La Philologie comparée, ses Principes et ses Applications nouvelles

LA


PHILOLOGIE COMPAREE


SES PRINCIPES ET SES APPLICATIONS NOUVELLES.





I. Die Ungleichheit menschlicher Rassen hanptsœchlich vom sprachwissenschaftlichen Standpunkte, von A. Pott ; in-8o, Detmold 1856. — II. Zeitschrift für vergleichende Sprachforschung auf dem Gebiete des deutschen, griechischen und lateinischen, herausgegeben von Dr Adalbert Kuhn, Berlin 1850-56. — III. Ethnology of the Indo-Pacific Islands, par J. R. Logan dans le Journal of Indian Archipelago, Singapore, 1850-55.





Une science nouvelle a pris place de nos jours entre la psychologie et l’ethnologie : cette science est la philologie comparée, que l’on pourrait appeler la physiologie du langage. Ce que peut avoir de fécond le procédé de la comparaison appliqué à certaines études s’est rarement mieux révélé que dans les rapides progrès accomplis par la science des langues à partir du jour où, ne bornant plus son effort à faire passer d’un idiome dans un autre un discours ou un ouvrage, elle a rapproché les procédés et les mots des divers idiomes, interrogé les grammaires, non pour en appliquer les règles, mais pour en analyser le génie, cherché enfin dans l’histoire du langage l’explication des origines ou du classement des sociétés humaines. La philologie comparée a pour but d’établir, par la comparaison des mots et des formes grammaticales, les lois de développement de la faculté qu’on nomme la parole, et, dans les divers modes d’application de ces lois, elle arrive à reconnaître sans peine l’âge d’une langue comme le degré de civilisation qu’elle représente. Avant notre époque, les phénomènes du langage ainsi envisagés avaient préoccupé sans doute certains esprits, mais des théories préconçues s’étaient opposées à ce qu’on pût saisir les choses avec leurs caractères naturels. Les uns croyaient retrouver dans les langues les débris d’une prétendue langue primitive ; d’autres, comme le fit le baron de Mérian, se bornaient à dresser des listes de mots empruntés à tous les idiomes et réunis par des étymologies arbitraires. L’Europe septentrionale cependant, au début de ce siècle, finit par prendre l’initiative de recherches plus sérieuses, et une fois entrée dans une voie vraiment scientifique, la philologie fit de tels progrès, que le public connut presque en même temps son existence et sa maturité.

En France, on était jusqu’à ces derniers temps demeuré presque étranger à ces découvertes de la linguistique. La philologie comparée n’avait rencontré parmi nous que fort peu d’adeptes. Abel Rémusat, dans ses Recherches sur les langues tartares, en appliqua quelques principes, mais il généralisa peu les résultats qu’il obtint, et la mort l’enleva avant qu’il eût achevé son œuvre. Klaproth ne marchait point encore d’un pas bien sûr dans la voie nouvellement ouverte ; il n’avait pas assez approfondi la grammaire comparée pour s’être familiarisé avec une méthode qui demandait d’abord à être solidement assise, et puis d’ailleurs, quoique habitant la France, il écrivait généralement sur ces matières en Allemand. C’est au-delà du Rhin qu’il faut aller chercher les véritables fondateurs de la science nouvelle : Guillaume de Humboldt, F. Bopp, Jacques Grimm. Leurs ouvrages n’ont malheureusement point encore été traduits en français, et les principes qu’ils ont posés n’ont guère pu se répandre hors de leur pays. Parmi nos érudits, un seul, Eugène Burnouf, entra en même temps qu’eux dans cette voie d’études et fut conduit aux mêmes doctrines ; mais la nature spéciale de ses travaux empêcha nos philologues de s’initier aux méthodes et aux idées dont il avait si habilement saisi l’esprit. L’indifférence commence aujourd’hui à se dissiper, et on se montre moins antipathique à des procédés dont le premier tort, aux yeux de certaines personnes, était de venir d’Allemagne. Quelques savans se sont franchement consacrés à cette nouvelle branche de nos connaissances. Une chaire destinée à naturaliser chez nous les fruits de la science exotique a été créée à la Sorbonne. En attendant que l’esprit français se familiarise avec l’étude des langues ainsi comprise, l’Allemagne reste la patrie par excellence de la philologie comparée, qui a pris depuis longtemps place dans le programme de ses universités. Les élèves se pressent autour des initiateurs ; des ouvrages où les principes généraux sont exposés et appliqués se comptent déjà par centaines au-delà du Rhin ; des journaux réservés spécialement à la science nouvelle ont été fondés, et, chose plus remarquable, ils trouvent des abonnés. On se partage la tâche, et sur ce sol, qui, malgré sa richesse, offre encore tant de landes et de fondrières, chaque étudiant fait choix d’une parcelle qu’il défriche pour devenir producteur à son tour.

Ce qui constitue le fondement et tout à la fois l’objet de la philologie comparée, c’est la reconstruction du travail mental d’où sont sorties les langues et qui a présidé à leurs variations. Cette science poursuit deux ordres d’études. Dans le premier, elle refait l’histoire intérieure, interne, d’une langue ou d’une famille de langues. Dans le second, elle dresse une classification des langues connues, compte les familles et détermine à laquelle chacune d’elles appartient, puis scrute les affinités qui lient ces familles entre elles. L’ensemble des premières recherches met sur la voie des secondes. Les principes que permet de poser l’histoire d’une langue poursuivie dans toutes ses transformations et ses dérivations apprennent à fixer l’âge d’un idiome, la période à laquelle appartient la forme qu’il nous présente, et l’on n’est plus alors exposé à prendre pour des différences spécifiques ce qui ne tient qu’à des inégalités de développement, et à tomber ainsi dans cette erreur, fréquente en ornithologie, qui fait regarder comme d’espèces diverses des individus spécifiquement identiques, mais dont le plumage diffère à raison de l’âge et du sexe. Je commencerai par résumer les résultats principaux de l’étude interne des langues avant de rechercher les données qui en ont réglé la classification.


I

Une première question se présente : comment a procédé l’esprit humain dans la formation des langues ? Nos grammairiens avaient cru qu’il avait suivi dans ce travail de création la marche naturelle indiquée par le raisonnement. L’examen des faits a prouvé qu’il n’en était rien. En étudiant une langue aux diverses époques de son existence grammaticale, on a constaté que nos procédés de logique et d’analyse ne présidaient pas aux premières manifestations d’un idiome. À l’origine des langues, la pensée s’est offerte, à ce qu’il semble, sous une forme confuse et complexe tout à la fois, l’esprit n’avait pas conscience des élémens dont elle se composait. Les sensations se succédaient si rapidement, que la mémoire et le langage, au lieu d’en reproduire séparément les signes, les reflétaient tous ensemble. La pensée était éminemment synthétique. Ce qui le prouve, c’est que les langues les plus anciennes présentent au plus haut degré ce caractère : le mot ne s’y distingue pas de la phrase ; autrement dit, l’on parle par phrases et non par mots. Chaque expression est un organisme complet dont les parties sont étroitement enchevêtrées. C’est ce que les philologues ont appelé agglutination, polysynthétisme. Une pareille manière de s’exprimer est peu favorable sans doute à la clarté ; mais les conceptions des premiers hommes étaient assez simples pour être saisies sans un grand travail de réflexion. D’ailleurs ils se comprenaient sans doute plutôt par intuition que par raisonnement. Le jeu de la physionomie, le geste ; complétaient la parole et les dispensaient d’une lente analyse des signes vocaux.

De quelque façon qu’on s’explique au reste le caractère primitif du langage humain, il n’en est pas moins constant que l’histoire des langues n’est qu’une marche continue de la synthèse vers l’analyse. Partout on voit un premier idiome faire place à une langue vulgaire, qui ne constitue pas, à vrai dire, un idiome différent, mais qui en est une seconde phase, une période plus analytique. Tandis que la langue primitive est chargée de flexions pour exprimer les rapports les plus délicats de la pensée, tandis qu’elle est plus riche d’images, bien que plus pauvre peut-être d’idées, le dialecte moderne est plus clair, plus explicite, séparant ce que les anciens assemblaient, brisant les mécanismes de l’ancienne langue pour donner à chaque idée et à chaque relation son expression isolée.

Et que l’on ne confonde point ici l’expression avec le mot. Les mots, autrement dit les élémens qui entrent dans l’expression primordiale, sont courts, généralement monosyllabiques, formés presque tous de voyelles brèves et de consonnes simples ; mais ces mots disparaissent dans l’expression où ils entrent, on ne les saisit pas plus que dans le vert l’œil ne saisit le bleu et le jaune. Les mots composans sont tellement pressés, imbriqués, pour parler comme les botanistes, que l’on dirait, suivant la comparaison de Jacques Grimm, les brins d’herbe d’un gazon. Et ce qui a lieu pour la composition des expressions se passe aussi pour la prononciation des mots, qui s’y rattache si étroitement : même simplicité dans les sons, parce que l’expression doit cependant laisser saisir toutes les parties de son organisme. « Aucune langue primitive, écrit Jacques Grimm dans son Mémoire sur l’origine du langage, n’a de redoublement de consonne. Ce redoublement naît seulement de l’assimilation graduelle de consonnes différentes. » A la seconde époque apparaissent les diphthongues et les brisemens, tandis que la troisième est caractérisée par des adoucissemens et d’autres altérations dans les voyelles.

C’est le sanskrit surtout qui a mis en évidence ces lois curieuses de la transformation graduelle des langues. Le sanskrit, avec son admirable richesse de formes grammaticales, ses huit cas, ses six modes, ses désinences nombreuses et ses formes variées énonçant à côté de l’idée principale une foule de notions accessoires, était éminemment propre à l’étude de la croissance et de la décroissance d’une langue. Au début, dans le Rig-Véda, la langue apparaît avec ce caractère synthétique, ces inversions constantes, ces expressions complexes que je signalais tout à l’heure comme les conditions de l’exercice primordial de la pensée. Vient ensuite le sanskrit des grandes épopées de l’Inde ; la langue a gagné alors plus de souplesse, tout en conservant cependant la raideur de ses premiers procédés. Bientôt l’édifice grammatical se décompose : le pâli, qui correspond à son premier âge d’altération, est empreint d’un remarquable esprit d’analyse. « Les lois qui ont présidé à la formation de cette langue, dit Eugène Burnouf, sont celles dont on retrouve l’application dans d’autres idiomes, à des époques et dans des contrées très diverses ; ces lois sont générales parce qu’elles sont nécessaires. Que l’on compare en effet au latin les langues qui en sont dérivées, aux anciens dialectes teutoniques les langues de la même origine, au grec ancien le grec moderne, au sanskrit les nombreux dialectes populaires de l’Inde : on verra se développer les mêmes principes, s’appliquer les mêmes lois. Les inflexions organiques des langues mères subsistent en partie, mais dans un état évident d’altération. Plus généralement elles disparaissent et sont remplacées, les cas par des particules, les temps par des verbes auxiliaires. Ces procédés varient d’une langue à l’autre, mais le principe demeure le même ; c’est toujours l’analyse, soit qu’une langue synthétique se trouve tout à coup parlée par des barbares qui, n’en comprenant pas la structure, en suppriment et en remplacent les inflexions, soit qu’abandonnée à son propre cours, et à force d’être cultivée, elle tende à décomposer et à subdiviser les signes représentatifs des idées et des rapports eux-mêmes. »

Le prâkrit, qui représente le second âge d’altération de la langue sanskrite, est soumis aux mêmes analogies ; d’une part il est moins riche, de l’autre plus simple et plus facile. Enfin le kawi, ancien idiome de Java, est une corruption du sanskrit où cette langue est privée de ses inflexions et a pris en échange les prépositions et les verbes auxiliaires des dialectes vulgaires de cette île. Ces trois langues elles-mêmes, formées par dérivation du sanskrit, éprouvent bientôt le même sort que leur mère ; elles deviennent à leur tour langues mortes, savantes et sacrées, — le pâli dans l’île de Ceylan et l’Indo-Chine, le prâkrit chez la secte des Djaïnas, le kawi dans les îles de Java, Bali et Madoura. Alors s’élèvent dans l’Inde des dialectes plus populaires encore, les langues gouris, l’hindoui, le bengali, le cachemirien, le dialecte du Gouzerate, le mahratte, et les autres idiomes vulgaires de l’Hindoustan, dont le système est beaucoup moins savant.

