V

LA PSYCHOLOGIE
DE RENÉ BOYLESVE

Tous les sujets sont inépuisables et tous se compénètrent. Je quitte la morale de René Boylesve, non parce qu’il n’y aurait plus rien à en dire, mais parce qu’il faut se borner. Les classiques avaient l’illusion de résumer ou de condenser. Beaucoup de pédants, de même, s’imaginent qu’une étude brève et fortement centrée vaut mieux que le travail à l’allemande, avec mille détours, des nuancements innombrables, et des efforts authentiques vers l’universalité. Rien de plus fâcheux et de plus illusoire que les croyances des amateurs d’ouvrages critiques, rapides et clairs. La vérité ne s’y trouve jamais. En sus, ils nous valent, à travers le monde, le renom trop souvent justifié d’être un peuple superficiel.

Cela ne veut pas dire qu’il faille écrire sur toutes questions des in-quarto par douzaines, mais qu’il est nécessaire de se rendre compte qu’on ne dit jamais tout en peu de lignes. Le problème posé par un écrivain de l’importance de René Boylesve, parce que surtout il me paraît entièrement méconnu, est donc pratiquement illimité. Tout reste à dire. J’ai lu neuf cents pages sur Edgar Poe, qui sont loin de résoudre toutes les questions littéraires et autres posées par ce génie d’Amérique, Ludwig vient de donner plus de quinze cents pages sur Goethe, et il reste beaucoup à explorer. Je ne voudrais donc pas qu’on me prêtât l’étrange idée de ne rien laisser après moi à exposer sur l’auteur qui m’occupe. Si je passe maintenant à la psychologie de cet homme intuitif et analyste, c’est que pour les proportions à donner à ce petit volume il faut un certain équilibre des composants.

J’ai dit que toutes les questions se compénétraient. Il est certain que, parlant de la morale de René Boylesve et de sa philosophie, j’ai touché le point de vue psychologique. Je voudrais y ajouter ici quelques touches.

La psychologie exacte n’est jamais un souci des romanciers, parce qu’ils connaissent généralement l’âme humaine de façon expérimentale, j’entends par analyse des cas vécus. Mais rarement sont-ils — disons jamais — proprement psychologues, et aptes à examiner, comme on dit en langage savant, le « stimulus et la réponse » dans l’étude des réactions psychiques. C’est ainsi pourtant que les travaux psychologiques de Pieron et de ses disciples seraient certainement précieux pour guider le romancier. Il verrait que beaucoup d’idées sur lesquelles sont bâtis, par exemple, les romans des Concourt sont absolument fausses. Ce sont des préjugés.

Il serait faux, au surplus, de prétendre que le romancier n’a pas souvent, s’il est observateur, le sentiment des authentiques mouvements mentaux qui aboutissent à tel ou tel acte précis. Stendhal a poussé, dans Lucien Leuwen, cette recherche à un point optime, et sans doute unique. Certains, d’autre part, dont Zola, ont été fort ridiculisés pour leur application à décrire des gestes apparemment négatifs ; mais ils suivirent la bonne voie. Leur observation ne les trompait aucunement lorsqu’ils donnaient, par exemple, de l’importance au fait qu’un homme troublé commet des lapsus dans ses actes, car ces erreurs sont significatives. Un exemple : en Amérique, où le souci de l’éducation scientifique est très puissant, on a parfaitement vu que l’acte de boutonner sa vêture en dit plus long et plus exactement sur l’âme de l’enfant que les paroles et l’exercice du psittacisme.

Or, nul, mieux que René Boylesve, n’a poussé loin l’étude des infiniment petits qui traduisent un état intellectuel et manifestent son évolution. Ses livres à ce propos ont repugné à certains — fort cultivés — qui me disaient jadis : « Ce qui gêne chez lui, c’est l’impossibilité fréquente où l’on se trouve d’établir des rapports directs entre les actes qu’accomplissent ses personnages et leurs pensées. » Là est peut-être justement la marque du génie.

