La Philosophie de l’Esprit, ses défenseurs et ses adversaires

La Philosophie de l’Esprit, ses défenseurs et ses adversaires
Revue des Deux Mondes2e période, tome 53 (p. 927-958).
LA
PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT
SES DEFENSEURS ET SES ADVERSAIRES

I. La Science de l’esprit, par M. Huet, 2 vol. — II. La Raison, essai sur l’avenir de la philosophie, par M. J.-E. Alaux, 1 vol. — III. La Philosophie de M. Cousin, par le même, 1 vol. — IV. Du Moi divin et de son action sur l’univers, par M. Hippolyte Destrem.

Les doctrines philosophiques vraiment fortes et vivaces se reconnaissent à deux marques principales : d’une part, elles ont des adversaires et se suscitent des défenseurs, ce qui atteste leur force de résistance; d’autre part, elles vont produisant sans interruption des penseurs et des œuvres, ce qui manifeste cette autre puissance, bien supérieure à la précédente, qu’on nomme la fécondité. Or, depuis un demi-siècle que dure la philosophie spiritualiste, — longue durée en ce temps-ci, — personne ne niera qu’elle n’ait constamment donné les deux preuves de force dont nous venons de parler. Elle a tour à tour triomphé des adversaires aussi résolus que nombreux qui l’ont successivement attaquée. Quant à sa fécondité, ceux-là mêmes qui n’en estiment pas les fruits sont obligés d’en reconnaître la persistance. Cependant des juges impartiaux ont assuré ici-même que l’influence qu’exerça autrefois cette philosophie a diminué depuis quelques années, et qu’elle a cessé de diriger l’opinion. Il y a du vrai dans ce jugement, mais il conviendrait de réduire le fait à ses proportions exactes en distinguant entre l’influence purement scolaire, toujours subordonnée à l’action plus ou moins favorable des règlemens, et l’influence scientifique, qui prouve davantage, parce que chacun peut à son gré l’accepter ou s’y soustraire. Sans doute, pendant une période de dix à douze années, cette partie de la jeunesse qui ne songe qu’au diplôme s’est trop souvent dispensée des études philosophiques, et cela seul a été un mal dont les fâcheuses conséquences n’ont pas tardé à éclater; mais dans le même temps la philosophie spiritualiste a continué de voir ses chaires publiques entourées par une foule sérieuse, et ses livres anciens ou nouveaux lus, discutés, réfutés, défendus. Elle a vu, elle voit encore un groupe imposant d’économistes, de médecins, d’aliénistes, de physiologistes, de phrénologistes même[1], abandonner les routes sans issue de l’hypothèse matérialiste, et chercher dans l’analyse de l’âme par la conscience une base à leurs spéculations théoriques. Enfin, malgré les audaces, les habiletés et les flatteries du réalisme, ni la littérature tout entière, ni l’art tout entier n’ont été entraînés par les nouveaux courans.

Il y a plus cependant : en dehors des cadres ordinaires de l’enseignement et de la science, des hommes qu’aucun lien très intime ne rattache à l’école spiritualiste consacrent d’honorables efforts et un talent réel à consolider et à développer les propositions essentielles sur lesquelles se fonde la philosophie de l’esprit. Ces penseurs et leurs livres témoignent, eux aussi, en faveur d’une influence qui semble ne s’être affaiblie d’un certain côté que pour s’étendre dans un autre sens. Et non-seulement ils attestent, en la subissant, cette influence que l’on prétend épuisée, mais ils avouent hautement leur dessein de travailler à la répandre. À ce double titre, ils méritent que la philosophie qu’ils servent étudie leurs écrits et discute leurs idées. Parmi ces récens auxiliaires de la métaphysique spiritualiste, il en est trois qui ont à un notable degré ce goût de la recherche personnelle et de la nouveauté qui, selon qu’il est bien ou mal dirigé, développe les doctrines ou les compromet. Ce sont M. Huet, ancien professeur à l’université de Gand, fidèle et reconnaissant disciple de Bordas-Demoulin, M. J.-E. Alaux et M. Hippolyte Destrem. Des ouvrages divers par l’étendue et par le mérite, mais animés d’un même esprit, recommandent ces trois écrivains à l’attention du public et de la critique. Nous ne saurions néanmoins entreprendre de les suivre pas à pas dans leurs investigations, tantôt profondes, tantôt subtiles, souvent inattendues, quelquefois heureuses : ce ne serait rien moins que passer en revue la philosophie tout entière. Entre les points qu’ils ont abordés, nous ne pouvons toucher que les plus importans; mais au moment où tant de principes que l’on croyait définitivement acquis sont remis en doute, ou même rejetés sans forme de procès, ce qui importe avant tout, je dirais presque ce qui importe uniquement, ce sont les méthodes, et l’application qu’on en fait à la solution des questions premières. Or l’école spiritualiste demeure convaincue que la méthode psychologique est le procédé fondamental (elle ne dit pas le seul) de toute recherche philosophique; en outre elle place au premier rang les questions qui se rapportent aux puissances de l’esprit, à sa nature, à sa distinction d’avec le corps. Au point où en sont les choses, tandis que les uns répètent à satiété qu’ils repoussent ces vues scientifiques comme de pures illusions, il ne suffit pas que d’autres répliquent avec chaleur qu’ils tiennent ces mêmes vues pour incontestablement justes. Ceux-ci doivent redoubler d’efforts afin d’entourer d’évidence ce que leurs adversaires déclarent chimérique parce qu’ils ne savent pas le voir. Est-ce bien là ce que font les penseurs que nous avons nommés? S’ils le font, le font-ils d’une manière originale et forte? ont-ils réussi, comme ils se le persuadent, à renouveler les méthodes philosophiques et à mieux constituer, comme ils y ont visé, la science de l’esprit tant dans l’homme lui-même qu’au-dessus et au-dessous de l’humanité? Voilà ce que nous nous proposons d’examiner. Cet examen sera au surplus une occasion très naturelle de dévoiler la faiblesse, les inconséquences, les aveux même des autres écoles, et de nous assurer par une discussion exempte d’aveugle optimisme que le corps de doctrines auquel l’assaut a été livré en ces derniers temps n’a subi, en fin de compte, aucune sérieuse atteinte. Voyons premièrement où en sont aujourd’hui les questions de méthode.


I.

Comme la solidité d’une science dépend de la puissance et de la certitude de ses procédés d’investigation, le plus infaillible moyen de renverser cette science, c’est d’en ruiner la méthode, si l’on peut. Cela fait, tout s’écroule en un seul bloc. Et pour ruiner une méthode, chacun sait qu’il suffit de démontrer que, dans ses plus savans efforts, elle ne saisit que des fantômes. Qu’il soit une bonne fois avéré que le psychologue appliqué à s’observer intérieurement lui-même se donne à coups d’imagination le plus vain des spectacles et ne tisse laborieusement que de misérables toiles d’araignée, qu’il soit établi que « les objets dont il s’occupe sont en dehors de l’expérience[2], » aussitôt la science de l’esprit s’évanouit comme une fumée. Que, tout au contraire, l’univers invisible soit aussi positivement réel que le monde visible, la science de l’esprit est possible, parce qu’elle a un objet et, pour étudier cet objet, un instrument, la conscience; bien plus, dans ce dernier cas, les faits jusqu’ici régulièrement constatés, les lois rigoureusement induites, les causes reconnues et saisies, demeurent comme autant de vérités acquises, et la science de l’esprit, au lieu de renier son passé ou de changer de méthode, n’a plus qu’à perfectionner sa méthode, s’il le faut, et à se continuer elle-même. De ces deux situations, quelle est celle où se trouve aujourd’hui placée la psychologie spiritualiste? Le terrain sur lequel elle marchait avec confiance s’est-il tout à coup effondré, ou bien chemine-t-elle sur le roc et peut-elle poursuivre sa route, sauf à en modifier au besoin, en quelques endroits, le tracé primitif ? Voilà ce que la plus simple prudence lui prescrit de bien voir, avant de prêter l’oreille aux conseils parfois pleins de hardiesse de ses nouveaux amis.

Ce n’est pas d’hier que l’humanité et la science affirment la réalité des faits internes de notre vie; ce n’est pas d’hier non plus qu’une certaine science nie la réalité de ces mêmes faits. La lutte entre le matérialisme et le spiritualisme a commencé, peu s’en faut, le même jour que la philosophie. Nous n’avons nullement le dessein d’écrire ici l’histoire de cette lutte, quelque intéressante qu’elle soit, et quoiqu’on y puisse apprendre, entre autres choses, que le matérialisme, chaque fois qu’il ressuscite, se répète mot pour mot et tourne sur place, tandis qu’à chacun de ses retours le spiritualisme se développe et s’enrichit. Remontons seulement jusqu’à l’année 1826 et à la préface que M. Jouffroy écrivit à cette époque pour sa traduction des Esquisses de philosophie morale de Dugald Stewart. Quelles étaient les conclusions de ce fragment célèbre? Comment l’auteur les a-t-il depuis étendues et complétées? Quelle brèche enfin la nouvelle critique peut-elle se vanter d’avoir faite à ce simple, mais admirable monument?

En 1826, les adversaires de la science de l’esprit procédaient et parlaient comme procèdent et parlent leurs successeurs actuels. A la philosophie nouvelle, déjà pleine de force et de vie et très influente, les sciences physiques et naturelles, éblouies de leurs progrès, opposaient les mêmes fins de non-recevoir qu’aujourd’hui. Témoin de cette opposition, et au moment de la combattre, M. Jouffroy en indiquait la cause dans les lignes suivantes : « L’étude exclusivement heureuse des sciences naturelles dans ces cinquante dernières années a accrédité parmi nous l’opinion qu’il n’y a de faits réels, ou du moins qui soient susceptibles d’être constatés avec certitude, que ceux qui tombent sous les sens. » Ainsi les positivistes d’il y a trente-huit ans avaient porté le débat sur un terrain purement scientifique. M. Jouffroy les y suivit, et là, déployant toutes les ressources d’une analyse irrésistible, il montra qu’il y a des faits « qui ne sont point visibles à l’œil, point tangibles à la main, que le microscope ni le scalpel ne peuvent atteindre, si parfaits qu’on les suppose, qui échappent également au goût, à l’odorat et à l’ouïe, et qui cependant sont très observables et très susceptibles d’être constatés avec une absolue certitude. » Nous disons que M. Jouffroy montra ces deux vérités et non point qu’il les démontra; c’est qu’en effet on ne démontre pas les choses qui sont d’évidence immédiate : on ne peut et on ne doit qu’y ramener les regards qui s’en détournent. L’usage inopportun de la démonstration compromet plus de principes qu’il ne renverse d’erreurs et ne produit de convictions. M. Jouffroy se borna donc à inonder de lumière les faits de notre existence intellectuelle et morale et à mettre les esprits les plus rebelles dans l’impossibilité de ne pas déclarer ces faits aussi réels, aussi positifs, aussi certains que les faits appelés sensibles. Pour cela, il n’eut qu’à invoquer avec son habileté consommée le témoignage de cette faculté secrète qui, sous le nom de conscience ou de sens intime, nous avertit de tout ce qui se passe au plus profond de nous-mêmes. Ces avertissemens, il n’est personne qui ne les entende, puisque quiconque souffre, pense ou veut, sait en même temps qu’il pense, souffre ou veut; il n’est personne qui ne s’y fie entièrement, puisque, le monde entier vînt-il dire à un homme qui souffre qu’il ne souffre pas, cet homme en croirait sa conscience et non le monde entier; enfin cette perception de notre état intérieur est si peu due à l’intervention de nos sens, que nul, même parmi les matérialistes, n’a jamais poussé l’absurdité jusqu’à demander à ses organes de relation des renseignemens sur ses pensées, ses inclinations ou ses volontés. De tout cela il résulte une chose peu importante au premier aspect, mais de fort grande conséquence : c’est qu’il y a des réalités autres que celles dont nos sens sont frappés. M. Jouffroy crut avec raison qu’il n’était pas inutile d’obtenir de la bouche même des physiologistes l’aveu de ce point capital. Il lut donc leurs ouvrages et y vit qu’avant de chercher quelles sont les conditions matérielles de la sensation, de la pensée et de la volonté, les physiologistes prenaient forcément pour accordées l’existence de ces facultés invisibles et la réalité des actes internes de ces facultés. Par cet aveu, que leur dictait le bon sens, les physiologistes reconnaissaient comme certains des faits qui n’étaient ni visibles, ni tangibles, et se faisaient les témoins, presque les complices du nouveau spiritualisme.