Les langues de la région intermédiaire entre l’Inde et le Caucase nous apportent dans leurs rapports de filiation des différences du même ordre. Aux époques les plus anciennes apparaissent le perse et le zend, liés entre eux par une parenté étroite avec le sanskrit, mais correspondant à deux développemens divers de la faculté du langage. Le zend, malgré ses traits de ressemblance avec le sanskrit du Véda, laisse saisir comme les premiers symptômes d’un travail de condensation dans la prononciation et d’analyse dans l’expression. Il a tous les dehors d’une langue à flexions, mais à l’époque des anciens Sassanides, ainsi que le remarque M. Spiegel, le philologue qui cultive avec le plus de succès en Allemagne les idiomes iraniens, il commence déjà à s’en dépouiller. La tendance analytique se fait bien autrement sentir dans le persan ancien ou parsi, et dans le persan moderne la décomposition a presque atteint son dernier terme. Je pourrais reproduire ces observations pour les langages du Caucase, l’arménien et le géorgien, pour les langues sémitiques, en comparant le rabbinique à l’ancien hébreu ; mais ce que j’ai dit suffit à l’intelligence du fait.

La cause de ces transformations se trouve dans la condition même d’une langue, dans la manière dont elle se modèle sur les impressions et les besoins de l’esprit ; elle tient à son mode même de génération. Un idiome est un organisme soumis, comme tout organisme, à une loi de développement. « Il ne faut pas, écrit Guillaume de Humboldt, considérer une langue comme un produit mort et une fois formé ; c’est un être vivant et toujours créateur. La pensée humaine s’élabore avec les progrès de l’intelligence, et cette pensée, la langue en est la manifestation. Un idiome ne saurait donc demeurer stationnaire, il marche, il se développe, il grandit et se fortifie, il vieillit et s’étiole. »

En somme, on peut distinguer trois états, en quelque sorte trois règnes dans l’existence linguistique : monosyllabisme, agglutination, flexion. Dans le monosyllabisme, la langue est, pour ainsi dire, inorganique ; dans l’agglutination, son organisme constitue un tout indivisible, une sorte de végétation analogue à celle de ces plantes cryptogames qui n’ont ni centres vitaux, ni appareils de fonctions. Enfin, dans la flexion, l’organisme est complet, tous les organes spéciaux sont créés, bien qu’à l’origine ces organes se trouvent dans une dépendance étroite les uns des autres, et qu’un mouvement analytique amené par le temps soit nécessaire pour les rendre plus indépendans. Comment s’opèrent ces transformations successives ? C’est ce que la philologie comparée a dû chercher à découvrir, et voici à peu près ce qu’elle nous enseigne.

La langue débute par un premier radical phonétique qui rend la sensation dans toute sa simplicité et sa généralité. Ce n’est encore ni un verbe, ni un adjectif, ni un substantif ; c’est un mot exprimant la sensation commune qui peut être au fond de ces catégories grammaticales, rendant le sentiment du bien, du plaisir, de la douleur, de la joie, de l’espérance, de la clarté ou de la chaleur. Dans l’emploi qu’en fait le langage, il y a sans doute tour à tour un sens verbal, ou nominal, ou adverbial, ou qualificatif ; mais rien cependant dans la forme du mot n’accuse et ne spécifie ce rôle. Les langues très simples en sont encore presque à cette forme élémentaire. C’est plus tard seulement que l’esprit crée les parties du discours ; elles existaient sans doute virtuellement, mais l’intelligence ne sentait pas le besoin de les distinguer profondément par une forme essentielle, en leur donnant une physionomie caractéristique. Ensuite ces formes ont été se multipliant, mais l’abondance et la nature en ont varié suivant les contrées et les races ; tantôt c’est sur le verbe que l’imagination a épuisé toutes les nuances de l’expression, tantôt c’est au substantif qu’elle a attribué les modifications. L’esprit a été plus ou moins inventif et plus ou moins rationnel ; il a saisi parfois ici des délicatesses qui lui ont échappé là complètement, et dans les langues les plus grossières on remarque des nuances qui manquent aux plus raffinées. La comparaison du sanskrit et du grec nous révèle un de ces contrastes. La première langue est bien autrement riche que la seconde quant à la manière dont elle exprime les rapports du substantif dans la phrase et les relations des mots entre eux ; elle a un sentiment bien plus profond et bien plus pur de l’essence du verbe et de sa valeur intime, et cependant la conception du mode dans le verbe considéré comme distinct du temps lui a échappé, la nature verbale de l’infinitif lui est restée inconnue. Le sanskrit le cède donc de ce côté au grec, qui lui est uni d’ailleurs par des liens étroits.

Ainsi l’intelligence humaine n’est pas arrivée dans toutes les langues au même degré, et dès-lors n’a pas créé les mêmes rouages secondaires. Quant au mécanisme général, il s’est présenté partout le même, car ce mécanisme, c’est de la nature intime de notre esprit qu’il procède, et cette nature est la même pour tous les hommes.

Les premières formes qu’a revêtues la langue sont devenues comme le squelette auquel se sont attachés les appareils, les ligamens et les muscles. La disposition de ceux-ci a été nécessairement subordonnée à la structure ostéologique. Le génie de chaque langue s’est alors dessiné, et ce génie a été plus ou moins fécond, plus ou moins mobile. La grammaire une fois créée, c’est le vocabulaire qui est devenu le siège des évolutions vitales. Les mots ont constamment représenté le même ordre d’objets, car ces objets ne changent pas suivant les contrées et suivant les races ; mais ils se sont offerts sous les aspects les plus variés, et ces aspects n’ont pas toujours été identiques sous les différens deux et dans les diverses sociétés. De là la création de mots en nombres inégaux pour représenter une même somme d’objets communs. L’imagination brillante d’un peuple a été une source intarissable de mots nouveaux, de formes nouvelles, tandis que chez d’autres l’idée est restée presque embryonnaire, et que l’objet s’est toujours présenté sous le même aspect. Si telles impressions dominaient, les mots destinés à les rendre se multipliaient. Au temps de la chevalerie, il y avait une foule de mots pour exprimer l’idée de cheval. Dans le sanskrit, la langue de l’hindoustan, où l’éléphant joue un rôle aussi important que le cheval chez nous, les expressions abondent pour dénommer ce pachyderme. On le désigne tantôt comme l’animal qui boit deux fois, tantôt comme celui qui a deux dents, tantôt comme l’animal à trompe, etc. Et ce qui arrive pour les substantifs arrive aussi pour les verbes. Dans les langues américaines, créées par des peuples qui avaient peu d’objets sous les yeux, mais dont la vie était toute dans l’action et le sentiment, les formes verbales sont singulièrement multipliées, tandis que dans le sanskrit et dans le grec, que parlaient des peuples arrivés à un haut degré de civilisation, les substantifs ont le pas sur les verbes. Ainsi la vie même d’un peuple a été la source des modifications qui se sont opérées dans sa langue, et chaque idiome a conduit son développement à sa manière.

Je viens d’indiquer les causes internes de la transformation des langues ; mais en plaçant parmi ces causes la vie des peuples qui les parlent, on arrive à un autre ordre d’influences, et si l’on admet que les progresse l’intelligence sont liés au sort des nations, il faut admettre aussi que le mélange des races a eu sa part dans les altérations subies par certains idiomes. Le kawi est sorti, on le sait, de l’association de formes empruntées au dialecte populaire de Java avec le sanskrit. Le copte, le galla portent des traces incontestables de l’introduction de formes grammaticales empruntées aux langues sémitiques, quoique ces langues en diffèrent cependant radicalement par le vocabulaire. Cela tient, ainsi que l’a judicieusement remarqué M. Logan, à ce qu’un idiome n’est pas toujours chassé par un autre : il est quelquefois seulement modifié par lui. La prononciation subit d’abord nécessairement, dans des bouches appartenant à une race nouvelle, une modification profonde ; tous les peuples ne sont pas doués des mêmes aptitudes vocales. À la suite de l’altération de la prononciation vient l’importation des mots : un peuple, en se mêlant à un autre, dont il adopte la langue, introduit dans celle-ci un certain nombre de mots empruntés à la sienne propre. La grammaire résiste, il est vrai, et garde son cachet originel ; mais si la race qui vient se fondre avec la population dont elle adopte l’idiome est douée d’une intelligence plus souple, d’un esprit plus pénétrant, d’une loquacité plus grande, d’une vivacité plus habituelle, elle hâtera la décomposition de la langue : elle la précipitera plus avant dans les voies de l’analyse ; les mots se raccourciront davantage, les conjugaisons et les déclinaisons s’appauvriront encore, les inversions deviendront plus rares.

L’allemand, comparé à l’anglais, nous permet d’observer une remarquable application de ce principe. Les Allemands, qui sont restés sur leur sol, demeurent en possession d’une langue dont le caractère synthétique est toujours frappant. Mis en regard du gothique ou du bas-allemand, l’allemand moderne, c’est-à-dire le haut-allemand, nous présente des formes aussi riches, un appareil de flexions également abondant, des inversions non moins prononcées. Il en a été tout autrement de l’anglo-saxon. En passant en Angleterre, en se mêlant à des Celtes et plus tard à des Français, les peuples émigrés de la Germanie ont perdu leur caractère linguistique. La langue parlée par eux s’est promptement altérée ; le travail de décomposition a miné le fond de la grammaire, et la langue anglaise, née d’un idiome germanique transporté dans Albion, unit par rappeler sous le rapport grammatical encore plus la simplicité analytique des langues néo-latines que la constitution de la langue mère, dont elle a néanmoins gardé tant de mots.