On trouve certainement beaucoup d’auteurs dont le style, assoupli par la lecture et l’entraînement, par le goût aussi, s’ils se sont habitués jeunes à lire des écrivains de talent, arrive à une sorte de perfection formelle. On en voit encore qui reprennent avec un art parfois infini, et même admirable, de vieilles idées, des conceptions ou des sujets romanesques éculés, et qui les époussètent puis les ressortent fort agréablement. On peut même dire que là gît généralement le succès. Le public aime à reconnaître en effet au passage des pensées et des intrigues familières. Il est redoutable d’inventer, et terrible d’avoir la force nécessaire pour renouveler n’importe quel domaine en littérature. Je me souviens, à ce propos, du mot de Balzac à propos des Chouans : Cet ouvrage est mon premier, et lent fut son succès… Lent le succès de cette œuvre surprenante ? Personne ne vit donc la marque du plus haut talent dans ce roman où passe un monde de passions, de violences, de crimes et de luttes idéologiques ? C’est étourdissant. Mais, je l’ai dit, de la critique et de son public il faut tout attendre. Surtout le pire…

Innover est donc trop souvent, en quelque façon, se condamner. Suivre les errements acquis ou la mode, est la seule chose utile à l’écrivain. Au moment où j’écris, le succès n’appartient-il pas aux imitateurs de vieilleries ? Les grâces surannées des livres de Colette, par exemple, où l’on voit, comme dans l’abbé Delille, passer « l’aile des vents » (Chéri) ou « la foudre du plaisir », rencontrent une admiration universelle. Ces métaphores, fanées comme de vieux gants dans lesquels tout le monde a mis les mains, font pourtant pâmer d’admiration des gens pleins de culture. C’est que le lecteur « moyen » répugne à la surprise et à la nouveauté.

Or, parlant psychologie à propos de René Boylesve, j’ai justement prononcé le mot de génie. Je ne le retire pas, car il innovait. La psychologie apparaît chose vaine à beaucoup, qui partent de ce fait que dans la vie tout est possible. Rien d’absurde comme de pareilles affirmations, qui témoignent d’une absence stricte d’esprit scientifique. En littérature, tout à l’inverse, le devoir du romancier est de faire en sorte qu’une seule série d’actes soit possible au personnage dans un jeu de circonstances déterminé. C’est bien ce que voyait Zola, lorsqu’il parlait, en tirant un peu sur le mot, de roman expérimental.

Il faut donc que les données de base délimitent les réactions du « héros ». La psychologie, c’est d’ailleurs cela même, et rien que cela. Un roman est le développement d’une équation algébrique dans laquelle l’inconnue ou les inconnues doivent être extérieures, ou alors dissimulées dans l’âme, de telle façon que leur place soit déjà apparente.

Tout roman est un roman policier, c’est-à-dire qu’il y faut deviner quelque chose, qui était toutefois posé en principe. Car, il faut l’exposer encore, et les travaux d’Émile Meyerson l’ont établi, penser et comprendre c’est seulement ramener à l’identique. Il est sans doute permis à l’écrivain de camoufler certaines identités, pour cultiver les effets de surprise qui sont utiles et agréables, mais le déroulement d’un livre, une fois qu’il est lu, doit absolument, devant un esprit lucide, exclure l’idée de contingence. Tout était à la fois nécessaire et suffisant, comme on dit en mathématiques.

Or, personne n’a compris ce principe aussi profondément que René Boylesve, et ne l’a appliqué avec sa rigueur volontaire. Sans doute est-ce un peu subtil, mais la lecture n’est profitable que si le lecteur peut y exercer ses facultés. Croit-on que le Candide de Voltaire soit de pénétration facile ? Pense-t-on que les Égarements du cœur et de l’esprit, où chaque phrase a deux ou trois sens, s’intègre tout de suite à l’esprit de l’indifférent ?

Je veux me faire mieux comprendre. Les deux premières lignes de Mademoiselle Cloque parlent d’une demoiselle très distinguée et d’un grand mérite… Pour qui voit réellement ce que les mots cachent, il y a là dedans trois sens. Le premier est le sens apparent, et ce que je nommerai le « sens du dictionnaire ». Il est évident que là s’introduit aussi un sens technique par l’emploi du mot mérite, sans explication. C’est ce que je puis nommer le sens secondaire ou préjugé, qu’emploient les dévotes pour parler entre elles, et qu’a repris l’écrivain pour intégrer là une sorte de souci des conséquences de ce mérite. On devine que la demoiselle dont il s’agit fera opposition à sa propre vertu. Enfin il y a le sens tertiaire qui est nettement ironique. L’art de combiner une phrase de telle sorte qu’elle puisse se compléter par elle-même en des interprétations diverses et adjacentes, est très peu commun. Il répugne au public non lettré, parce qu’il semble vouloir dire autre chose que par l’ordre des mots. Mais c’est du grand art et sans nul doute la qualité supérieure du style.

