La Philosophie de Pascal

La Philosophie de Pascal
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 399-428).
LA
PHILOSOPHIE DE PASCAL

On a cherché à prouver par des passages détachés des Pensées de Pascal, c’est-à-dire d’une apologie du christianisme qu’il a laissée à l’état d’ébauche, qu’immolant la raison à la foi, il a nié qu’aucune philosophie fût possible. Je me propose démontrer, non, comme d’autres me paraissent l’avoir fait avec succès, que Pascal n’a pas été un sceptique, mais qu’on trouve dans ses Pensées, si ce n’est un système comparable pour l’étendue et pour le détail à ceux d’un Descartes, d’un Spinoza, d’un Malebranche ou d’un Leibniz, du moins des idées qui constituent les principes d’une véritable philosophie. Je me propose de montrer également que ces idées sont avec les croyances de Pascal dans un parfait accord, et qu’on n’a pas sujet d’en être surpris, parce qu’il n’en est point de plus propres à mettre en harmonie et même à unir intimement, dans leurs parties les plus élevées, le christianisme et la philosophie.

Pour faire comprendre le point de vue où Pascal s’est placé, quelques mots d’introduction historique me semblent nécessaires.


I.

La philosophie a toujours aspiré à pénétrer tout et à tout embrasser. Au lieu de s’en tenir, comme les différentes sciences particulières, au détail de telles ou telles apparences, elle voudrait pour toutes choses aller au fond, parvenir jusque aux causes premières. Non contente des explications desquelles sont susceptibles telles ou telles manières d’être, elle cherche, pour tous les êtres, ce qui est leur être même et ce qui en rend raison. Ceux qui fondèrent la philosophie crurent tout expliquer au moyen de quelque substance physique, eau, air ou feu, prenant successivement toutes les formes. D’autres vinrent, qui pensèrent que, pour fonder la science, il fallait des principes supérieurs à la sphère des sens et même de l’imagination, et que connaissait la seule intelligence. Frappés, d’ailleurs, de tout ce qu’expliquaient de la nature les mathématiques, alors naissantes, où, comme a dit Descartes, se mêle à l’imagination, qui tient encore des sens. L’entendement, les Pythagoriciens et les Platoniciens crurent trouver les dernières raisons des choses dans les nombres et dans l’unité à laquelle ils se réduisent; dans les nombres ou dans les idées, de nature analogue, réductibles au même principe, en lesquelles l’entendement, non sans l’aide, encore, de l’imagination, enserre et ordonne les objets.

Les Pythagoriciens et les Platoniciens passaient ainsi de la matérialité, dont s’étaient contentés, au moins en apparence, leurs prédécesseurs (qui, à vrai dire, n’étaient pas sans y mêler un principe d’ordre et d’union), à un monde immatériel, mais tout fait de contours vides, monde d’abstractions, sans rien de substantiel et de vital. Comment trouver là quelque chose de semblable à ce dieu qu’imaginaient pourtant les Pythagoriciens, et dont la respiration, pénétrant partout, entretenait, disaient-ils, l’universelle existence?

Les Grecs paraissent avoir toujours cru que les barbares, d’esprit moins raffiné qu’eux, avaient un sens plus profond des principes. C’était à un montagnard thrace, prêtre inspiré d’un dieu, qu’ils rapportaient l’origine de la science et de la sagesse. Un élève de Platon, mais dont le lieu de naissance était peu éloigné des contrées où la fable avait placé Orphée, et qui devait faire l’éducation du futur roi de Macédoine, moins disposé que ses condisciples à se contenter des subtilités helléniques, étudiant de près la nature ainsi que l’humanité, plutôt que les mathématiques, et voyant que tout y était mouvement, il lui apparut que l’essence des choses devait être l’énergie, d’où le mouvement suivait, et que c’était là aussi le bien dont tout était avide. Au sommet de l’univers, une énergie absolue, ayant sa fin comme son principe en elle seule, intelligence pure, veillant éternellement dans la vive intuition de soi-même, telle était la cause suprême, ou Dieu, à qui le monde était suspendu, aspirant sans cesse à approcher de sa perfection. Au-dessous, à tous les étages de la nature, des énergies relatives, incomplètes, décroissant, de degrés en degrés, jusqu’à cet état de simple puissance sans action, ou de virtualité inerte en laquelle se résout ce qu’on appelle, par opposition aux formes qu’elle revêt, la matière.

Estimant à ce point dans l’univers l’énergie, Aristote sut apprécier aussi chez l’homme la liberté du vouloir, dont les partisans des nombres et des idées avaient fait peu d’état. Jusque dans les passions, où ceux-ci n’avaient rien vu qui ne s’opposât à la tranquillité d’âme, en laquelle seule ils plaçaient la perfection et le bonheur, il sut apercevoir un fond d’activité par où elles fournissaient à la vertu sa substance.

Si donc les Pythagoriciens et les Platoniciens avaient eu raison de chercher les principes au-dessus de l’horizon de la nature, où s’étaient presque entièrement confinés leurs prédécesseurs, ils avaient eu tort de s’arrêter comme au milieu du chemin qu’ils avaient ouvert. Ils croyaient atteindre aux causes premières : ils s’en tenaient à des choses de second ordre, participant encore de l’inerte et passive matérialité. Ils croyaient s’élever de la région des sens à celle où brille la pure intelligence : ils en restaient à la région moyenne où travaille, sur des données de la sensibilité et de l’imagination, le raisonnement. Leibniz a dit : les principes des mathématiques et ceux du matérialisme sont les mêmes. ils sont les mêmes, et semblablement ceux d’un idéalisme qui cherche les raisons des choses dans les notions générales. sur lesquelles s’exerce, non sans le concours encore de l’imagination, l’entendement; ces notions, en effet, étant abstraites des réalités, qui sont autant d’individus, plus elles sont générales, plus elles s’éloignent de l’existence réelle; et de la sorte, dit le grand aristotélicien du XVIe siècle, Cesalpini, tandis qu’on s’imagine, par les degrés successifs de la généralisation, avancer de plus en plus dans l’être, on tend de plus en plus au rien. On se rapproche ainsi, en croyant s’éloigner du matérialisme, du nihilisme auquel, rigoureusement analysé, il se réduit.

D’où vient l’illusion qui fait ainsi tourner le dos au but que pour- tant on se propose, et descendre alors qu’on veut monter? Elle vient de ce que l’entendement assimile à l’unité réelle et naturelle, que donne aux réalités l’action qui les fait être, l’unité factice et artificielle par laquelle, en formant ses idées, il l’imite. Cette unité factice est celle des genres et des espèces, qu’on a réunis, dans l’École, sous la dénomination d’universaux. L’entendement, donc, prenant pour simple ce qu’il a, comme l’explique Descartes, composé, fait de ses créations, signes de ce qu’il abstrait des choses, des choses aussi, sans s’apercevoir qu’il y met du sien à proportion qu’y diminue la réalité, en sorte que sous sa plus parfaite généralisation se cache le plus parfait vide.

Le monde logique, tel par exemple que le constitue l’idéalisme hégélien, offre, pourrait-on dire, une image renversée du monde réel. C’est ce dont Hegel avait, du reste, lui-même la conscience, puisque, pour bâtir son système, il lui donnait pour base l’identité du pur être, sans rien de plus, avec le pur néant.

La cause première de l’erreur qu’Aristote vient redresser, en fondant la métaphysique, c’est donc que jusqu’alors on ne s’est fait de l’être, qu’il s’agit d’expliquer, qu’une idée confuse, en prenant pour existant véritablement ce qui n’existe qu’en un sens dérivé et impropre. Cela seul est véritablement qui est en soi seul : c’est ce qu’on nomme substance ; les accidens d’une substance, attributs qu’expriment dans le langage les adjectifs, ne sont qu’en elle, et hors d’elle ne sont pas, sinon dans des idées et des mots. En conséquence, la première chose qu’on doive faire dans la recherche des premiers principes est de distinguer les genres de l’être ou catégories. Le premier résultat de ce travail est de séparer de la catégorie principale, c’est-à-dire des substances, êtres proprement dits, les catégories secondaires qui contiennent les simples attributs ou accidens. Cette séparation fait voir aussitôt combien a été grande l’erreur de ceux qui ont cherché dans la quantité, que représentent les nombres, l’explication de l’être.

Ce qui a causé cette erreur, c’est encore une illusion de la pensée, qui lui est naturelle, et qui résulte du besoin qu’elle éprouve, dans la condition où nous sommes, du concours de l’imagination, toute voisine des sens, à laquelle ressortit la quantité. Suivant une importante remarque d’un philosophe français du commencement de ce siècle, nous ne nous faisons d’une qualité une notion distincte et précise, donnant lieu à science, qu’autant que nous la traduisons en étendue et en nombre. C’est ce dont offrent des exemples le baromètre et le thermomètre, où les espaces que parcourt un liquide nous servent à mesurer le poids de l’air et la chaleur. De là une forte inclination à prendre, comme le fait le matérialisme, pour les choses mêmes, puissances, forces indivisibles, les quantités qui y correspondent et par lesquelles on les estime. C’est l’explication du matérialisme, réduisant aux conditions géométriques et mécaniques des choses, c’est-à-dire à leurs parties imaginables, les choses mêmes.