L’influence du mélange des races est encore bien plus prononcée quand deux langues de développement très inégal se trouvent en présence, que les populations qui les parlent sont soumises à un perpétuel frottement, ou même s’allient entre elles. C’est la remarque que l’on a pu faire dans l’Océanie ; là existent des idiomes d’une extrême simplicité, simplicité qui répond à la débilité intellectuelle de ceux qui s’en servent. Ces langues n’ont que peu de mots et des formes grammaticales très imparfaites ; mais les Malais, dont la race a envahi une partie de la Polynésie, se mêlent incessamment, et par des croisemens multiples, à la population australienne et papoue. Leur langue, quoique encore assez simple, est infiniment supérieure à ces idiomes grossiers. Pour entrer en rapport avec les Malais, les populations australiennes se voient forcées non-seulement de leur emprunter souvent des mots, mais d’introduire dans leur propre langage des distinctions de genres, des modalités, des tournures qui leur étaient primitivement étrangères, et dont ne sauraient se passer les Malais, précisément parce que leurs idées sont plus avancées. La grammaire malaise fait donc invasion dans les idiomes australiens ; elle leur donne un moule qui manquait encore à certaines catégories d’expressions de la pensée. Dans quelques îles, cette langue a seulement introduit ses idiotismes en respectant le vocabulaire primitif, dans d’autres elle a chassé une partie des mots ; mais une fois cette dépossession opérée sur une grande échelle, la grammaire de l’ancien idiome a fini par être abandonnée, et le malais s’est alors complètement substitué à la langue primitive[1].

Bien que divisées par la grammaire et le vocabulaire, les langues sont cependant soumises à certaines influences supérieures qui déterminent parmi elles des familles, des groupes distincts. Deux idiomes, quoique très inégalement avancés, peuvent avoir des liens de parenté visibles. La rudesse et la grossièreté de l’un n’empêchent pas qu’on ne reconnaisse en lui la même expression que dessinent mollement les traits affadis et délicats de l’autre. Jamais d’ailleurs une langue ne se soustrait complètement, sous le rapport grammatical comme sous le rapport phonétique, aux habitudes qu’elle a reçues en quelque sorte avec le sang. Le thibétain et le barman, pour n’en citer qu’un exemple, quoique s’étant graduellement adoucis, ayant perdu les caractères les plus tranchés de la famille à laquelle ils appartiennent, gardent néanmoins des traces d’une extrême rudesse, de cette capacité à lier les mots dans une harmonie continue qu’on observe au plus haut degré dans le chinois et les langues de l’empire d’Annam. C’est que ce moule grammatical est devenu celui même de l’esprit. Nous ne pouvons changer la constitution mentale que Dieu nous a départie, nous ne pouvons refaire les aptitudes natives que nous possédons individuellement, mais qui varient suivant les personnes ; nous ne parvenons qu’à les modifier. Il en est de même des langues : ce sont des personnes de caractères divers, les unes superficielles et légères, les autres sérieuses et réfléchies, quelques-unes vives, pétulantes même, plusieurs gauches et lourdes. Cela n’empêchera pas cependant que l’âge et le genre de vie n’atténuent ou n’augmentent ces dispositions congéniales ; mais, quoi que fassent les années, les événemens et le contact d’autrui, l’homme, de même que la langue, demeurera pour le fond, à toutes les époques de son existence, ce qu’il était au point de départ. Il y a d’ailleurs des caractères plus ou moins tranchés, plus ou moins susceptibles d’être modifiés par les actions extérieures : on rencontre des natures malléables et des natures rebelles ; il en est ainsi pour les langues.

La meilleure preuve que l’on puisse donner de l’incapacité absolue de l’homme à créer une langue nouvelle, ce sont les tentatives mêmes qu’il a faites pour y parvenir. Il y a eu des réunions d’individus qui ont voulu, se faire un langage à part, qui se sont composé des jargons, des argots. Dans ces idiomes de création arbitraire, on a inventé des mots nouveaux, imaginé des expressions bizarres. Eh bien ! malgré cette volonté persévérante de briser avec la langue ancienne, sous cette enveloppe de fantaisie les formes grammaticales de la langue qu’on voulait abandonner ont toujours reparu. Dans l’Amérique du Nord, on a vu des peuplades indiennes, à la suite de dissensions, se séparer en deux tribus, aller vivre chacune dans des endroits éloignés, en évitant désormais tout contact entre elles ; des habitudes nouvelles, des conventions particulières, des impressions locales n’ont pas tardé à transformer les mots du vocabulaire dont ces tribus se servaient. Ces mots, en nombre naturellement très restreint, se sont altérés au point qu’il n’est plus possible d’en saisir la parenté d’origine avec ceux dont ils sont pourtant sortis. En réalité, un vocabulaire nouveau a été créé, mais la grammaire est restée la même. Les formes verbales, le mode d’emploi des catégories du discours subsistent identiquement quant au fond, et en dépit du changement de peau, la similitude du squelette accuse la communauté de race. Nous connaissons des langues qui vivent depuis plus de trois mille ans, qui ont été parlées par des peuples ayant traversé de notables vicissitudes, et cependant le fond de ces langues est encore ce qu’il était à l’origine. Le grec que l’on entend à Athènes n’est pas aussi éloigné du grec d’Homère que le français l’est de l’espagnol ou de l’italien ; le chinois qu’on écrit à la cour de Pékin n’est pas différent, quant au fond, du chinois des Kings, les anciens livres sacrés de la Chine, et le rabbinique s’éloigne moins du style de la Genèse que l’anglais ne s’éloigne du saxon. Ce grand principe de la persistance des races que l’ethnologie a fait ressortir est donc applicable aussi aux langues, et nous avons alors un moyen de les classer, d’en saisir les filiations et les mélanges. Nous savons que les modifications qui s’opèrent dans la vie d’une langue ne la font pas sortir de la condition même de son être, elle ne peut briser son organisme et effacer totalement sa marque originelle.

Tels sont les phénomènes généraux que la science a saisis dans ce qu’on peut appeler la vie du langage. Ces phénomènes, une fois bien connus, on a pu arriver à une notion précise des existences individuelles, et dès-lors la philologie comparée est entrée dans une voie plus féconde et plus large ; elle a quitté l’individu pour les sociétés diverses, la psychologie pour l’ethnologie. Elle a découvert entre chaque langue et l’état social du peuple, qui la parle des rapports curieux, elle a retrouvé sous les mots et les formes grammaticales des documens historiques ignorés qui nous permettent de reconstruire l’histoire des migrations de notre espèce.


II

Les philologues qui se sont livrés à l’étude comparative des langues de l’Europe, MM. François Bopp et Pott en particulier, ont constaté la parenté plus ou moins étroite de ces langues entre elles. Toutes, à l’exception d’un petit nombre d’idiomes, offrent le même système grammatical et un vocabulaire dont les mots peuvent se rattacher les uns aux autres par les règles de l’étymologie. Je dis les règles, parce que l’étymologie a aujourd’hui les siennes, et n’est plus livrée à l’arbitraire de rapprochemens souvent ingénieux, mais chimériques. Par la comparaison attentive des changemens que des mots bien connus ont subis en passant d’une langue dans une autre, on est parvenu à saisir des lois de permutation pour les lettres et des procédés réguliers pour l’échange des sons. Ces faits une fois constatés, il a été possible de remonter, de mots en apparence assez dissemblables, à un radical commun qui apparaît comme le type dont les modifications ont produit tous ces mots dérivés. Ce type, c’est dans le sanskrit qu’on l’a trouvé, ou tout au moins les mots du sanskrit se présentent sous une forme évidemment beaucoup plus ancienne que les formes européennes, et par conséquent ils se rapprochent le plus du type dont nous ne pouvons aujourd’hui saisir que des dérivations diverses. La grammaire sanskrite renferme également en substance celle de tous nos idiomes.

Ainsi les langues de l’Europe appartiennent à une grande famille, qui s’est de bonne heure divisée en plusieurs branches, dont nous ignorons l’ancêtre commun, mais dont nous reconnaissons dans le sanskrit le chef d’une des plus anciennes lignes collatérales. On a vu que le perse et le zend étaient deux langues alliées de fort près au sanskrit ; ce sont par conséquent des sœurs ; et tandis que certaines langues de l’Europe, telles que le grec et les idiomes slaves, rappellent d’une manière assez frappante le sanskrit, d’autres, les langues germaniques, tiennent de plus près au perse et au zend.

La comparaison des idiomes européens les a fait grouper en quatre grandes classes représentant comme autant de sœurs nées d’une même mère ; mais ce sont des sœurs qui n’ont point été appelées à l’égalité de partage. Plus l’on s’avance à l’est, et plus l’on trouve que les langues ont eu la part belle dans l’héritage. Tandis que les idiomes slaves, et en particulier la famille lithuanienne, ont gardé presque sans altération le moule du sanskrit, les langues celtiques, refoulées à l’ouest, ne rappellent plus que d’une manière assez éloignée la langue mère, et on a pu croire pendant longtemps qu’elles constituaient un groupe à part.

Cette distribution des langues en Europe, corrélative de leur affinité avec les antiques idiomes parlés des bords de la Mer-Caspienne aux rives du Gange, est un indice incontestable de l’origine asiatique des peuples européens. On ne saurait supposer là une circonstance fortuite. Il est clair que des tribus sorties de l’Asie se sont poussées les unes les autres, et les Celtes, les plus anciennement arrivés sur notre continent, ont fini par en devenir les habitans les plus occidentaux.

Je viens de dire que l’on rapportait à quatre familles les langues de l’Europe de souche indo-germanique. J’ai déjà nommé les langues celtiques, les langues germaniques et les langues slaves. La quatrième famille, que l’on peut appeler pélasgique, comprend le grec, le latin, et toutes les langues qui en sont dérivées. Il convient d’examiner séparément les caractères de ces familles linguistiques, liées par tant de grands souvenirs à l’histoire de l’humanité.

Le groupe gréco-latin a reçu le nom de pélasgique, la Grèce et l’Italie ayant été originairement peuplées par une race commune, les Pélasges, dont l’idiome peut être considéré comme la souche du grec et du latin. La première de ces deux langues n’est point en effet, comme on se l’était d’abord imaginé, la mère de l’autre. Ce sont simplement deux sœurs, et si l’on devait leur assigner un âge différent, le latin aurait des droits à être regardé comme l’aîné. Le dialecte le plus ancien de l’idiome hellénique, celui des Eoliens, ressemble au latin bien plus que les dialectes plus récens du grec. Le latin présente dans ses élémens grammaticaux, comme dans son vocabulaire, des analogies, des rapports avec le sanskrit. Il n’était lui-même qu’une des branches de l’ancienne famille des langues italiques, et qui comprenait trois rameaux, le japygien, l’étrusque et l’italiote, lequel se subdivisait à son tour en deux autres rameaux, le premier constituant le latin, et le second comprenant les dialectes des Ombriens, des Marses, des Volsques et des Samnites.

