La Philosophie de Berkeley


BERKELEY

SA VIE ET SES ÉCRITS

Il n’y a pas de commençant à qui le nom de Berkeley ne soit très-familier et qui ne croie très-bien connaître ses doctrines. Toutefois quand on les connaît, ce n’est point d’après leur auteur, mais d’après ce que d’autres en ont dit ; aussi la majorité de ceux qui croient les connaître, n’en ont-ils qu’une idée informe, et se font-ils de leurs principaux traits des opinions erronées. Nul, parmi les penseurs qui ont écrit sur la philosophie, n’a surpassé Berkeley dans l’art d’exprimer clairement ce qu’il voulait dire, et d’en distinguer tout ce qui n’était pas son opinion ; et pourtant il n’y a pas de penseur qu’on ait mis plus de persévérance à ne pas comprendre, ou qui ait été victime d’une ignoratio elenchi plus obstinée ; ses nombreux adversaires se sont consacrés à la tâche de démontrer ce qu’il n’avait jamais nié, et de nier ce qu’il n’avait jamais affirmé. Si les personnes qui s’intéressent à la philosophie ou à son histoire, attirés par les facilités que nous devons aux travaux du professeur Fraser, se mettent à étudier les œuvres de Berkeley telles qu’elles sont sorties de son esprit, nous croyons qu’on le reconnaîtra pour un des plus grands génies philosophiques parmi tous les penseurs qui dès les temps les plus reculés ont appliqué leurs facultés à la métaphysique ; et pourtant au nombre de ces grands génies nous comptons Platon, Hobbes, Locke, Hartley, Hume, Descartes, Spinoza, Leibnitz et Kant. En effet, par quelque grands services que ces penseurs aient favorisé les progrès de la philosophie, de quelque importantes contributions que la plupart d’entre eux aient enrichi son trésor de vérités positives, il n’en est point qui ait fait, comme Berkeley, trois découvertes de premier ordre, chacune suffisant à opérer une révolution en psychologie, et capables par leur union de déterminer, à partir de ce moment, le cours de la spéculation philosophique. Ces découvertes, ajoutons-le, ne sont pas comme les travaux de tant d’autres penseurs illustres, de pures réfutations d’erreurs qui écartent les obstacles opposés à la saine philosophie. On y trouve cela et plus encore ; toutes trois sont destinées à occuper à jamais une place parmi les vérités positives. Voici ces découvertes :

1. La doctrine des perceptions acquises de la vue : la partie la plus importante de ce dont nos yeux nous informent, en particulier l’extériorité, la distance et la grandeur, ne sont pas des perceptions directes du sens de la vue, mais des jugements et des conclusions rapidement obtenues par interprétation de signes naturels ; et ce n’est ni l’instinct ni la raison qui nous apprennent la signification de ces signes, c’est l’expérience.

2. La non-existence d’idées abstraites : toutes les notions générales ou de classes au moyen desquelles nous pensons ou raisonnons, sont en réalité, que nous le sachions ou non, des idées concrètes d’objets individuels.

3. La nature et le sens vrais de l’extériorité que nous attribuons aux objets de nos sens : l’extériorité ne consiste pas en un substrat qui supporte un système de qualités sensibles, quelque chose d’inconnu, qui, sans être lui-même une sensation, nous donne nos sensations ; l’extériorité consiste en ce que nos sensations se présentent en groupes, unis par une loi permanente, qui vont et viennent indépendamment de nos volontés ou de nos actes mentaux.

La première de ces trois doctrines fut la première grande victoire de la psychologie analytique sur les apparences primitives qu’on décore dans certains systèmes du nom de croyances naturelles ; elle fournit à la fois un modèle et un exemple aux analystes qui suivirent.

La seconde redressa une erreur qui répandait l’obscurité sur la théorie des plus hautes opérations de l’intelligence, et rendait impossible tout progrès réel de l’analyse de ces opérations, tant que l’erreur n’avait pas été dissipée. Les conceptualistes barraient la route de la philosophie, comme à une époque antérieure l’avaient fait les réalistes. Berkeley les réfuta, et en adoptant ce qu’il y a de vrai dans les doctrines du nominalisme, il posa les fondements d’une théorie de l’action de l’esprit dans le raisonnement général, dépassant de beaucoup tout ce que les nominalistes avaient fait dans ce genre.

Troisièmement, enfin, les travaux de Berkeley touchant l’idée du monde extérieur, outre leur importance psychologique, à titre d’analyse de la perception, constituent la leçon la plus mémorable qu’on eût encore donnée aux hommes pour leur faire acquérir le grand avantage intellectuel de ne pas croire sans preuve. Depuis ce moment, les penseurs possèdent un nouveau canon de croyance, un nouveau type de preuve qu’ils appliquent aux sujets les plus abstraits de la philosophie.

Par ces trois doctrines réunies, Berkeley a imprimé un nouveau mouvement à la haute philosophie dans les temps modernes. Comme fait historique, c’est incontestable. La psychologie et la métaphysique d’avant et d’après Berkeley diffèrent presque autant que l’histoire ancienne et l’histoire moderne, ou que la physique ancienne et la physique moderne. Ses deux premières découvertes ont été le point de départ de la véritable méthode analytique en psychologie ; seules elles ont rendu possibles les développements que cette étude a reçus par la suite. Ajoutons que ses raisonnements sur la Matière ont, de l’aveu de tous, décidé de la direction de la métaphysique après lui, à la fois chez les penseurs qui acceptaient sa doctrine tout entière ou seulement en partie, et chez ceux qui la combattaient.

Si l’on ajoute à tout cela que par son style littéraire seul, Berkeley peut prendre rang parmi les meilleurs écrivains d’une époque que l’on regarde, non sans raison, comme la plus belle de la prose anglaise, on aura des motifs suffisants d’espérer que les amis de la philosophie, et les personnes curieuses de l’histoire de l’esprit humain voudront chercher dans ses œuvres mêmes la connaissance de ses doctrines, qu’ils ne laisseront pas l’édition nouvelle reposer sur les rayons d’une bibliothèque, et qu’ils lui donneront une place parmi leurs livres favoris.

Quand on lit les écrits de Berkeley, en corps, on est vivement frappé de l’élaboration complète qu’il avait donnée dans son esprit à toutes les doctrines qui constituent le fond de sa philosophie, avant d’en publier aucune. Dans le journal très-intéressant (ou mieux dans les cahiers de notes) que Berkeley écrivait alors qu’il était étudiant à l’Université de Dublin, et que le professeur Fraser a eu la bonne fortune et le mérite de nous faire connaître, on trouve déjà toutes les opinions distinctives de Berkeley, y compris même les questions sur lesquelles il dispute avec les mathématiciens ; et elles n’y sont pas seulement en germe, mais presque aussi complètes au point de vue des pures idées, que dans aucun de ses écrits. La doctrine qu’on appelle son idéalisme ou sa non-croyance à la matière, non-seulement il y était arrivé à cette époque de la jeunesse, mais cette doctrine était devenue une habitude fixe de son esprit. Ce fait ne manque pas d’intérêt psychologique, puisqu’il nous explique l’étonnement sincère qu’il manifeste dans bien des passages de ses écrits, que cette interprétation des phénomènes sensibles n’ait pas été, aussitôt que comprise, considérée comme évidente par elle-même et comme le verdict du sens commun. Quand on vient à rencontrer de ces exemples de la loi mentale d’après laquelle une façon de nous représenter les choses qui nous est devenue familière, si opposée qu’elle soit à l’opinion commune, tend à prendre dans notre propre esprit, l’apparence de l’évidence, on ne devrait pas les rejeter comme des bizarreries d’un individu ; on devrait, au contraire, songer qu’il est très-probable que l’opinion commune elle-même, doit son évidence apparente à ce qu’on est bien plus familiarisé avec elle, et que souvent elle n’a pas rencontré l’obstacle, même en imagination, d’un fait qui la contredit.