Pour le dire en passant, c’est parce que Kant a cru, après Hume et Locke, que l’esprit ne saurait rien saisir hors du champ de l’imagination, c’est parce qu’il a conçu la substance, qu’a en vue la métaphysique, comme un substrat d’apparences sensibles, invisible et inaccessible sous ces apparences, mais pourtant de nature analogue (c’est ce qu’il appelle « la chose en soi »), que la métaphysique lui a semblé impossible, et qu’il a considéré l’être comme un objet non de connaissance, mais seulement de croyance. Descartes pourtant avait montré que l’âme avait d’elle-même une conscience qui en atteignait, non des modes seulement, comme le prétend Kant, et comme l’ont admis avec lui l’école écossaise et ceux qui l’ont suivie, mais bien le fond, conscience qui constituait l’intuition intellectuelle, que Kant, après ses précurseurs, a méconnue. Mais pour raffermir, sur ce fondement inébranlable, contre les assauts de la doctrine des sens et de l’imagination, celle de l’intellect pur, il fallait qu’approfondissant davantage le principe posé par Aristote, on arrivât à comprendre pleinement que substance et énergie sont même chose, et que dans l’action se fait voir à l’esprit qui réfléchit sur soi l’être même.

Quoi qu’il en soit, tant s’en faut qu’on puisse, comme le pythagorisme et le platonisme le firent, ou tendirent à le faire, confondre avec l’être, objet tout intelligible de pure intuition, la quantité, au moyen de laquelle nous faisons perpétuellement effort pour l’imaginer, qu’au contraire il les faut profondément séparer, l’être étant énergie, action, c’est-à-dire âme, et la quantité, ainsi que l’ont vu et Platon lui-même et Descartes et Leibniz et bien d’autres, se confondant avec l’inerte matière, qui constitue le corps.

Les catégories secondaires ne doivent pas être rangées, au-dessous de la catégorie principale, à un même niveau. Comme le montrèrent et Aristote et les Stoïciens et aussi les Néoplatoniciens, qu’occupa beaucoup, à la suite de ceux-ci, la classification des genres de l’être, c’est presque une même chose qu’un être et sa nature, qu’expriment ses qualités, un être étant une énergie qui se rend connaissable par sa qualité spécifique. La quantité, au contraire, ce qui est, selon l’ordinaire définition, susceptible de plus et de moins, touche de près, Leibniz en fait la remarque, à la simple relation qui, si elle a son fondement dans la réalité, n’est pourtant réelle, à vrai dire, que dans la comparaison qu’institue l’entendement et dans le signe où il la résume. Ainsi la qualité est tout proche de l’être, la quantité en est éloignée. C’est une première et décisive démarche de la philosophie que de l’établir.

Une seconde démarche, non moins importante, est, suivant le fondateur de la théorie des catégories, de distinguer dans la catégorie principale du primordial encore et du secondaire. Il s’y trouve en effet, comme je l’ai tout à l’heure indiqué, de l’être au premier chef, pour ainsi dire ; c’est l’être qui agit de telle sorte que son existence est toute action, à savoir l’intelligence ; ensuite vient ce qui n’est que disposé à agir, et, en troisième lieu, ce qui n’en a encore que le pouvoir, A quoi il faudrait ajouter, avec Leibniz, que nous n’avons plus ici rien de réel ; car ce n’est rien de réel qu’une puissance nue sans aucun effort, ou commencement d’action; c’est l’idée qu’on se fait d’une matière première, terme imaginaire où tend, de dégradation en dégradation, la décroissance de l’activité. L’être donc, qui remplit la principale des catégories, plonge en quelque façon, par sa partie inférieure, et en même temps la qualité, dont il n’est pas réellement séparable, dans l’inerte et passive matérialité.

Telle est la doctrine qui forme la base de la métaphysique d’Aristote, doctrine d’après laquelle l’existence parfaite, ou absolue, réalité suprême de laquelle dépend tout ce qui est, consiste dans le maximum de l’action, c’est-à-dire dans la pensée, une et simple, se connaissant et se possédant elle-même.

Au moyen âge, dans la solitude des cloîtres et des écoles qui y étaient attachées, loin de la nature et de la société, on dut s’éprendre derechef, sinon de la géométrie et de l’arithmétique, dont on faisait peu d’usage, au moins d’abstractions logiques. Longtemps on y vit régner l’opinion de ceux qu’on appela les réalistes, non parce qu’ils s’attachaient aux réalités véritables, mais au contraire parce qu’ils érigeaient en réalités les notions générales, avec lesquelles s’ourdissent ces toiles d’araignée dont par le Bacon. Réaliser ainsi des abstractions qui ne prennent de consistance que dans des signes où on les résume, c’était, dit Leibniz, prendre la paille des termes pour le grain des choses.

Le nominalisme vint plus tard, le nominalisme, la secte la plus profonde, au gré de Leibniz, enseignant que la réalité des universaux se réduisait aux mots où les incorporait l’entendement. En dépassant ainsi la juste mesure du vrai, le nominalisme, pourtant, préparait cette nouvelle période où l’on allait, reprenant la tradition antique, rentrer en commerce avec la nature et avec la substance supérieure qui est l’esprit. À cette époque, et par cela même que prenaient un nouvel essor les mathématiques qui, du moins, servaient à expliquer en partie le monde physique, la philosophie comprend d’autant mieux ce qui manque à leurs formules, aussi bien qu’à celles de la logique, pour rendre raison entière des choses, et elle se remet en quête, par la métaphysique, de réalités qui y suffisent.

Descartes, démêlant les élémens opposés qui se confondaient au moyen âge sous de vagues généralités, distinguant plus nettement le corps et l’âme, la matière et l’esprit, vint fonder un système par lequel il prétendait se séparer entièrement des erremens incertains du passé. Pourtant c’était abonder encore dans le sens de la véritable philosophie péripatéticienne, sinon de celle qui avait voulu la continuer, que de distinguer, ainsi que le fit Descartes, dans l’unité même de l’esprit, comme étant l’une à l’autre dans le rapport de la passivité à l’activité, l’intelligence et la volonté, et d’attribuer ainsi à l’élément éminemment actif de la nature spirituelle la supériorité.

Dans cette conception se trouve en germe toute la philosophie de l’auteur des Pensées.


II.

Après avoir écrit dans une de ses réponses à Clarke : « Je ne crois pas qu’on ait sujet de dire que les principes mathématiques de la philosophie sont opposés à ceux des matérialistes : au contraire, ils sont les mêmes, » Leibniz ajoutait : « Ce ne sont pas les principes mathématiques, mais les principes métaphysiques qu’il faut opposer à ceux des matérialistes. » Et par les principes métaphysiques, il entendait ceux qui se rapportaient à la nature des âmes et de Dieu, objets, non comme les choses mathématiques, de l’imagination, mais du seul entendement.

Descartes, avant Leibniz, opposait les unes aux autres les choses imaginables et les intelligibles, en faisant de celles-ci seules les objets de la métaphysique.

Pascal oppose aux objets des mathématiques d’autres objets tout différens, qu’il ne réunit pas sous une dénomination commune, qu’il se borne à énumérer et à dépeindre, mais où il est facile de reconnaître ce qu’il aurait pu appeler, si c’eût été le langage de son temps, les choses de nature esthétique et morale; et en même temps il caractérise par des traits précis les facultés de l’esprit auxquelles ressortissent respectivement ces deux sortes d’objets. Aucun autre, en effet, n’a eu une conscience plus nette de la différence des deux ordres de choses et de facultés dont le contraste correspond à celui de la matière et de l’esprit ; aucun autre n’a eu de la nature spéciale des deux ordres un sentiment aussi juste et aussi vif, et n’en a aussi bien connu les conséquences.

Pascal, fils d’un habile géomètre et entouré dans son enfance de savans du même genre, avait débuté par la géométrie. La physique l’occupa bientôt, et il commença ainsi à passer des abstractions aux réalités. Jusque-là pourtant il étudiait des choses, non pas encore ces réalités supérieures qui sont les esprits. Les rapports où il entra avec quelques personnages du grand monde l’initièrent à la vie de la cour, cette vie si agitée, vie de tempête, comme il l’a appelée, où il apprit à connaître, parmi tous les mouvemens que s’y donnent les hommes, les ressorts secrets auxquels ils obéissent. La fréquentation de femmes de haute culture dut contribuer pour beaucoup à affiner sa rare intelligence, et un amour digne de lui paraît s’être emparé alors de son cœur : c’est ce dont témoigne le Discours, qui a été retrouvé par M. Cousin, sur les passions de l’amour. Enfin les dernières années de sa courte existence appartinrent à la religion, et, après avoir employé, dans les Provinciales, à la dégager d’interprétations qui avaient pour but de l’accommoder à la vie mondaine, toutes les ressources de l’art le plus achevé et de la plus chaleureuse éloquence, il finit dans la retraite et dans la pénitence, tout entier à Dieu, seul à seul avec l’infini et l’absolu. À ces quatre phases de sa carrière répondent quatre degrés par lesquels sa pensée s’est élevée, passant peu à peu de choses mortes jusqu’au premier principe, source de toute vie, qui est la vie même.