Nous ne connaissons la langue japygienne que par quelques inscriptions trouvées en Calabre et appartenant au dialecte messapien. Le déchiffrement des inscriptions de la Calabre est encore peu avancé malgré les travaux que la philologie comparée a entrepris dans ces dernières années[2] ; mais ce que l’on en comprend suffit pour nous révéler le caractère indo-européen de cette langue : ce caractère s’accuse plus nettement dans les inscriptions des langues italiotes. La comparaison de ces idiomes avec leur prototype asiatique ne nous permet pas seulement de saisir la parenté des tribus qui les parlaient, elle nous fait encore juger du degré de civilisation que ces tribus avaient atteint quand elles pénétrèrent en Europe. En effet, ainsi que l’a remarqué un des plus habiles philologues de l’Allemagne, M. Th. Mommsen, les mots que nous retrouvons à la fois avec le même sens dans les diverses langues indo-européennes, sauf, bien entendu, les modifications qui s’opèrent suivant le génie propre et la prononciation de chacune de ces langues, nous donnent la mesure de l’état social de la race émigrée au moment de son départ. Or tous les noms de bestiaux, d’animaux domestiques, ceux du bœuf, de la brebis, du cheval, du chien, de l’oie[3], sont les mêmes en sanskrit, en latin, en grec. Ainsi les populations indo-européennes connaissaient, en pénétrant en Europe, l’élève des bestiaux ; nous voyons aussi qu’elles savaient l’art de construire des demeures fixes, des chars, des jougs[4], qu’elles divisaient toutes l’année en mois lunaires et comptaient régulièrement jusqu’à plus de 100[5] suivant le système décimal, qu’elles professaient un culte semblable à celui que nous peint le Rig-Véda.

Comme contre-épreuve, les mots que nous retrouvons simplement à la fois dans le grec et le latin, et qui n’existent point en sanskrit avec leur sens propre, deviennent à leur tour les témoins des progrès qui se sont accomplis en Europe ; ils nous montrent quelles étaient les connaissances communes dont les Pélasges se trouvaient en possession avant de se séparer complètement en populations helléniques et en populations italiques. Nous apprenons ainsi que de cette époque pélasgique datent l’établissement de l’agriculture régulière, la culture des céréales, de la vigne et des oliviers. Enfin les mots que le latin possède seul, mais que le grec n’a point encore, font voir les progrès que les peuples italiques accomplirent après avoir pénétré dans la presqu’île : par exemple, le mot qui exprime l’idée de barque [navis, sanskr., nâus) et qui fut appliqué plus tard à un navire, appartient aux trois langues aussi bien que celui qui rend l’idée de rame. Les Pélasges avaient donc apporté de l’Asie la connaissance des transports par eau ; mais les mots voile, mât et antenne sont exclusivement latins. Ce furent les populations de l’Italie qui inventèrent la navigation à voiles, et cette circonstance achève de nous démontrer que c’est par le nord de cette péninsule que les Pélasges y ont pénétré[6].

Je ne dirai rien des langues néo-latines, liées de la décomposition du latin, et qui perdirent peu à peu le caractère synthétique et les flexions de leur mère. L’histoire de ces langues est plus connue du public instruit que celle des autres familles linguistiques, et c’est la seule branche de la philologie comparée qui ait donné chez nous naissance à un assez grand nombre de publications. J’arrive aux langues slaves ou letto-slaves, qui se décomposent en plusieurs groupes correspondant à des degrés divers du développement linguistique. Le groupe lettique ou lithuanien, qui comprend le lithuanien proprement dit, le borussien ou ancien prussien, et le lettique ou le livonien, répond à une période moins avancée que celle où apparaît le rameau slave proprement dit. Par exemple, le substantif lithuanien n’a que deux genres, tandis que le slave en reconnaît trois. La conjugaison lithuanienne ne distingue pas les troisièmes personnes du singulier, du duel et du pluriel : la conjugaison slave, au contraire, distingue nettement ces personnes au pluriel et au singulier ; mais en revanche le lithuanien garde dans sa déclinaison les sept cas et le duel, si caractéristiques dans le sanskrit : ces cas sont même parfois identiques à ceux de cette dernière langue. Les idiomes slaves proprement dits se subdivisent en deux branches, celle du sud-est et celle de l’ouest. La première comprend le russe, le bulgare, — qui nous fournit la plus vieille forme slave et se rapproche beaucoup de l’idiome dit cyrillique ou ecclésiastique, dans lequel sont composés les plus anciens monumens de la littérature chrétienne chez cette race, — l’illyrien, le serbe ou servien, le croate, le Slovène, parlé dans la Carinthie, la Carniole, une partie de la Styrie et un canton de la Hongrie occidentale. Les langues slaves de l’ouest embrassent le lekhc ou polonais, le tchèque ou bohème, le sorabe ou wende, dialecte populaire de la Lusace, et le polabe, qui, a disparu comme l’ancien prussien, et que parlaient les tribus slaves répandues naguère sur les deux rives de l’Elbe inférieur.

Les langues germaniques se rattachent, comme on l’a déjà remarqué, plus au zend et au perse qu’au sanskrit. Le perse et le zend font partie d’un groupe de langues que l’on désigne sous le nom de langues iraniennes, et qui embrasse encore beaucoup d’autres idiomes dont plusieurs ont disparu. On y rattache notamment l’afghan ou pouschtou, le beloudsche, parlé dans le Beloudschistan, le kurde, l’arménien, l’ossète, qui paraît n’être autre que la langue des peuples connus des anciens sous le nom d’Albaniens, les Aghovans des auteurs arméniens.

Cette étroite liaison des langues germaniques avec les langues iraniennes nous montre assez d’où sont sortis les peuples qui se répandirent dans l’Europe centrale, et qui chassèrent vraisemblablement devant eux les Celtes. L’histoire des langues germaniques présente quatre phases : — la période gothique ; — la période de l’ancien haut-allemand, pendant laquelle la langue se subdivise en trois rameaux, le Scandinave, le bas-allemand (anglo-saxon, néerlandais, frison), le haut-allemand proprement dit ; — la période du haut-allemand moyen ; — celle du haut-allemand moderne. Le haut-allemand ancien comprend plusieurs dialectes, tels que le bavarois, le franc, le souabe. L’affinité qui rapproche ces langues est beaucoup plus étroite que celle qu’on observe entre les langues slaves et entre les langues pélasgiques. Plusieurs traits communs les rattachent entre elles ; la variation du son, ce que les Allemands appellent Ablaut ; l’existence de deux formes différentes de verbes et de substantifs, que l’on appelle déclinaisons et conjugaisons fortes et déclinaisons ou conjugaisons faibles[7].

Les langues celtiques ne nous sont malheureusement connues que par des représentans très dégénérés sans doute de cette famille puissante, le gallois ou welche et l’armoricain ou bas-breton, lesquels ne sont en réalité que deux dialectes de la langue kymrique, puis l’irlandais, l’idiome erse ou gaélique, répandu dans la Haute-Ecosse, et l’idiome de la petite île de Man. Nous ne savons presque rien de la langue que parlaient nos pères les Gaulois, mais que le petit nombre de mots qui nous en est resté suffit pour rattacher au même groupe. De toutes les branches de la famille indo-européenne, c’est celle en effet dont les destinées ont été les moins heureuses et les plus bornées. Les langues celtiques sont venues mourir sur les rives de l’Océan, qui opposait une barrière infranchissable aux émigrations nouvelles de ceux qui les parlaient. Envahies par les populations latines ou germaines, les races celtiques ont perdu pour la plupart le langage qui les distinguait, sans perdre pour cela tout à fait le cachet de leur individualité.

L’histoire des langues indo-européennes est, on le voit, le guide le plus sûr que nous puissions suivre pour reconstruire l’ordre des migrations qui ont peuplé l’Europe. Cette communauté de langage qui se découvre sous une apparente diversité serait-elle simplement l’effet d’une communauté d’organisation physique et intellectuelle ? les peuples de l’Europe appartiendraient-ils seulement à ce que l’on pourrait appeler une même formation ? et deviendrait-il alors inutile d’aller chercher en Asie leur berceau commun ? Le fait est en lui-même peu vraisemblable ; mais voici que des rapprochemens d’un autre ordre viennent s’ajouter à ceux que nous ont offerts les langues pour confirmer les inductions tirées des faits précédons. En étudiant les traditions mythologiques contenues dans les Védas et les plus anciens monumens religieux de l’Inde et de la Perse, on a retrouvé une foule de fables, de croyances, de surnoms de dieux et de rites sacrés, dont des variantes se rencontrent dans les légendes et les mythes de la Grèce antique, de la vieille Italie, de l’Allemagne, de la Scandinavie, de la Russie et même de l’Angleterre. C’est seulement depuis quelques années que ces nouvelles analogies ont été mises en lumière, particulièrement dans les publications de deux orientalistes distingués de Berlin, MM. Th. Aufrecht et Adalbert Kuhn. Un des premiers indianistes de l’Allemagne, M. Albert Weber, a aussi contribué pour sa part à ce travail de rapprochement. Des mythes nombreux rattachent entre elles les populations germaniques. Ces mythes ont revêtu chez chacune d’elles une physionomie quelque peu distincte, car tout est mobile et changeant dans le mythe, et chez un même peuple les fables religieuses ou héroïques se modifient, se transforment même suivant les temps et suivant les lieux ; mais un fonds d’idées communes reste, et c’est ce fonds qui permet de saisir la parenté originaire des croyances. Je pourrais citer une foule de ces fables qui ont couru toute l’Europe depuis l’antiquité, en changeant de costumé, mais en gardant les mêmes traits. Une seule nous servira de spécimen.

