des objections? De deux choses l’une : ou vous répondez complètement à ces objections, et alors il n’y a plus d’obscurités; ou vous n’y répondez pas complètement, et il reste un fond de difficultés non résolues ; dès lors votre affirmation ne peut être que proportionnée à la lumière de votre esprit, et dans la mesure où il reste des difficultés non résolues, il manque quelque chose à la certitude de votre affirmation. Sans doute on peut et même j’accorde qu’on doit franchir cet intervalle par la croyance ; mais c’est là un acte purement pratique, non philosophique, et qui n’a aucune autorité pour constituer un degré de certitude qui n’existait pas auparavant.

M. Ollé-Laprune nous paraît donc toujours confondre le rôle du philosophe dans la recherche pure de la vérité avec le rôle de l’homme dans la vie pratique. Sans doute dans la pratique il faut des croyances. L’humanité a-t-elle attendu que Kant ait démontré l’impératif catégorique pour croire à la vertu? Non, sans doute; et moi-même, quand j’agis comme homme, je n’ai pas le temps d’attendre que j’aie réfuté la doctrine de l’intérêt bien entendu ou la morale évolutionniste. Il faut agir : donc il faut croire ; voilà ce qu’il y a de vrai dans la doctrine de l’auteur. Mais nous ne pouvons pas aller au-delà. Nous n’admettons pas qu’en philosophie, et en tant que philosophes, nous puissions affirmer au-delà de la stricte évidence et autrement que dans la mesure de cette évidence.

Il n’y a rien là qui ne soit contenu dans l’idée même d’une philosophie, idée que Descartes a conçue et exprimée le premier avec une incomparable fermeté. La philosophie est un idéal auquel les hommes n’atteindront peut-être jamais, mais à la réalisation duquel ils travaillent sous la direction de cet idéal. Son objet, c’est la transformation progressive de toutes nos affirmations instinctives, machinales, empiriques, pratiques en affirmations rationnelles, en vérités lumineuses et pures. Pour qu’un tel idéal fût réalisé, il faudrait que l’homme fût pure raison, ce qui n’est pas, et il faudrait que sa raison fût infinie, ce qui n’est pas davantage. C’est donc une œuvre impossible en quelque sorte, et même absurde, si l’on supposait que l’humanité fût obligée d’attendre le résultat de ce travail pour accomplir ses destinées. L’état, en effet, aurait le temps de périr s’il fallait attendre que les philosophes eussent démontré la nécessité d’obéir aux lois; la famille serait dissoute avant que les philosophes eussent démontré la nécessité du mariage ; et les religions seraient glacées et bientôt mortes, si elles dépendaient des démonstrations de l’existence de Dieu. Heureusement l’humanité vit d’instinct avant de vivre de raison : cet instinct devient sentiment ; ce sentiment devient croyance, et l’humanité est gouvernée par les instincts, les sentimens et les croyances bien plus que par les idées de la philosophie. Non que la philosophie soit sans influence; loin de là, c’est d’elle que descendent peu à peu dans les masses ces lumières qui transforment insensiblement les instincts, les sentimens et les croyances ; mais la puissance de la philosophie est liée à son indépendance, à la conscience énergique qu’elle aura de son droit et qui lui interdit de se laisser imposer quelque joug que ce soit autre que celui de l’évidence. Voilà son rôle, voilà son domaine. A la croyance le gouvernement de la vie; à la philosophie la liberté spéculative absolue. Ajoutons que, pour le philosophe, la philosophie elle-même devient une croyance à laquelle toutes les autres doivent être subordonnées. Être philosophe, c’est croire à la raison, c’est placer dans la raison la loi suprême, c’est ne reconnaître d’autre souveraineté que celle de la pensée. Une telle foi n’a rien de contraire aux principes du spiritualisme le plus pur : car elle n’est au fond que l’expression du spiritualisme lui-même. Comment soutenir que la pensée a un droit inaliénable et absolu si l’on ne suppose par là même que la pensée est chose absolue, d’essence absolue, et qu’elle est par conséquent, selon l’expression de Kant, une fin en soi, qui ne peut être transformée en moyen? Comment cela pourrait-il être, si la pensée n’était qu’un accident produit par le concours fortuit des atomes ou par le jeu des combinaisons chimiques? Pourquoi cet accident ne pourrait-il pas être plié et subordonné à d’autres accidens du même genre, par exemple le plaisir, l’intérêt, la sécurité? Quelle que soit d’ailleurs la valeur de cet argument, c’est le droit et le devoir de la pensée de n’admettre d’autre souveraineté que la raison propre; et lors même qu’elle se fixerait des limites et accepterait une autorité, ce serait encore, ce serait toujours en vertu de son propre droit. La foi en ce sens est elle-même un produit de la raison et ne vaut que dans la mesure où elle est autorisée par la raison. Attribuer à la croyance une certitude propre, c’est usurper sur les droits de la raison ; c’est manquer au devoir philosophique, qui n’est pas, à la vérité, un devoir pour tout le monde, mais qui en est un pour le philosophe.