Il y a, dit Pascal, deux classes de choses très différentes. Les premières sont les figures et les nombres, objets très simples, mais hors de l’usage commun, en sorte qu’il est aisé de les comprendre, difficile seulement « de se tourner de leur côté pour les considérer. » Par ce caractère, Pascal les désigne comme des objets abstraits de la réalité, qui seule est dans le commun usage. Leurs propriétés, ajoute-t-il, dépendantes de peu de principes, sont liées entre elles d’une manière évidente, et il n’y a, pour les connaître, qu’à aller de l’une à l’autre par une déduction non interrompue. C’est ce qui est difficile aux esprits vifs, qui se portent promptement aux extrémités, et se plaisent à en saisir d’emblée les rapports. Ajoutons ici que, comme Descartes, Pascal voit dans les choses mathématiques des objets de l’entendement uni, mêlé à l’imagination. De cette théorie diffère beaucoup celle de Kant, d’après laquelle les propriétés de l’étendue et des nombres ne se connaissent pas par des jugemens de nature logique et rationnelle, mais par des opérations d’une imagination innée, antérieure à l’expérience sensible et qui lui impose des lois, mais qui n’en est pas moins plus rapprochée des sens que de la pensée. C’est d’ailleurs son avis que de jugemens de ce genre se compose uniquement toute véritable connaissance. Telle n’était pas la manière de voir de Descartes, suivant lequel toute science dérivait de l’entendement, pour lequel c’était la perfection des mathématiques que de se dégager le plus possible des conditions de l’imagination et de se servir autant que possible de la raison ; et c’est ce qu’il voulait faire lorsque, dans sa Géométrie, il transformait l’étendue en nombres, la géométrie en algèbre. C’est que, en étudiant dans la géométrie les propriétés de l’étendue, l’entendement ne faisait, selon lui, qu’appliquer à des objets de l’imagination des principes dérivés d’une source plus haute. Ce fut aussi la pensée et de Pascal et, plus tard, de Leibniz.

Dans la physique, déjà, on a affaire à des réalités. Les phénomènes y dépendent d’un grand nombre de principes différens, et de principes difficiles à saisie; il faut les démêler les uns d’avec les autres, et faire exactement dans les conséquences la part de chacun. Il ne s’agit plus ici de principes qu’on puisse appeler, dit Pascal, gros ou grossiers, et de déductions rigides; il faut, au lieu de l’esprit géométrique, un esprit de finesse.

A plus forte raison faut-il un esprit de cette sorte lorsqu’il s’agit non plus, comme dans la physique, de qualités sensibles, mais, comme dans le monde social, de qualités morales, c’est-à-dire quand on a affaire à des réalités plus dégagées de la grossière matérialité, ces qualités n’étant autres que celles des esprits. C’est ce que Pascal apprit à pénétrer dans le commerce de ces hommes de culture raffinée, tels que le chevalier de Méré et son ami Miton,. qui l’initièrent, alors qu’il était encore plongé dans les sciences mathématiques et physiques, à la variété mouvante des affaires, des divertissemens et des conversations du monde, et jusqu’à ces jeux où tout dépend de chances qu’on ne calcule plus par certitudes inflexibles, mais par probabilités, et qui, pour avoir encore leurs règles, que Méré amenait Pascal à rechercher et à découvrir, n’en sont pas moins bien plus difficiles à discerner et à prévoir.

Dans le monde, où il faut l’apparence au moins de la sympathie, il convient d’effacer devant les autres sa propre individualité. C’est en quoi Miton était particulièrement consommé. Et c’est en quoi on excellait à la cour, où subsistait dans les manières, sinon toujours dans les sentimens et les actions, la tradition de cet antique désintéressement qui avait été ou dû être la noblesse même. La vie du monde, et du plus grand monde, était ainsi comme une préparation à l’amour. Dans l’amour, du moins dans cet amour, le vrai aux yeux de Pascal, qui est, selon son expression, « un attachement de pensée, » c’est, plus que partout ailleurs, d’un esprit de finesse et de délicatesse qu’il est besoin. Et cet esprit, Pascal est amené à lui attribuer encore, à propos de l’amour, la souplesse. L’objet de l’amour est, en effet, la beauté, bien supérieure à tous autres objets, et qui, pour se montrer en des corps, n’en est pas moins, disait un grand peintre contemporain de Pascal, d’essence incorporelle. Cicéron avait dit déjà : « Les contours de l’âme sont plus beaux que ceux du corps. » Et Cicéron était là comme ailleurs l’interprète des Grecs.

Si dans le monde moral en général les choses ne sont pas grossièrement séparées comme dans le physique, mais se tiennent de tout près et même se pénètrent (point d’idée, disait Plotin, en laquelle ne se voient toutes les idées), si chaque détail y est comme imprégné de la totalité, c’est surtout dans les beaux objets, où il n’est point de partie qui ne conspire au reste, que tout vaut par l’accord et la conformité. Là principalement, pour entendre le tout, il faut aller et venir sans arrêt d’une extrémité à l’autre, et surtout des effets sensibles à leur principe intelligible, ce qui exige un perpétuel va-et-vient, des retours et rebroussemens rapides, et, par conséquent, une parfaite souplesse. C’est ce que Pascal indique dans cette phrase du Discours sur les passions de l’amour : « Il y a deux sortes d’esprit : l’un géométrique et l’autre que l’on peut appeler de finesse. Le premier a des vues lentes, dures et inflexibles, mais le dernier a une souplesse de pensée qu’il applique en même temps aux diverses parties aimables de ce qu’il aime. Des yeux il va jusqu’au cœur, et par le mouvement du dehors il connaît ce qui se passe au dedans. Quand on a l’un et l’autre esprit tout ensemble (c’était justement le propre de Pascal), que l’amour donne de plaisir! Car on possède à la fois la force et la flexibilité de l’esprit, qui est très nécessaire pour l’éloquence de deux personnes. » Que serait-ce si Pascal eût particulièrement considéré dans la beauté ce qui en est comme l’âme, et qui, par suite, est la propre cause de l’amour, c’est-à-dire la grâce? La grâce, qui est toute souplesse et flexibilité, et, conséquemment, aussi différente que possible de la roideur géométrique. Alors surtout, pour définir l’esprit capable de la comprendre, il eût noté en cet esprit, comme en étant un caractère essentiel, cette facilité infinie d’ondoyer en tout sens sans effort et de se jouer en toute sorte de plis et de replis que figure le serpentement des choses vivantes (serpeggiamento), dont se sont tant occupés et qu’ont su si bien rendre Léonard de Vinci, Michel-Ange et le Corrège.

C’est encore une perfection que Pascal attribue à son « esprit de finesse » que de voir les choses « d’une seule vue. » Rien de plus opposé à la marche déductive de l’esprit géométrique. Mais c’est si bien une perfection que le géomètre lui-même doit toujours chercher à s’en rapprocher. Pour Descartes, c’était une imperfection de notre esprit, conséquence de son commerce avec le temps, d’avoir besoin, pour saisir les rapports, après en avoir parcouru successivement les élémens, de la mémoire. L’enchaînement des déductions n’avait pour objet que de joindre les principes avec les conséquences. Pour amener l’entendement à la perception claire de leur union, il fallait s’exercer à parcourir la série des conséquences de plus en plus rapidement, jusqu’à ce qu’on en vînt à réunir dans une appréhension d’un instant le commencement et la fin.

De plus, Descartes, que précéda en cela encore Aristote, définit la géométrie une science non-seulement de la mesure, mais de l’ordre. Dans le raisonnement en général, on réunit des idées contenues l’une en l’autre par une idée de capacité moyenne : en mathématiques, où l’on recherche de plus, la mesure exacte, cette mesure s’obtient par la comparaison de deux termes à un troisième qu’on prend pour moyen, ce qui donne lieu à la constitution d’une proportion. Mesure et proportionnalité sont même chose. Mais il est des termes de telle sorte que, mis en ordre, on peut saisir d’un coup d’œil leur rapport. C’est où tend la méthode. Son effort suprême est, selon Descartes, de ramener les questions de mesure ou de proportion à de simples questions d’ordre, et de conduire ainsi de la déduction, à laquelle nous obligent les conditions de division et de succession qui constituent la matérialité, à la simplicité de l’intuition. Comment atteindre à ce but et convertir le problème de mesure en simple problème d’ordre? En rangeant les objets en une série ou file (c’est le sens du mot ordre) où il y ait un premier, un second et ainsi de suite, et où l’on voie d’un coup d’œil la ressemblance qu’il y a du premier au second. Et enfin la ressemblance a pour fondement l’identité d’une essence commune plus ou moins mêlée d’accidens.

En effet, il y a en chaque genre de choses, dit Descartes, une nature simple ou absolue qui est le principe par laquelle s’expliquent les relatifs. L’art est de la découvrir et de montrer comment le reste s’y rapporte. Et c’est ce que l’on fait en classant les choses dans l’ordre où l’on voit l’absolu se charger successivement d’accessoires qui en altèrent la pureté.

Leibniz a remarqué qu’on peut comparer les choses, soit à raison de ce que l’une contient l’autre, et c’est les comparer par leur quantité, soit à raison de ce que l’une ressemble à l’autre, et c’est les comparer par leurs qualités. Ramener une question de mesure à une question d’ordre ou arrangement, c’est donc du point de vue de la quantité passer à celui de la qualité, c’est passer d’un genre inférieur, où est de mise la déduction, à un genre supérieur, où n’a lieu que l’intuition; c’est là, dit Descartes, le secret de l’art, dont, par parenthèse, ne dit rien le Discours de la méthode, exposé populaire et sommaire, mais qu’avait pour objet de dévoiler le Traité de la manière de dresser l’esprit qui doit appartenir aux dernières années de son auteur, et que, malheureusement, il n’a pas achevé. Rien ne prouve que Pascal ait eu connaissance de ce traité. Mais ses idées sur la faculté qui appartient à l’esprit de finesse de voir « d’une seule vue » procèdent de la même conception qui fait le fond de l’ouvrage posthume de Descartes, et vont au même but. Et il se pourrait bien, s’il ne connut pas le livre, que ces idées eussent pris naissance dans ses conversations avec Descartes, où il dut être souvent question de géométrie et de méthode. Si d’ailleurs Descartes, en énonçant les principes que renferment les Regulœ ad directionem ingenii, les applique à des exemples tirés des mathématiques, ils n’en sont pas moins, selon lui, applicables à toute espèce de sujets. Et, en effet, un profond observateur, Flourens, a énoncé au sujet de la méthode expérimentale une pensée tout à fait semblable à la maxime générale de l’auteur de la Géométrie : « Tout l’art des expériences est de découvrir les faits simples. »

Ce sont du reste des faits, de quelque genre qu’il s’agisse, que ces natures simples auxquelles Descartes veut que conduise la méthode. La simplicité à laquelle il prescrit qu’on remonte n’est pas la simplicité apparente, soit d’élémens matériels, où le véritable principe est en quelque sorte comme en un état inférieur de dilution et de dispersion parmi la quantité, soit de notions abstraites qui sont, comme il l’a expliqué, des représentations collectives, mais la simplicité réelle d’un absolu exempt des restrictions qu’en offrent les relatifs.