L’antiquité grecque a rapporté diverses légendes sur un artisan merveilleux du nom de Dédale, et qui se confond parfois avec le dieu du feu, avec la personnification de la foudre, cet Héphaestos, que nous appelons d’après les Latins Vulcain. Les Aryas adoraient aussi comme un dieu forgeron la foudre personnifiée ; ils l’appelaient Twachtri, et la physionomie de ce personnage a la plus grande analogie avec celle de Vulcain. Twachtri est donné comme l’auteur de toutes les œuvres, parce que le feu est le grand agent de l’industrie humaine et qu’il est ignipotens, pour parler avec Virgile. Et de même que cette divinité avait forgé la foudre de Jupiter et exécuté la coupe dans laquelle les immortels buvaient l’ambroisie, Twachtri avait forgé la foudre d’Indra, le dieu du ciel dans le panthéon védique, et était l’auteur de la coupe divine où l’on versait le soma, qui est à la fois l’ambroisie et la libation. Twachtri a pour assistans ou pour rivaux les Ribhavas, autres artistes divins qui jouent un rôle considérable dans les chants du Véda et dans l’histoire desquels on retrouve une foule de traits communs à la légende hellénique des Cyclopes, des Cabires, des Telchines, et en particulier à celle de Dédale. Or ces mêmes légendes sont recueillies chaque jour ça et là en différens points de l’Europe, dans les lieux les plus éloignés et entre lesquels n’a pu s’opérer un échange d’idées. Le célèbre forgeron Wieland du Vélant, si connu dans les traditions du nord de l’Allemagne, et qui, dans la Scandinavie, est appelé Vœlundr, est un composé de Vulcain et de Dédale, un autre héritier des traditions védiques sur Twachtri. L’aventure si célèbre du héros crétois et de son fils Icare se reproduit avec de légères variantes dans celle de Vœlundr ; le forgeron allemand est aussi enfermé dans le labyrinthe, mais la tradition Scandinave ne place plus en Crète ce merveilleux édifice, le labyrinthe devient une île nommée Saevarstadr. La fable grecque donne à Dédale des ailes pour s’échapper de sa prison ; dans le récit des peuples du Nord, c’est d’une chemise de plumes qu’il se revêt. Son frère Eigil, qui a remplacé Icare, veut éprouver la puissance de ce vêtement emplumé et périt comme le fils de Dédale, victime de son imprudence. Un scholiaste nous apprend que le célèbre voyageur grec Pythéas avait trouvé aux îles d’Éole, aujourd’hui les Lipari, la singulière coutume d’exposer, près du volcan où l’on croyait que Vulcain faisait sa résidence, le fer que l’on désirait voir façonner en quelque arme ou quelque instrument. On laissait pendant la nuit le métal brut ainsi déposé, et le lendemain on retrouvait l’épée ou l’outil fraîchement fourbi. Un usage de ce genre fondé sur une pareille croyance est répandu dans plusieurs contrées germaniques. Ce n’est plus Vulcain, mais Wieland, estropié du reste comme lui, qui est le mystérieux forgeron. Dans le Berkshire, on montrait jadis près du lieu nommé White horse Hill une pierre où, d’après la croyance populaire, il suffisait de déposer un fer à cheval avec une pièce d’argent et d’attacher à côté la bête que l’on voulait ferrer ; au retour, on trouvait l’opération faite. Le maréchal mystérieux, Wayland-Smith, comme on l’appelait, s’était payé avec la pièce de monnaie, et l’on pouvait reprendre sa monture. Dans quelques cantons de l’Allemagne, on racontait des histoires analogues ; le nom seul du forgeron invisible changeait, et l’imagination brodait sur le fond commun des détails particuliers.

Wieland, que l’on nomme encore Grikenschmied, est associé en certains lieux à un taureau qui rappelle celui que Dédale fabriqua pour satisfaire la passion honteuse de Pasiphaé, et en effet, dans le Rig-Véda, Twachtri est chanté comme celui qui façonne tous les animaux. Pasiphaé est l’épouse de Minos, dont la tradition hellénique fait un roi de Crète, mais qui se retrouve à la fois chez les Aryas et chez les Germains. Chez les premiers, il porte le nom de Manou, ou mieux Manus. C’est un roi législateur, il a pour frère Yama, le roi des morts. Le Minos de Crète a de même pour frère Rhadamanthe. Ce dernier, ainsi que Yama, est représenté une baguette à la main, il juge dans les enfers. Chez les Germains, Manus s’appelle Mannus ; c’est aussi un ancien roi qui, de même que le Manou indien, est l’Adam, le premier auteur de la race humaine.

En présence de rapprochemens aussi concluans, il est impossible de supposer simplement qu’une population de même race et d’un même fond de langage fût répandue, dans le principe, depuis l’Inde et la Perse jusque dans la Bretagne et l’Irlande ; il faut nécessairement reconnaître que des peuples venus de l’Asie ont apporté en Europe leurs idiomes et leurs traditions. Faut-il admettre que cette partie du monde n’était point encore peuplée, et que les tribus asiatiques qui prirent la tête de ce long défilé de conquérans ne trouvèrent devant eux que des solitudes ? C’est encore l’étude des langues qui va nous répondre.

J’ai dit que presque tous les idiomes de l’Europe appartiennent à la souche indo-européenne. Trois groupes, ou, si l’on veut, trois langues, font seulement exception, sans parler, bien entendu, du turc, à peine implanté en deçà du Bosphore, et dont l’introduction ne date que de quelques siècles, sans comprendre aussi le maltais, unique vestige de la domination sarrasine dans les contrées italiques. Le premier groupe est représenté par la langue basque, ou l’euskari, qui n’embrasse que deux dialectes. Le second est le groupe finnois, qui comprend le lapon, le finlandais ou suomi, et l’esthonien parlé dans l’Esthonie, dans la partie septentrionale de la Livonie et dans les îles d’OEsel et de Dago. Enfin le troisième groupe se réduit au magyar ou hongrois, qui se rattache lui-même au groupe finnois par une parenté indirecte.

Nous savons comment le magyar a été introduit en Europe : c’est la langue des anciens Huns, qui ont, en se mêlant aux populations de la Dacie et de la Pannonie, donné naissance aux Hongrois ; mais nous sommes moins avancés en ce qui touche l’histoire des langues finnoise et basque.

Guillaume de Humboldt, qui s’est livré à des recherches d’un grand intérêt sur la langue basque, a montré que cette langue avait eu jadis un domaine beaucoup plus étendu que le petit coin de terre où elle est actuellement confinée. Des noms de lieux appartenant à la France méridionale, à la Sardaigne, à la Corse, même à la Ligurie, prouvent qu’une population d’idiome euskarien s’est jadis étendue des Alpes jusqu’à l’extrémité occidentale de l’Espagne, et s’est avancée jusque dans les îles de la Méditerranée. Ces peuples, ce sont les Ibères, et le basque est le dernier débris de leur langue. Les travaux de l’habile philologue de Beziers, M. Boudard, ont achevé de mettre ce fait en lumière[8]. Les Celtes rencontrèrent donc devant eux les Ibères, qu’ils repoussèrent au midi de la Gaule, où nous les trouvons établis au temps de César ; ils se mêlèrent à eux en Espagne, ainsi que nous l’apprend le nom de Celtibérie, et très certainement aussi dans le Languedoc et l’Aquitaine. Nation vive et impressionnable, vaine et remuante, les Ibères pourraient bien avoir infusé dans le sang celle cet élément de mobilité et de légèreté qu’on retrouve chez les Gaulois, mais qui est étranger au caractère du Celte, si attaché à ses traditions et si entêté de ses idées.

La langue basque, ou mieux la langue ibérienne, ne ressemble en rien aux idiomes indo-européens. C’est par excellence une langue polysynthétique, une langue dont l’organisme rappelle d’une manière assez frappante celui des idiomes du Nouveau-Monde. Elle compose de toutes pièces le mot idée et supprime souvent des syllabes entières dans cette œuvre de composition, ne conservant parfois qu’une seule lettre du mot primitif. Elle présente ces particules adjonctives que les philologues nomment postpositions, et qui servent à distinguer les cas. C’est de la sorte que le basque constitue sa déclinaison. Ce nouveau caractère reparaît dans une autre grande famille de langues dont je parlerai bientôt, les langues tartares, qui appartiennent à l’Asie centrale. Le basque annonce donc un état intellectuel fort primitif chez les peuples qui occupaient l’Europe occidentale avant l’arrivée des Indo-Européens, et s’il était permis de tirer une induction d’un caractère isolé, on pourrait supposer que les Ibères étaient d’une race alliée à la race tartare. Toute hardie qu’elle est, cette hypothèse reçoit un nouveau degré de vraisemblance de l’étude du second groupe des langues européennes étrangères à la souche indo-germanique, le groupe finnois.

Ce groupe n’est pas borné à quelques idiomes du nord-est de l’Europe, il s’étend sur tout le territoire de la Russie septentrionale jusqu’à l’extrémité du Kamtchatka. La comparaison des nombreux idiomes que parlent les tribus répandues dans la Sibérie a révélé entre eux un lien commun et de grammaire et de vocabulaire. Ces langues, que l’on peut comprendre sous le nom générique de flnno-japonaises, du nom de celles qui occupent sur la carte les extrémités de leur chaîne, offrent ce même caractère d’agglutination qui vient d’être signalé dans le basque, mais à un moindre degré. Elles font usage de ce curieux système des postpositions qui appartient aussi à l’ancien idiome des Ibères. Les terminaisons destinées à représenter les cas sont remplacées par des prépositions distinctes du mot, lesquelles, dans nos langues, précèdent au contraire les mots dont elles modifient le cas. Il est à noter que l’apparition de ces postpositions devance toujours, dans la formation graduelle des langues, l’emploi des cas, tandis que les prépositions remplacent ceux-ci lorsque la langue s’altère et se simplifie. Les cas ne sont en effet que le résultat de l’accollement de la postposition aux mots. La marche organique de la déclinaison se présente donc dans l’évolution des langues de la manière suivante : d’abord le radical, ordinairement monosyllabique ; puis le radical suivi des postpositions, correspondant à la période d’agglutination ; le radical soumis à la flexion, correspondant à la période ancienne des langues indo-européennes ; enfin la préposition suivie du radical, correspondant à la période moderne de ces mêmes langues. Il est à noter que la post-position ne revient jamais après la préposition, pas plus que les dents de lait ne repoussent chez le vieillard après la perte des molaires.

Voilà donc l’âge des langues finnoises et du basque fixé ; c’étaient des idiomes d’une organisation analogue, et dont l’arrêt de développement annonce un assez faible degré de puissance intellectuelle[9]. Les frères des Aryas et des Iraniens, en pénétrant en Europe, n’eurent donc à combattre que des populations qui vivaient dans un état analogue à celui où nous trouvons les hordes de la Sibérie, des espèces d’Ostiaks ou de Vogouls, de Tcherémisses ou de Mordvines. Avec leur supériorité intellectuelle, les peuples venus de l’Asie occidentale n’eurent pas besoin de l’avantage du nombre pour soumettre ces tribus barbares, auxquelles ils se mêlèrent sans doute bien souvent, mais dont ils constituèrent l’aristocratie. Cet esprit guerrier et hautain des conquérans asiatiques se conservait surtout chez les Germains, et on le retrouve chez les Latins et chez les Grecs.

Qu’on ne croie pas cependant que, sous l’influence du voisinage que leur créaient les nouvelles migrations, les tribus de souche finnoise rejetées au nord-est de l’Europe et les peuplades ibériennes repoussées au sud-ouest soient demeurées complètement stationnaires. Leurs langues nous disent le contraire, car ces langues se sont perfectionnées ; seulement ce perfectionnement n’a pu dépasser certaines limites. Le finnois, parlé en Finlande, s’est rapproché des langues à flexion, mais jamais il n’a pu atteindre à ce degré de force, de clarté et d’énergie qui fait le mérite de nos idiomes indo-européens.