La doctrine du premier ouvrage psychologique de Berkeley, l’Essai sur une nouvelle théorie de la vision, semble tout à fait affranchi d’immatérialisme, et l’est en effet ; la plupart des psychologistes venus plus tard, qui se sont élevés contre l’idéalisme, l’ont acceptée. Mais bien qu’il ait publié la théorie des perceptions acquises de la vue avant sa doctrine principale (une année avant seulement), il y avait dans son esprit un lien étroit entre ces deux théories. En effet, il se plaisait à se représenter les apparences visuelles de la perspective linéaire et aérienne, ainsi que les sensations musculaires qui accompagnent les mouvements du globe de l’œil, et qui, d’après une saine interprétation, nous informent de la distance et de la grandeur tangibles, il se plaisait à se les représenter sous la forme d’un langage dont Dieu se sert pour nous parler, et dont nous apprenons le sens, uniquement dérivé de sa volonté, non par instruction directe, mais par expérience. Or, l’idéalisme de Berkeley fut une extension de cette idée à la totalité de nos sensations corporelles. D’après lui, toutes ces sensations sont l’œuvre directe de Dieu, qui par sa puissance divine les imprime sur notre esprit sans l’intervention d’une substance extérieure passive, et qui a établi entre elles les relations constantes de coexistence et de succession dont nous avons besoin pour nous diriger dans la vie, relations qui nous suggèrent l’idée sans fondement qu’il y a hors de nous des objets autres que des intelligences ou des esprits. On pourrait voir dans la doctrine de l’Essai sur la Vision un premier pas vers ce système, et sans doute c’était pour elle un nouveau mérite aux yeux de Berkeley qu’elle cadrât si bien avec ce système ; mais en elle-même, elle repose sur des preuves qui lui sont propres, et se trouve également compatible avec l’une et l’autre des opinions qu’on peut soutenir au sujet de l’extériorité et de la substantialité de la nature physique. Aussi, reçut-elle l’adhésion à peu près unanime de philosophes des deux camps, jusqu’à nos jours, où l’on a fait des efforts malheureux pour la ruiner. Bon nombre de physiologistes, il est vrai, n’ont pas tenu compte de cette doctrine ; car les physiologistes ont plus que personne le travers commun à tous les genres de spécialistes : ils se buttent à chercher dans leur propre spécialité la théorie entière des phénomènes qu’ils étudient, et ne ferment que trop souvent l’oreille aux explications venues d’ailleurs.

Puisqu’on a récemment réveillé la question des perceptions acquises de la vue, il est à propos de remarquer que les preuves de la doctrine de Berkeley ont le caractère positif et irréfragable que possèdent rarement les démonstrations en psychologie ; elles valent une induction complète. En général, l’argument analytique à l’aide duquel on prouve que des états de conscience, supposés originels, sont acquis, est de la nature des preuves négatives. On fait voir qu’il y a des lois mentales dont l’existence explique l’acquisition de ces états de conscience ; que les faits connus concordent avec la supposition qui leur donne cette origine ; et l’on soutient avec raison que lorsqu’un phénomène peut avoir été produit par des causes connues, et qu’il est même probable qu’il a dû être produit par ces causes, on n’a pas le droit d’attribuer leur existence à un principe d’une nature différente. Mais la théorie des perceptions acquises de la vue n’a pas besoin de cet argument négatif ; elle repose sur un argument positif. Il en était ainsi même avant qu’elle eût reçu la confirmation de la preuve directe par les observations de Cheselden et de Nunneley. Les signes par lesquels, d’après la théorie, nous jugeons de la distance et de la grandeur, sont la proportion de l’espace occupé par l’image dans le champ de la vision, la netteté ou le vague de son contour, l’éclat ou le manque de vivacité de ses couleurs, le nombre des objets visibles qui paraissent interposés, et la quantité de sensation musculaire que l’on éprouve, quand on fait converger les yeux pour qu’ils regardent tous les deux le même objet. Or la relation qui unit ces faits avec nos perceptions de distance et de grandeur par l’œil, est démontrée par la même preuve qui démontre la relation d’autres causes avec leurs effets ; je veux dire que lorsque les causes sont présentes, les effets apparaissent ; lorsque les causes sont absentes, les effets n’ont pas lieu ; et quand les causes sont modifiées, les effets le sont aussi. Ainsi, quand nous regardons un objet terrestre avec un télescope, l’effet purement optique de l’instrument consiste en ce que l’image occupe une plus grande portion du champ de la vision que lorsque nous regardons l’objet à l’œil nu ; à cause de cela nous ne pouvons nous empêcher de penser que nous le voyons plus grand, et que parce que nous le voyons plus grand, nous le voyons plus près qu’à l’œil nu. Par un temps brumeux, quand l’image d’une montagne s’offre à nous avec une couleur moins vive et des contours moins définis qu’à l’ordinaire, il nous semble que nous la voyons de plus loin, et par conséquent (puisque le volume de l’image est le même que d’ordinaire) d’une hauteur supérieure à celle que nous lui connaissons. Le contraire arrive dans une atmosphère particulièrement claire, quand tous les objets distants paraissent plus près et plus petits qu’à d’autres moments. Lorsque nous n’avons dans notre observation aucun des signes que la théorie suppose, nous ne voyons point la distance qui nous sépare de l’objet ; il en est ainsi dans le cas des corps célestes, de la distance desquels nous n’avons aucune perception, et qui nous paraissent tous pour cela également éloignés de nous. Nous n’avons non plus aucune perception de leur grandeur, si ce n’est que ceux qui produisent une image plus grande dans l’œil paraissent les plus grands, et que tous nous paraissent plus grands quand ils sont plus rapprochés de l’horizon que lorsqu’ils sont parvenus à une plus grande élévation, en partie parce que les images sont moins brillantes, et en partie parce qu’on les voit à travers une multitude d’objets, tandis que, lorsqu’ils sont parvenus à une position plus élevée, nul objet à distance connue n’intervient entre nous et eux[1]. Dans tous ces cas, la différence n’est pas dans nos jugements conscients, mais dans nos perceptions apparentes. Souvent le jugement conscient ne participe pas à l’illusion. L’homme ou l’arbre que nous regardons à travers le télescope est d’un volume et à une distance que l’on peut connaître exactement et que l’on connaît toujours approximativement ; et cette connaissance n’est nullement ébranlée par le nombre de nos observations avec le télescope. Pourtant pour exprimer ce que nous savons être une fausse apparence, nous ne saurions nous servir de termes moins énergiques qu’en disant que nous voyons les choses comme nous savons qu’elles ne sont pas. Ces expériences remplissent les conditions d’une induction vraie. Ce qui nous paraît une perception est une interprétation de signes, voilà une conclusion qui ne repose pas sur un argument contestable, mais qui a pour base la même preuve, tant en degré qu’en espèce, que les vérités de la science physique.