On a toujours cru se rapprocher de la divinité dans des initiations à deux degrés, au premier desquels on se purifiait du mal, tandis qu’au second on parvenait au bien et y participait. On peut dire que la méthode, telle que Descartes l’a décrite, offre deux degrés analogues : qu’au premier on met à l’écart successivement les différens accessoires qui partout cachent le principe, et qu’au second on le saisit dans l’absolu qu’enveloppaient les relatifs, et qui seul en explique l’essentiel.

Maintenant, le véritable principe étant celui que tout enveloppe, puisque tout, dit Platon, dépend des plus hautes idées, puisque toutes les idées se résolvent, au bout du compte, dit Leibniz, dans les attributs de Dieu ; puisque les attributs de Dieu sont, avant tout, l’intelligence et la volonté, c’est-à-dire les puissances de l’esprit ; puisque c’est dans les choses d’ordre esthétique et moral que se montre comme à découvert ce principe universel; puisque, enfin, la seule simplicité parfaite est la sienne, il est aisé de comprendre pourquoi c’est surtout dans les choses d’ordre esthétique et moral qu’on voit, selon l’expression favorite de Pascal, d’une seule vue.

Cependant Leibniz a dit : « Les plaisirs des sens se réduisent à des plaisirs intellectuels confusément connus. La musique nous charme, quoique sa beauté ne consiste que dans les convenances des nombres et dans le compte, dont nous ne nous apercevons pas et que l’âme ne laisse pas de faire, des battemens ou vibrations des corps sonnans qui se rencontrent par certains intervalles. Les plaisirs que la vue trouve dans les proportions sont de la même nature, et ceux que causent les autres sens reviendront à quelque chose de semblable, quoique nous ne puissions pas l’expliquer si distinctement. » Et Pascal semblablement, après avoir remarqué que, par l’esprit de finesse, on voit les choses tout d’un coup, d’un seul regard, et non par progrès de raisonnement : « Ce n’est pas que l’esprit ne le fasse, mais il le fait tacitement, naturellement et sans art. »

Serait-ce donc que la vue instantanée, opposée par Pascal au calcul, se réduirait, examinée de près, à une condensation rapide de calculs inaperçus? Serait-ce aussi que toute la beauté se réduirait à des combinaisons arithmétiques? On ne voit pourtant pas que, dans aucune combinaison purement numérique, il se trouve rien de vraiment esthétique. La beauté, plutôt, échappe à toute arithmétique comme à toute géométrie. Bien plus haute est sa sphère. Et si elle ne consistait qu’en des relations de quantité, comme aussi, à plus forte raison, les qualités d’ordre moins élevé, que deviendrait toute la théorie de Leibniz lui-même sur la différence radicale de la quantité et de la qualité? Que deviendrait celle qu’avait établie Pascal entre l’esprit géométrique et une autre sorte d’esprit tout à fait opposée?

Une expression de Leibniz, dans le passage même dont il s’agit, donne ouverture à une solution de la difficulté. Ce n’est pas dans les nombres mêmes qu’il y fait consister la beauté, mais dans les « convenances des nombres.» On sait que la convenance, dans toute sa philosophie, où elle est la règle suprême, est quelque chose de tout autre que les rapports mathématiques : c’est une harmonie spéciale de qualités, monde où règne, comme on l’a vu, le principe de similitude et non de contenance. Vraisemblablement il a supposé, et l’on peut supposer avec lui. qu’en certaines rencontres de nombres nous apercevons des convenances, d’ailleurs indéfinissables, qui ne ressortissent pas à l’arithmétique, que l’on saisit d’un coup, quelque multiple et successif qu’en soit le support, et qui agréent. Et pourquoi nous agréent-elles? Sans doute parce qu’elles nous offrent des images, des ressemblances de perfections intelligibles qui sont celles de l’esprit. Telle est la pensée que paraît renfermer cette sentence de Léonard de Vinci : « Ce ne sont pas les proportions qui font la beauté, mais une qualité des proportions ; » si on la rapproche, surtout, de cette autre du même auteur: « La peinture a pour fin la représentation de l’âme. » Telle aussi dut être la pensée de Pascal. Sans doute il a pu croire, et avec lui Descartes et Leibniz, que souvent, dans l’exercice de nos facultés, ce qui paraît être instantanéité n’est que mouvement, ce qui semble être intuition n’est que promptitude de raisonnement. Il n’en est pas moins vrai que, suivant lui, dans notre perception de choses d’ordre intellectuel et moral principalement, l’union de parties en touts, de détails en ensembles, ne peut être que l’application au multiple d’une simplicité primordiale. L’unité de l’armée, disait Aristote dans la conclusion de sa Métaphysique, vient de la simplicité du chef.

On peut ajouter que, dominant ainsi le mouvement successif qui rapproche d’elle les choses, sans descendre de sa hauteur dans la région du temps, que parcourent l’imagination et le raisonnement, la pensée ou intellection pure les considère, suivant l’expression de Spinoza, sous une forme d’éternité.

Ce que Pascal appelle souvent esprit de finesse, souvent aussi il l’appelle sentiment; terme auquel on aurait tort d’attacher une idée de pure passivité, car ici il désigne une opération, une action de l’esprit et sa plus véritable action. Aussi Pascal dit-il que le sentiment dépend d’un jugement, qu’il oppose à l’esprit. Et enfin, à l’idée de jugement, il joint celle de règle. Dans un paragraphe des Pensées, en tête duquel il a écrit ce titre : « Géométrie, finesse, » il s’exprime ainsi avec son ordinaire vivacité : « La vraie éloquence se moque de l’éloquence, la vraie morale se moque de la morale; c’est-à-dire que la morale du jugement se moque de la morale de l’esprit, qui est sans règles. Car le jugement est celui à qui appartient le sentiment, comme les sciences appartiennent à l’esprit. La finesse est la part du jugement, la géométrie est celle de l’esprit. »

De ce passage il ressort plus nettement que d’aucun autre que de l’esprit de géométrie dépendent d’une manière générale les sciences, et de l’esprit de finesse les arts, dont l’éloquence est ici un échantillon ; que traiter l’art et la morale géométriquement et comme des sciences est les fausser ; que l’esprit de finesse est, par opposition à l’esprit de raisonnement ou de déduction, une faculté d’appréciation immédiate à laquelle convient tout particulièrement le nom de jugement ; enfin, que la morale et l’art du jugement ont leurs règles, tandis que la morale et l’art de l’esprit n’en ont point.

Leibniz pensait un peu autrement, lui qui aurait voulu en morale des démonstrations géométriques. Mais on peut dire qu’en ce point important il a été moins conséquent que Pascal à ce qu’il y avait de commun dans leurs principes, moins fidèle à la distinction qu’il établissait, comme Pascal, entre l’ordre géométrique et l’ordre esthétique et moral. C’est qu’en effet il n’y eut pas en lui une conscience aussi nette de ce qui se trouve dans l’ordre moral et esthétique, et, par suite, dans la métaphysique, de différent de l’autre ordre et de supérieur. Plus intellectualiste, si l’on peut hasarder ce terme, il ne comprit pas de même et n’estima pas au même degré la volonté. C’est ce qui explique peut-être pourquoi il réussit peu et même n’alla pas loin dans l’entreprise qu’il avait formée de composer une langue philosophique où les idées de toute nature seraient représentées par des signes qui seraient des élémens de calcul. Il s’agissait, il est vrai, d’un calcul de nature supérieure, auquel il donnait aussi le nom de philosophique. Mais, quel que pût être d’ailleurs ce calcul, puisqu’il y fallait toujours des élémens rationnellement définissables, l’instituer n’était pas un des- sein dont permît d’espérer beaucoup de succès la nature des choses auxquelles se rapportait l’esprit de finesse, telles que les comprenait Pascal, ces choses tout intelligibles que Leibniz proclamait lui-même, le plus souvent, toutes différentes des choses mathématiques et matérielles.

Faut-il conclure maintenant des expressions de Pascal, qu’à son avis la vraie morale n’a aucune espèce de principes? Au contraire, ses expressions indiquent qu’à son avis celle-ci, et celle-ci seule, a des règles. Et évidemment il en est de même de la véritable éloquence qu’il rapproche de la véritable morale, et même, plus généralement, du véritable art.

Qu’est-ce donc, dans la morale du jugement, ou vraie morale, que la règle? Pascal n’en a pas traité expressément. Mais il s’est expliqué avec quelque détail sur la règle dans l’art. Et puisqu’il assimile, en tant que ressortissant également au jugement, la véritable morale et le véritable art, on peut de ce qu’il a dit sur la règle dans l’art conclure à ce qu’il pensait de la règle dans la morale.