Que s’est-il passé depuis cette époque? Quelqu’un s’est-il rencontré qui ait prouvé que les faits appelés internes, que les pensées, les volitions, les émotions n’existent pas et ne sont rien? Quelqu’un dû. moins, sans aller jusque-là, a-t-il démontré que ces mêmes faits, d’une réalité d’ailleurs incontestable, sont perçus au moyen des yeux, des oreilles, du toucher? Cette démonstration, Broussais lui-même, malgré l’excès de son audace, n’avait pas essayé de la fournir. Il avait été forcé de confesser que, lorsque l’homme perçoit, il se perçoit lui-même percevant. Il refusait aux psychologues et réservait exclusivement aux médecins le droit de constituer la science des facultés intellectuelles ; mais il affirmait l’existence des faits intellectuels et ne prétendait pas que ces faits pussent tomber sous la prise de nos sens. Depuis l’a-t-on prétendu? a-t-on réussi à l’établir? En aucune sorte. On n’y a pas seulement pensé. Implicitement ou explicitement, et à coup sûr sans mesurer la portée de cette concession, on accorde qu’il y a des faits immatériels, non perceptibles au moyen des organes, quel que soit du reste le nom par lequel on désigne ces faits. M. Littré appelle de tous ses vœux et recommande de toutes les forces de son éminent esprit « une philosophie qui fasse également acception du monde et de l’homme, et qui soumette l’ensemble des idées subjectives à l’ensemble des idées objectives[3]. » Certes, ou bien le mot subjectif n’a pas de signification, ou bien il signifie un fait interne, immatériel, invisible, d’où il s’ensuit nécessairement que M. Littré admet un ordre de faits immatériels et invisibles, et que ceux de ses adhérens qui nient la réalité de l’invisible ne comprennent point la pensée de leur maître ou la dénaturent. Pour M. Taine, il pratique ouvertement l’observation intérieure : il analyse les pensées, il distingue et groupe tour à tour les abstractions. Et quand il considère ces objets, quand il les décompose et recompose, il sait parfaitement qu’il ne procède pas à la façon des physiciens et des chimistes. Recueillons encore à ce sujet le témoignage d’un esprit élevé, dont nous aimons le talent et la sincérité, et qui a le don bien rare de conquérir la sympathie de ceux qu’il contredit. « Celui qui étudie l’homme, dit M. Edmond Scherer, est lui-même un homme, et c’est en lui-même qu’il trouve et qu’il étudie l’être humain. Grâce à la conscience, il ne l’observe pas seulement du dehors, il voit ce qui se passe au dedans de lui; il découvre, à côté des faits appréciables par les sens, tout un ordre de faits qui échappent aux sens et qui n’existent que pour la conscience[4]. » M. Edmond Scherer n’est ni matérialiste, ni positiviste; mais il n’est pas non plus spiritualiste à la façon de MM. Cousin et Jouffroy, et les précautions extrêmes dont il s’entoure dès qu’il s’agit d’énoncer une affirmation donnent aux lignes que nous venons de transcrire un prix tout particulier. Ainsi la réalité des faits internes est hors de contestation. Ce terrain, où la science de l’esprit a jeté ses premiers fondemens, est si peu miné, si peu effondré, si peu englouti sous je ne sais quelles terribles vagues, que les philosophies les plus diverses, les plus ennemies même, y prennent pied. Il y a donc en philosophie, malgré tant de contraires apparences, un endroit fixe et stable. Nous devons féliciter M. Huet et M. Alaux d’avoir choisi ce lieu pour y procéder à ce qu’ils appellent l’un la reconstitution, l’autre l’organisation du spiritualisme, et louer M. Destrem d’avoir cherché là le point de départ de la théodicée qu’il se propose d’édifier.

Mais à l’observation doit succéder l’induction. M. Jouffroy, après avoir établi l’existence et la réalité des faits internes, avait montré que la faculté qui les connaît peut être dirigée d’une manière scientifique et généraliser les faits observés. Il avait merveilleusement décrit et jusqu’à un certain point organisé la méthode psychologique, méthode très ancienne, que Descartes avait restaurée par un coup de génie, que plus récemment MM. Royer-Collard, Maine de Biran et Cousin avaient remise en vigueur, mais qui, pour prendre définitivement son rang parmi les procédés de la science, avait besoin d’être constituée comme l’induction des sciences physiques l’avait été par François Bacon. Cette tâche, commencée dans la préface des Esquisses de philosophie morale avec une circonspection presque excessive, M. Jouffroy crut l’achever et l’acheva à peu près en 1839, dans son Mémoire sur la légitimité de la distinction de la psychologie et de la physiologie. Avant et depuis la publication de ce dernier ouvrage, la méthode psychologique a subi le feu de critiques ardentes : elle est sortie intacte de toutes ces épreuves; elle a produit un nombre considérable de résultats désormais incontestés. Comment se fait-il donc que certains novateurs rêvent une transformation profonde de cette méthode et en apportent une autre qu’ils n’hésitent pas à décorer du titre pompeux de Novum Organum? A-t-on découvert tout à coup dans cette méthode quelque vice jusqu’à présent inaperçu? Ce vice, en a-t-on démontré l’existence? Enfin l’instrument scientifique que l’on propose est-il plus parfait que celui que l’on rejette ?

En premier lieu, on se persuade en effet avoir découvert que l’induction psychologique, appuyée sur l’observation intérieure, est entachée du vice d’incertitude. Défenseur passionné du spiritualisme, M. Alaux gémit de voir que cette philosophie « ne se fait pas, n’existe pas, » et ce malheur a sa cause, à son avis, dans l’impuissance où se trouve l’induction expérimentale d’atteindre la certitude. « La philosophie existera, dit-on, elle prendra sa place au faîte des choses du monde, quand elle sera devenue une science exacte, comme la science de l’étendue et du nombre. » Et comment donc la philosophie acquerra-t-elle la puissance et la certitude des sciences exactes? En substituant une induction rationnelle à l’induction expérimentale, dont l’infirmité est, pense-t-on, évidente. — Nous ne saurions laisser passer, sans en signaler l’erreur, cette théorie dangereuse. Qu’appelle-t-on en effet sciences exactes? Celles-là mêmes qu’on a citées en exemple, les sciences de l’étendue et du nombre, la géométrie et l’arithmétique, qui ne travaillent que sur de pures abstractions, qui ne demandent à l’expérience qu’une première excitation, une seule, et qui, une fois en présence de l’idée rationnelle ou de l’axiome, vont d’un pas infaillible à des conséquences absolument vraies. Mais cette vérité mathématique est tellement le caractère exclusif de l’abstraction, que dès qu’on la transporte aux objets concrets connus par l’expérience, elle s’altère aussitôt. Vous avez un champ qui a la forme d’un trapèze; pour le mesurer, vous partez de cette vérité, que la surface d’un trapèze est égale à la demi-somme des bases parallèles multipliée par la hauteur. Vous opérez en conséquence et vous obtenez un nombre que vous considérez comme l’expression mathématiquement exacte de faire de votre champ; mais nul savant ne s’y trompe : bien plus, un simple élève en géométrie vous dirait que le chiffre obtenu représente la surface d’un champ abstrait, en apparence égal au vôtre, mais qu’à procéder avec la dernière rigueur, et à tenir compte de tous les accidens du terrain que vous avez négligés, vous aboutiriez à un résultat différent, et dont l’exactitude, quoi que vous fissiez, ne serait jamais qu’approximative. Or, si les mathématiques elles-mêmes ne peuvent toucher la réalité, ne fût-ce que du bout de l’aile, sans y perdre quelque chose de leur idéale rigueur, comment l’induction philosophique, dont l’essence et la loi sont de se rattacher à l’âme vivante et de suivre les multiples mouvemens d’un être libre et sensible, revêtirait-elle sans les fausser, ou sans se fausser elle-même, les formes raides de l’abstraction mathématique? La confusion des méthodes n’a jamais produit que les erreurs les plus désastreuses. N’allons pas brouiller encore l’écheveau dont les mains habiles des maîtres modernes ont eu tant de peine à séparer les fils. C’est confondre les méthodes que de vouloir à tout prix imposer aux unes le caractère des autres. Incontestablement l’induction se refuse à donner la certitude mathématique, mais elle en fournit une autre d’espèce différente et qui a sa valeur propre. Et la question aujourd’hui n’est plus de prouver que cette certitude existe, mais uniquement d’en déterminer le fondement, le degré et le signe.

Les penseurs des diverses écoles l’ont senti. Ils se sont bien gardés de frapper de discrédit le procédé fécond auquel les sciences physiques et naturelles sont redevables de leurs éclatans progrès. Unanimes à considérer l’induction expérimentale comme la clé même de ces sciences, ils ont seulement tâché de décrire le mécanisme et de calculer au juste la portée de cet admirable instrument. De cet effort sont nées des théories nouvelles sur quelques-unes desquelles le sujet même de ce travail nous oblige à jeter un rapide coup d’œil.