M. Ollé-Laprune dit des choses excellentes et très sensées sur le devoir de tout homme de ne pas faire obstacle à la vérité, sur les dispositions morales qu’il faut apporter dans la recherche de la vérité, sur la bonne volonté qui, si elle est pleine et entière, fera que la vérité ne peut manquer de luire à notre esprit. Tout cela est d’une vérité incontestable et ne peut être nié par personne. Mais qui ne voit que ces raisons valent d’une manière générale et s’appliquent à tout le monde et à toutes les opinions sans pouvoir en autoriser aucune en particulier, sans jamais conduire au droit ni au devoir d’affirmer au-delà de l’évidence ou d’une manière disproportionnée au degré de l’évidence?

L’auteur, avec un grand courage d’opinion dont nous lui savons gré et une remarquable souplesse de dialectique, essaie d’établir que la croyance en Dieu, alors même qu’elle ne serait pas absolument évidente, est un devoir pour la volonté; que l’athéisme n’est pas seulement une erreur, mais une faute, faute qui peut être sans doute atténuée par beaucoup de circonstances et qui même, en telles circonstances, pourrait être nulle, mais qui en soi et en principe est une faute ; « car, dit-il, comment pourrai-je croire que Dieu est si je n’affirme pas en même temps la vérité objective de cette croyance? et comment puis-je affirmer cette vérité objective sens l’imposer par cela même à tous les hommes qui pensent? Mais imposer une vérité, n’est-ce pas dire que tous les hommes doivent la reconnaître? n’est-ce pas dire que, s’ils ne la reconnaissent pas, c’est leur faute? Je ne puis donc croire en Dieu sans affirmer par là même que l’athéisme est coupable, sinon pour tel ou tel état de conscience que je ne puis connaître, au moins en soi. Car si l’athée apportait à la recherche de la vérité les dispositions morales nécessaires, nul doute que la vérité morale n’éclatât à ses yeux. »