Pour Pascal, la perfection de l’art est dans le naturel : la grande règle est de ne s’en écarter jamais. Les auteurs qu’il désapprouve le plus sont ceux qui chargent l’objet qu’ils représentent d’orne- mens étrangers sous lesquels on ne le reconnaît plus. A la poésie, à l’éloquence, il demande de naïves images de ce qui est. « Il faut de l’agrément, » car « l’agrément est l’objet même de la poésie; » — « mais il faut que l’agrément soit pris du réel. » Aussi est-on charmé lorsque dans un ouvrage, « croyant trouver un auteur, on trouve un homme; » un homme, c’est-à-dire quelqu’un qui a senti ce qu’il veut peindre, et qui, dès lors, le peint avec vérité.

De ces paroles on induirait à tort qu’il faut ranger Pascal parmi ceux suivant lesquels tout l’art consisterait dans la représentation matériellement exacte d’objets quelconques. Une telle représentation offrirait peu d’agrément. « Quelle vanité, » s’écrie Pascal, dans un de ces endroits où il indique des difficultés sans s’occuper encore de les résoudre, a quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance de choses dont on n’admire point les originaux! » Mais c’est que, indépendamment de ce que c’est une chose qui plaît par elle-même que l’imitation, qui est, comme on l’a vu plus haut, et comme on le verra encore tout à l’heure, selon Pascal lui-même, un grand secret de la nature, le peintre trouve, dans ces originaux qu’on n’admire point, et en dégage quelque chose qui pourtant mérite admiration. Rembrandt fait voir, dans un ensemble d’objets des plus vulgaires, ce que le poète appelle dias luminis auras. Et c’est pourquoi Boileau a pu dire :


Il n’est point de monstre odieux
Qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux;


par l’art, non par un artifice de reproduction servile. S’il ne s’agissait que de sens, sans rien de l’esprit, ce ne serait point un « homme » qu’on trouverait en un « auteur, » mais un « animal, » et il n’y aurait pas lieu d’être « charmé. »

Par la nature que l’art a pour fin d’imiter, ce que Pascal entend, c’est la nature supérieure, dont ce que le vulgaire prend pour la vraie nature est une altération, nature primitive, originale, que l’art a pour objet, comme la philosophie, de restituer. Et cette nature primitive dont tout en ce monde est image plus ou moins distordue et altérée, le fond en est l’âme, en sa perfection essentielle. C’est pourquoi, encore une fois, le plus grand peut-être des artistes modernes, Léonard de Vinci, a pu dire : la fin de la peinture est de représenter l’âme.

Tout dans l’univers est imitation: c’est une remarque de Pascal, « La nature s’imite. Une graine jetée en bonne terre produit : un principe jeté dans un bon esprit produit. Les nombres imitent l’espace, qui sont de nature si différente. Tout est fait et conduit par un même maître, la racine, les branches, les fruits, les principes, les conséquences. »

On comprendra mieux l’intérêt que Pascal dut attacher à l’idée de l’imitation, si l’on se rappelle que sa théorie des sections coniques, ouvrage de sa jeunesse, admiré de Descartes et de Leibniz, et où dut se trouver déjà en germe toute sa manière de comprendre les mathématiques, paraît avoir été fondée sur cette conception, mise en avant par le profond géomètre Desargues, que les propriétés d’une figure compliquée peuvent être considérées comme des modifications et ressemblances d’une figure plus simple; que, par exemple, la section conique qui est l’ellipse n’est qu’une perspective du cercle que le cône a pour base ; théorie d’après laquelle le secret des mathématiques serait, comme l’est celui de la nature, telle que l’ont conçue Aristote, Goethe, Geoffroy Saint-Hilaire, la métamorphose ; théorie d’universelle similitude, ayant pour fond une idée d’identité radicale. Un seul principe invariable, disait Leibniz, avec un élément négatif d’infinie variation. C’est ce qu’il voulait représenter par une médaille où l’on aurait vu un soleil rayonnant sur des nuées, avec cet exergue : Sufficit unum.

En plus d’un endroit, Pascal a esquissé cette idée, déjà indiquée jadis par Platon, que partout dans l’univers l’inférieur est une image du supérieur. « La nature est une figure de la grâce ; la grâce elle-même est une figure de la gloire. » L’art était donc, selon Pascal, imitation, mais imitation d’un modèle, au fond, surnaturel. Pour ce qui concernait la morale, ce dut être également sa pensée. La vraie morale n’était pas une déduction de maximes abstraites ; c’était la conformité à un modèle souverainement réel, souverainement vivant, et ce modèle était Dieu. Telle était la règle faute de laquelle la morale de l’esprit se perdait en des erreurs dont se moquait la morale du jugement. Platon avait dit : Ressemblez à Dieu ; l’Évangile : Soyez parfait, comme votre Père est parfait.

Le modèle où se trouve la règle qu’applique le jugement, ce modèle si réel, tout autre qu’un nombre ou qu’une idée, quelle en est maintenant, selon Pascal, la nature? C’est ce qu’indique un autre nom encore qu’il substitue plus d’une fois, en l’associant à celui d’instinct, au nom d’esprit de finesse et de souplesse, à savoir le nom de « cœur. »

« Nous connaissons la vérité, non-seulement par la raison, mais encore par le cœur; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre. Les Pyrrhoniens... y travaillent inutilement... Et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis, et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent, et le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir. Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme si il n’y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n’en eussions au contraire jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment. Mais la nature nous a refusé ce bien... »

Sans nous arrêter à faire remarquer que ce passage suffirait à renverser tout ce qu’on a écrit pour prouver le pyrrhonisme prétendu de son auteur, et son mépris prétendu pour toute intelligence, tirons-en cette conséquence évidente que, si Pascal rapporte au cœur la connaissance des principes en général, c’est que les premiers principes, desquels tout dépend, lui paraissent résider dans ce qui est le fond et la substance de ce qu’on nomme le cœur, dans cette énergie primordiale qui est la volonté.

Descartes, en étudiant ces deux parties de l’esprit qui sont l’intelligence et la volonté, avait dit, comme on l’a vu, que l’intelligence, si active qu’elle fût, absolument parlant, était pourtant, en comparaison de la volonté, passive, et la volonté essentiellement active. La source première des vérités, sans en excepter les plus hautes, se trouvait d’ailleurs, suivant lui, dans la volonté divine. C’était attribuer à la volonté la supériorité sur l’intelligence, et c’est ce qu’avait fait avant Descartes, en s’inspirant, ce semble, du christianisme, le philosophe et théologien Duns Scot, membre de cet ordre de Saint-François qu’on vit au XIIIe siècle reprendre, avec plus d’enthousiasme qu’aucun autre ordre, la tradition de Celui qui avait dit : « Je suis venu mettre le feu en cette terre, et je veux qu’il s’allume. »

Pascal ajoute à la doctrine cartésienne un trait considérable, lorsque, non content de subordonner l’entendement à la volonté, il rapporte au cœur la connaissance même des premiers principes.

Différent de l’esprit, le cœur a, avec ses objets propres, une science à lui, une méthode qui lui est particulière :

« Le cœur a son ordre ; l’esprit a le sien, qui est par principes et démonstrations : le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour : cela serait ridicule. Jésus-Christ, saint Paul ont l’ordre de la charité, non pas de l’esprit ; car ils voulaient échauffer, non instruire. Saint Augustin de même. Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin. »

L’ordre du cœur consiste donc, pour Pascal, non comme celui qu’on suit dans les sciences, à partir de principes abstraits qu’on résout par définitions en leurs élémens intégrans, mais au contraire, puisqu’il s’agit d’action et de vouloir, à partir de la fin, cause déterminante de l’affection et du mouvement. quant à ce que dit Pascal de ces « digressions sur chaque point qui a rapport à la fin, «peut-être, puisque cet ordre est, suivant lui, celui qu’emploie l’Évangile, peut-être faut-il l’entendre en ce sens qu’à son avis, si, dans les sciences mathématiques et physiques, on procède par une série en quelque sorte unilinéaire de déductions, dans la morale, et l’on pourrait dire aussi dans l’art, il s’agit plutôt, sans s’assujettir à cette marche, de montrer, en divers sujets indépendans les uns des autres, de quelle manière les explique un même principe, auquel ils se rapportent comme à un centre commun de convergence.

Cette explication fait penser à la théorie que Descartes donne de l’induction dans les Règles pour dresser l’esprit, où il oppose à la déduction qui procède, dans un genre, par une série rectiligne de développemens, l’induction ou énumération, par laquelle on recueille, en des genres séparés, des analogues dont la similitude suggère à l’intelligence la conception d’un principe commun. Elle nous fait penser également à cette théorie leibnizienne, si conforme aux idées favorites de Pascal, d’après laquelle là où il est question non de quantités, mais de qualités, ce n’est plus par analyse et par calculs de contenance que procède l’esprit, mais par des combinaisons ou synthèses, dont le fond est l’assimilation, dont la dernière raison est la convenance.

Enfin, ce centre auquel le cœur nous enseigne à tout rapporter, extrémité où tend de près ou de loin tout ce qui appartient à l’esprit de finesse, au sentiment, au jugement, qu’est-ce en soi? Une haute volonté à laquelle il est de notre destinée de nous réunir.