La seule partie de la question qui demeure encore ouverte à la discussion est la nature précise des signes auxquels nous discernons l’étendue à deux dimensions, les figures planes et la relation entre ces signes et les faits qu’ils signifient. On a dépensé beaucoup de raisonnement, nous sommes bien loin de dire sans utilité, pour soutenir qu’il faut que nous ayons certainement, par le seul sens de la vue, une perception de l’étendue et de la figure en surface. Mais ces raisonnements ne touchent point la théorie de Berkeley, puisqu’il admet que nous avons des impressions distinctives de la vue correspondant aux différences d’étendue et de figure tactile, impressions que nous pouvons appeler si nous voulons, et il le fait souvent (faute d’une appellation meilleure), étendue et figure visible. Nous ne pouvons pas connaître par les signes les différences des choses signifiées, s’il n’y a pas en même temps des différences dans le signe lui-même. Mais ce que Berkeley soutient c’est que, cette étendue ou figure visible, ou ce qu’il nous plaît d’appeler par ces noms, n’ont rien de commun avec l’étendue tactile, ou ce que nous considérons comme l’étendue et la figure réelles qu’ils servent à désigner ; que le lien qui les unit est tout arbitraire, issu de la volonté de Dieu ; et que bien loin que l’étendue visible et l’étendue tactile soient de même qualité, nous n’aurions jamais soupçonné qu’il existe entre elles une relation, si l’expérience ne nous l’eût révélée. Dans l’opinion de Berkeley une personne née aveugle, à qui on rend la vue, quand elle est devenue grande, et à qui l’on montrerait pour la première fois un cube et une sphère, ne devrait pas savoir du premier coup laquelle de ces deux figures est le cube ou la sphère qu’elle connaît déjà par le toucher. Cette opinion est soutenue par les meilleures preuves. Mais la théorie n’a pas besoin de cette conclusion extrême ; en effet bien que l’étendue ou figure visible n’ait, et même qu’elle ne puisse avoir aucune ressemblance positive avec l’étendue tactile, il est possible qu’il y ait entre elles une analogie, une ressemblance de relations, c’est-à-dire que les parties de l’une ont peut-être des relations mutuelles ressemblant à celles qui unissent les parties de l’autre. Par exemple le cube visible et le cube tangible ont l’un et l’autre des angles, espèce de choses particulières qui n’existent pas dans la sphère visible ou tangible ; et cette ressemblance de relations peut être cause qu’une personne née aveugle, et à qui plus tard une opération donne la vue, soupçonne (bien qu’il ne lui soit pas possible de le savoir d’abord) que le cube visible, s’il correspond à quelque chose de tangible, correspond à un cube tangible plutôt qu’à une sphère tangible. Toutefois cette analogie ne nous semble pas avoir dirigé ni le malade de Cheselden ni celui de Nunneley.

L’originalité de Berkeley n’est pas si complète dans la première de ses trois doctrines distinctives que dans les deux autres. Tous ceux qui l’ont suivi ont placé l’origine de la doctrine dans son Essai, où elle fut pour la première fois exprimée et défendue contre les objections, de façon à lui donner une place au nombre des vérités établies. Mais il n’était pas le premier penseur auquel l’idée se fût présentée. Ainsi que le professeur Fraser le remarque, Malebranche dont la philosophie était familière à Berkeley s’en était beaucoup approché, mais il n’était pas le seul : la doctrine fondamentale se trouve exposée en des termes auxquels Berkeley aurait pu souscrire, dans un passage d’un essai de Locke, inséré pour la première fois dans la quatrième édition et dont Berkeley cite une partie dans son traité. Il n’est pas improbable que Locke ait lui-même reçu cette idée de son ami Molyneux qui a même fourni les exemples de la sphère et du cube. Berkeley n’a donc pas le mérite de la conception ; mais il a celui de la faire passer de l’état d’une supposition à celui d’une vérité scientifique.

Il convient de remarquer aussi que l’impossibilité de voir la distance qui sépare un objet de l’œil (puisque, grande ou petite, elle ne projette qu’un point sur la rétine), bien que l’on ait souvent supposé que c’était une des principales innovations de la théorie de Berkeley, n’était pas, et n’était pas non plus donnée par lui comme une innovation ; mais il l’acceptait dès le début même de son essai comme une vérité admise. Les auteurs qui ont écrit sur l’optique l’avaient déjà reconnu ; mais l’erreur où ils tombaient, et que Berkeley avait pour but de corriger, consistait à croire que nous jugeons des distances par une inférence nécessaire de la raison, d’après des considérations géométriques dont nous n’avons aucune conscience, ainsi que le disait fort bien Berkeley, et dont la plupart des hommes n’ont aucune connaissance. Toute son argumentation tend à montrer que l’inférence n’est pas donnée par la raison, mais par une association empirique, et que la relation entre nos impressions de la vue et les faits qu’elles indiquent ne saurait être découverte que par expérience directe. C’est ce qui fait de l’analyse que Berkeley a faite de la vision le plus remarquable exemple et le modèle de l’analyse psychologique. C’était pour la première fois que la puissance que possède la loi d’association de donner à des combinaisons artificielles l’apparence de faits ultimes, était mise en évidence.

La seconde des œuvres par lesquelles Berkeley a bien mérité de la philosophie, sa théorie de la pensée en général, consiste en ce que la pensée ne marche pas, comme Locke l’avait imaginé, au moyen d’idées générales ou abstraites, mais au moyen d’idées d’individus servant de représentants de classes. Toutes les idées, soutenait Berkeley, sont concrètes et individuelles, ce qui ne nous empêche pas d’arriver, par elles, à des vérités générales. Quand, par exemple, nous prouvons les propriétés des triangles, l’idée qui est dans notre esprit n’est pas comme Locke le supposait l’idée abstraite d’un triangle qui n’est rien qu’un triangle, qui n’est ni équilatéral, ni isocèle, ni scalène, mais l’idée concrète d’un triangle particulier, d’où néanmoins nous pouvons conclure à tous les autres triangles, si nous avons eu soin de n’employer que des prémisses qui soient vraies d’un triangle quelconque. Cette doctrine, aujourd’hui généralement reçue, bien qu’elle ne soit pas généralement comprise, se trouvait sans doute, comme celle des perceptions acquises de la vue, intimement rattachée dans l’esprit de Berkeley avec sa théorie des idées ; en effet il regardait la notion de matière, en dehors des sensations appartenant à un esprit, comme l’exemple suprême de cette absurdité qu’on appelle une idée abstraite. De même que dans la théorie de la vision, dans sa théorie des idées, Berkeley a surmonté la difficulté du problème. Le premier il a vu ce qu’il y avait au fond de la difficulté de la controverse des nominalistes et des réalistes, et établi que toutes nos idées sont des idées d’individus ; bien qu’il ait laissé à ses successeurs le soin d’indiquer la nature exacte du mécanisme psychologique (qu’on me passe cette expression) par lequel les noms généraux jouent leur rôle sans le secours d’idées générales. La solution de cette difficulté, comme de tant d’autres, consiste dans la connotation de noms généraux. Un nom, encore que commun à une multitude indéfinie d’objets individuels, n’est pas comme un nom propre, dépourvu de sens ; c’est une marque des propriétés ou de certaines propriétés qui appartiennent à tous ces objets également, et qui est associée d’une manière particulièrement étroite et intime avec ces propriétés communes. Or quoique le nom rappelle, et ne puisse pas ne pas rappeler, en même temps que ces propriétés, d’autres propriétés en nombre plus ou moins grand qui n’appartiennent pas à toute la classe, mais à un ou plusieurs membres de la classe, qui pour le moment servent à l’esprit de types qui la représentent, ces autres éléments sont accidentels et variables ; de sorte que l’idée effectivement évoquée par le nom de classe, sans être toujours celle d’un individu, est une idée où les propriétés dont le nom est le signe, font saillie d’une façon artificielle, tandis que les autres qui varient de temps en temps, et auxquelles on ne fait pas attention, sont rejetées dans l’ombre. Ce qu’on a pris pour une idée abstraite, c’est une image concrète, dont certaines parties ondoyent (dans certaines limites) tandis que d’autres demeurent fixes, ces dernières formant la signification du nom général : et comme le nom concentre l’attention sur les attributs de la classe, il préserve notre raisonnement de l’intrusion de tout ce qui serait spécial à l’objet individuel qui dans le cas particulier se trouve représenté dans l’esprit[2].