Sous le rapport des sons, malgré leur homogénéité, les langues finnoises, ou, pour les qualifier plus exactement, les langues ougro-tartares, varient beaucoup. Il y en a de très douces comme le suomi, et d’assez rudes comme le magyar ; mais un principe d’harmonie les domine. Ce principe est surtout sensible dans le suomi. Cet idiome en effet paraît rechercher la douceur et l’euphonie ; il évite par conséquent les radicaux monosyllabiques et attache au radical presque toujours une voyelle finale qui ne porte pas d’accent ; aussi M. Schleicher, auteur d’un intéressant ouvrage sur les langues d’Europe, a-t-il remarqué que les mots de cette langue ont presque tous la mesure du trochée. Cette tendance harmonique, nous la retrouvons également dans les langues tartares que l’ensemble de leurs caractères et de leurs mots rattache aussi étroitement aux langues ougro-japonaises que le type tartare se rattache au type finnois ou ougrien par l’intermédiaire du type tongouse. La séparation n’est pas plus tranchée entre les races de la Sibérie et celles de l’Asie centrale qu’entre les idiomes qu’elles parlent. Le mongol, le mandchou, l’ouïgour, le turc, ne sont pas fondamentalement distincts des langues finnoises, et cela explique comment on avait été frappé de la ressemblance du turc et du hongrois. Il s’agit ici du turc primitif, de l’ouïgour, qui se parlait dans le Turkestan, et dont des dialectes subsistent encore en certaines parties de la Russie et de la Tartarie, car, pour le turc occidental, il s’est presque aussi altéré que le sang turc lui-même. Il a été pénétré de mots arabes et persans et s’est singulièrement adouci. De même les Turcs asiatiques, à force de s’être croisés par des mariages avec des Géorgiennes, avec des femmes grecques, arabes, persanes, etc., ont fini par prendre une physionomie toute différente, laquelle a gagné en noblesse et en régularité ce qu’elle a perdu en singularité. Il en a été ainsi pour les Hongrois ; le sang européen s’est si bien infusé dans celui des hordes hunniques qui conquirent le pays situé entre le Danube et la Theiss, qu’il est impossible aujourd’hui de retrouver rien de mongol, rien de la laideur si célèbre des Huns dans les traits expressifs du Magyar.

On peut donc désigner cette vaste famille de langues sous la dénomination d’ougro-tartare. Toutes, à des degrés divers, sont soumises pour leurs mots à la loi de transformation euphonique des voyelles dans les particules suffixes, c’est-à-dire jointes à la fin des mots. Toutes ces langues procèdent également par la voie de l’agglutination. Toutes, malgré leur grand appareil de formes, sont pauvres cependant. On peut répartir, suivant leur degré de développement, ces langues en quatre groupes : le groupe ougrien, comprenant l’ostiak, le samoïède, le vogoul et divers autres dialectes de la Sibérie, le groupe tartare proprement dit, auquel appartiennent le mongol, qui en occupe l’échelon inférieur, l’ouïgour, le mandchou et le turc, qui en occupent le degré le plus élevé ; le groupe japonais, auquel appartient le coréen ; le groupe finno-ougrien ou tchoude, qui embrasse le suomi ou finlandais, l’esthonien, le lapon et le magyar, toutes langues supérieures à celles des groupes précédens sous le rapport du système grammatical et de l’idéologie. La famille finno-ougrienne se prolonge jusque dans l’Amérique septentrionale, où nous trouvons ses rameaux répandus dans la partie la plus boréale, ce qui s’accorde avec l’étude des races, car les Esquimaux et les peuplades clairsemées de ces contrées glacées se rattachent par leurs traits au type ougrien.

Tandis qu’un des corps de la grande migration indo-européenne s’avançait par détachemens dans nos régions tempérées, un autre corps descendait par les défilés de l’Hindou-Kosh et le bassin de l’Indus dans la vaste plaine du Gange, et s’étendait peu à peu dans toute la presqu’île dont ce fleuve arrose la partie nord. C’est ce que nous apprennent non-seulement les traditions des Hindous, mais encore l’étude des langues parlées dans cette péninsule. En effet, tandis que nous rencontrons au nord de l’Hindoustan des idiomes sortis de la famille sanskrite, nous trouvons plus au sud tout un ensemble de langues qui leur sont absolument étrangères par la grammaire et le vocabulaire. Ces langues, parlées par les tribus qui avaient précédé dans l’Inde les Aryas, appartiennent toutes à la même famille, et on les désigne d’après les Hindous par l’épithète de draviriennes ou dravidiennes. Les langues dravidiennes se subdivisent en deux groupes, le groupe septentrional et le groupe méridional. Le premier renferme les langues parlées par les tribus éparses que les descendans des Aryas ont repoussées dans les monts Vindhyas, à savoir : le male ou radjmahali, l’uraon, le cole et le khond ou gond. Le second comprend le tamoul ou tamil, le télougou ou télinga, appelé encore talinga, — le talava, le malayalam et le carnara ou carnataka. Comme les populations du midi de la presqu’île ont conservé pendant plus de temps leur indépendance nationale, et ont même atteint une civilisation qui leur est propre, on comprend que les idiomes du groupe méridional doivent être beaucoup plus riches et plus développés que ceux du groupe septentrional. Cependant, malgré leur inégalité de développement, toutes ces langues offrent les mêmes caractères. Un autre rameau de la même famille, qui s’étend au nord-est du bassin du Gange, nous indique par sa présence qu’une fraction de la population indigène fut rejetée au nord-est, en sorte qu’il faut admettre que la grande nation dravidienne, coupée dans son centre, fut, comme la population primitive de l’Europe, repoussée aux deux extrémités opposées de son vaste territoire. Le bodo et le dhimal sont les deux principaux représentans de ce groupe séparé du tronc, dont les branches les plus avancées vont se perdre dans l’Assam.

Tous les caractères qui appartiennent aux langues ougro-japonaises se retrouvent dans les langues dravidiennes, dont le dialecte gond peut être considéré comme nous ayant conservé les formes les plus anciennes. Toutes manifestent à un haut degré la tendance à l’agglutination : c’est ce qu’ont montré MM. Logan et Max Müller. La loi d’harmonie que nous venons de rencontrer dans les langues finnoises reparaît ici avec le même caractère. Les fondemens du système grammatical, qui sont identiques dans toutes ces langues, les constituent sans doute à l’état de famille séparée ; mais cette famille est certainement très voisine des idiomes que parlent les Tartares. La philologie comparée nous démontre donc qu’une population de race très voisine de la race tartare, et par conséquent alliée elle-même à la race finnoise, a précédé dans l’Hindoustan[10] la race intelligente qui des bords de l’Euphrate et de l’Indus envoyait un de ses rameaux, sous le nom d’Aryas, vers l’extrême Orient, tandis que l’autre allait peupler l’Europe.

À côté de cette grande et forte race des Aryas et des Iraniens apparaît, dès la plus haute antiquité, une autre race dont les conquêtes devaient être moins étendues et moins durables, mais dont les destinées n’ont guère été moins glorieuses : c’est la race sémitique ou syro-arabe. Cette race s’étendait des bords de l’Euphrate jusqu’aux rives de la Méditerranée et à l’extrémité de la péninsule arabique. Sa grande homogénéité ressort du lien étroit qui rattache les différens dialectes de sa langue. Ces dialectes, ce sont l’hébreu, l’arabe, le chaldéen, l’éthiopien, l’araméen. Par leur constitution, tous ces idiomes se distinguent nettement des langues indo-européennes ; ils n’en ont ni le système grammatical, ni les racines verbales. Dans les langues sémitiques, les racines sont presque toujours dissyllabiques, ou, pour parler comme les philologues, tributaires, c’est-à-dire formées de trois lettres, et ces lettres sont des consonnes, car un des traits les plus distinctifs des langues sémitiques, c’est que la voyelle ne constitue pas dans le mot le son fondamental. Les voyelles sont vagues, ou, autrement dit, elles n’ont point un son fixe, arrêté, distinct de la consonne ; elles s’insèrent, ou plutôt elles s’insinuent entre des articulations de consonnes fortes et âpres. Rien dans les langues sémitiques de cette loi d’harmonie des langues ougro-tartares ou dravidiennes, rien de cette sonorité du sanskrit, du grec et des langues néo-latines ; l’homme y parle par mots courts et plus ou moins saccadés. Le procédé de l’agglutination y règne encore, mais non pas aussi complètement que dans le basque. Il y a bien des flexions, mais ces flexions se font par l’intérieur des mots. Depuis la publication du beau travail de M. Ern. Renan sur l’histoire des langues sémitiques, nous connaissons parfaitement les phases par lesquelles ces langues ont passé ; elles ont eu aussi leur moule qu’elles n’ont pu briser, même en se modifiant. Le rabbinique, l’arabe littéral, en aspirant à devenir des langues plus analytiques que ne l’étaient le chaldéen ou l’hébreu, sont demeurés cependant emprisonnés dans les liens étroits d’une grammaire imparfaite.

Le domaine conquis par les idiomes sémitiques a été beaucoup plus limité que celui des langues indo-européennes ; leur berceau doit être cherché dans l’espace péninsulaire fermé au nord par les montagnes de l’Arménie, et à l’est par celles qui limitent le bassin du Tigre. En Asie, elles ne s’avancèrent point au-delà de la pointe méridionale de l’Arabie, où elles sont représentées par l’himyarite ; dans l’Afrique orientale, elles ne sortirent pas du bassin du Nil, et s’avancèrent simplement au nord, le long de la Méditerranée.

Les Sémites trouvèrent à leur arrivée en Afrique une population qui s’opposa à leurs conquêtes : c’étaient les Égyptiens, dont la langue, étrangère à leur famille, dénote l’existence d’une autre race. L’égyptien n’est point d’ailleurs en Afrique une langue isolée et seule de sa famille ; le berbère, autrement dit le kabyle, étudié dans ces derniers temps, en a fait retrouver bien des mots et des tournures, et le berbère lui-même n’est qu’un dialecte d’une langue parlée par toutes les populations touaregs, et qui fut chassée par l’arabe. Il paraît s’être avancé jusqu’au Sénégal. Les Guanches, les premiers habitans des Canaries, parlaient une langue qui appartient au même groupe. Le contact répété des populations sémitiques et de ces races africaines que nous appellerons chamitiques avec la Bible a laissé des traces dans les langues de celles-ci. L’égyptien, de même que plus tard le galla, a fait des emprunts évidens aux idiomes sémitiques, qui ne sont plus représentés aujourd’hui, avec leur pureté originaire, dans l’Afrique orientale que par une langue morte, le ghez, devenu la langue sacrée des Abyssins.