Présentement, nous sommes mêlés « d’esprit et de boue. » Immatérielle et, par suite, immortelle, l’âme est liée à la matière et ainsi distraite d’elle-même. « L’âme est jetée dans le corps, où elle trouve nombre, temps, dimension. Elle raisonne là-dessus et ne peut croire qu’il y ait autre chose. » L’homme occupe ainsi une place moyenne entre le néant, vers lequel l’inclinent l’étendue et le nombre, et l’existence absolue, qui est la divine, et vers laquelle il serait de son essence de se porter. Aussi notre condition en cette vie est-elle, d’une manière générale, la médiocrité. Ces deux extrémités opposées entre lesquelles nous sommes suspendus, c’en sont les images que les deux infinis de grandeur et de petitesse que Pascal a caractérisés par des traits si frappans. « Tout le monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini? Et si, d’un autre côté, nous considérons ce qui est comme au-dessous par la petitesse, il n’est pas d’objet, si menu qu’il soit, dans lequel on ne soit forcé de concevoir, en le divisant, quantité d’autres objets, et en ceux-ci quantité d’autres encore; en sorte que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, est à présent un colosse, un monde à l’égal du néant, où l’on ne peut arriver. L’homme est ainsi un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant ; un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable ; également incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti. » — « Notre intelligence tient, dans l’ordre des choses intelligibles, le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature. Borné en tout genre, cet état, qui tient le milieu entre deux extrêmes, se trouve en toutes nos puissances… Trop de distance et trop de proximité empêchent la vue ; trop de longueur et trop de brièveté du discours l’obscurcissent ; trop de vérité nous étonne : les premiers principes ont trop d’évidence pour nous. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l’esprit ; trop et trop peu d’instruction… Enfin, les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n’étaient point, et nous ne sommes point à leur égard : elles nous échappent ou nous à elles. Voilà notre état véritable. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottans, poussés d’un bout vers l’autre. »

Pour réduire ces hautes considérations à leur juste portée, il y faudrait joindre que Descartes, et depuis Leibniz, traitant de l’infini avec plus de rigueur, ont fait voir, ce que Kant devait développer après eux, que nous ne concevons dans la nature que de l’indéfini, c’est-à-dire des grandeurs qui ne peuvent être bornées, et reculent toujours devant l’imagination qui les poursuit ; mais que c’est chose toute différente, et où atteint l’intelligence, quoi qu’en ait dit Kant, que l’infini, qui n’est autre que l’esprit absolu, être tout intelligible, que la pensée se sent obligée de concevoir comme dépassant toutes bornes. Or, dans la conception de l’infini, la raison, loin de souffrir, se trouve à l’aise, toute limite lui étant obstacle et gêne, et, encore plus que la raison, la volonté, dont le propre, a dit Descartes, est l’infinité. Pascal a dit : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » C’est là le langage de la seule imagination. La pensée, la volonté, ne redoutent pas l’infini. Là seulement elles peuvent déployer tout leur vol, et dans une immensité que remplit la parole divine, il n’y a ni vide ni silence qui puissent les effrayer. L’imagination est sujette à l’appréhension et à l’éblouissement : plus la pensée s’élève, moins elle connaît le vertige. L’indéfini nous épouvante, l’infini nous rassure. Et c’était bien en réalité la manière devoir de Pascal, comme ce fut celle de Descartes et de Leibniz. Car, tout en peignant l’homme comme voué à l’agitation dans la médiocrité, il parle de la perfection, de nature divine, comme d’une extrémité où nous sommes faits pour trouver le repos. Aristote avait dit de la vertu : c’est un milieu si l’on considère l’excès et le défaut des passions opposées entre lesquelles elle est placée : en elle-même, étant perfection, elle est extrémité. Dans l’ordre moral, l’homme apparaît à Pascal ballotté, encore plus que dans l’ordre physique, parmi les vagues en lutte d’une mer orageuse. Aussi relève-t-il, à la suite de Montaigne, ces variétés innombrables d’opinions et d’usages qui semblent exclure toute idée de lois universelles. Il n’en sait pas moins, puisqu’il y a, suivant lui, une morale qui a sa règle, que toutes ces diversités et contrariétés auxquelles sont sujettes les choses humaines sont, comme celles des choses naturelles, des altérations d’un type universel, altérations résultant de la différence des circonstances, et qui, pareilles à des déformations perspectives, laissent retrouver, si l’on se place au juste point de vue, l’unité de leur principe.

La condition moyenne, en même temps et par cela même flottante et incertaine, est celle de toutes les créatures. Mais l’homme seul le sent et en souffre.

Ici le christianisme vient se jeter, en quelque sorte, dans le cours de la pensée de Pascal comme un affluent qui l’accroît et le précipite. Ou plutôt, imbu dès son enfance des maximes chrétiennes, mais s’en pénétrant davantage, lorsque revenu, non-seulement de la poursuite de la science mathématique, qu’il finit, de même que Descartes, par dédaigner comme inutile, mais aussi de ce qu’il appelle le divertissement et de la vie du monde, ainsi que des passions qu’elle fomente, il se plonge à la fin tout entier, au désert dans lequel il s’est retiré, dans une méditation des choses divines où se mêlent intimement avec sa foi religieuse les idées qu’ont formées chez lui, dans toute sa vie antérieure, ses études et son expérience.


III.

D’où vient que l’homme se trouve mal à l’aise dans la région moyenne qu’il habite? C’est qu’il a appartenu à la région supérieure, et qu’il en a conservé le souvenir et le regret. Par là il est grand en même temps que misérable, et grand par le sentiment même de sa misère. Cette misère est celle d’un roi dépossédé.

Aux yeux de Pascal, il y a donc en l’homme grandeur et bassesse tout ensemble. Aux deux parties hétérogènes de la nature humaine ont répondu, suivant lui, deux doctrines qu’il connaît, l’une par Epictète, l’autre par Montaigne. La première n’a vu dans l’homme que ce qu’il a de grand, et fait de lui un dieu; la seconde n’a vu dans l’homme que ce qu’il a de bas, et fait de lui une brute. Dans ces deux conceptions de la nature humaine se résume pour Pascal toute l’histoire de la philosophie. C’est ainsi qu’il l’expose à M. de Saci dans le célèbre entretien qui nous a été conservé par Fontaine, et que nous la représentent différens passages des Pensées.

Le christianisme seul, suivant Pascal, a connu la double nature de l’homme, et en a donné l’explication. Cette explication, telle qu’on la trouve surtout chez saint Paul et saint Augustin, est que l’homme est tombé, par suite d’un coupable orgueil, d’un état de perfection originelle dans la sphère de la nature, où s’allument en lui les passions que, dans le style théologique, on comprend sous le nom de concupiscence. De là cette bassesse où subsistent des restes de grandeur.

Le mal radical est le moi ; le moi devenu à lui-même sa fin, le moi ainsi érigé en dieu. Le moi est donc haïssable.

Dans la plus haute antiquité, où fut universelle l’idée du bien commun, c’était la maxime dominante que le dévoûment, chez ceux-là du moins qui étaient l’exemple de tous. La trace de cette manière de penser subsistait dans le grand monde que traversa Pascal, et où c’était, comme on l’a vu, une opinion favorite de ceux qu’il y fréquentait le plus qu’il fallait cacher le moi. Descartes, de son côté, d’origine et de vie nobles, avait fait consister la vertu souveraine dans la générosité, disposition d’âme semblable à l’amitié, qui portait à s’inquiéter des autres plus que de soi. La religion chrétienne, toute fondée sur le sacrifice, enseignait à Pascal avec une force toute particulière la même doctrine. Aussi ce n’est pas, dit-il, assez que de cacher le moi, il le faut supprimer. La civilité le dissimule : la religion l’anéantit, en mettant à sa place ce que la théologie appelle la charité.

On a signalé dans la vie de Pascal un moment où, s’écartant de ce chemin, il n’aurait pas tenu tout le compte qu’il aurait pu d’une dette scientifique envers un devancier. Dans l’écrit qu’il publia sur l’expérience qui fut faite au Puy-de-Dôme d’après ses indications, et qui, vérifiant une conjecture de Torricelli, établit définitivement l’explication par le poids de l’air de l’ascension des liquides dans des tubes au haut desquels on a fait le vide, Pascal affirma que cette expérience était de son invention. Descartes assura qu’il lui en avait, deux ans auparavant, suggéré l’idée. Selon toute apparence, les assertions contraires des deux grands hommes furent également sincères. Informé du fait que l’eau, dans une pompe aspirante, s’élevait jusqu’à une certaine hauteur seulement, puis de cet autre fait, signalé par Torricelli, qu’un liquide plus pesant, dans des conditions analogues, atteignait un niveau moins élevé. Descartes avait conjecturé que le phénomène devait s’expliquer non par certaine horreur qu’on attribuait alors à la nature pour le vide, mais bien, soit par les propriétés du liquide ou du vase dans lequel il montait, soit par le poids de l’air qui le pressait par en bas. C’est dans ces termes qu’il dut conseiller à Pascal, en quelqu’un des entretiens qu’il eut avec lui, de faire vérifier sur une des montagnes de l’Auvergne, en s’y portant à différentes hauteurs où la colonne d’air, plus ou moins haute, devait différer de poids, la dernière de ces hypothèses. Pascal, prévenu, à cette époque, de l’horreur du vide, à laquelle ne croyait sans doute pas Descartes répugnant d’ailleurs à certaines théories physiques de celui-ci, put faire peu d’attention à son avis, peut-être même l’entendre à peine. Descartes, d’autre part, après le succès de l’expérience du Puy-de-Dôme, qui écartait deux des trois hypothèses entre lesquelles il avait été indécis, put facilement oublier ce qu’il avait mêlé au conseil qu’il donnait de faire cette expérience de conseils différens et de théories qui les motivaient, et se persuader d’avoir ainsi communiqué à Pascal plus de lumière sans mélange d’obscurités qu’il ne lui en avait communiqué effectivement. Torricelli, au contraire, avait, paraît-il, proposé seule, et toute pure, la conjecture que l’ascension des liquides était un effet de la pesanteur de l’air. Pascal, qui en fut frappé, ne crut rien devoir et peut-être ne dut réellement rien qu’au physicien florentin. On est autorisé à supposer, de plus, que la réflexion amena Descartes à reconnaître que Pascal, sur ce point, ne lui était guère redevable. Car, loin qu’il montre à son égard aucun ressentiment, on le voit plus tard, de la Suède où il s’était transporté, faire échange avec lui d’expériences sur ce même sujet de la pesanteur de l’air dont ils s’étaient jadis entretenus ensemble. On peut supposer enfin que Pascal, lorsqu’il se fut défait de son ancienne croyance à l’horreur de la nature pour le vide, lorsqu’il eut surtout renoncé aux sciences et à la gloire qu’il s’en était promise autrefois, presque uniquement préoccupé désormais de la question bien plus grave du bien et du mal, et, dans l’inquiétude d’une conscience de plus en plus scrupuleuse, plein du désir toujours plus ardent de se laver, par le repentir, de toute tache à sa vie, en vint à se demander s’il n’avait pas peut-être méconnu autrefois quelque obligation, si faible fût-elle, qu’il avait pu avoir au grand philosophe, et que de là s’accrut l’aversion qu’il avait conçue et qu’il exprima avec tant de force pour ce mauvais conseiller qui est l’esprit de personnalité.