La troisième des doctrines de Berkeley, celle qui a le mieux fait connaître son nom, c’est sa négation de la matière, ou plutôt de la matière comme les philosophes la définissent ; car il soutenait que sa propre opinion se rapproche plus de la croyance commune du genre humain que la doctrine des philosophes. Les philosophes, dit-il, regardent la matière comme une chose, et nos impressions des sens, appelées idées du sens, comme une autre : ils croient que ce que nous percevons ce sont seulement nos idées, tandis que la matière qui les entoure et fait sur eux des impressions, est la chose réelle. Le vulgaire, au contraire, croit que les choses qu’il perçoit sont les choses réelles ; il ne croit pas à quelque chose de caché derrière ces choses. En cela, moi, Berkeley, je diffère des philosophes et je m’accorde avec le vulgaire, car je crois que les choses que nous percevons sont les choses réelles et les seules choses, excepté les esprits, qui soient réelles. Mais ensuite il soutient avec les philosophes, et non avec le vulgaire, que ce que nous percevons directement ce ne sont pas les objets extérieurs, mais nos propres idées, notion à laquelle la plupart des hommes n’ont jamais songé. Aussi à la fin de l’ouvrage où se trouve exposée de la manière la plus claire et la plus complète sa propre doctrine (les Dialogues d’Hylas et de Philonous), Berkeley nous dit-il que la vérité est actuellement « partagée entre le vulgaire et les philosophes : le vulgaire croyant que les choses qu’il perçoit immédiatement sont les choses réelles ; les philosophes, que les choses immédiatement perçues sont les idées qui n’existent que dans l’esprit[3]. »

Il suffisait à Berkeley de dire, et il en avait bien le droit, qu’il ne niait pas la validité de la perception, ni de la conscience, qu’il affirmait la réalité de tout ce que le vulgaire ou les philosophes perçoivent réellement par les sens, et qu’il niait seulement ce qui n’était pas une perception mais une inférence rapide et inconsciente, celle par exemple que l’on prend mal à propos pour une perception, quand on juge de l’extériorité et de la distance par l’œil ; mais avec cette différence que dans ce dernier cas l’inférence est légitime, puisqu’elle repose sur l’expérience, tandis que pour la matière il n’y a pas de base, ni dans l’expérience, ni ailleurs, qui permette de considérer les sensations dont nous avons conscience comme des signes de la présence de quelque chose, à l’exception de possibilités d’autres sensations. Berkeley pourrait dire avec raison, et il le disait en son langage, qu’il était d’accord avec l’opinion commune du genre humain dans tout ce qu’il se représente distinctement par la notion de la matière. Car il s’accordait à reconnaître dans les impressions des sens un élément permanent qui ne cesse pas d’exister dans les intervalles de nos sensations et entièrement indépendant de notre esprit individuel (bien qu’il ne le soit pas de tout esprit). Il avait parfaitement le droit de soutenir que c’est tout ce qui entre dans la composition de la notion positive que les hommes ont des objets matériels. Il s’en séparait quand ils ajoutaient à cette notion positive une notion négative, à savoir, que ces objets n’étaient point mentais ou qu’ils étaient tels qu’ils ne peuvent exister que dans un esprit. Sans tenir compte de cela, il est impossible de donner une idée correcte de l’idée qu’on se fait communément de la matière ; et sur ce point il y a une différence certaine entre Berkeley et l’opinion commune. Il appartenait à Berkeley de soutenir que cette partie de l’idée vulgaire est une illusion, et il l’a fait, selon nous, avec succès. Il n’a pas été aussi heureux quand il a voulu montrer comment l’illusion se produit, et comment elle devient une cause d’erreur (delusion). Il nous explique d’une façon suffisante que « les hommes connaissant qu’ils percevaient plusieurs idées dont ils n’étaient pas les auteurs, comme n’étant pas excitées du dehors, et ne dépendant pas de l’opération de leurs volontés, cela les amena à soutenir que ces idées ou objets de perception avaient une existence indépendante de l’esprit, et en dehors de lui ; et ils ne songèrent jamais qu’il y avait une contradiction impliquée dans ces mots »[4]. Il n’est pas surprenant que cette explication n’ait pas été trouvée suffisante. En effet nos idées ne dépendent pas toujours non plus de notre propre volonté ; et par conséquent, dans cette théorie, nos idées, aussi bien que nos perceptions des sens devraient être considérées comme extérieures à nous. Berkeley échappe à cette difficulté en exagérant beaucoup la dépendance qui rattache nos idées à la volonté[5]. Il ajoute encore un autre caractère pour distinguer les sensations des pensées, à savoir que les premières « ne sont pas excitées du dedans. » Mais les notions même du dehors et du dedans, par rapport à notre esprit, impliquent la croyance à l’extériorité, et ne sauraient par conséquent servir à expliquer la croyance. Berkeley a laissé à ses successeurs le soin de compléter cette partie de sa théorie. Il leur restait à montrer que lorsque une sensation unique de la vue ou du son indique la présence potentielle, à notre choix, de toutes les autres sensations qui entrent dans la composition d’un groupe complexe, on en vient très-facilement et très-naturellement à prendre cette possibilité latente — encore que présente — d’une foule de sensations non éprouvées, mais garanties par l’expérience pour la cause latente des sensations que nous sentons actuellement ; spécialement quand nous trouvons que les possibilités, différant en cela des sensations actuelles, sont communes à nous et aux autres esprits. C’est un point qui a été démontré de nos jours peut-être plus pleinement et plus explicitement que jamais. Si Berkeley n’avait pas pu le montrer aussi distinctement, c’est en partie parce qu’il n’avait pas complètement compris que l’élément permanent de nos perceptions n’est qu’une potentialité de sensations non senties actuellement. Pourtant il avait vu clairement que l’objet extérieur pour nous n’est rien qu’une potentialité de ce genre. « La table sur laquelle j’écris, dit-il, dans Principes de la connaissance humaine[6], je dis qu’elle existe, c’est-à-dire que je la vois et que je la touche ; et que si j’étais hors de mon cabinet, je dirais qu’elle existait, voulant dire par là que si j’étais dans mon cabinet, je pourrais la percevoir, ou que quelqu’autre esprit la perçoit. » Mais en lui-même l’objet était dans sa théorie, non-seulement une potentialité présente, mais une existence actuelle présente, seulement son existence était dans un esprit, dans l’esprit divin. C’est le côté positif de sa théorie, moins généralement connu que le côté négatif, et qui implique, croyons-nous, plusieurs erreurs sérieuses de logique.