De toutes ces théories, la plus hardie est celle du positiviste anglais M. Stuart Mill, qu’a interprétée, abrégée et corrigée M. Taine[5]. M. Mill définit l’induction « l’opération qui découvre et prouve les propositions générales, le procédé par lequel nous concluons que ce qui est vrai de certains individus d’une classe est vrai de toute la classe, ou que ce qui est vrai en certains temps sera vrai en tout temps, les circonstances étant pareilles. Cela revient à dire, ajoute M. Mill, que le cours de la nature est uniforme. » Mais l’induction dit-il encore, ne part pas de cet axiome, elle y conduit; nous ne la trouvons pas au commencement, nous la trouvons à la fin de nos recherches. Au fond, l’expérience ne présuppose rien hors d’elle-même. « Nul principe a priori ne vient l’autoriser ni la guider... Il n’y a que l’expérience, et elle est partout. » La définition du procédé d’induction donnée par M. Stuart Mill est exacte, quoique un peu longue, et nous l’acceptons volontiers. Seulement nous sommes forcé de noter que les deux dernières phrases de cette définition sont grosses de conséquences qui renversent le système de l’auteur. Si l’esprit humain ne possède qu’une seule faculté, l’expérience, et si l’induction elle-même n’est que l’expérience, ni plus ni moins, sous un autre nom, nous demandons d’où viennent à l’esprit humain d’une part l’idée de la permanence des classes d’êtres, et de l’autre la notion d’un temps à venir impliquée dans celle de la permanence des genres. Le mot expérience signifie le pouvoir de connaître directement les choses par les sens ou par la conscience; il signifie aussi le produit de cette double connaissance, ce qui en demeure dans la mémoire quand l’objet n’est plus présent. Réduits à l’expérience, nous ne connaissons donc évidemment que ce que nous avons perçu d’une perception réelle et directe, et partant tout ce qui est resté en dehors de notre expérience ou en dehors de l’expérience de nos semblables est pour nous lettre close. Ainsi, dans le système de M. Mill, l’avenir nous est fermé, car qui donc a jamais directement et par expérience connu l’avenir? L’expérience vous parle d’hier, d’avant-hier, d’il y a cent ans, mille ans, je le comprends; mais l’heure prochaine, le jour de demain, qu’en peut-elle dire? Rien. Et si, en ce qui touche l’avenir, l’expérience est sourde, aveugle, muette, par quel miracle parviendrait-elle à prévoir la perpétuité des genres et le retour périodique des grands faits naturels? L’expérience a vu ou voit par nos yeux ou par ceux des autres ; mais prévoir est au-dessus de sa puissance, et puisque l’induction prévoit, l’induction et l’expérience sont deux facultés distinctes de l’esprit humain. La conséquence rigoureuse de la théorie de M. Mill, c’est qu’il n’y a pas de faculté d’induction. Et dès lors cette théorie, quoique l’expérience y soit remarquablement approfondie et décrite, n’a rien de scientifique à nous apprendre ni sur les fondemens, ni sur le degré de la certitude inductive.

Disons-le à l’éloge de M. Taine : son admiration pour M. Mill ne l’a pas empêché de reconnaître que le positiviste anglais a confondu l’induction, non-seulement avec l’expérience, mais, ce qui est plus grave encore, « avec les expériences. » Une telle induction réunit des matériaux, mais n’en tire aucune loi, et c’est là une lacune énorme. M. Taine a pensé qu’il était aisé de combler cette lacune. « Ce n’est pas assez, a-t-il dit, d’additionner des cas, il faut en retirer la loi. Ce n’est pas assez d’expérimenter, il faut abstraire. Voilà la grande opération scientifique. » À ce compte, l’induction de M. Mill serait complète, pourvu que l’abstraction vînt s’y ajouter. Nous n’en croyons rien. L’abstraction est une opération bien connue : elle consiste à isoler des individus eux-mêmes, à retenir et à considérer séparément un caractère commun à plusieurs individus observés. Pierre, Paul, Jacques, sont mortels : j’oublie Pierre, Paul, Jacques; je ne me rappelle que la mortalité qui leur est commune, et je réfléchis à ce caractère. Voilà l’abstraction. Supposez que je ne fasse pas autre chose, et il le faut bien, si je m’en tiens à l’abstraction : j’ai devant moi l’expérience, moins ce qu’elle contenait d’individuel, mais je n’ai rien au-delà de l’expérience, et je ne puis affirmer la mortalité que dans la mesure où je l’ai observée, c’est-à-dire dans trois cas dont je ne retiens que cette ressemblance. Que je dise davantage, que j’énonce la loi en ces termes : Donc tous les hommes sont mortels (quelle que soit d’ailleurs la cause de la mortalité), je généralise, j’induis, par conséquent je franchis les limites et de l’abstraction et de l’expérience. Ainsi l’abstraction simplifie le résultat de l’expérience; elle n’étend ce résultat en aucun sens, ni dans l’espace, ni dans la durée, et l’induction de M. Mill est aussi stérile après la correction de M. Taine qu’elle l’était auparavant. C’est qu’on aura beau faire, il faudra toujours en revenir à constater la force intellectuelle toute particulière qui nous emporte, par-delà les faits concrets ou abstraits, dans les champs de l’inconnu, de l’avenir et du possible; il faudra reconnaître que cette irrésistible énergie s’appuie sur un principe, et avouer que ce principe, supérieur à l’expérience, communique à l’induction sa première, sa plus essentielle certitude. Ce principe, énoncé de façons diverses qui renferment toutes un seul et même sens, peut se ramener aux termes suivans : le cours de la nature est soumis à des lois constantes, ce qui signifie qu’il n’y a point de hasard. Retranchez ce principe de la liste de nos croyances, aussitôt toute science s’évanouit. Il n’est donc pas surprenant que l’attention de la critique se reporte sans cesse vers cette base du savoir humain. On vient de voir que ce principe ne sortira jamais de la seule observation des faits. Qu’est-ce alors que ce principe? Est-ce une vérité nécessaire, une proposition dont le contraire révolte la raison? Plusieurs l’admettent, parmi lesquels se range M. Alaux. Est-ce tout simplement une croyance irrésistible à laquelle on cède d’instinct, parce qu’on ne peut faire autrement? La solution positiviste de M. Mill et la solution de M. Taine étant écartées, c’est entre la vérité nécessaire et la croyance irrésistible que s’agite le débat, l’un des plus grands, des plus intéressans, des plus actuels où se puisse engager la philosophie. Ce n’est pas ici le lieu de traiter la question dans ses détails; il y faudrait un livre. Signalons du moins les difficultés du problème, les opinions les plus récentes que ces difficultés ont suscitées; notons enfin ce que ces épreuves redoublées laissent subsister du procédé d’induction, et de la précieuse certitude qui s’y rattache.

Il y a des lois constantes qui, dans leur harmonieux ensemble, composent l’ordre physique du monde. Cet ordre, tous les hommes s’y confient. Celui qui bâtit une maison ne doute pas un instant que les pierres qu’il superpose les unes aux autres ne restent fixées à la terre par la pesanteur; il ne se surprend jamais à craindre qu’un accroissement gigantesque de la force centrifuge, triomphant de la gravitation, lance subitement dans l’espace les matériaux dispersés de l’édifice. Cependant la loi de la chute des corps vers le centre de la terre et, plus généralement, les lois diverses qui président à l’attraction des corps sont-elles autant de principes nécessaires dont le contraire soit conçu par la raison comme impossible et absurde? Nullement. Par exemple, de ce que la température actuelle de notre globe, remarque l’auteur d’un savant ouvrage philosophique, M. Cournot[6], est depuis longtemps compatible avec l’existence des êtres organisés, nous aurions grand tort d’induire qu’elle a été et qu’elle sera toujours compatible avec les conditions de vie des végétaux et des animaux connus, et même de végétaux et d’animaux quelconques. — En démontrant que certaines espèces d’animaux ont disparu, que certaines autres ont succédé à celles-là, la science géologique a, non pas certes détruit, mais restreint le principe de la perpétuité des genres. Tels genres ont commencé d’être, ils peuvent donc cesser d’être. Ainsi le principe de la stabilité des lois de la nature n’est pas plus nécessaire que la nature elle-même n’est éternelle. Il n’en est pas moins vrai qu’au moment où j’écris ces lignes, je compte à tel point sur la durée du monde et de ses lois que la limite possible à cette durée me paraît se perdre, sinon dans l’infini, au moins dans l’indéfini. Ces deux mouvemens de ma pensée sont-ils contradictoires? Y a-t-il là une de ces antinomies que la plus subtile logique ne résout pas? ou bien faut-il dire que la raison n’est pour rien dans notre croyance à la stabilité des lois du monde, et que le seul élément a priori qui s’y mêle, c’est notre disposition naturelle[7], qui serait ainsi, et en dernière analyse, l’unique base de la certitude inductive? Ou plutôt n’y a-t-il pas à la fois dans ce principe un peu moins qu’un acte pur de la raison et un peu plus qu’une affirmation du simple bon sens? Soumettons notre esprit à l’expérience que voici : essayons d’imaginer que le vaste univers se brisera demain comme un bolide, ne laissant de lui-même que d’informes débris et un immense nuage de fumée bientôt évanoui dans d’éternelles ténèbres. Notre penchant à persévérer dans l’être résistera de toute son énergie à cette pensée; mais nous sentirons en nous une autre puissante énergie y résister également. Notre raison protestera, et si nous la mettons en demeure d’expliquer sa résistance, ne répondra-t-elle pas que l’ordre et la perfection impliquent la durée, et que, dans les œuvres divines et humaines, la durée est ou doit être en raison directe de la perfection? Elle dira, si la passion des systèmes ne lui coupe la parole, que, de même que l’éternelle durée lui paraît inséparable de la perfection infinie, de même une durée relative, mais indéfinie, est inséparable de la perfection de l’univers, perfection relative sans doute et bornée, mais dont la grandeur dépasse indéfiniment nos plus amples mesures finies. Ou notre raison nous trompe, ou cette réponse est vraie. Les spiritualistes auxquels nous nous adressons en ce moment acceptent-ils cette réponse? Alors ils doivent admettre aussi qu’il y a dans notre croyance à la stabilité de l’ordre du monde un élément a priori autre que notre disposition naturelle, et que cet autre élément, c’est l’idée de l’ordre intelligible éternel, type, mesure et fondement de l’ordre des choses finies et de leur durée. À ce point de vue, le principe de la stabilité des lois de la nature ne serait plus seulement un effet de notre constitution; il ne serait pas non plus un jugement de la raison pure, comme le veulent quelques-uns : il faudrait y voir un axiome physique appuyé sur une vérité métaphysique, et de là viendrait la certitude, à la fois inébranlable et relative, de ce principe universellement proclamé. « L’instinct de raison qui nous porte à nous fier à l’induction n’est puissant et n’existe sans doute, dit M. de Rémusat, que parce qu’il se rapporte à des vérités supérieures plus universelles que l’esprit de l’homme lui-même. « Au surplus, que l’on accepte cette explication, ou qu’on la rejette, le principe reste. « Une certaine stabilité dans les choses est la base universelle de la connaissance. Si c’est une illusion, la science en est une[8]. » Le psychologue qui conclut de sa vie interne à la vie interne des autres hommes, et des lois qui régissent sa raison à celles qui régissent la raison d’autrui, se fonde sur ce principe. Si la science psychologique est une illusion, toutes les sciences expérimentales sont des illusions pareilles. Point de milieu : il faut les prendre toutes, ou toutes les laisser.