Il y a encore bien des équivoques dans cette doctrine. Sans doute, si nous supposons un philosophe qui verrait clairement et distinctement que Dieu est nécessaire à la morale et qui rejetterait ensuite cette croyance volontairement pour ne pas subir le joug, pour se livrer à son orgueil et à ses passions, j’accorde que, dans une telle hypothèse, l’athéisme pourrait être coupable. Mais qui ne voit que l’argument peut être rétorqué? Imaginons en effet un philosophe qui ne voit pas clairement et distinctement que Dieu est nécessaire à la morale et qui cependant affirme cette vérité parce qu’elle plaît à son cœur, ou, ce qui serait encore d’un moindre prix, pour s’assurer la vie future et avoir un garant d’immortalité, en accordant que cette doctrine eût plus d’avantages pratiques que l’autre, cependant serait-elle moins blâmable au point de vue strictement philosophique, qui exige que l’intérêt personnel n’intervienne en rien dans aucune de nos affirmations? L’auteur prétend que l’athée est sous le joug de certains préjugés qui lui viennent de l’éducation. Mais n’y a-t-il pas des préjugés contraires? Et puisque l’on parle de l’éducation, n’agit-elle pas beaucoup plus en faveur des croyances religieuses que contre elles? L’auteur est trop éclairé pour oser reproduire ouvertement la doctrine souvent exposée contre les athées, à savoir que c’est pour se délivrer d’un joug et d’un frein et pour se livrer sans crainte à ses passions que l’athée rejette Dieu ; et au XVIIe siècle, en effet, l’athéisme des gentilshommes n’était souvent que le véhicule du libertinage. Mais attribuer un tel motif à tel penseur que chacun peut nommer, ce serait se couvrir d’un tel ridicule qu’un apologiste tel que M. Ollé-Laprune a bien soin de ne pas tomber dans cet excès, mais il n’y échappe pas tout à fait. Il parle de « passions subtiles et délicates, d’invisibles faiblesses, de secret orgueil. » Est-il bien sûr qu’il n’y ait pas autant d’orgueil d’un côté que de l’autre? Il parle ailleurs « d’indifférence à chercher la vérité. » Peut-on imputer à un Bruno, à un Vanini, qui meurent sur le bûcher, l’indifférence pour la vérité? Il parle des difficultés soulevées par « une demi-science. » Peut-on dire que les objections d’un Kant ou d’un Spinoza viennent d’une demi-science ? Ce sont cependant ces objections qui font les athées de notre temps.

On s’étonne aussi qu’un philosophe aussi clairvoyant, qui déclare courageusement que l’athéisme est un péché, ait oublié de nous dire clairement ce qu’il entend par athéisme, comme si la question ne valait pas la peine d’être examinée. Il n’est pas cependant un philosophe qui ne sache combien l’expression d’athéisme est difficile à définir et combien il y a peu de doctrines qui puissent être rigoureusement appelées de ce nom. Même le baron d’Holbach, quand il parle de la nature, lui prête des attributs qui sont pour la plupart les attributs de la divinité. L’idée de Dieu se compose, comme on le sait, de deux sortes d’attributs : les attributs métaphysiques et les attributs moraux. Certains philosophes sacrifient les attributs moraux aux attributs métaphysiques; le sens commun et la croyance populaire sacrifient volontiers les attributs métaphysiques aux attributs moraux. Y a-t-il plus d’athéisme d’un côté que de l’autre? En un sens, le polythéisme n’était-il pas athéisme? Spinoza et Hegel sont-ils des athées pour avoir considéré la personnalité divine comme incompatible avec l’essence de l’infini et de l’absolu? Quand on sait par l’étude journalière de l’histoire de la philosophie combien ces délimitations sont délicates et difficiles, on se demande où est le point où l’on devient véritablement coupable.

Je suis bien loin de nier qu’il n’y ait un athéisme fanatique aussi intolérant et aussi intolérable que le fanatisme religieux. Mais c’est en tant que fanatisme qu’une telle opinion est répréhensible, ce n’est pas en tant qu’athéisme. Je ne sais d’ailleurs ce que notre auteur aurait à répondre à un tel athéisme; car il s’appuie précisément sur la même raison que lui : c’est que l’on ne peut croire soi-même quelque chose de vrai sans l’imposer aux autres. Toute résistance à la vérité ne peut venir que de mauvaises passions, de mauvaises intentions. On impute les croyances religieuses à l’hypocrisie, à la servilité, à la crainte de mourir, etc., de même que, de l’autre côté, on a imputé le scepticisme et l’incrédulité à l’orgueil, à la mauvaise foi. On se renvoie les uns aux autres les mêmes raisons, les mêmes argumens : on commence par se contredire, on finit par se haïr. Car comment ne pas haïr celui qui résiste volontairement à la vérité ? Chacun se considère comme centre, se croit le privilégié de la vérité et excommunie tout ce qui ne subit pas son credo. C’est le contraire de l’esprit philosophique, qui ne fait appel qu’à la raison et qui, reconnaissant chez tous la même raison, reconnaît à tous le même droit de chercher la vérité et en même temps le droit de se tromper ; car l’un ne va pas sans l’autre. Imputer à mauvaises intentions l’opinion de nos adversaires, c’est accepter d’avance la même inculpation pour nous-mêmes ; or, comme il n’y a pas de juge entre nous, il faut écarter de part et d’autre cette objection que l’on peut se renvoyer indéfiniment, suivant cette règle si judicieuse de saint Augustin : Omittamus ista communia, quæ dici ex utraque parte possunt.