Il faut remarquer ici que Berkeley ne se contentait pas de soutenir que l’existence d’un substrat matériel n’est ni perçue par les sens ni prouvée par la raison, ni nécessaire pour expliquer les phénomènes, et que par conséquent, d’après les règles d’une saine logique, il faudrait la rejeter. Il croyait qu’on pourrait la réfuter. Il pensait que la notion de la matière implique une contradiction, et il est vrai que la notion telle que tant de philosophes la définissent, l’implique en effet. Leur définition de la matière en fait une chose purement passive et inerte ; ils regardaient pourtant des objets matériels comme les causes qui excitent nos sensations. Ce n’était pas réfuter Berkeley que de dire que ce qui est passif, inerte ne saurait causer ou exciter rien. À l’idée des philosophes d’après laquelle les causes de nos sensations pourraient être « la configuration, le nombre, le mouvement, et le volume des corpuscules, » il répliquait par un appel à la conscience. L’étendue, la figure et le mouvement, disait-il, sont des idées qui n’existent que dans l’esprit ; « mais quiconque fera attention à ses idées soit du sens soit de la réflexion, n’y percevra aucun pouvoir, aucune activité ; il n’y a donc rien de tel en elles. Un peu d’attention nous fera voir que l’existence même d’une idée implique la passivité et l’inertie de cette idée, puisqu’il est impossible qu’une idée fasse rien, ou, rigoureusement parlant, soit la cause de rien. D’où il suit que l’étendue, la figure et le mouvement ne sauraient être la cause de nos sensations »[7]. Il en déduit que toutes nos sensations doivent avoir une cause, et comme cette cause ne saurait être d’autres sensations (ou idées), et comme il n’existe aucune chose physique, les sensations (ou idées) exceptées, la cause de nos sensations doit être un esprit. Il devance aussi la doctrine dont les philosophes d’une école opposée à la sienne se sont tant servis : que la seule chose qui puisse être une cause, ou exercer une force, c’est un esprit.

Il eût été bien, que le penseur qui était presque le fondateur et le créateur de la philosophie de l’expérience eût fait ce qu’on appelle dans la langue de Kant une critique de l’expérience, qu’il eût distingué ce qui en est de ce qui n’en est pas le sujet, au lieu de se passer, ici par exemple, de l’expérience, et de recourir à un argument à priori. En effet, c’est vainement que l’on consulte la conscience sur l’existence de ce pouvoir. Les pouvoirs ne sont pas des objets de conscience. Un pouvoir n’est pas un être concret, que nous puissions percevoir ou sentir, mais le nom abstrait d’une possibilité ; on ne saurait le constater qu’en voyant la possibilité réalisée. La perception intuitive nous dit la couleur, la texture, et toutes les autres propriétés de la poudre à canon, mais avons-nous une connaissance intuitive du pouvoir qu’elle possède de faire sauter une maison ? Il est vrai que tout ce que nous pouvons observer des phénomènes physiques, c’est la constance de leur coexistence, de leur succession, de leur similitude. Berkeley a eu le mérite d’apercevoir clairement cette vérité fondamentale, et de transmettre à ses successeurs la véritable conception de l’objet unique de la science de la nature. Il a vu que la causation que nous croyons voir dans la nature n’est que la constance de la succession. Mais ce n’est pas en cela qu’il fait consister la causation réelle. Nul phénomène physique, dit-il, ne saurait être une cause efficiente ; mais notre expérience journalière nous prouve que des esprits peuvent être, par leur volonté, et sont des causes efficientes. Remercions Berkeley de la moitié de vérité qu’il a vue, bien que l’autre soit restée voilée à ses yeux par les préjugés naturels dont il a tant contribué à dégager d’autres phénomènes psychologiques. Personne, avant Hume, ne s’était avancé à penser que cette prétendue expérience de causation efficiente par des volitions est aussi bien une illusion pure qu’aucune de celles que Berkeley avait ruinées, et que tout ce que nous connaissons du pouvoir de nos propres volontés se réduit à savoir que certains faits (réductibles par l’analyse à des mouvements musculaires) les suivent immédiatement. Berkeley soutenait encore que, puisque nos sensations doivent être causées par un esprit, elles doivent nous être données par l’action directe de l’Esprit divin, sans qu’il ait besoin d’employer une substance inintelligible, inerte, comme trait d’union. Dépourvue d’efficacité comme moyen, cette substance passive ne saurait intervenir ; si elle intervient, ce n’est pas comme cause, c’est seulement comme occasion, qui détermine l’Être divin à nous donner des sensations : doctrine réellement soutenue par Malebranche et d’autres Cartésiens, mais inadmissible chez Berkeley, puisqu’on ne voit pas quel besoin Dieu aurait que cette substance lui ravive la mémoire. Malebranche, il est vrai, admettait que, d’après cette théorie, il n’y aurait aucune nécessité de croire à l’existence de ce rouage superflu dans la machine, si elle n’avait été comme il le supposait expressément affirmée dans les Écritures. Donc, selon Berkeley, tout ce qu’on appelle perception d’objets matériels est l’action directe de Dieu sur nos esprits, et. nulle autre substance que l’esprit n’y a un rôle.

Mais Berkeley ne s’arrête pas là. Ce qui est le principal objet de la perception selon les philosophes qui l’avaient précédé, et qui en est le seul objet selon Berkeley, ce sont nos idées, terme dont on a beaucoup abusé, et dont on n’a jamais fait un emploi plus malheureux que lorsqu’on le donna comme nom à des sensations et à des possibilités de sensation. Ces idées, soutenait Berkeley, passent pour avoir une existence permanente, qui contraste avec l’intermittence des sensations actuelles ; et une idée ne saurait avoir d’existence que dans un esprit. Les idées n’existent dans nos esprits qu’autant que nous les percevons, et dans les esprits des autres hommes qu’autant que ces autres hommes les perçoivent ; qu’est-ce donc qui entretient leur existence quand nul homme ne les perçoit ? Elles existent d’une façon permanente dans l’esprit de Dieu. Cette réponse semblait à Berkeley un argument si décisif en faveur de l’existence d’un être suprême, qu’il pourrait tenir lieu de toutes les autres preuves de la théologie naturelle. Il faut qu’il y ait un Dieu, parce que s’il n’y en avait pas, il n’y aurait pas de lieu permanent pour la nature physique, puisqu’elle n’a d’existence que dans un esprit et qu’elle n’existe d’une façon constante et continue dans aucun esprit fini. Il croyait sincèrement que cet argument entraînait définitivement l’extinction de « l’athéisme et du scepticisme. » Tout ce que nous percevons doit être dans un esprit, et quand nul être fini ne les perçoit, il ne leur reste que l’esprit divin pour demeure. Cette ingénieuse théorie présente une ressemblance éloignée et superficielle avec la doctrine des idées de Platon, et dans le Siris, dont la partie métaphysique renferme la dernière expression de l’opinion de Berkeley, il enrôle Platon et les Platoniciens (qu’avec Coleridge, on ferait mieux d’appeler Plotiniciens) au service de sa théorie, ce qui donne à penser au Prof. Fraser que la théorie avait subi des modifications, et s’était transformée dans les dernières années de la vie de Berkeley, pour se rapprocher du réalisme. Selon nous les passages du Siris ne laissent pas cette impression. Il y a un abîme entre la doctrine de Berkeley et celle de Platon, et nous ne croyons pas que Berkeley l’ait jamais franchi. Les idées de Platon existaient par elles-mêmes et étaient immatérielles, mais elles étaient aussi bien externes à l’esprit Divin qu’à l’esprit humain. Les dieux parcourant leurs cercles célestes, décrits si poétiquement dans le Phèdre, vivaient dans une contemplation perpétuelle de ces idées, mais ils n’en étaient pas les auteurs et leurs esprits n’en étaient pas les demeures. En outre les idées de Platon n’étaient pas comme celles de Berkeley identifiées aux objets communs du sens, Platon les en distinguait attentivement par une démarcation profonde ; il en faisait les prototypes impérissables de ces grands et glorieux attributs, la beauté, la justice, la connaissance, etc., dont une ressemblance éloignée et affaiblie se trouvait perçue par les plus nobles d’entre les choses terrestres. Rien ne nous donne à penser que Berkeley se soit jamais rapproché de ces opinions ; et il nous semble que lorsqu’il cite les Platoniciens, ce n’est pas pour adopter leurs doctrines, mais pour tâcher de montrer qu’ils s’étaient en un certain sens rapprochés de la sienne, au moins en ce qu’ils rejetaient les opinions vulgaires.