Au sud de cette grande famille chamitique s’étend une formation de langues que l’on doit considérer comme représentant réellement les langues africaines. Les idiomes que l’on rencontre en suivant la côte orientale jusqu’en Cafrerie rappellent sans doute, par quelques traits, les idiomes chamitiques, mais ils en constituent un groupe bien distinct. Cette vaste formation traverse de part en part le continent africain ; elle se prolonge jusqu’au Congo. Le souahili, parlé sur la côte de Zanzibar et auquel se rattachent divers idiomes répandus au sud du pays des Gallas, le temneh, le cafre, le kihiau, le sechuana,le damara, sont autant de membres de cette nombreuse famille, dont le représentant le plus occidental se retrouve dans le mpongwe parlé à la côte de Gabon. Ainsi, depuis une époque fort ancienne, des tribus noires ont effectué à travers le centre de l’Afrique ce passage que n’ont pu accomplir encore nos voyageurs. Leurs faibles barques ont traversé cette vaste mer Oukerewé, autrement dit le lac Uniamesi, récemment signalée par le missionnaire J. Erhardt, et qu’on ne saurait comparer, s’il faut l’en croire, qu’à la Mer-Caspienne ou à la mer d’Aral.

Au nord du Congo, dans la Guinée, la Sénégambie, le Soudan, existent une foule de langues dont le révérend Koelle a dressé récemment une classification dans sa Polyglotta Africana, et entre lesquelles je citerai trois langues qui ont été mieux étudiées que les autres, et qui sont les types d’autant de familles distinctes : le mandingue ou mandé, le wolof ou ghiolof, et le yorouba, parlé dans un des pays de la Guinée.

Les idiomes du Soudan proprement dit sont encore à peine étudiés, et la majorité n’en a pu être classée avec certitude. Il y a eu évidemment dans cette partie du monde bien des croisemens de langues comme de races. Les nègres ne présentent pas entre eux plus d’homogénéité que les blancs, et la diversité linguistique décèle des croisemens que trahissent d’autre part les nuances si variées de la peau et les différences prononcées dans la forme de la tête, l’angle facial et l’ampleur du crâne. Nous avons vu que les Sémites avaient pénétré en Afrique ; il y a eu des croisemens entre ceux-ci et les nègres, entre les nègres et les Chamites. Les noirs se sont encore mêlés à des populations venues d’au-delà des mers orientales. On a signalé par exemple des rapports frappans entre la langue des Foulahs et celle des Polynésiens. Cependant, malgré ces diversités, on saisit entre toutes les langues de l’Afrique un air de famille qui permet de les distinguer des autres langues du globe. Les idiomes africains, et plus spécialement ceux qui appartiennent à la famille souahili-congo, possèdent un système de vocalisation, autrement dit une phonologie puissante, parfois même une disposition presque rhythmique, qui leur ont valu de la part de quelques philologues le nom de langues allitérales. Il est à remarquer d’ailleurs que le développement grammatical des langues africaines ne correspond pas au degré d’infériorité intellectuelle attribué d’ordinaire aux peuples de l’Afrique. Toutes, jusqu’aux langues hottentotes, dénotent un développement assez avancé de la faculté du langage, et par conséquent des facultés réflectives dont celle-ci est la manifestation. Quand nous mettons ces idiomes si riches en formes verbales, et qui distinguent le duel et souvent deux pluriels, en regard des idiomes monosyllabiques parlés par une race pourtant bien autrement intelligente, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer combien le génie grammatical est différent de l’aptitude à la civilisation, et nous sommes frappé davantage de cette vérité qu’on ne saurait trop répéter : c’est que les individus, comme les races, sont plus divers qu’inégaux ; nul n’a le droit de se croire absolument supérieur, car la supériorité ne se retrouve jamais sur tous les points chez un même individu et chez une même race. Le plus infime demeure encore à certains égards très supérieur à ceux au-dessous desquels il paraît de prime abord être si bas placé. Telle est la pensée qui a inspiré à M. A.-F. Pott son récent ouvrage sur l’Inégalité des races humaines considérée sous le rapport linguistique. L’auteur y passe en revue les derniers résultats de la philologie comparée, et revendique, en faveur des races même les plus maltraitées sous le rapport des aptitudes, un droit égal à l’intelligence, dont les ingénieux procédés de leur langue sont un irrécusable témoignage.

Nous avons saisi certaines affinités entre les langues de l’Afrique et celles de la Polynésie ; cette analogie nous étonne moins quand nous reconnaissons que depuis Madagascar jusqu’aux îles Marquises et aux îles des Amis règne une seule famille de langues que l’on a désignée sous le nom de malayo-polynésienne. Cette famille se décompose en deux groupes : le groupe malais, comprenant un ensemble d’idiomes parlés depuis l’île de Madagascar jusqu’aux îles Philippines, et le groupe-polynésien proprement dit. Le malgache ou langue de Madagascar sert comme de chaînon entre le groupe malais et les idiomes de la famille souahili-congo, avec lesquels il a de nombreuses affinités.

Même inégalité de développement parmi ces langues que dans les idiomes des familles précédentes. Tandis que le malais dénote un degré avancé de culture, les idiomes de la Polynésie offrent une simplicité toute primitive ; ils ont rétréci leur système phonétique dans des limites fort étroites, et emploient des moyens matériels et des formes assez pauvres pour marquer les catégories grammaticales. C’est à l’aide de particules souvent équivoques que ces langues tâchent de donner de la clarté au discours, composé du reste d’élémens rigides et invariables. La structure des mots polynésiens est beaucoup plus simple que celle des mots malais ; la syllabe ne peut être terminée par une consonne suivie d’une voyelle, ou n’est formée même que d’une seule voyelle. Ces langues sont en outre privées de sifflantes, et elles tendent à aplanir les consonnes homogènes et à faire disparaître celles qui ont une individualité trop prononcée. Il semble donc que les langues polynésiennes résultent de l’altération graduelle des langues malaises, beaucoup plus énergiques et plus arrêtées. Du reste, cette famille offre une assez grande homogénéité ; partout on y retrouve cette même phonologie élémentaire. Les idiomes des îles Marquises, de la Nouvelle-Zélande, de Taïti, des îles de la Société, des îles Sandwich et Tonga, sont liés par une parenté fort étroite. Telle est la pauvreté de leur système vocal, qu’ils ont recours le plus souvent à la répétition d’une même syllabe pour former des mots nouveaux. L’onomatopée y est très fréquente. Les catégories grammaticales y sont assez vaguement indiquées, on y voit le même mot appartenir à différentes parties du discours. Les moyens d’énoncer une idée sont quelquefois les mêmes, qu’il s’agisse d’exprimer une action ou de désigner un objet. Le genre et le nombre ne sont souvent même pas indiqués. Le système vocal, qui rappelle à certains égards celui des langues dravidiennes, semble du reste avoir subi avec le temps des modifications assez profondes.

Quoique les races qui se trouvent répandues dans la zone occupée par cette famille de langues ne présentent guère d’homogénité, et qu’on doive admettre qu’elles sont sorties de nombreux mélanges, ce fait d’un fonds de mots commun et d’une grammaire reposant sur les mêmes bases prouve qu’une seule et même race a exercé sur toutes ces populations son influence. Où faut-il aller chercher le berceau de cette race ? La philologie comparée nous met sur la voie pour le découvrir. Il existe dans la presqu’île transgangétique un ensemble de langues appartenant à la même famille que le chinois, et se rattachant d’un côté au thibétain et de l’autre au siamois. Ces langues ont été désignées sous le nom de monosyllabiques, parce que le monosyllabisme primitif s’y retrouve avec toute sa simplicité originelle. La langue chinoise est le type le plus pur de ce monosyllabisme, surtout sous sa forme ancienne ou archaïque ; elle correspond ainsi à la période qui a précédé celle de l’agglutination. Chaque mot chinois, autrement dit chaque syllabe, se compose d’un son initial et d’un son final. Le son initial est une des trente-six consonnes chinoises, le son final est une voyelle qui ne supporte jamais qu’une consonne nasale par laquelle il se termine souvent, ou une seconde voyelle. Ce qui caractérise le chinois et les autres langues de la même famille, c’est l’accent, qui se manifeste par une sorte d’intonation chantante, laquelle varie de quatre manières différentes dans le chinois, se réduit à deux dans le barman, et finit par s’effacer dans le thibétain. La présence de cet accent détruit toute harmonie et s’oppose à la liaison des mots entre eux, car le moindre changement dans le l’on du mot donnerait naissance à un autre mot. Pour que le langage demeure intelligible, il faut que la prononciation du mot reste invariable. De là l’absence dans la famille chinoise de ce que les philologues appellent phonologie. Cependant en siamois commence déjà à se manifester une disposition à appuyer ou à traîner sur le dernier mot dans une expression composée. Cette tendance au dissyllabisme, déjà sensible dans le siamois, se montre davantage dans le cambodjien. Le barman marque le passage des langues monosyllabiques, ou à sons non liés, aux langues dans lesquelles les sons se lient. En effet, presque tous les mots barmans sont monosyllabiques, mais ils ont la faculté de se modifier dans leur prononciation, de façon à se lier aux autres mots et à donner naissance à une vocalisation plus harmonieuse.

Tout le bassin de l’Iraouaddi et l’Aracan, qui est séparé de l’empire des Barmans par une chaîne de montagnes courant presque parallèlement à la mer, — les monts Youmah, — sont habités par des tribus parlant des idiomes alliés à celui du peuple barman. D’autres langues de la même famille, telles que le laos, ont été peu à peu repoussées du nord-ouest de la presqu’île trans-gangétique par les populations conquérantes sorties de cette race belliqueuse des Barmans qui opposait récemment une résistance si énergique aux Anglais. C’est à leur race qu’appartiennent les populations les plus sauvages de l’Assam, telles que les Singphos et les Manipouris. La langue et le type physique de ces tribus ne laissent aucun doute à cet égard. Le thibétain n’est lui-même qu’une modification, qu’une altération des langues de la famille monosyllabique à laquelle appartiennent les dialectes assamais : c’est ce que nous montrent les idiomes de plusieurs tribus de l’Assam et de l’Aracan, par exemple celui des Nagas et celui des Youmahs, qui servent de passage du barman au thibétain. Les populations plus ou moins barbares répandues au nord-ouest de la presqu’île transgangétique ont tous les caractères de la race que l’on a appelée jaune. Évidemment c’est chez elles qu’il faut aller chercher le type sauvage de la famille chinoise.