En plus, l’autre vertu de cette forme, c’est de donner des opérations psychologiques une vue plus complète, plus souple et plus précise. On sait en effet, ou plutôt ceux qui ont pris goût à s’étudier se sont aperçus que la pensée est chose infiniment fugace et oscillante, avec plusieurs aspects simultanés. Si René Boylesve avait eu l’amour des théories, il aurait suffi qu’il exposât ses conceptions de travail et les détours de sa faculté d’analyse pour qu’on vît en lui le novateur qu’il était en vérité. Mais il avait cette timidité, cette crainte de s’étaler, cette pudeur nerveuse qui interdisent de pareilles confidences. Personne n’a donc compris.

Psychologiquement, René Boylesve est pourtant un très grand maître. Il avait, cela s’entend, ses vues personnelles sur les personnages remarquables et, peut-être, se serait-il méfié de soi s’il avait dû étudier les réactions psychiques de certains milieux dont il n’a jamais parlé. Mais il analysa ses héros volontairement choisis avec une acuité touchant laquelle le mot génie n’est pas trop gros. Le génie est une création, quand le talent est une mise au point des détails de la création géniale. On peut chercher parmi les analystes modernes, on ne trouvera personne qui lui soit comparable. Non pas qu’il n’y ait des écrivains capables de pénétrer loin dans les âmes. Mais toujours ils viennent buter au point de vue moral et au préjugé qui les arrêtent. Certains allèrent plus loin dans l’audace que Boylesve. Mais nul ne décomposa les éléments d’un acte avec une délicatesse aussi sûre. Nul n’alla, une fois les points de départ admis, aussi loin que lui. On voit souvent des livres, d’un toupet surprenant par leur donnée, finir sirupeusement dans le moralisme banal, tandis que divers romans de Boylesve, avec une base d’apparence décente et convenable, arrivent à une sorte de tragique horreur eschylienne. C’est qu’il sut mener l’âme de ses personnages jusqu’aux limites absolues de sa réalisation. Voilà pourquoi les romans de René Boylesve ne donnent jamais cette impression de figures de cire immobilisées dans un geste unique, qui est particulière à beaucoup d’autres.

Est-il nécessaire de remarquer, parvenu ici, que la psychologie de René Boylesve est la vie même, avec ses retours, ses plaisirs, ses hontes, ses regrets, ses élans, ses misères et, chez les personnages, cette incompréhension du vaste mécanisme inconscient et fatidique qui les intègre, à quoi se reconnaissent les humains malheureux.

Car son œuvre n’est pas heureuse. Le fut-il lui-même ? Je ne saurais le dire. Il avait, comme tout le monde, ses petites joies ; mais le pessimisme qui lui était consubstantiel, agissait certainement sur toutes les réactions de sa volonté. Il se livrait peu et redoutait les confidences d’autrui.

Très bon d’ailleurs, simple et triste comme Victor Hugo voulait que fût le vrai sage et le juste. La jeune fille bien élevée, qui étudie la lente formation, par stratifications insensibles, d’une âme de fillette qu’il retrouvera plus tard dans Madeleine jeune femme, met précisément à nu les méthodes d’intuition et de synthèse de Boylesve, dans leur savante profondeur. Chaque être est pour lui une sorte d’axe géométrique autour duquel circulent des personnages divers, insignifiants ou importants, et dont chacun possède une action sur le centre. Tandis qu’on la voit constituer par sédiments sa personnalité anxieuse, la figure de Madeleine prend une sorte de puissance symbolique, qui en fait un type aussi net et plus certainement propre à durer que ne l’est devenu, par exemple, la Princesse de Clèves.

Si enfin on considère que Madeleine n’est pas un type balzacien, c’est-à-dire exceptionnel, mais courant, le modèle même de la femme d’aujourd’hui venue à la cinquantaine, et dont les jeunes filles courent le monde, un maillot de bain sous leur robe courte, et une raquette de tennis sous le bras, on en vient à juger cette œuvre ainsi qu’un document historique. Encore dix ou vingt ans, puis, à la façon des nobles ahuris du Cabinet des Antiques, ou des personnages de l’Assommoir, la Madeleine de René Boylesve passera parmi les œuvres hautement représentatives qui sont destinées à ne point périr.

Bornons-nous. La psychologie de René Boylesve est certainement en dehors des réserves qui pourraient mettre en doute — assez sottement d’ailleurs — sa morale et sa philosophie. Les techniciens du livre ici devront eux-mêmes s’incliner.