La partie de sa théorie sur laquelle Berkeley fondait ce qu’il estimait l’argument le plus décisif en faveur de l’existence de Dieu, en est évidemment la partie la plus faible. En montrant que nos sensations, comme nos pensées, ne sont que les phénomènes de notre propre esprit, il reconnaissait avec le reste du monde l’existence dans les sensations d’un élément permanent qui n’existe pas dans les idées, mais il saisissait imparfaitement la nature de cet élément. Il suppose que l’objet réel d’une perception sensible, bien que ce ne soit, d’après son aveu, qu’un groupe de sensations, et que son existence soit suspendue en ce qui nous concerne quand nous cessons de la percevoir, reparaît exactement le même la fois suivante que nous venons à le percevoir encore ; et puisqu’il est le même il faut qu’il ait continué d’exister dans un autre esprit. Berkeley ne voit pas clairement que les sensations que j’ai aujourd’hui ne sont pas les mêmes que celles que j’ai eues hier, lesquelles sont passées et ne reviendront plus ; mais qu’elles leur sont exactement semblables ; et que ce qui a continué d’exister n’est qu’une puissance d’avoir des sensations, ou, en d’autres termes, une loi constante de la nature d’après laquelle des sensations semblables pourraient et devraient revenir, après un laps de temps, dans des conditions semblables. Ces sensations que je n’ai pas eues, mais que l’expérience m’apprend que je pourrais avoir eues à tout moment durant le laps de temps interposé entre mes sensations actuelles, ne sont pas une entité positive qui subsiste durant ce temps : elles n’existent pas comme sensation, mais comme croyance garantie ; elles impliquent la constance de l’ordre des phénomènes, mais non une substance spirituelle où les phénomènes résident quand ils ne sont pas présents à mon propre esprit. Dans plusieurs annotations le professeur Fraser émet l’opinion que Berkeley ne voulait pas dire, lorsqu’une sensation revenait après un intervalle, qu’elle fût la même numériquement, mais seulement qu’elle est la même spécifiquement. Mais si la sensation n’est la même que spécifiquement, comment est-il nécessaire qu’elle continue d’exister durant tout le laps de temps interposé ? Quand la sensation momentanée est passée, le retour, après un certain temps, d’une autre sensation exactement semblable, n’implique pas l’existence d’un objet permanent, mental pas plus que matériel, pour conserver une identité qui n’existe pas. Si Berkeley pensait que ce que nous sentons est retenu à l’état d’existence actuelle et non à l’état d’existence potentielle, quand nous ne le sentons plus, il ne saurait avoir pensé que ce n’est rien de plus qu’une sensation. En réalité, en lui donnant le nom ambigu et décevant d’idée, il nous laisse libre de supposer que c’est plus qu’une sensation. Ses idées qu’il suppose constituées par ce que nous percevons par nos sens, ne diffèrent pas de nos sensations, et il ne nous dit pas qu’elles en diffèrent : il se sert fréquemment de ces mots comme synonymes, il aurait pourtant vu l’absurdité qu’il y a à dire que la sensation d’aujourd’hui peut être la même que celle d’hier ; mais il ne voyait aucune absurdité à dire la même chose de l’idée. Grâce à ce mot il donne une sorte de double existence aux objets du sens : ce sont, suivant lui, des sensations, des états contingents, des possibilités permanentes de sensation, et pourtant ce sont encore d’autres choses ; ce sont nos perceptions purement mentales, et pourtant ce sont tout aussi bien des objets de perception-indépendants ; bien qu’immatériels, ils existent détachés de l’esprit individuel qui les perçoit, ils demeurent placés comme en dépôt dans l’esprit divin, et il semble qu’on soit obligé de supposer que Dieu les en tire quand c’est sa volonté de les imprimer sur nous, puisque Berkeley rejette la doctrine de Malebranche que nous les contemplons réellement en l’Esprit divin. C’est à cette partie illogique de sa doctrine que Berkeley attachait la plus grande valeur, et il aurait été bien fâché, s’il avait prévu l’abandon complet où est tombé son argument favori en faveur du théisme. C’était en effet pour cela, par-dessus tout, qu’il estimait sa théorie immatérielle. Il est vrai que le principal but que Berkeley avait donné à sa philosophie c’était la guerre contre les libres penseurs[8].

Outre les écrits purement métaphysiques de Berkeley, il faut dire quelques mots de ses écrits bornés à la polémique : ses attaques contre les libres penseurs et les mathématiciens. Son hostilité contre les premiers anime plus ou moins tous ses écrits, c’est l’objet principal du plus long d’entre eux, la série des dialogues intitulé « le Philosophe petit-esprit ». On peut dire avec raison de cet ouvrage que s’il n’était pas d’un homme aussi illustre, il ne mériterait guère l’attention. Toutefois l’art avec lequel il a été composé, lui donne une grande valeur. Ajouté aux dialogues sur la Matière, il suffit à mériter à Berkeley l’honneur d’être, après Platon, l’écrivain qui a le mieux réussi à faire du dialogue un instrument de controverse. Mais les opinions qu’il met dans la bouche des libres penseurs sont pour la plupart de telle nature que personne ne prendrait la peine de les réfuter, par l’excellente raison que personne ne les soutient ; il est permis de douter qu’elles aient jamais été soutenues par quelqu’un qui méritât une réponse. Les libres penseurs dans les Dialogues sont au nombre de deux, Alciphron qui doit représenter un disciple de Shaftesbury, et Lysiclès, sectateur de Mandeville, ou plutôt homme de plaisir qui se prévaut des opinions de Mandeville pour défendre sa manière de vivre. Alciphron est infidèle par sentiment, Lysiclès par sensualité. Le dernier (avec qui Alciphron lui-même paraissait d’abord s’accorder) nie toute destination morale, et professe la doctrine du pur égoïsme. Or Mandeville n’a fait ni l’un ni l’autre, et ces doctrines n’ont jamais été professées par ceux qui s’en inspiraient dans leur conduite[9]. Il est fort probable que Berkeley peignait les libres penseurs sans les avoir étudiés, et les sceptiques et athées sans connaître réellement leurs arguments ; en effet, de son temps peu d’auteurs avouaient leur scepticisme ou leur athéisme, et, avant Hume, aucun écrivain de marque n’avait essayé de traiter la question de la religion au point de vue de l’athéisme. Comme la plupart des défenseurs de la religion de son temps, bien que nous ayons peine à adresser ce reproche à un homme de génie et de la vertu de Berkeley, il ne se faisait aucun scrupule d’accuser d’athéisme, sur une simple présomption, Hobbes, par exemple, qui ne parle jamais que comme croyant en Dieu et même au christianisme, et à Spinoza le philosophe « ivre de la divinité ». Il faut croire qu’il répondait aux doctrines qu’il supposait aux infidèles, plutôt qu’à ce que l’on pouvait dire réellement ; aussi ses réponses portent-elles à côté du but. C’est pour cela qu’à l’exception de son argument spécial en faveur du théisme, dont nous avons déjà parlé, il parle bien plus de l’utilité de la religion que de sa vérité ; et, même sur ce sujet, il ne dépasse guère la surface. Chose à remarquer non-seulement dans sa controverse avec les libres penseurs, mais dans ses divers écrits, on trouve l’expression de la ferme conviction que l’on verra l’extension et l’accroissement non-seulement du scepticisme religieux, mais aussi en même temps de tous les genres d’immoralité, depuis les folies et les débauches des villes jusqu’aux vols de grands chemins. Il prétendait en particulier que la corruption politique avait dépassé toutes les limites jusqu’alors connues, que l’idée même de l’esprit public ou l’intérêt pour le bien public était traitée avec mépris. Sans doute, les anciennes questions qui passionnaient les masses se trouvant résolues, et les nouvelles qui datent des révolutions d’Amérique et de France, n’ayant pas encore fait leur apparition, les règnes des deux premiers Georges furent une époque d’indifférence politique, toujours favorable à la vénalité des hommes d’État. Si, pourtant, nous reportons notre pensée aux cours et aux parlements des deux derniers Stuarts, ou, plus haut, à ceux de Jacques I, ou même, plus haut encore, à ceux de Henry VIII, il nous sera bien difficile de croire qu’il ne se soit pas fait un changement dans le sens du progrès. Quoi qu’il en soit, Berkeley était dominé par une forte croyance, plus commune que bien fondée chez les gens de bien de tous les temps, que la nation dégénérait ; et il se croyait tenu par un devoir absolu de faire tout ce qui était en son pouvoir pour enrayer cette décadence, en affirmant de nouveau les vieilles doctrines religieuses et morales et en les appuyant de nouveaux arguments. On l’aurait beaucoup étonné si on lui avait dit que sa philosophie ferait de lui dans un siècle futur le père des sceptiques à venir, et que sa morale serait mise au ban du prochain réveil du spiritualisme, puisqu’avec presque tous les théologiens de son temps, il était absolument et nettement utilitaire, à la façon de Paley, qui pensait que la parole révélée de Dieu est le guide le plus sûr qui conduise à l’utile.