Cependant une nouvelle difficulté se présente. Les lois de la nature sont stables; mais à quel signe reconnaîtrons-nous une loi véritable, et comment la distinguerons-nous d’une abusive généralisation? L’axiome inductif, semblable en ce point à tous les axiomes, règle et soutient la recherche; il ne la féconde pas. C’est un point d’appui, non une force inventive. Où donc réside la puissance qui découvre? Dans l’expérience. A cet égard, tous les récens psychologues sont d’accord. Qu’on y songe en effet : l’induction n’a pas la vertu que lui prête une ambitieuse métaphore; elle ne perce pas les voiles de l’avenir, elle ne devine rien, ne prophétise rien. Toute sa puissance ne va qu’à affirmer de l’avenir, ou d’un passé inconnu, ou même d’un présent qui échappe à l’observation directe, ce qui, dans un passé connu, s’est montré régulier, constant, périodique. Ce qui a duré, dit-elle, ce qui a persisté, durera, persistera; mais comment connaît-elle ce qui a duré? Par l’expérience. Et en parlant de la sorte nous ne tombons point nous-même dans la faute que nous avons reprochée à M. Stuart Mill et à M. Taine; nous n’attribuons à l’expérience que sa juste part, laquelle ne saurait jamais excéder le résultat de l’observation. Cependant ce résultat, c’est le germe même qui, couvé et nourri par l’induction, acquiert des proportions indéfinies et envahit l’espace et le temps; mais ce germe, il faut être sûr qu’on le tient, et pour cela en éprouver plusieurs fois la vitalité et la force ; il faut le contraindre à manifester tout ce qu’il est et tout ce qu’il peut. « La nature se trahit plus pleinement, dit Bacon, quand l’art la presse et lui fait violence que lorsqu’elle est laissée en liberté. » Il faut obtenir de la nature « des coups de lumière » qui éclairent à nos yeux ses énergies essentielles et ses aptitudes favorites. Donc il faut observer et expérimenter. Cette règle est universellement acceptée. En l’appliquant, la psychologie a désarmé beaucoup de ses anciens ennemis et tient en échec ses nouveaux adversaires. Eh bien! c’est M. Alaux, un sincère ami de la psychologie, qui condamne aujourd’hui la méthode d’observation, coupable, à ses yeux du moins, de n’avoir jamais donné qu’une certitude incomplète, au lieu de la certitude rationnelle et mathématique dont la philosophie a besoin. A l’observation, ce défenseur du spiritualisme prétend n’emprunter qu’un fait, un seul, par exemple l’existence du moi, et sur ce fait unique construire la philosophie tout entière. Comment? En faisant passer ce fait à travers les idées rationnelles de cause, de substance, d’espace, de temps, de nombre, en imprégnant ainsi ce fait de réalité métaphysique et de certitude rationnelle, enfin en tirant de cette sorte d’œuf, par une déduction infaillible, le système complet des êtres et des choses. Cependant ni la ténacité de l’auteur, ni son amour des âpres difficultés, ni son ardeur à les aborder de front, ni ses efforts pour les tourner quand il ne peut les emporter de haute lutte, ne réussissent à changer les conditions essentielles de la science de l’esprit. L’observation y demeure reine et maîtresse. Chassée d’un côté, elle rentre de l’autre. Le trop hardi psychologue, qui s’est flatté de ne demander à l’expérience qu’un premier fait et qui l’a congédiée ensuite, est obligé de la rappeler à la fin. Et pourquoi faire? Pour vérifier, dit-il, l’exactitude des résultats de son induction rationnelle. Or de deux choses l’une : ou ces résultats sont mathématiquement exacts, et alors l’expérience n’a pas à les vérifier, ou bien votre méthode inductive n’a pu revêtir la rigueur abstraite des mathématiques, et dans ce cas la sagesse commande de s’en tenir à l’ancien procédé, c’est-à-dire à l’induction expérimentale[9].

Là est le salut, là aussi le progrès. Ainsi nous croyons être en droit de le dire en terminant la première partie de cette étude, les récens débats n’ont ni ébranlé le point d’appui du spiritualisme, c’est-à-dire l’existence des faits internes et invisibles, ni infirmé à un degré quelconque la puissance de sa méthode initiale, c’est-à-dire l’induction expérimentale. Voyons maintenant si l’usage qu’ont fait de cette méthode les nouveaux psychologues a modifié les théories jusqu’à ce jour accréditées sur la vie et les puissances de l’esprit.


II.

En négligeant les points de doctrine sur lesquels les spiritualistes s’entendent à peu près aujourd’hui, et à ne tenir compte que de ce qui est nouveau ou suffisamment renouvelé, on remarquera dans les ouvrages qui nous occupent : premièrement une théorie psychologique de M. Huet qui ôte à l’âme et transporte dans le corps la sensibilité qu’on a coutume d’appeler physique ; en second lieu, du même philosophe, une polémique contre les résultats que Maine de Biran a tirés du sentiment de l’effort musculaire ; enfin, dans l’ouvrage de M. Destrem, une vigoureuse défense de la liberté humaine et une conception originale de la prescience ou plutôt de l’imprescience volontaire de Dieu. Examinons ces nouvelles doctrines et discutons-les.

Les vues de M. Huet sur la sensibilité se rattachent à un mouvement que nous avons nous-même signalé dans la Revue[10] il y a six ans, et qui, s’accroissant de jour en jour, a rapproché les psychologues des physiologistes. Comme les autres amitiés humaines, ce rapprochement a ses vicissitudes. Tantôt les alliés s’embrassent étroitement, tantôt, gardant une attitude circonspecte, ils s’en tiennent simplement à l’entente cordiale, et se bornent à s’entr’aider sans se faire l’un à l’autre de trop larges emprunts. Dans ces derniers temps, pour expliquer les phénomènes de la vie, certains physiologistes avaient demandé et certains psychologues avaient généreusement prêté l’âme pensante elle-même. On n’a pas tardé à s’apercevoir que cette confusion de fortunes avait des inconvéniens. On cherche donc aujourd’hui à rentrer insensiblement chacun dans son avoir. Par exemple, M. le docteur Bouchut[11] a essayé, il y a peu de temps, de rétablir les positions, et de rendre à la vie et à l’âme ce qui appartient à l’âme et à la vie. M. Huet, lui aussi, réagit contre l’animisme ; de peur de porter atteinte à la pureté spirituelle du principe pensant, non-seulement il lui dénie toute participation aux fonctions de la vie, mais il lui enlève tout un ensemble de manières d’exister considérées aujourd’hui comme essentiellement psychologiques. Avant de prouver que c’est là un spiritualisme excessif, voyons comment le savant disciple de Bordas-Demoulin est arrivé à cette nouvelle délimitation des frontières de l’âme. Il y est arrivé par une voie très intéressante et qu’il nous faut parcourir sur ses traces, quoique beaucoup plus rapidement que lui. Cette voie, c’est l’observation de la vie jusque dans ses manifestations les plus infimes, les plus informes, les plus microscopiques; c’est aussi l’étude des phénomènes physiologiques les plus délicats comme les moins accessibles aux regards de la conscience. Cette observation et cette étude nous découvrent dans la matière animale une série d’attributs dont la métaphysique aura tôt ou tard à rechercher le sujet. Pour le moment, il est d’un haut intérêt de les décrire et de savoir en quoi ils ressemblent aux attributs de l’âme elle-même et en quoi ils en diffèrent. C’est pourquoi M. Bouchut, qui est franchement spiritualiste, s’est appliqué à classer, à caractériser et à distinguer des facultés de l’âme ces attributs de la vie animale. Il en compte trois : l’impressibilité, l’autocinésie et la promorphose. L’impressibilité, c’est la propriété qu’a toute matière vivante de sentir sans organes et sans conscience aucune de l’impression reçue. L’autocinésie, c’est la propriété qu’a cette même matière de se mouvoir sans organes de mouvement. Enfin la promorphose, c’est le pouvoir dont est douée la matière vivante de prendre une forme particulière et de tout conduire comme sciemment pour réaliser le type des espèces. Des exemples frappans mettent ces propriétés en pleine évidence. Dans le phénomène de la fécondation, l’ovule fécondé subit une impression qui n’est pas sentie; voilà l’impressibilité. Les globules blancs du sang, placés entre deux plaques de verre, poussent sous les yeux de l’observateur des prolongemens irréguliers qui rentrent ensuite dans le globule, comme les cornes d’un limaçon dans la tête de cet animal : voilà le mouvement spontané. Quant à la promorphose, c’est elle qui met chaque chose à sa place, l’atome musculaire au muscle, l’atome osseux, à l’os; c’est elle, par exemple, qui d’une planaire coupée en deux fait deux planaires en ajoutant à chacune des extrémités séparées une autre extrémité pareille à celle que lui a enlevée la division. Cette matière vivante communique ses propres attributs aux organes et aux tissus auxquels elle est antérieure, qu’elle forme, qu’elle répare. C’est ce qui a fait dire à de grands physiologistes que chaque organe, chaque molécule de matière vivante sont autant d’animaux dans chaque animal. A cette pensée, M. Huet s’écrie éloquemment : « C’est une richesse à faire pâlir la splendeur des cieux. » Richesse splendide en effet, mais dont le spectacle prolongé peut aller jusqu’à donner l’éblouissement et même le vertige. Sur le bord de ce gouffre de l’indéfini où chaque unité vivante laisse voir au fond d’elle-même des millions d’existences, l’imagination surexcitée exalte à son tour la raison; bientôt celle-ci prend ses audaces pour des intuitions révélatrices, et, cédant à ses propres élans au lieu de les réprimer, elle s’égare jusqu’aux limites les plus extrêmes de l’hypothèse.