III.

Il reste une dernière difficulté que nous ne devons pas écarter si nous voulons aller jusqu’au fond de la question, quoique l’auteur ne l’ait peut-être pas suffisamment creusée lui-même et ne lui ait pas donné toute sa valeur. Admettons, pourrait-il dire, que Dieu et la vie future ne soient que des vérités spéculatives, que ce ne soit pas un devoir d’y croire. Mais peut-on aller jusqu’à soutenir que ce ne soit pas un devoir de croire au devoir ? Ainsi, si nous remontons à la source des vérités morales, sans parler des postulats précédens, comme les appelle Kant, nous verrons qu’il y a au moins un cas où l’évidence n’est pas la règle seule de la vérité, où la morale a sa voix en même temps que la logique, où la volonté est tenue de faire preuve de bonne volonté, où elle se manque à elle-même en ne se faisant pas à elle-même sa propre croyance : c’est le cas de la loi morale, laquelle ne peut admettre qu’elle puisse être même un moment mise en suspicion, qu’elle puisse être contestée innocemment, et que par conséquent, lors même qu’elle ne s’imposerait pas à nous comme connaissance, elle s’imposerait encore à titre de croyance.

Nous n’hésitons pas à soutenir, même sur ce terrain, la liberté philosophique. Non, en philosophie, ce n’est pas un devoir de croire au devoir. Autrement, Descartes eût manqué au devoir en enveloppant la morale dans son doute méthodique, et en se contentant d’une « morale par provision. » Le Discours de la méthode serait une œuvre immorale. Bien loin d’en faire la base de l’enseignement philosophique, il faudrait l’en exclure et la proscrire absolument. Ne serait-ce donc que pour la forme qu’on accepte le Discours de la méthode ? N’y voit-on qu’un jeu sans danger, un artifice innocent? Une telle appréciation serait-elle digne de Descartes? Non sans doute. Or l’autorité du Discours de la méthode réside précisément dans cette doctrine fondamentale qui est la base de toute philosophie : c’est que nous ne devons rien affirmer, en tant que philosophes, que sur l’évidence. Mais le devoir dans le sens strict que lui donne la philosophie, à savoir l’impératif catégorique de Kant, est-il évident sans examen? Ce que dans la pratique on appelle de ce nom n’est-il pas un mélange confus d’instincts, de sentimens, d’habitudes, de prudence, qu’il appartient seulement à la philosophie d’élever à une notion claire et distincte ? Cela est-il possible si on ne soumet pas cette notion à l’examen aussi bien que toute autre vérité? Et pendant qu’on l’examine, qu’on l’analyse, qu’on la critique, peut-on, sans cercle vicieux, la supposer d’avance et l’imposer comme devoir avant de l’avoir établie comme la vérité? Et si, après examen, il reste des doutes, des difficultés, des obscurités (par exemple, telle ou telle part à faire au sentiment), est-on tenu philosophiquement d’affirmer plus que la science n’aura démontré? La part d’obscurité qui reste, de quelque manière qu’on l’entende peut-elle être autre chose qu’une certaine chance d’erreur? Et si l’on est autorisé pratiquement à n’en pas tenir compte, est-ce un devoir, est-ce même un droit pour le philosophe de négliger cette chance d’erreur et de mettre sur la même ligne, au point de vue de la certitude rigoureuse, ce qui est évident et ce qui ne l’est pas?