La controverse de Berkeley avec les mathématiciens a bien plus de fond, et aujourd’hui même on peut la lire avec beaucoup de profit. Cette œuvre était aussi à ses yeux un épisode de la guerre qu’il faisait aux libres penseurs : c’est un argument ad hominem à l’adresse d’un « mathématicien incrédule ». Puisque vous croyez, lui dit-il, dans vos mathématiques, à des mystères et à des choses contraires à la raison, vous n’avez pas le droit de rejeter le christianisme parce qu’il renferme des mystères qui dépassent la raison. Les mystères mathématiques en question étaient les doctrines sur les infinis et spécialement sur les bases du calcul différentiel ou infinitésimal. Berkeley ne conteste pas les conclusions auxquelles on arrive en se fondant sur ces doctrines, d’autant qu’elles sont souvent confirmées par l’expérience, et que dans aucun cas, l’expérience ne les a contredites. Mais il soutient que les bases de la théorie ne sont pas défendables et qu’elles jurent avec l’exactitude tant vantée et le caractère démonstratif du raisonnement mathématique. Il est difficile de lire sans parti pris l’Analyst et l’admirable réplique qu’il jeta à ses adversaires sous le nom de Défense de la libre-pensée en mathématiques (le dernier de ces écrits est un des plus beaux morceaux de la littérature philosophique anglaise) et de ne pas admettre que Berkeley avait raison. Ce ne fut que plus tard que le calcul différentiel fut placé sur les fondements où il repose à présent, c’est-à-dire sur l’idée de limite, véritable base de tout raisonnement portant sur les quantités infiniment petites, et à l’abri, quand on le comprend bien, des objections de Berkeley. Néanmoins ces objections descendent si profondément au cœur de la question, que même après l’abandon de la théorie fausse, il ne s’est trouvé personne, que nous sachions, pour exposer complètement la vraie en des termes qui ne comportent pas d’objection philosophique, avant le regrettable Prof, de Morgan, qui unissait à la science d’un mathématicien celle d’un logicien et d’un psychologiste[10]. Bien que tous ceux qui ont bien saisi la notion d’une limite pussent voir, d’une manière générale, qu’elle suffit à résoudre toutes les difficultés, l’embarras qui naît de la conception des divers ordres de différentielles, quantités infiniment petites, et pourtant infiniment plus grandes que d’autres quantités infiniment petites, n’a pas, à ma connaissance, été levé complètement, ni le sens caché sous ces expressions mystérieuses mis en pleine lumière et justifié par personne avant M. de Morgan.

Berkeley n’était pas seulement un philosophe spéculatif et un théologien, il a aussi écrit sur des questions directement pratiques, ce qu’on pouvait attendre du profond intérêt qu’il ressentait pour le bonheur de l’humanité et surtout de son Irlande. Nous n’avons pas à parler des travaux et des années qu’il consacra à la fondation d’un collège aux Bermudes, spécialement destiné à former des missionnaires ; son projet, par la seule influence de son caractère personnel, eut assez de succès pour obtenir une souscription considérable pour l’époque, et une adresse de la chambre des communes, suivie de l’octroi d’une charte et d’une promesse du ministre d’une allocation de 20 000 livres ; mais quand la fascination qu’exerçait sa personne ne fut plus là, son œuvre tomba lentement. Ses écrits sur les questions pratiques nous offrent beaucoup à louer et beaucoup à critiquer. Dans le nombre nous trouvons une défense de « l’obéissance passive, ou de la doctrine chrétienne de ne point résister au pouvoir suprême ». C’est une forte leçon de tolérance que de voir un aussi grand homme que Berkeley adhérer avec une entière conviction à une doctrine non-seulement funeste, mais à cette époque même abandonnée, et s’en faire le défenseur. Le lecteur verra que dans cet écrit Berkeley s’était laissé égarer par une application exagérée d’une doctrine cardinale de la morale, l’importance des règles générales. Comme on avait reconnu que les cas où il est juste de désobéir aux lois ou de se révolter contre le gouvernement ne sont pas la règle, mais l’exception, Berkeley les rejetta absolument, car ses règles morales n’admettaient aucune exception. Le plus considérable et le mieux connu de ses écrits sur les questions pratiques est le Querist où les opinions sont proposées sous une forme que Berkeley aimait beaucoup, celle de questions. C’est dans cet ouvrage que nous trouvons la fameuse question : Si le royaume était entouré d’un mur d’airain de mille coudées, ses habitants ne pourraient-ils pas néanmoins vivre proprement et confortablement, cultiver la terre et en récolter les fruits[11] ? La majorité des questions de ce genre portent sur des sujets d’économie politique. Leur principal mérite consiste dans la certitude où est l’auteur sur deux vérités fondamentales, que l’industrie du peuple est la véritable source de la richesse nationale, et que les dépenses de luxe sont un dommage pour elle ; c’est aussi la netteté avec laquelle il reconnut, devançant son siècle, que l’argent n’est pas en lui-même une richesse, mais des jetons pour calculer et échanger la richesse, ou, dans ses propres termes, « un jeton qui donne droit à la puissance et propre à constater et à transférer cette puissance. » S’il avait creusé cette idée il aurait devancé l’œuvre d’Adam Smith ; mais il adhérait, en apparence, aux conclusions de ce qu’on appelle le système mercantile, tout en en rejetant les prémisses, et il semble avoir pensé que la consommation des objets de luxe étrangers était bien plus dommageable à la richesse nationale que celle des objets de luxe produits dans le pays.