M. Huet ne tombe point dans cette ivresse. Il ne s’égare pas, comme certains contemporains, dans les espaces nébuleux des fantaisies cosmologiques. Sa raison est ferme, son expérience consommée; il reste toujours maître de sa pensée et de sa phrase. Cependant il est une barrière qu’on est surpris de le voir franchir sans aucune hésitation. Cette barrière, non-seulement il la franchit, mais, autant qu’il est en lui, il la renverse. Les fonctions élémentaires de la matière vivante sont-elles accomplies par des forces dépourvues de conscience? Oui, répond M. Bouchut; non, dit M. Huet. — Pour mettre à couvert notre responsabilité de critique, nous citerons le passage où la doctrine de M. Huet s’exprime et se résume avec une franche clarté : « A l’instinct et à la faculté d’être impressionnée, toute partie organique, toute molécule vivante joint une dernière propriété qui complète son existence : d’une part, elle a son unité et elle la sent, ce qui constitue une espèce d’amour de soi, de sens interne de sa propre conservation; d’autre part, elle a ses liaisons naturelles également senties avec les autres élémens organiques, ses sympathies et affections internes, et même ses affinités et ses répulsions à l’égard des corps extérieurs, comme elle le montre à leur contact. Au lieu d’une molécule, prenez un organe qui a aussi le sens interne de son unité propre, et les mêmes effets vont se produire sur une grande échelle. Prenez enfin l’organisme entier avec son unité dominant la hiérarchie des organes et des fonctions, et vous aurez avec le sens interne général, et pour ainsi parler le moi animal, les phénomènes plus complexes de sympathies, d’affinités et de répulsions au dedans et au dehors, qui, se mêlant aux penchans instinctifs et aux représentations centrales, manifestent la plus haute puissance de la sensibilité affective[12]. » Ainsi voilà qui est net : toute molécule a le sens interne d’elle-même, c’est-à-dire évidemment la conscience. M. Huet va plus loin encore : il souscrit à cette opinion de M. le docteur Pidoux, qu’il n’est pas une parcelle de substance nerveuse qui n’ait de l’imagination à un degré quelconque, pas une non plus qui ne soit douée aussi bien de mémoire et d’affections élémentaires que d’imagination à ce même degré. La dernière conséquence de ces vues hardies, c’est que le corps humain est un animal à lui tout seul et indépendamment de son union avec l’âme; c’est que, outre la nutrition, il a la faculté de sentir; c’est que la sensation lui appartient, non à l’âme, et que l’âme de l’homme ne lui sert pas à sentir; que lorsque l’âme croit ressentir des instincts, des passions, des impulsions, des représentations, des douleurs enfin, cette âme pensante écoute de près, mais que ce n’est pas encore elle-même qu’elle perçoit. Quel est donc en nous le sujet de ces sensations que l’âme écoute, mais n’éprouve pas? Ce n’est pas l’étendue abstraite, ce n’est pas un principe immatériel; c’est la matière active, vivante et sensible.

Nous avons mis d’autant plus de soin à résumer cette théorie et nous devons d’autant plus y insister, que l’homme qui la propose, très spiritualiste lui-même se montre plus sévère à l’égard des chefs du spiritualisme français. Loin de nous l’intention de blâmer systématiquement les philosophes investigateurs qui, selon un mot récent de M. de Rémusat appliqué à Jean Reynaud, «hasardent plus qu’ils ne prouvent, mais font du moins penser ceux qu’ils ne persuadent pas. » Nous ne croyons pas davantage qu’il faille proscrire sans pitié l’hypothèse : on doit l’admettre au contraire lorsque les faits, en la justifiant dans une certaine mesure, promettent de la vérifier complètement tôt ou tard; mais enfin l’hypothèse elle-même, la plus audacieuse aussi bien que la plus timide, part toujours de quelques données connues sur lesquelles elle édifie l’inconnu, et elle se garde bien de sacrifier à cet inconnu l’élément expérimental qui fait déjà et qui, par la suite, augmentera sa force. Or, à ne parler que de la sensibilité physique ou capacité de jouir et de souffrir par le corps, où et comment M. Huet a-t-il connu cette faculté qu’il attribue à la matière vivante, en y ajoutant la conscience? En lui-même évidemment, sans quoi comment en aurait-il la moindre idée? Puisqu’il l’a connue en lui-même, il a vu d’une vue directe, immédiate, que le principe ou, si l’on veut, le sujet sentant lui était connu à titre d’être immatériel. S’il a vu cela, nous ne comprenons plus qu’il attribue à une matière, même vivante, ce qui est la propriété d’un être immatériel. A quoi il nous répond que l’expérience interne lui a révélé tout autre chose, et que sa conscience lui a affirmé que l’âme pensante connaît, écoute, recueille les sensations du corps, telles que la souffrance et le plaisir appelés physiques, mais qu’elle ne souffre pas de ces souffrances et qu’elle ne jouit pas de ces plaisirs. Voilà un point qu’on ne peut accorder. Quand on m’arrache une dent, mon âme fait plus que « d’être sympathique » à mon corps et de « s’intéresser » à ce compagnon souffrant : elle souffre personnellement, en elle-même, pour son propre compte. Si quelque chose est certain au monde, c’est cela. Spectateur d’une amputation, je compatis aux souffrances de l’amputé, je ne pâtis point; au contraire, si c’est ma jambe que le chirurgien coupe, je pâtis, je suis le patient, et je ne saurais dire, sans faire violence aux termes, que dans ce dernier cas je me borne à compatir aux douleurs de cet animal qui est mon corps. Entre la sympathie la plus profonde, la plus vive et le pâtir, il y a des différences essentielles et indélébiles. On ne les efface pas en alléguant que le corps est un animal auquel l’âme n’est qu’adjointe. L’observation condamne un tel langage, et elle y substitue celui-ci : qu’en nous l’homme et l’animal ont une seule et même âme, humaine par la raison, la liberté et les sentimens, animale par les sensations et les instincts. Tout ce qui est au-dessous n’est plus ni l’homme ni l’animal, c’est l’organisme; mais l’organisme, c’est de la matière. Or, encore un coup, le seul être sensible que nous connaissions bien est immatériel. Ainsi l’hypothèse d’une matière sensible et consciente de sa sensibilité n’a aucun fondement; de plus elle est contredite par l’expérience interne, la plus certaine de toutes, d’où il faut conclure que la sensation est dans l’âme et que le corps, pour employer l’excellent mot adopté par M. Bouchut, n’est qu’impressible.

De sa théorie, qui dépouille l’âme de la sensation pour la reporter à la matière vivante, M. Huet a tiré, contre l’idée la plus originale de Maine de Biran, l’objection la plus inattendue. D’après l’auteur de la Science de l’esprit, Maine de Biran n’a fait qu’obscurcir la vérité, en cherchant le type de la cause hors du moi, dans l’effort musculaire, puisque alors Maine de Biran a d’un côté une cause spirituelle, de l’autre un effet matériel, et nul lien entre eux que la connaissance immédiate puisse démontrer. Ainsi, dit ailleurs M. Huet, Maine de Biran viole l’esprit en y introduisant la sensation; il manque l’idée de cause; il confond les limites des deux règnes, le spirituel et l’animal, et ouvre la porte au matérialisme. — Ce dernier trait est assurément de toutes les mille nouveautés de notre époque l’une des plus nouvelles. Quiconque a lu deux pages de l’histoire du spiritualisme au XIXe siècle sait que le rétablissement de l’activité de l’âme, que la démonstration de la puissance volontaire du moi par la mise en évidence du sentiment de l’effort musculaire dans le mouvement de nos membres ne fut rien moins que le renversement de la théorie fataliste de la sensation transformée, que Condillac avait léguée à notre temps. Ce fait si simple et si vulgaire : je veux mouvoir mon bras et je le meus; donc je suis une cause ; — ce fait a, dans les doctrines modernes, le même prix et la même portée que le : je pense, donc je suis, dans la doctrine cartésienne, ou plutôt ces deux faits se complètent réciproquement et donnent à la métaphysique une double base inébranlable. D’après Maine de Biran, il y a dans le mouvement volontaire de mon bras trois élémens : la volonté, la sensation de l’effort musculaire, le mouvement. Les deux premiers élémens sont distincts, mais réunis dans le même fait de conscience. Il est à remarquer que c’est entre ces deux élémens que Maine de Biran saisit et constate surtout le rapport de cause à effet[13], en quoi il a raison, car, que le mouvement suive ou ne suive pas l’effort, l’effort n’en est pas moins produit, la sensation de l’effort n’en est pas moins sentie, et l’âme n’en est pas moins cause et de l’effort et de la sensation qui l’accompagne. Cependant, si le mouvement suit l’effort, l’effort étant produit par la volonté, le mouvement a aussi la volonté pour cause, et dans ce cas l’âme se sent cause et de l’effort et du mouvement. Il y a donc entre le mouvement et la volonté un lien qu’aperçoit la connaissance immédiate, et ce lien, c’est la sensation de l’effort. M. Huet nie l’existence de cette sensation paie ce motif que les sensations appartiennent aux organes. Nous pourrions répéter ici ce qui a été déjà dit plus haut : que les sensations, quoique ayant le corps pour condition, sont positivement éprouvées par l’âme; mais voilà que M. Huet, par les défauts de sa propre théorie du mouvement corporel, réfute, sans s’en douter, les critiques qu’il a adressées à Maine de Biran et les détourne sur lui-même. Selon Maine de Biran, l’âme est la cause motrice du corps et se sent telle. Selon son adversaire, l’esprit a une puissance excitatrice à l’égard du corps, se sent en possession de cette puissance, et s’en sert à volonté. Se sentir puissance excitatrice, c’est évidemment se sentir cause. Ainsi, selon M. Huet comme selon Maine de Biran, il y a, dans le mouvement de mon bras, d’un côté une cause spirituelle, de l’autre un effet matériel. Entre ces deux termes, il faut un lien : ce lien, je le vois dans la théorie de Maine de Biran; dans celle de M. Huet, je ne le vois plus. La sensation ôtée, à quel signe reconnaîtrai-je que je suis moi-même la puissance excitatrice de mon corps ? Qui me dira que c’est bien moi qui ai atteint et excité l’organe? Rien. Si quelqu’un obscurcit la notion de cause, n’est-ce pas le philosophe qui crée un tel intervalle entre la force libre et son effet? Si quelqu’un ouvre la porte au matérialisme, n’est-ce pas le psychologue qui attribue le fait essentiellement simple et spirituel de la sensation à l’organisme, vivant il est vrai, mais matériel et étendu? Le fait proclamé par Maine de Biran demeure donc incontestable. On comprendra que nous ayons tenu à en vérifier et à en défendre, même un peu longuement, l’entière certitude. Ce fait, comme tous ceux où notre liberté brille d’une pure et saisissante lumière, a un prix scientifique inestimable ; mais tous ne sont pas aussi faciles à montrer, à reproduire, à faire toucher du doigt en quelque sorte. Assurément le moindre acte de volonté, la simple résolution d’agir bien ou mal, un non énergiquement répondu soit à quelque mauvaise passion qui secrètement nous sollicite, soit à quelque corrupteur qui donne l’assaut à notre loyauté, voilà des marquas de notre liberté non moins éclatantes qu’un mouvement volontaire de mon bras ou de ma jambe. Ces marques, ces preuves directes plus fortes que l’argument le plus serré, on ne doit jamais les omettre quand il s’agit d’établir que l’homme n’est ni un rouage dans un mécanisme, ni un fait dans une série fatalement déroulée à l’infini, mais une personne et une cause. Ces preuves, M. Huet a eu raison de les invoquer. Toutefois le fait qui saute aux yeux a, pour convaincre, une puissance incomparable. Chacun le connaît; presque personne n’y prend garde. Chose singulière, il faut que le génie vienne signaler ce fait, et dès lors c’est comme un flambeau qui s’allume et qui répand la clarté sur toute une vaste région où régnait la nuit. Que les spiritualistes qui croient à la liberté n’éteignent aucun des flambeaux qui l’éclairent. Assez d’autres, sciemment ou non, se chargent de ce soin.