Mais, dit-on, la morale suppose dans les objets un ordre et une gradation de dignité et de valeur qui ne peut pas être objet de raison pure, mais seulement de sentiment, de croyance. La morale implique un élément que l’on appelle la qualité, la dignité, la perfection. Or la qualité, la dignité ne se démontrent pas; elles ne peuvent ê(re que senties. Démontrez-moi qu’un bon cœur vaut mieux qu’un bon estomac. Il y a donc là un acte de croyance, non de science : c’est cependant une certitude égale à toute autre, si on veut toutefois qu’il y ait une morale. J’accorde tout cela, et je sais bien qu’au début de la morale comme de toute science, il faut poser un principe initial qui sépare cette science de toutes les autres; mais je me demande pourquoi ce principe premier, en morale plus que dans toute autre science, serait attribué au sentiment plus qu’à la raison. Et d’ailleurs, en supposant même qu’il en fût ainsi, il n’en résulterait qu’une chose, c’est que la doctrine du sentiment l’emporterait précisément sur la doctrine du devoir pur : car c’est le propre du devoir de s’imposer absolument à la raison, abstraction faite de toute influence de la sensibilité. Et ainsi la prétendue croyance obligatoire au devoir aboutirait à la négation même du devoir pur, dans son sens rigoureusement philosophique. Enfin, quand même la doctrine du sentiment serait vraie, ce serait toujours à la raison, d’après la règle de l’évidence, à le démontrer. Ce serait à elle à faire la description des sentimens pour y constater celui-là, à en faire l’analyse pour bien montrer qu’il ne se réduit à aucun autre, à en faire l’histoire pour montrer qu’il n’est pas le résultat des coutumes, des mœurs, de l’éducation, etc., et c’est dans la mesure de l’évidence que chacune de ces démonstrations pourra invoquer que nous serons autorisés à affirmer philosophiquement la valeur propre du sentiment moral : réciproquement, dans la mesure où ce travail laisserait à désirer, une part devrait être laissée au doute et on se contenterait de probabilités. Cependant, en attendant, il faut agir, et chacun agira en vertu de ses croyances, en les éclairant le plus possible par la raison. Mais ces croyances, qui sont en partie des instincts, en partie des habitudes, en partie des prévisions rapides, mais confuses, ne peuvent s’arroger le droit de décider objectivement et absolument du vrai et du faux.

Cette doctrine peut paraître dure et excessive, mais elle n’offre aucun danger, car nous la restreignons au domaine spéculatif et scientifique ; nous entendons que chacun dans la pratique a le droit, ou, si l’on veut, le devoir, en tout cas subit la nécessité de conduire sa vie par la croyance. Mais il nous a paru nécessaire d’exprimer avec quelque rigueur le principe essentiel de toute philosophie. On peut nier la philosophie, on peut s’en passer ; on peut la remplacer, pour soi-même, par la religion, par les arts ou par la science ; mais on ne doit ni en méconnaître, ni en altérer le principe. Sit ut est aut non sit. Elle ne peut pas plus consentir à être la servante de la religion naturelle, ni même de la morale, que de la théologie. Ce n’est pas seulement dans le camp des croyans positifs que de telles altérations sont à craindre. Même dans le camp de la libre pensée, on voit des esprits ingénieux qui ne sont pas éloignés de croire que la philosophie est une œuvre d’art, que des systèmes sont des poèmes, qu’il est permis à chacun de s’enchanter de ce qui lui paraît le plus beau, en un mot, que chacun se fait sa vérité. Mais que ce soit la croyance ou la fantaisie que l’on proclame souveraine, cette sorte de subjectivisme est à nos yeux la négation ou l’abdication de toute philosophie.


PAUL JANET.