En tout cas et, quoi qu’il en soit de cette supposition, qui avait mieux connu la tentation suprême, qui est celle de se déifier, et qui, par là, en avait pu mesurer mieux le péril que celui dont l’enfance, précoce jusqu’au prodige, avait ébloui tous ceux qui en avaient été les témoins, parmi lesquels les premiers esprits du siècle, et qui, dans sa rapide carrière, avait donné l’idée du plus vaste génie qui eût encore paru?

Le moi s’opposant en nous à Dieu, c’est nous seuls, dit Pascal au nom de l’Évangile, que nous devons haïr, et Dieu seul que nous devons aimer. Remarquons, avant d’aller plus loin, que Pascal, avec son ordinaire ardeur, force ici le sens de l’Evangile pour le rétrécir.

L’Évangile, en recommandant de se craindre et de se haïr, n’enseigne pas à n’aimer que Dieu seul. D’accord avec la Bible, il unit, dans l’amour qui doit remplacer l’égoïsme, les hommes avec Dieu, ces âmes qui nous entourent étant comme des dieux visibles où se révèle à nous l’invisible. C’est ce qu’avait compris aussi cette antiquité, cette antiquité grecque particulièrement, qui montrait dans l’amitié, par laquelle nous apprenons le sacrifice, la voie de la perfection.

Remarquons pareillement que l’Évangile n’a pas prescrit la solitude farouche où s’enfonce le fakir de l’Orient, et dont s’éprit Pascal. Jésus-Christ y dit, en se comparant au précurseur qui avait vécu au désert de miel silvestre et de sauterelles, que, quant à lui, il est mangeur et buveur (manducans et bibens) ; c’est-à-dire qu’il ne dédaigne pas de prendre place à la table des humains ; et c’est à un repas du soir, entouré d’hommes à la vie desquels est mêlée sa vie, tout près de lui celui qu’il aime entre tous, qu’après le chant d’un hymne, hymno dicto, il fonde le rite suprême, consommation des mystères antiques, où la divinité se communique à tous. Autre remarque semblable. Pascal dit : « j’aime la pauvreté, parce que Jésus-Christ l’a aimée. » Mais en signalant dans la richesse le plus grand obstacle à la perfection, Jésus-Christ n’a pas dit d’une manière absolue : « Heureux le pauvre !» Il a dit : « Heureux qui est pauvre par l’esprit, » c’est-à-dire celui qui, parmi la richesse, pareil à ce philosophe qui, voyant ses esclaves fatigués par les sacs d’or qu’ils portaient, les leur faisait aussitôt abandonner, dédaigne la richesse au prix de quelque chose de meilleur. Sans faire comme saint François d’Assise, qui, sur la fresque de Giotto, prend pour épouse la Pauvreté, et comme ses disciples, qui ne voulaient de pain que celui qu’ils avaient mendié, beaux symboles d’ailleurs d’un sublime désintéressement : heureux celui qui place le bien dans la « seule chose nécessaire ! » Pour réaliser dans toute sa grandeur l’idéal évangélique auquel il aspirait, et où, sans doute, il eût atteint, si la vie ne lui eût prématurément fait défaut, Pascal avait donc à s’élever encore à ce point de vue qu’indiquait le Christ, d’où l’on considère la perfection morale, non comme dépendant de telle ou telle forme particulière d’existence dans la sphère des sens et de l’imagination, mais comme consistant tout entière dans un état du cœur et de la volonté. Lui-même, d’ailleurs, après avoir dit : « j’aime la pauvreté, » avait déjà ajouté : «J’aime les biens, parce qu’ils donnent les moyens d’en assister les misérables. »

L’idéal purement spirituel est, en tout cas, le terme où tend sa pensée, où concourent sa philosophie et sa religion.

L’humanité déchue, parce qu’elle s’est détachée de son principe, il faut, pour la relever, que ce principe descende lui-même à elle ; il faut qu’il s’abaisse à ce milieu où elle s’est laissée tomber, se fasse ainsi pour elle médiateur, et la ramène, régénérée, à l’extrémité de perfection pour laquelle elle fut faite. C’est ce qu’on nomme incarnation et rédemption. Comment comprendre la charité? Comment comprendre la rédemption? Selon Pascal, on ne le peut, non plus qu’on ne peut comprendre comment l’âme, originairement, a été, suivant son expression, jetée dans le corps.

« L’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature, car il ne peut concevoir ce que c’est qu’esprit et encore moins ce que c’est que matière, et moins qu’aucune chose comment un corps peut être uni avec un esprit. C’est là le comble de ses difficultés (c’est-à-dire, c’est là pour lui le plus obscur des problèmes), et cependant c’est son propre être. » Et il cite saint Augustin, qui a dit : « La manière dont les esprits sont attachés aux corps est incompréhensible, et cela pourtant est l’homme. » Et, en effet, si l’on peut établir, avec tous les plus grands philosophes, que la partie inférieure de notre nature a sa raison, et, par suite, son type dans la supérieure, qui est l’esprit, si il n’est peut-être pas impossible, sur les traces des Platon, des Plotin, d’autres encore, d’entrevoir quelque chose du secret de fascination dont la puissance fait descendre dans l’existence naturelle des principes d’un ordre supérieur, vainement a-t-on cherché à montrer, dans le détail, comment l’esprit peut donner origine à la nature, comment il peut recevoir de la nature des impressions ou lui imprimer le mouvement. Descartes, avec la haute idée qu’il avait de l’âme, ne pouvait admettre qu’elle se transfusât, pour ainsi dire, dans le corps par ce qu’on appelait, depuis Suarez, l’influence physique : il fallait, selon lui, admettre, sans prétendre l’expliquer, qu’elle était avec le corps dans un commerce intime et effectif. A côté des idées profondément hétérogènes de l’âme et du corps, il fallait admettre une troisième idée, toute différente, qu’elles ne suffisaient pas à expliquer : celle de leur union, embrassant et la sensibilité, qui est passive, et la motilité, qui est active, celle-là proprement analogue à l’entendement, celle-ci à la volonté. C’était là un fait qu’il fallait reconnaître, sans prétendre. comme le firent depuis Geulincx, Malebranche, Leibniz, en dissocier, pour les rejoindre ensuite tant bien que mal, les élémens intégrans, et même, comme tendit à le faire, sans s’y résoudre entièrement, le dernier de ces philosophes, réduire l’élément inférieur à une simple apparence de l’autre, et donner ainsi ouverture, au moins pour l’explication de la nature, à un parfait idéalisme. L’élément négatif, ce « non-être » auquel Platon déjà voulait qu’on fît sa part, ainsi éliminé par la théorie, n’en reparaît pas moins ramené par l’expérience, et en le réduisant à un effet d’une pure illusion, l’illusion demeure encore un mystère en nous, comme l’était hors de nous l’adjonction au principe positif d’un élément de limitation et de privation.

Si Pascal ne recherche pas plus que Descartes comment l’âme a été jetée dans le corps, il ne recherche pas davantage comment elle a pu, à l’origine, pécher, encore moins comment le péché ou la tendance à pécher peut passer d’âme à âme.

Il ne recherche pas davantage, quelques efforts qu’eût faits Jansénius, à la suite de saint Augustin, pour éclaircir le problème, comment il se peut faire qu’à la volonté humaine vienne se joindre, pour la guérir et la redresser, la volonté divine. Ce sont là des faits, certains par tout ce qu’ils expliquent, eux-mêmes inexplicables, derniers mystères en lesquels tous autres mystères se résolvent.

« La fin des choses et leurs principes sont pour l’homme invinciblement cachés dans un secret impénétrable. »

Ce n’est pas, du reste, obscurité véritable que la fin et le principe, qui ne sont qu’une même chose. Comme s’accordèrent à le dire, avant Pascal, Platon, Aristote et Descartes, c’est au contraire la lumière pure. Seulement, la lumière pure est trop vive pour notre faible vue, et l’éblouit. Il n’en est pas de même du rapport immédiat des choses à leurs principes et à leurs fins, de leurs commencemens et de leurs terminaisons. « J’ignore, disait dans son style figuré, J.-B. Van Helmont, la manière dont expriment leurs dons les principes des choses. » C’est la pensée de Pascal sur ces mystères de commencement et de fin entre lesquels est compris le cours de l’existence temporelle. Ils expliquent tout : ils ne s’expliquent point. C’est assez qu’une autorité irréfragable les garantisse. Cette autorité est celle du cœur, où par le Dieu.