Ces derniers sont plus nombreux qu’on ne le pense. Ils passent inaperçus; disons mieux, on les aperçoit, mais au lieu de les craindre, on les admire, parce que les nouveautés, parfois bien anciennes, qu’ils présentent hardiment à une société avide de changement, cachent à celle-ci les conséquences de leurs idées et l’étendue de leurs négations. En relisant l’histoire de ce temps, la postérité assistera à l’étrange spectacle d’un même siècle frémissant de regret et d’espérance au seul nom de la liberté, et accueillant avec empressement des conceptions philosophiques qui ne vont à rien moins qu’à couper la racine du libre arbitre. Certes une telle destruction passe infiniment, grâce à Dieu, la puissance de l’homme; mais qu’importe, si l’âme libre se méconnaît et de sang-froid assimile les actes les plus nobles de sa vie morale aux mouvemens aveugles, aux irrésistibles combinaisons des particules chimiques? On vante à chaque instant l’observation et l’expérience. Qu’on les consulte, qu’on les interroge, rien de mieux; mais qu’on les interroge jusqu’au bout et qu’on les écoute toutes les fois et partout où elles parlent; on en arrivera alors à entendre soi-même et à faire entendre aux autres la voix de cette puissance invisible qui, dans chacun de nous, se détermine elle-même. C’est à quoi tend, en ses meilleures parties, le livre de M. Hippolyte Destrem qui s’intitule : Du Moi divin et de son action sur l’univers. A vrai dire, cet ouvrage est un essai de théodicée et non un traité du libre arbitre. Seulement l’un des problèmes essentiels de la théodicée est de savoir quelle est dans nos œuvres la part de notre volonté, et quelle la part de la cause suprême. Si Dieu est tout et fait tout, nous ne sommes que des instrumens de sa volonté, sans volonté qui nous soit propre. Si nous sommes une cause, Dieu n’est pas cause de tout. Ainsi, la question de la liberté humaine occupe autant de place dans le volume de M. Destrem que celle de la puissance de Dieu et de sa prescience. Pour la résoudre, il emploie ou croit employer la méthode infaillible des géomètres. Un invincible besoin de rigueur et d’affirmation est excité en lui par l’évidente stérilité des efforts de l’école critique. « Le véritable besoin des temps actuels, dit-il avec force, c’est le besoin d’affirmer, et l’on n’affirme pas en restant dans un ordre de considérations vagues, générales, indéterminées, ni en appelant au secours d’une logique défaillante ou nulle les ressources débiles de la sentimentalité pure. On n’affirme qu’en énonçant nettement, catégoriquement, en propositions formulées à la façon des théorèmes de mathématiques ou des dispositions d’un code, des principes et des séries de principes. »

Ce langage est un symptôme : il révèle un mouvement énergique de réaction contre l’abus de la critique négative et contre des spéculations plus poétiques que philosophiques, plus molles et énervantes que fortifiantes et vigoureuses; mais, comme ceux qui réagissent, M. Destrem tend peut-être à l’excès les ressorts de son intelligence. Poursuivant « une dogmatique des temps nouveaux selon des bases rationnelles, » craignant de ne pas serrer assez le tissu de son système, il l’enferme et le presse à outrance dans des cadres inflexibles. A l’inverse des partisans français du relatif et du devenir, qui, lorsque leurs mains rencontrent une vérité, la laissent fuir entre les doigts comme de l’eau, de peur de la fausser en la retenant et de la détruire en l’affirmant, dès que M. Destrem a saisi un fait, il le charge des plus pesantes chaînes qu’ait jamais forgées la logique. Il a même imaginé ce qu’il appelle le tableau logique ou le syllogisme polynôme, où il déduit, dans la colonne de gauche, les conséquences de l’hypothèse de la fatalité, dans la colonne de droite les conséquences du fait de liberté. Un pareil tableau n’est pas inutile, mais le mérite en est bien plus descriptif que mathématiquement démonstratif. La liberté est un fait presque continuel de notre vie morale. Or les faits gagnent peu, s’ils sont immédiatement connus, à être présentés sous forme de vérités déduites. Le moyen par excellence Ou plutôt l’unique moyen de les mettre hors de doute, c’est d’en appeler vivement au témoignage des sens pour les faits extérieurs, au témoignage de la conscience pour les actes de notre vie interne. Cette voie est tellement naturelle que M. Destrem y rentre de lui-même et y cherche la vérification expérimentale des propositions alignées dans son tableau; sur ce terrain, il se montre tout autrement fort et convaincant que lorsqu’il combine des majeures et des mineures d’où il tire des conclusions. Ses analyses sur le vif, trop courtes, mais profondes, ses exemples d’activité libre, trop rares, mais bien choisis, et développés dans un style parfois rude et bizarre, mais toujours ferme, réveillent dans le lecteur la pleine conscience de l’énergie personnelle. A ceux qui remplacent la cause, la substance, la personne par des groupes de mouvemens présens ou possibles et des groupes de pensées présentes ou possibles, il oppose cet argument, que M. Taine n’a pas réfuté et ne réfutera pas : s’il n’y a en nous que des pensées, des modalités pures, sans esprit ni corps, il faudra dire qu’une simple qualité se connaît, se pense et s’observe, et ces termes devant lesquels l’esprit de système n’a pas toujours hésité sont aussi dépourvus de signification que le propos qu’on tiendrait si l’on parlait d’un œil qui écoute et d’un odorat qui voit. — A ceux qui, oubliant la vie elle-même et son éloquente réalité, nous représentent la suite de nos libres démarches comme une chaîne dont le premier anneau est à l’infini, c’est-à-dire on ne sait où, et le premier moteur nulle part, nous poserons de notre côté ce dilemme : ou vous êtes une cause libre, et alors votre système s’écroule, ou vous n’êtes qu’une pièce quelconque dans une machine immense mue par le hasard, et alors je n’ai rien à vous dire, et vous rien à me répondre : les ressorts d’une montre ne discutent pas entre eux. Mais non; vous écrivez aussi bien pour moi que pour d’autres; vous m’estimez donc capable de modifier mes pensées d’après les vôtres; je vous réponds, et vous vous croyez capable de résister à mes argumens. Nous sommes donc des êtres libres, et ainsi vous-même, vous en convenez.

De ce grand fait de notre liberté, dont nul homme, quoi qu’il dise, n’a jamais dépouillé la conscience, M. Destrem conclut que la prescience divine n’existe pas, du moins par rapport à nos actions libres, parce que cet attribut de l’intelligence infinie rendrait nos actes prédéterminés et par conséquent nécessaires. Il lui répugne d’ailleurs de concevoir Dieu « comme un sorcier immense » devinant l’avenir. Toutefois, comme il croit aux perfections divines et que sa raison ne consent pas à les atténuer, il se persuade que Dieu, afin de nous laisser libres, limite lui-même son intelligence, et reste à l’égard de nos actes dans l’état d’imprescience volontaire. Le mot est neuf, comme l’idée. On sera frappé de cette théorie originale qu’un esprit médiocre n’eût pas inventée. Quelle en est toutefois la valeur? Il eût été désirable que celui qui la propose l’eût approfondie dans tous les sens et eût discuté lui-même les objections qu’elle soulève. Sa conception hardie ne peut-elle pas provoquer de justes critiques? La plus grave et la seule qu’on veuille indiquer ici, c’est que l’idée de l’imprescience volontaire déplace la difficulté, mais ne la résout pas. En effet, si Dieu ne prévoit plus nos actes, ces actes cessent, — je ne dis pas d’être déterminés, car nul ne sait si la prescience les rend tels, — mais de paraître nécessaires. Ainsi, dans l’hypothèse proposée, l’apparence de la fatalité est écartée, et c’est toujours cela de gagné. Toutefois, ce pas franchi, un problème ou plutôt un mystère arrête la pensée : comment l’infini, quand il se limite, demeure-t-il infini? Comment la perfection, qui se rend imparfaite, demeure-t-elle perfection? On répondra peut-être que l’intelligence infinie qui s’impose l’imprescience reste aussi bien infinie que la puissance sans bornes qui crée des causes secondes et des puissances finies, et semble s’ôter la puissance qu’elle donne; mais cette réponse n’en est point une, puisqu’elle reproduit la difficulté sous une autre forme. Mystère pour mystère, je m’en tiens au premier, à celui qui me voile la nature de la prescience divine. La liberté en est-elle moins évidente? Nullement. « Rien ne démontre, a dit profondément M. Jouffroy dans son Cours de droit naturel, rien ne démontre que la prévision divine procède comme la nôtre, et comme ce ne serait qu’autant qu’il en serait ainsi qu’il y aurait contradiction entre le fait de liberté et la prévision divine, il reste vrai et démontré que nul n’a le droit d’affirmer que cette contradiction existe, et que par conséquent la raison humaine soit tenue de choisir entre l’une et l’autre. » Au fond, cette objection célèbre n’en est pas une. Il n’est donc pas nécessaire, pour la résoudre, d’imaginer des limites à l’infinie intelligence, ces limites fussent-elles l’œuvre de Dieu lui-même. Ainsi rien n’oblige à invoquer l’hypothèse de M. Destrem et à augmenter le nombre des mystères. Cette hardie tentative n’aura pourtant pas été complètement infructueuse ; elle aura montré une fois de plus que lorsqu’un esprit ferme a cherché la liberté là où elle est et l’a regardée avec les yeux qui la voient, il y croit désormais avec une telle certitude que, plutôt que d’en douter, il aime mieux modifier les conséquences trop timides ou trop hardies qu’il avait tirées jusque-là des idées, d’ailleurs certaines, de sa raison sur la Divinité et la Providence.

Ainsi les récentes doctrines, qu’elles soient contraires ou favorables au spiritualisme, n’ont pas entamé et ont, en plusieurs points, confirmé les résultats antérieurement admis sur la vie sensible et sur la vie active de l’esprit. Il serait trop long de rechercher ici ce que ces mêmes théories enseignent touchant notre vie rationnelle. Pour cette fois, nous ne poserons plus qu’une question aux nouveaux psychologues et aux nouveaux critiques de la psychologie : que pensent-ils de la nature même de l’esprit, c’est-à-dire de son essence matérielle ou immatérielle?


III.