Il y a peu d’écrits de Berkeley qu’on ait plus lu autrefois et si peu de nos jours que le Siris, publié d’abord sous le titre de « Réflexions et Recherches philosophiques sur les vertus de l’eau de goudron et divers autres sujets en rapport les uns avec les autres, » ouvrage qui commence par l’eau de goudron et finit par la Trinité, et qui contient entre ces deux questions les spéculations physiques et métaphysiques les plus abstraites. On surprendra bien du monde en disant que la partie qui mérite le plus qu’on la lise est celle qui traite de l’eau de goudron. Berkeley apporte une masse de faits tirés de sa propre expérience et de celle d’autrui en faveur des propriétés hygiéniques et curatives de l’eau de goudron, et il n’est pas loin, sans toutefois oser l’affirmer, d’y voir un remède universel. On pourrait voir dans cet engouement une simple illusion du philosophe, si l’on ne savait que l’efficacité qu’il attribue à son remède est en partie réelle, puisque la créosote, un des éléments de l’eau de goudron, s’emploie avec succès comme tonique et pour soulager certaines douleurs, pour ne rien dire des propriétés désinfectantes et autres d’une autre substance qui entre dans l’eau de goudron, l’acide carbonique, dont on a tant parlé dans ces derniers temps. En tous cas c’est une leçon d’un grand prix que de voir produire une masse de faits positifs si grande et si concluante en faveur d’une opinion médicale que l’expérience ultérieure n’a pas confirmée, si ce n’est dans une étendue fort restreinte. Après avoir, à ce qu’il croyait, établi à posteriori les vertus reconstituantes de l’eau de goudron, Berkeley, en philosophe qu’il était, en recherchait la cause, ou le principe général ; mais il cherchait la preuve qu’il peut y avoir une panacée, et que cette panacée c’était l’eau de goudron, dans les doctrines d’une chimie erronée et aujourd’hui ruinée absolument, et par elle dans les théories des anciens philosophes, mélange de physique et de métaphysique. Un des points qu’il s’efforçait de prouver, c’est que le feu est la force vitale ou le principe de vie ; et d’abord à ce qu’il croyait, il déduisait de cette chimie surannée, une relation entre le goudron et l’élément du feu. Mais comme sa philosophie ne permettait pas d’admettre que le feu, ou tout autre objet à l’exception de l’esprit, pût être un agent réel, il s’élève de ce sujet d’humble apparence, aux plus hautes spéculations de ses doctrines. « Ce n’est ni l’acide, ni le sel, ni le soufre, ni l’air, ni l’éther, ni le feu visible et corporel, bien moins le fantôme qu’on appelle destin de nécessité, qui est l’agent réel, mais une certaine analyse, une suite de rapports réguliers ou d’échelle continue nous permet de nous élever à travers tous ces intermédiaires à la contemplation instantanée du premier moteur source invisible, incorporelle, inétendue, intellectuelle de vie et d’existence[12]. » Les anciens philosophes qu’il avait déjà cités à l’appui de sa physique, il les invoque encore pour en tirer le secours qu’il peut en faveur de sa théologie, et sans aucun succès, selon nous. Le professeur Fraser attache une grande valeur au Siris en disant[13] : « les rares œuvres spéculatives de ces Îles dans le dernier siècle ne contiennent pas un ouvrage aussi remarquable, » et que « chaque fois que nous en feuilletons les pages, nous y trouvons de nouvelles semences de réflexions. On y sent l’âme de Platon et des néoplatoniciens dans la génération la moins platonicienne de l’histoire d’Angleterre depuis la Renaissance. » Nous avouerons que nous n’y reconnaissons d’autre rapport qu’avec ce qu’il y a de moins bon dans Platon, avec sa cosmogonie mystique, qui lui est réellement commune avec les néoplatoniciens ; nous ne croyons pas que cette œuvre donne une valeur nouvelle aux idées que Berkeley a exprimées ailleurs, et elle les charge d’un jargon inutile et la plupart du temps inintelligible, qui n’est pas de lui, mais des plotinistes.

John Stuart Mill.
(Traduit de l’Anglais par E. Cazelles).
  1. Berkeley, disons-le en passant, n’admet pas la présence de ce dernier élément dans notre jugement : le nombre des objets interjacents ; mais c’est certainement un des signes d’après lesquels nous estimons les distances relatives des divers objets terrestres. La raison que donne Berkeley c’est que l’illusion par laquelle la lune, par exemple, nous paraît plus grande quand elle est plus près de l’horizon, se présente aussi bien lorsque les choses interjacentes sont cachées à la vue. Cela n’est pas d’accord avec la propre expérience de l’auteur de cet article, qui a reconnu, après plusieurs épreuves, que la grandeur apparente de la lune à l’horizon diminue beaucoup quand on cache les objets interjacents. Sans doute on ne le ramène pas toujours aux dimensions apparentes de la lune quand elle est à sa plus grande hauteur, mais c’est parce que l’autre cause de l’illusion, la seule reconnue de Berkeley, persiste : à savoir la diminution de l’éclat par la plus grande étendue de l’atmosphère interposée et par la quantité variable de vapeur non-transparente dont elle est chargée.
  2. Ce sujet est plus complètement élucidé dans le chapitre xvii de la Philosophie de Hamilton, et dans les notes de la nouvelle édition de l’Analysis of the Phenomena of the Human Mind, de James Mill.
  3. Vol. i, p. 359 de l’édition du prof. Fraser.
  4. Vol. I, p. 184.
  5. Vol. I, p. 170, et ailleurs.
  6. Vol. I, p. 157, Berk. 2.
  7. Vol. I, p. 168.
  8. Dans un passage du troisième dialogue entre Hylas et Philonous (Vol. I, pp. 343-4), Berkeley paraît reconnaître un moment l’ambiguïté du mot « même. » Hylas, le croyant à la matière, exprime ainsi ses objections : « Mais la même idée qui est dans mon esprit, ne saurait être dans le vôtre, ou dans tout autre. Ne s’en suit-il pas d’après vos principes qu’il n’y a pas deux personnes qui puissent voir la même chose ? » La réponse de Philonous à l’objection est une preuve positive que Berkeley n’a jamais vu en quoi consistait avant tout l’ambiguïté. Il pensait que ceux qui ne veulent pas se servir du mot même, quand nulle distinction ou variété ne se laisse percevoir, » doivent être « des philosophes qui prétendent à une notion abstraite de l’identité ; » et que a tout le débat roule sur un mot. » Supposez, dit Philonous, une maison dont les murs ou le revêtement extérieur ne soient pas changés : on y démolit toutes les chambres et à leur place on en construit d’autres ; quand vous diriez que c’est la même maison, et que je soutiendrais que ce n’est pas la même, si nous considérons la maison en elle-même ne nous accorderons-nous pas facilement dans l’idée que nous nous en faisons. Si vous venez me dire, nous différons par la notion que nous en avons, en ce que vous ajoutez à l’idée que vous avez de la maison la simple idée abstraite d’identité, au lieu que je ne le fais pas, je vous dirai que j’ignore ce que vous entendez par idée abstraite d’identité, et je serais bien aise que vous regardassiez vos propres idées, pour vous assurer que vous vous entendez vous-même. La pénétration habituelle de Berkeley l’a abandonné en cette circonstance, car il est évident qu’il oublie que le mot même a réellement deux sens, celui de l’identité numérique et celui d’une ressemblance exacte. Dans l’exemple de la maison, il n’est question que de l’identité numérique qui n’implique même pas une ressemblance grossière : en effet nous tenons qu’un homme est la même personne à dix ans et à soixante-dix. Pour que l’analogie fût exacte, il aurait fallu supposer qu’on a bâti une maison exactement semblable à la première et ensuite demander s’il fallait l’appeler la même.
  9. On trouvera dans le « Fragment on Mackintosh » de James Mill, œuvre d’une rare vigueur et pleine de sujets de méditation, une discussion très-forte des accusations portées communément contre Mandeville, et le vrai caractère de son livre.
  10. Lagrange ne fait pas exception ; car s’il a détaché la différentielle de la conception de l’infinitésimale, il n’a pas rationalisé cette conception même.
  11. Vol. III, p. 366 (134e question).
  12. Vol. II, p. 479.
  13. Vol. II, p. 343.