Pascal a ramassé, classé toutes les preuves dont le raisonnement peut se servir pour établir la vérité de la religion chrétienne : ces preuves sont les miracles, et parmi les miracles, au premier chef, les prophéties. « Ren, en conclut-il, n’est plus certain que la religion; » mais aussitôt il ajoute que « la religion n’est pas certaine. » C’est que si, dans l’ordre géométrique, partant de définitions, on peut obtenir des conclusions d’une irréfragable certitude, il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit, soit de faits, qu’on ne connaît d’ailleurs que par des témoignages, soit de rapports à établir par voie de comparaison entre des faits. Ici on ne dépasse point cette probabilité dont personne ne connut mieux que Pascal la grande portée et le grand usage, mais qu’il connaissait bien aussi pour laisser toujours place à la chance et au doute. La « règle des partis » est celle que doivent suivre des joueurs pour se partager équitablement les enjeux. S’y conformer en religion comme partout est sagesse. L’absolue certitude est ailleurs. Le cœur seul en est le siège, et c’est là aussi que réside, rigoureusement parlant, la religion. « La religion est Dieu sensible au cœur. »

En conséquence, le véritable enseignement de la religion, celui que tout autre ne fait que préparer est l’inspiration. Où Pascal avait écrit d’abord « révélation, » dans le passage qui suit, il a écrit ensuite « inspiration, » comme rendant ainsi plus exactement sa pensée : « Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l’inspiration. La religion chrétienne, qui seule a la raison, n’admet pas pour ses vrais enfans ceux qui croient sans inspiration. Ce n’est pas qu’elle exclue la raison et la coutume ; au contraire, il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y confirmer par la coutume, mais s’offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet. »

L’utilité du raisonnement, c’est, suivant la règle des partis, d’opposer aux raisons qu’oppose à la religion l’irréligion des raisons contraires et plus fortes, de confondre ainsi la sophistique. L’utilité de la coutume est, comme dit quelque part Pascal, de « ployer la machine, » c’est-à-dire, par des pratiques et des habitudes conformes à la religion, de réduire la résistance du moi, toujours prêt à se défendre contre ce qui l’humilie. C’est la signification de ce passage connu des Pensées, où, dans un dialogue imaginaire, après avoir exposé sa théorie des chances à celui qui résiste et qui dit : «N’y a-t-il donc pas moyen de voir le dessous du jeu ? — On me force à parier, et je ne suis pas en liberté, et je suis fait d’une telle sorte que je ne puis croire ; » il répond : Travaillez donc à vous convaincre non par l’augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. — « Apprenez de ceux qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien ; ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre, et guéris d’un mal dont vous voulez guérir. Suivez la manière dont ils ont commencé; c’est en faisant tout comme s’ils crevaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. — Mais c’est ce que je crains. — Et pourquoi? qu’avez-vous à perdre? Cela diminuera vos passions, qui sont vos grands obstacles. Quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, sincère, ami véritable. Je vous dis que vous aurez gagné en cette vie; qu’à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude de gain que vous reconnaîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n’avez rien donné. » Et enfin : « Si ce discours vous plaît, et vous semble fort, sachez qu’il a été fait par un homme qui s’est mis à genoux auparavant et après pour prier cet Être infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi le vôtre pour votre propre bien et pour sa gloire, et qu’ainsi la force s’accorde avec cette bassesse. » C’est-à-dire qu’au prix de cette bassesse s’acquiert la force divine.

Par ces paroles, a-t-il voulu dire, comme on l’a cru, qu’il faut renoncer, pour se livrer à des pratiques toutes matérielles, à son intelligence, celui qui, non content de faire lui-même de la pensée un si merveilleux usage, a dit que l’homme tirait toute sa dignité de la pensée, et que par elle il était plus grand que l’univers? Il a voulu dire, comme en effet il l’a dit ailleurs, qu’en fait de religion, comme il s’agit, en définitive, d’arriver à ce but que Dieu remplisse une âme toute pleine d’elle-même, et qui par là surtout lui résiste, le moyen qui nous rapproche le plus d’un tel but est de briser par l’humilité sa rébellion. Qu’on y emploie, selon les temps et selon l’état des idées, des pratiques plus ou moins empreintes déjà de la conception finale à laquelle elles sont faites pour préparer, l’essentiel est ce principe que c’est par les humiliations qu’on se dispose aux inspirations. Humilité, et, par là, inspiration, c’est, selon Pascal, tout le christianisme.

Dans les religions antiques, on voulait aussi entrer en communication avec Dieu. C’était également le but suprême des philosophies. Mieux informé de leur histoire, Pascal ne les eût pas réduites à deux systèmes seuls, remplis l’un de l’idée de la grandeur de l’homme sans Dieu, et l’autre de sa bassesse. Pourtant, dans de grands systèmes qu’il connaissait peu, parmi tout ce qu’il aurait rencontré, comme saint Augustin, de vues analogues à celles du christianisme, il aurait remarqué avec lui une lacune considérable. J’y trouve tout, disait saint Augustin, sauf Jésus crucifié. Le christianisme eut ce trait tout particulier d’une conscience plus profonde et plus vive qu’on ne l’avait eue jamais du mal moral, source première de tout autre, et, par suite, d’une conscience plus profonde et plus vive qu’on ne l’avait eue jamais du véritable bien. A un sentiment plus fort du vice de l’égoïsme répondit alors un plus fort sentiment de la vertu pressentie de tout temps par les âmes héroïques, qui est la charité. De là la conception du dévoûment volontaire de Dieu même, conception à laquelle l’antiquité fut loin d’être étrangère, mais dont elle n’offrit, comparée au christianisme, que de vagues et pâles images.

Cette conception est pour Pascal la religion tout entière. De même que le raisonnement, lorsqu’il a fait ce qu’il peut faire, que les pratiques, lorsqu’elles humilient la personnalité récalcitrante, ne peuvent encore que préparer la révélation par le cœur, de même dans le christianisme tout, jusqu’au sacrifice, n’est que préparation, figure d’une vérité unique, qui est le don que Dieu fait de soi au cœur dans la charité. Jésus-Christ n’avait-il pas dit lui-même qu’un autre viendrait après lui, un Appelé ou Invoqué, qui enseignerait enfin sans figures toute la vérité? Cet autre était l’Esprit divin, que la théologie identifie avec l’Amour. Vers cet Appelé tend tout le christianisme de Pascal. En lui il voit la parfaite et définitive vérité, en lui la paix et le bonheur.


On a représenté Pascal comme souffrant d’une incurable mélancolie, voyant tout d’un œil désolé. Pourtant il disait :. « Un chrétien est toujours heureux. » Incessamment malade, et s’acheminant, il le savait, vers une fin prématurée, il acceptait la maladie comme une grâce, et il a écrit : « j’attends la mort en paix. » Peu s’en faut qu’il n’ait dit comme saint Paul : « Je désire être dissous, sachant bien que je ne serai pas dépouillé, mais revêtu. »

Descartes, après avoir donné pour principal but à ses recherches le moyen de vivre longtemps, en vint ensuite à dire : « Au lieu de songer à prolonger la vie, j’ai pris le parti de ne pas craindre la mort. » Leibniz, qui croyait voir dans son temps des signes d’une manière de penser fausse et pernicieuse, tendant à s’établir partout, met en première ligne parmi ces signes « l’horreur de la mort. » Non-seulement Pascal n’en a pas eu l’horreur, mais il en a joui, en quelque sorte, par avance, comme d’un acheminement au souverain bien.


En résumé, celui qui a dit : « Toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine,» le disant de cette philosophie dont « c’est,» a-t-il dit encore, « philosopher que de se moquer, » c’est une erreur que de le ranger parmi les contempteurs de l’intelligence. Nul, au contraire, n’en a mieux connu la nature et estimé plus haut la puissance. Seulement, et par là il n’a fait que s’avancer plus loin dans la voie qu’avaient tracée les plus grands des penseurs qui l’avaient précédé, il a cru que l’intelligence, séparée de la volonté, s’égarait dans le vide; il a cru qu’à la volonté, inséparable d’ailleurs et à peine discernable de la parfaite raison, à la volonté, au contraire, il était donné d’atteindre la réalité suprême à laquelle toute autre réalité est suspendue; il en a vu le foyer dans le cœur, cherché le premier principe dans l’amour.

C’est une erreur aussi d’imaginer que le monde est apparu à Pascal comme voué au mal et à la douleur. Il a cru que la vraie science et la vraie religion, qui n’en diffère point, mettant en communication immédiate, au fond le plus reculé de l’âme, avec la divinité, faisaient participer, et dès cette vie, en attendant l’éternelle existence, à la divine félicité.

Pascal portait toujours sur lui, entre l’étoffe et la doublure de son habit, un papier écrit qu’il décousit et recousit, huit années durant, chaque fois qu’il changeait de costume. Il y attachait donc un grand prix. Cet écrit, qu’on a appelé une « amulette, » contenait le souvenir de deux heures de ravissement où il avait cru voir lui apparaître, avec un éclat surnaturel, la vérité suprême :


L’an de grâce 1654,

Lundi, 23 novembre, jour de Saint-Clément, pape et martyr et autres au martyrologe, etc., depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi,

FEU.


Dieu d’Abraham, dieu d’Isaac, dieu de Jacob,
non des philosophes et des savans.
Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.
Dieu de Jésus-Christ.
…………………..
Joie, joie, joie, pleurs de joie.
…………………..
Mon Dieu, me quitterez-vous?
Que je n’en sois pas séparé éternellement!


L’écrit que Pascal a voulu porter toujours sur lui, en témoignage inoubliable de la vision céleste, on peut l’appeler un hymne au « feu » divin, hymne passionné de foi, de tendresse et de bonheur.


F. RAVAISSON.