Le principe qui pense, veut, aime, hait, souffre et jouit en nous est-il simple, indivisible, immatériel? Suivant qu’on répond oui ou non à cette question, on est spiritualiste ou matérialiste. C’est en vain que l’on reconnaît des faits invisibles et la possibilité de les observer et de les classer : si l’on rapporte ces faits à un sujet matériel et composé, par cela seul on n’est plus spiritualiste. Le oui ou le non est ici de la plus grande importance, car si le principe pensant est matériel, composé, divisible, ou, ce qui revient au même, s’il n’y a pas d’âme, la liberté, le devoir et Dieu deviennent autant de non-sens. Laissons toutefois de côté (bien qu’à regret) les conséquences psychologiques, morales et religieuses du matérialisme, quelque immense et déplorable qu’en soit la gravité. Ne regardons, pour le moment, qu’à la vérité des choses et à leur fausseté. Est-il vrai que la pensée soit une propriété de la matière? Est-il seulement concevable qu’un sujet divisible et multiple puisse penser? Puisque des points dont on avait chèrement conquis la certitude, et qui semblaient désormais établis, sont de nouveau remis en discussion, il faut bien, pour en maintenir l’évidence, réfuter de nouveau les anciennes objections qui reparaissent. « Les vérités philosophiques, a dit avec une haute raison M. Barthélémy Saint-Hilaire, n’ont de valeur qu’autant qu’elles sont discutables; elles ne s’imposent pas à notre raison comme les axiomes de la géométrie ; elles ne peuvent sauver l’homme ou le perdre que parce qu’elles peuvent être toujours ou librement admises, ou librement rejetées.» Quand on a ainsi compris le caractère libéral de la philosophie, on accepte, sinon sans tristesse, au moins sans murmure, les combats incessans qu’elle impose à ceux qui la servent; on voudrait alors non-seulement vaincre les adversaires des principes qu’on a longuement éprouvés et reconnus comme vrais, on voudrait encore, et surtout, convaincre les intelligences conciliantes que n’enchaîne aucun parti-pris. Cette double entreprise est difficile et rarement couronnée de succès ; mais il est beau de la tenter à tout risque. D’ailleurs la vérité a des ailes, et quand on l’a dégagée de ses entraves, repoussée d’un côté, elle dirige ailleurs son vol, et trouve toujours où porter ses bienfaits et sa lumière.

Quelles sont donc les nouvelles entraves qui empêchent la vérité la plus essentielle du spiritualisme de poursuivre son chemin? En a-t-on affaibli l’évidence, directement aperçue par le sens intime? A-t-on prouvé par des argumens jusqu’à ce jour inconnus que la matière, plus ou moins subtile, plus ou moins coercible, mais enfin toujours divisible, pût accomplir des actes dont l’absolue simplicité ne saurait être même contestée? Ni l’un ni l’autre. On est seulement retombé dans cette ancienne erreur qui consiste à chercher au dehors ce qui est au dedans. Ainsi les uns ont abouti à dire ou à sous-entendre qu’il n’y a pas d’âme, et les autres à soutenir qu’on ne peut pas savoir s’il y en a une. D’autres enfin, sans sortir du for même de l’âme, ont appliqué au problème de son essence non l’observation immédiate, qui seule donne le vrai résultat, mais un procédé logique de définition qui ne pouvait rien produire. Et de là cette conclusion de M. Edmond Scherer : « l’homme n’est ni un corps, ni un esprit, ni la réunion d’un corps et d’un esprit. On ne peut le définir, car on définit par le genre et par la différence, — ni l’expliquer, car on explique en ramenant le fait particulier à un fait plus général, et l’homme, étant le terme le plus élevé de la série la plus haute, ne peut être ramené à un groupe supérieur. » — Répondons à M. Scherer; ce sera répondre en même temps à tous les adversaires, déclarés ou non, de la spiritualité de l’âme.

Et d’abord, quelle que soit la série à laquelle appartient un être, s’il peut être connu, il peut par là même être défini. Un être fût-il seul de son genre, dès qu’on le connaîtra, on connaîtra son genre, et on sera ainsi en mesure de le définir par son caractère générique. La question se ramène donc à savoir si l’homme est au nombre des êtres qu’il nous est permis de connaître. M. Scherer en convient, puisqu’il avoue que la science a le pouvoir de décrire l’homme; il en convient plus explicitement encore lorsqu’il écrit que l’âme, c’est précisément la conscience, et que « qui dit conscience dit une conscience qui a conscience d’elle-même. » A cela près qu’une faculté n’est pas un sujet et qu’il n’y a qu’un sujet conscient qui se sente et se connaisse, M. Scherer parle comme les spiritualistes; mais, puisque l’âme a conscience d’elle-même, en d’autres termes, puisqu’elle se connaît, elle ne peut se connaître que telle qu’elle est. Or premièrement, quand elle s’aperçoit elle-même, non-seulement elle s’aperçoit, mais elle sait qu’elle est un être, un sujet, quelqu’un qui pense, ou, comme dit Descartes, une chose qui pense. Personne n’a encore prouvé la fausseté de l’équation psychologique posée par Descartes : « je pense, donc je suis, » laquelle signifie : je pense équivaut à je suis pensant. L’âme, qui a conscience d’elle-même, a donc conscience d’un sujet. De plus ce sujet possède la faculté de se connaître. C’est par conséquent à lui de nous apprendre ce qu’il est, et si ses facultés sont ou non des propriétés de la matière. Consultée sur ce point, l’âme répond qu’elle se voit d’autant mieux qu’elle se sert moins de ses cinq sens, qu’elle ne découvre en elle-même rien qui ressemble à une des propriétés de la matière, qu’elle se sent la même hier qu’avant-hier, qu’à tous les temps de sa vie, qu’enfin elle est tellement une qu’elle constate continuellement sa propre unité substantielle au milieu de la variété infinie de ses sentimens et de ses actes. Voilà le fait, voilà l’évidence reconnue par le langage spontané du premier venu aussi bien que par les écrits de toute une suite d’hommes de grande intelligence qui se nomment Platon, Plotin, saint Augustin, Descartes, Maine de Biran, M. Cousin, M. Jouffroy. Cette évidence, il faudrait d’abord la détruire; il faudrait convaincre l’âme qu’elle s’abuse quand elle y croit. L’en a-ton convaincue? Jamais. Loin de là; voici que l’on fait au spiritualisme une concession dont il s’empressera de prendre acte. « La conscience, dit-on, qui est un sentiment, n’est pas affaire de vue ou de toucher, mais de perception interne, et dès lors il n’est pas étonnant que la conscience ait conscience de soi, comme de quelque chose qui diffère du corps. » Que signifient ces mots : une conscience qui a conscience de soi? Jamais nous ne comprendrons que la conscience existe en l’air, à titre d’entité scolastique. Notre adversaire sait trop ce qu’il dit, au surplus, pour avoir voulu donner à entendre qu’une pure abstraction soit douée de conscience, de sentiment, de vie en un mot. M. Scherer croit donc que la conscience, c’est un être vivant, qui se sent lui-même; mais si cet être, vivant et réel se sent différent du corps et l’affirme, cet être est nécessairement autre chose que le corps. Eh bien ! chose étrange, on tire de là une conclusion que rien n’a fait attendre et qui a lieu d’étonner. Cette conclusion, c’est que, si la conscience se sent différente du corps, il ne s’ensuit rien et qu’il reste à savoir si cette perception interne n’est pas, ne peut pas être une propriété du corps! Encore un coup, ou ces expressions de perception interne et de conscience n’ont aucun sens, ou elles expriment une faculté d’un certain être, et dans ce dernier cas la conclusion précédente se ramène aux termes singuliers que voici : l’être qui a conscience se sent différent du corps; néanmoins il pourrait bien être le corps dont il diffère. — On ne s’en tient pas là; on pousse jusqu’au bout, et on écrit enfin ceci : « Dans certaines conditions, la matière produit la lumière, la chaleur; dans d’autres conditions, elle vit;... dans d’autres conditions, à un degré supérieur, elle se manifeste comme pensée, elle acquiert la conscience, elle arrive à la vie spirituelle. » — D’où il résulte expressément cette fois que la matière consciente, qui se sent différente du corps, est identique au corps lui-même. Y aurait-il injustice ou seulement excès de sévérité à signaler dans cette théorie la plus flagrante des contradictions?

Non. Le principe pensant se sait immatériel : il l’est donc. Puisque c’est là une question de fait, elle est résolue directement par l’expérience. Le raisonnement n’a pas à intervenir. « L’induction n’a que faire, dit M. Jouffroy, là où l’observation s’applique immédiatement. » Pendant un temps, la science psychologique a cru et enseigné que nous ne connaissons de l’âme que ses facultés, et point sa nature. Reid, le trop sage Reid, disait que nous avons une idée nette des attributs de l’esprit, et particulièrement de ses opérations, mais que nous n’avons de l’esprit lui-même qu’une notion obscure. M. Cousin a fortement démontré ce qu’ont d’excessif et d’inférieur aux attestations du simple sens commun ces timidités de l’école écossaise. M. Jouffroy n’a voulu partager ces timidités que provisoirement dans la préface que nous avons citée, et plus tard, mûri par le temps et enhardi par les progrès de sa pensée, il a proclamé que la conscience nous donne à la fois nos actes, nos facultés et l’âme, sujet de nos facultés et cause de nos actes. Tous les disciples des deux maîtres les imitent aujourd’hui. Comme eux, ils tiennent pour évidente la spiritualité de l’âme; ils ne la démontrent plus. Et ainsi font les nouveaux psychologues dont nous avons plus haut examiné certaines théories; ils parlent de l’immatérialité de l’âme comme d’un fait indiscutable et incontestable. Est-ce donc à dire que l’école spiritualiste impose cette vérité à titre de dogme? On le dit, mais on se trompe. Le psychologue ne prouve plus l’âme et son indivisibilité par voie de déduction, mais il prend soin d’en exciter le sentiment chez les autres, en décrivant avec une minutieuse exactitude les phénomènes sous lesquels l’âme indivisible apparaît aussi clairement que les cailloux sous les eaux d’un ruisseau limpide. Quand ce sentiment a acquis toute sa force, il engendre une certitude sur laquelle ni les raisonnemens ni les objections ne sauraient plus avoir aucune prise. Quoi qu’en pense M. Scherer, M. le duc de Broglie a eu raison de dire, dans son beau travail sur l’Existence de l’Ame[14], que le cerveau est ici-bas la condition de l’exercice de la pensée, et que toutefois le sujet de la pensée n’est pas identique à la substance du cerveau. Pourquoi? Parce que la conscience ne permet d’aucune façon que le cerveau, qui est matière, soit confondu avec un principe indivisible. Mais il y a plus, et nous prions que l’on veuille bien noter la réflexion suivante. Supposez que la physiologie, la chimie, ou telle autre science que ce soit, réussisse à prouver, comme on prouve un théorème de géométrie, que chez le lion, par exemple, dont la nature intime ne m’est pas directement observable, c’est le cerveau qui aime, qui se souvient, qui connaît. Supposez davantage, par exemple, qu’il soit avéré qu’au-dessus de moi il existe des intelligences plus qu’humaines, et qui néanmoins ne pensent que par le cerveau. Certes une telle hypothèse est large, et pourtant, si large qu’elle soit, et fût-elle élevée à la hauteur d’une vérité, il n’en résulterait absolument rien contre la spiritualité de mon âme, par cette raison, aussi invincible que simple, que la spiritualité de l’âme est un fait attesté par la conscience, et que nulle certitude au monde ne peut, je ne dis pas ébranler, mais seulement balancer celle-là.

Bien loin d’être démontrée cependant, l’hypothèse d’une matière organisée pensante est inconcevable. Il y a vingt-deux siècles, un génie dont le défaut n’est pas d’exagérer le spiritualisme, l’auteur du Traité de l’Ame, le naturaliste Aristote, essaya de comprendre cette hypothèse et n’y put réussir. « Si l’intelligence a des parties, disait-il, et si elles ont de la grandeur, l’intelligence pensera une même chose fort souvent, ou plutôt un nombre infini de fois au même instant. » Il y a vingt-six ans, M. Jouffroy écartait la même supposition par une raison toute pareille. « La simplicité d’une cause, écrivait le pénétrant psychologue, n’a nullement besoin d’être démontrée, parce que pour nous l’idée de cause exclut l’idée de composition et implique celle de simplicité. Si vous essayez en effet de concevoir des parties dans une cause, ou vous ne prêtez l’énergie productive qu’à l’une de ces parties, et alors celle-là est à elle seule la cause aux yeux de notre raison, ou vous l’attribuez à toutes, et alors il y a pour elle autant de causes distinctes que de parties : dans les deux cas, la simplicité reste l’attribut inhérent, nécessaire, inséparable de la causalité. » Si l’incompatibilité de la matière et de la pensée, et aussi celle de la matière et de la cause, sont encore aujourd’hui une question, comme l’affirme M. Scherer, d’où vient que cet habile critique n’a ni combattu ni même mentionné les argumens que nous venons de transcrire, et qui tranchent la difficulté? Qui croira qu’il les ait ignorés? Et, les connaissant, comment les a-t-il oubliés ou omis? Quoi qu’il en soit, à la certitude d’un fait évident, au témoignage du sens intime toujours entendu par qui l’écoute, qu’oppose-t-il? Une hypothèse qui a le double malheur d’être contredite par les faits et de résister à tous les efforts que la raison a tentés jusqu’ici pour la comprendre.

Ce qui est incompréhensible n’explique rien, car qu’est-ce donc qu’expliquer, si ce n’est éclaircir ce qui est obscur au moyen de ce qui est lumineux? Ténébreuse, contradictoire, inintelligible, l’hypothèse matérialiste laisse ou plutôt jette dans l’ombre, bien plus dans le néant, toutes les réalités que perçoit la conscience et que conçoit la raison. Impuissante à donner au philosophe le secret de sa propre nature, elle peut bien moins encore lui apprendre quelque chose de la nature des êtres qui ne sont ni lui ni son semblable, et qu’il ne concevra jamais qu’à l’image de lui-même, tantôt diminuée, tantôt agrandie jusqu’à l’infini. Aussi qu’arrive-t-il aujourd’hui? Les hommes éminens qui traitent leur sens intime et leur raison comme de faux témoins, et qui leur imposent silence, ne trouvant plus ni en eux-mêmes ni au dehors aucune voix qui leur parle de la cause, de la substance, de Dieu, prennent le parti de reléguer ces objets de la pensée parmi les chimères et les illusions. Et voilà toute métaphysique niée! Mais attendez : nul n’a le pouvoir magique d’anéantir d’un trait de plume la moitié, pour le moins, de ce qui est. L’instinct métaphysique, pendant quelque temps comprimé, se redresse un jour et prend sa revanche. La métaphysique, moquée et chassée par les uns, supprimée par les autres, revient à l’improviste : elle envahit de tous côtés les systèmes qui avaient prétendu s’en passer. Tel dit en haut d’une certaine page que l’homme n’est ni corps ni esprit, ni la réunion d’un corps et d’un esprit, et six lignes plus loin il écrit que la matière veut et agit, et qu’elle se manifeste comme pensée. N’est-ce pas rétablir en d’autres termes le corps que l’on a nié tout à l’heure, et en faire le sujet métaphysique et aussi la cause de la volonté, de l’action et de la pensée? Seulement cette métaphysique manque du seul appui qui puisse la fonder, l’expérience, car l’expérience affirme que l’esprit est indivisible, et que la pensée est autre chose qu’une manifestation supérieure de la matière.

Ces inconséquences, ces contradictions, auxquelles sont exposées les intelligences les plus sérieuses et les plus sincères quand elles dédaignent les procédés de l’analyse psychologique, ou qu’elles refusent d’épuiser l’énergie de ces procédés, seraient, à elles seules, un grave motif de cultiver avec une ardeur croissante la science de l’esprit. La solidité des principaux résultats auxquels cette science est parvenue en est une raison bien plus grave encore. Nous croyons avoir montré, en comparant les écrits et les argumens des écoles rivales, que les assises fondamentales de la science psychologique, qui sont la base de la philosophie elle-même, demeurent, même après des attaques redoublées, debout et intactes. Bien d’autres vérités, élevées sur celles-là, n’ont pas été non plus entamées. Ce n’est pas tout : les adversaires du spiritualisme admettent de leur plein gré ou sont entraînés à admettre en dépit d’eux-mêmes les faits de la vie interne et la méthode par laquelle ces faits sont connus et classés. Enfin, et un tel symptôme est à noter, très peu d’hommes, même parmi les plus décidés, accepteraient la qualification de matérialistes. Ils repoussent le mot, ils se défendent de la chose. Encore moins voudraient-ils souscrire aux conséquences fatalistes de leurs idées, renier la liberté, et, s’abaissant au niveau des agens physiques, courber le front sous le joug de la force brutale. Le siècle est, en ce point, aussi peu logique, aussi peu d’accord avec lui-même que les savans. Sa conduite, ses mœurs, sa mollesse, son goût de l’argent et du luxe, sont matérialistes; ses discours n’osent guère l’être. Il faut descendre jusqu’aux derniers degrés l’échelle de l’ignorance pour rencontrer fréquemment l’athéisme effronté ou le matérialisme franc et cynique. D’où vient cette contradiction? De la mode, de l’habitude, du préjugé? Non. La source en est, ce semble, plus profonde. Outre l’éducation religieuse, cinquante ans d’efforts philosophiques ont développé dans notre pays le sentiment de l’âme, de sa dignité, de ses devoirs et la notion de sa divine origine. Les mêmes moyens qui ont commencé cette œuvre scientifique et qui en ont déjà fait le succès peuvent en assurer l’avenir. Parmi ces moyens, efficaces à divers titres, le plus efficace est la méditation puissante, intense, infatigable, sur les grands objets de la pensée. Qu’on y songe, il y a eu, depuis Périclès jusqu’à nos jours, deux grandes révolutions philosophiques. Qui les a faites? Des matérialistes? des positivistes? des critiques? Non; deux méditatifs spiritualistes, partis l’un et l’autre de l’observation psychologique : Socrate et Descartes. Certes ce n’étaient là ni des misanthropes, ni des ermites, lis vivaient parmi leurs contemporains, et Socrate surtout se mêla constamment aux hommes et aux événemens de son siècle. Ce n’en furent pas moins deux grands solitaires par l’énergie concentrée de la réflexion et la puissance extraordinaire de se recueillir. Socrate, se promenant avec ses disciples dans les rues d’Athènes, s’arrêtait souvent tout à coup, fermait les yeux et restait de longues heures debout, sans rien entendre des bruits extérieurs, occupé à contempler les spectacles de l’âme et à monter de l’âme à Dieu. Platon raconte, dans le Banquet, que son maître resta à Potidée un jour et une nuit immobile devant le camp des Grecs, absorbé dans une recherche tout intérieure. On sait que pour préparer et enfanter sa philosophie, fondée sur l’observation de l’âme par elle-même. Descartes, après avoir employé une partie de sa jeunesse à voyager, à suivre les cours et les armées, s’imposa une solitude et comme une réclusion de neuf années. La pensée, ainsi couvée sous les regards ardens et opiniâtres du sens intime, acquiert plus tard, quand elle éclate, une double et incomparable vertu de rayonnement et d’impulsion. Elle chasse l’erreur devant elle, non comme un coup de vent balaie les nuages, mais comme le soleil dissipe les ténèbres de la nuit. Ce sont aussi d’illustres méditatifs qui ont fait revivre chez nous l’influence libérale du spiritualisme. Ils ont combattu, mais ils ont pensé fortement par eux-mêmes. Sans rompre avec le siècle, ils ont traversé le monde pour rentrer dans la solitude, comme d’autres traversent la solitude pour courir vers le monde. L’investigation psychologique et rationnelle qu’ils ont pratiquée a produit des fruits qu’il est possible à de plus humbles de produire encore, quoique moins beaux et moins abondans. Voilà pourquoi il serait imprudent de toucher sans de graves raisons à cette méthode expérimentale qui a le don de rendre en quelque sorte visible l’âme immatérielle, de la mettre toute vivante sous les yeux du lecteur ou du disciple, ravi de se rencontrer et de se reconnaître dans cette âme pareille à la sienne, et qui rend vaines, par un argument de fait, c’est-à-dire par l’évidence même, toutes les négations du matérialisme. C’est aussi pourquoi on a insisté dans cette étude sur l’excellence des procédés de la science de l’esprit, sur l’infériorité des méthodes nouvelles que l’on propose et sur les dangers que présentent celles-ci. La méthode expérimentale a fait ses preuves : il ne s’agit que de l’appliquer plus assidûment que jamais. Sagement combinée avec la méthode historique, qui la complète, et avec l’intuition rationnelle, qui ajoute l’absolu au relatif; secondée, mais non point supplantée par l’observation physiologique et par l’étude des sciences naturelles, cette méthode de réflexion conservera au génie philosophique de notre pays son caractère propre, qui est la mesure, et son rôle, qui est de concilier d’abord, pour les surpasser ensuite, l’empirisme anglais et l’idéalisme germanique. Au reste, soit en y revenant eux-mêmes après s’en être écartés, soit en y restant fidèles, les nouveaux psychologues ont proclamé encore une fois la certitude et la légitimité de ce puissant instrument scientifique.


CH. LEVEQUE.

  1. Voyez la Phrénologie spiritualiste, nouvelles études de psychologie appliquée, par M. le docteur Castle, deuxième édition, 1864.
  2. M. Littré, Conservation, Révolution et Positivisme, p. 42.
  3. Conservation, Révolution et Positivisme, p. 42.
  4. Mélanges d’histoire religieuse, p. 177.
  5. Voyez la Revue du 1er mars 1861.
  6. Essai sur les fondemens de nos connaissances, t. II, p. 91.
  7. M. de Rémusat, Bacon, sa vie, son temps, etc., p. 346.
  8. M. de Rémusat, Bacon, sa vie, etc., p. 350.
  9. Voyez dans le traité de M. Adolphe Garnier, les Facultés de l’âme, ce qui est relatif à l’induction.
  10. Revue des Deux Mondes du 15 avril 1858.
  11. La Vie et ses attributs. Voyez aussi son Étude sur le Vitalisme.
  12. La Science de l’esprit, t. Ier, p. 43.
  13. Voyez les Nouvelles Considérations sur les rapports du physique et du moral de l’homme, p. 245-246.
  14. Voyez, sur les Écrits et Discours de M. le duc de Broglie, une étude de M. Léonce de Lavergne dans la Revue du 15 novembre 1863.