Le thibétain, quoique se rattachant à la famille monosyllabique, est certainement la langue qui en garde le moins la physionomie, et par bien des traits il se rapproche des idiomes dravidiens. Il se distingue du barman par ses combinaisons de consonnes particulières, dont l’effet vocal est plus doux et plus amolli ; mais on y retrouve les nombreuses aspirations et les nasales du chinois et du barman. En comparant les monumens de l’ancienne langue barmane et ceux de l’ancienne langue thibétaine, on voit que jadis ces langues avaient une âpreté dont le thibétain garde encore aujourd’hui des traces incontestables, car, malgré ses combinaisons de consonnes adoucies, il est au fond complètement dépourvu d’harmonie. Des particules placées après les mots en modifient le sens, et l’ordre de ces mots est toujours inverse de ce qu’il est dans nos idiomes. De là l’apparition dans le thibétain et surtout dans le barman des premiers linéamens du procédé d’agglutination. On y peut construire des phrases composées de mots disjoints, liés seulement entre eux par la vertu ou faculté rétroactive d’un mot final, et c’est ainsi que ces langues parviennent à rendre les idées de temps les plus compliquées[11]. Du reste, quel que soit le développement que plusieurs des idiomes de la péninsule transgangétique ont pris par un effet de leur évolution successive, ils n’en sont pas moins tous d’une extrême simplicité. Le barman est le plus élaboré de toute la famille, tandis que le chinois et la langue de l’empire d’Annam le sont fort peu. Sous le rapport du système vocal au contraire, le thibétain et le barman restent à peu près au niveau du chinois, et c’est dans le midi de la presqu’île transgangétique qu’il faut aller chercher des articulations plus développées, s’exerçant pourtant toujours sur un petit nombre de sons monosyllabiques.

On voit que, malgré leurs caractères communs, les langues monosyllabiques forment des groupes assez distincts que l’on ne saurait considérer comme procédant les uns des autres, mais qui sont liés respectivement par des analogies diverses et doivent en conséquence être simplement placés parallèlement les uns, aux autres, à des distances toutefois inégales du monosyllabisme originel. Quoique le barman et le thibétain se rapprochent beaucoup entre eux et qu’ils trouvent dans certains idiomes comme des frontières communes, ils demeurent encore trop séparés, sous le rapport de la grammaire, du vocabulaire et de la prononciation, pour que l’on puisse admettre qu’ils dérivent l’un de l’autre ; ils semblent plutôt être, suivant l’observation de M. Logan, deux débris diversement altérés d’une langue plus ancienne, qui avait la même base que le chinois. Ainsi l’on doit croire que, depuis une époque fort reculée, la race jaune occupe tout le sud-est de l’Asie, car l’emploi de ces langues monosyllabiques est un trait caractéristique qui ne trompe jamais. Dans ces défilés de L’Assam, où se trouvent réunies tant de tribus différentes,. repoussées là par les conquêtes des Aryas, des Chinois et des Barmans, les races à type tartare se distinguent toutes des races dravidiennes par leur langage monosyllabique, allié tantôt au thibétain, tantôt au barman.

Dans la presqu’île de Malacca ou Malaya, dans les îles de la Malaisie, existent des populations qui sous le rapport du type et des habitudes, rappellent les tribus les plus barbares de l’Assam, les Garows par exemple. On a retrouvé à Sumatra des tribus dont les coutumes et le type ressemblent beaucoup à ceux des populations sauvages du nord-est de l’Hindoustan. Les Nagas ou Kakhyens ont avec les Polynésiens et diverses tribus indigènes de Sumatra une ressemblance de traits et d’usages bien remarquable, ils se tatouent comme les insulaires de la Mer du Sud ; chaque fois qu’ils ont tué un ennemi, ils se font, ainsi que cela a été observé chez les Pagais de Sumatra, une nouvelle marque à la peau ; chez eux aussi, comme chez les Aboungs,. autre peuplade de la même île, et ehez certaines tribus sauvages de Bornéo, un jeune homme ne peut se marier tant qu’il n’a pas coupé un certain nombre de têtes d’ennemis. Chez les Michmis, qui habitent l’Assam, on retrouve l’usage, si univeesei. en Polynésie et également répandu chez les Pagais de Sumatra, d’exposer les morts sur des échafauds jusqu’à ce que les chairs se corrompent, et se détachent des os. Toutes ces tribus de l’Assam, qui rappellent autant les tribus indigènes des îles de la Sonde que les populations primitives de la presqu’île de Malaya, parlent des langues monosyllabiques appartenant à la famille thibéto-barmane ou siamo-barmane. Cette double circonstance porte à croire que c’est de la presqu’île transgangétique que sont sorties les populations malayo-polynésiennes. Les langues qu’elles parlent tiennent au siamois et au barman ; mais à mesure qu’elles s’éloignent de leur berceau, leurs sons s’adoucissent, elles s’appauvrissent, en tendant à sortir du monosyllabisme qui leur a donné le jour.

Tandis que des peuplades, de souche thibéto-chinoise descendaient dans la Malaisie par la presqu’île transgangétique et s’avançaient graduellement à l’est, d’autres peuplades, sorties sinon d’une même souche, au moins d’une souche très voisine, les tribus dravidiennes, qui occupaient l’Hindoustan, venaient se croiser avec elles ; mais ce croisement ne fut pas le seul opéré dans les deux péninsules de l’Inde et dans les îles qui semblent n’en être que le prolongement. Un troisième, résultats de l’infusion du sang noir, altéra plus gravement le type. En effet, la face noire que l’on retrouve aujourd’hui dans la Nouvelle-Guinée et l’Australie, celle à laquelle appartenaient les indigènes de la terre de Van Diémen, s’étendait dans le principe jusque dans le sud de l’Hindoustan, et elle a laissé quelques descendans aux îles Andaman, dans l’intérieur de Bornéo et des Philippines. Les langues de ces tribus noires étaient sans doute très barbares, à en juger par celles que parlent encore les Australiens. Tous les mots abstraits et génériques manquent dans l’idiome de ceux-ci ; les nombres cardinaux ne vont pas au-delà de trois, et la distinction des genres est inconnue. Les Australiens reconnaissent toutefois trois nombres, et ont des degrés de comparaison indiqués, il est vrai, simplement par la combinaison d’adjectifs opposés ou par la répétition du même mot. Dans les îles de la Malaisie, ces langues des tribus noires océaniennes ont été depuis longtemps chassées par les idiomes malais, mais elles ont laissé çà et là des traces. Par exemple, aux îles Sandwich, qui ont dû jadis être occupées par des noirs avant l’arrivée des Polynésiens, le fond du vocabulaire est australien, quoique la grammaire soit toute polynésienne. Aux îles Viti, on a fait la même observation. Ailleurs cependant, comme aux Philippines, ces noirs, qui sont connus sous le nom d’Aigtas ou d’igolotes, ont adopté l’idiome de famille malaise apporté dans l’Ile par les conquérans.

Les langues australiennes attendaient, comme la population qui les parlait, depuis le midi de l’Hindoustan jusqu’au-delà du détroit de Torrès. Elles se distinguent nettement des idiomes du groupé malayo-polynésien et du groupe dravidien ; mais M. Logan a saisi certaines analogies assez particulières entre elles et ces derniers. Il semble donc qu’en repoussant de la péninsule gangétique les chétives tribus noires qui y vivaient dispersées, les populations dravidiennes aient exercé par leur langue une influence sur l’idiome de ces tribus. Le même philologue anglais, en soumettant dernièrement à une étude attentive les noms de nombre dans les divers dialectes dravidiens, a saisi les traces de l’antique système purement binaire qu’on retrouve encore dans les noms de nombre des langues australiennes, et qui s’observent aussi dans les idiomes de quelques tribus de la presqu’île de Malaya. Il est assez remarquable qu’on rencontre toujours le même radical avec le sens de bateau, de pirogue, depuis la Polynésie jusque dans le midi de la péninsule gangétique et chez quelques langues du centre de l’Afrique. On a certainement une preuve nouvelle qu’une même race, essentiellement navigatrice, a exercé son influence sur tout l’Océan, depuis la mer du Sud jusqu’à là côte de Zanguebar, ou plutôt il a existé trois races qui sont venues se rencontrer sur le littoral de la mer des Indes, une race noire et deux races jaunes. C’est du mélange de ces trois races que sont sortis tous les habitans des îles dont les archipels se succèdent depuis Madagascar jusqu’au-delà du 14e degré de longitude occidentale.

D’où venaient ces trois races ? La race australienne paraît avoir été la race indigène. La race dravidienne descendait de cette grande famille que l’on a appelée touranienne, et qui embrasse les populations finnoises et tartares. Quant à la troisième, sa patrie est plus incertaine, et cela tient sans doute i ce qu’elle a moins d’homogénéité. J’ai fait voir tout à l’heure qu’une partie des Polynésiens paraissent être sortis de la presqu’île transgangétique par la péninsule de Malaya ; mais les insulaires de la Polynésie ont, en dehors de leur langue, des caractères spéciaux qui les distinguent nettement des Malais, et la grande homogénéité de leur idiome annonce une famille bien tranchée, famille qu’on a fait venir tour à tour du nord-est de l’Amérique, de la Sibérie orientale, et qu’on a même regardée comme les débris de la population d’un vaste continent aujourd’hui en partie submergé. Nous manquons encore de renseignemens pour résoudre, même d’une manière conjecturale, ce problème curieux. Il est incontestable que les Polynésiens offrent certains traits communs de langage et de mœurs avec diverses tribus de l’Amérique, et qu’ils constituent le chaînon par lequel ces populations sont unies à celles de l’Asie.

Les langues de l’Amérique présentent, malgré quelques points de ressemblance avec les idiomes polynésiens et même africains, une assez frappante homogénéité grammaticale, un air de famille bien autrement prononcé que n’ont entre eux les idiomes de l’Afrique et de la Malaisie.

Ce qui caractérise les langues américaines, c’est une tendance plus décidée que dans aucune autre famille linguistique à l’agglutination. Il n’y a que le basque qui possède ce caractère à un égal degré. Dans les idiomes du Nouveau-Monde, les mots s’agglomèrent par contraction, en supprimant une ou plusieurs syllabes des radicaux combinés, et les mots ainsi formés sont traités comme des mots simples, et susceptibles d’être employés et modifiés comme eux. Cette propriété a fait donner aux langues du Nouveau-Monde le nom de polysynthétique, qu’un savant ethnologiste des États-Unis, M. Fr. Lieber, propose de changer en celui d’holophrastique.

Outre ce caractère, il en est plusieurs autres qui, sans être aussi absolus, paraissent cependant très significatifs. Ainsi ces idiomes ne connaissent généralement pas notre distinction de genres : au lieu d’avoir un masculin et un féminin, ils ont un genre animé et un genre inanimé. Un autre trait leur est commun avec divers idiomes de la Polynésie et avec les langues hottentotes, c’est l’existence de deux pluriels et parfois de deux duels, l’un exclusif et l’autre inclusif, autrement dit l’un particulier et l’autre général.

On a tenté une classification des langues américaines : c’est une tâche difficile, parce qu’en général, chez les populations qui vivent par tribus très fractionnées et dans un état sauvage, les mots s’altèrent beaucoup en passant d’une tribu à l’autre. Des mots nouveaux sont créés avec une grande facilité, et si l’on ne tenait compte que de ces différences, on pourrait croire à des langues fondamentalement distinctes. Un savant américain, M. Albert Galatin, a trouvé dans l’Amérique du Nord trente-sept familles comprenant plus de cent dialectes, et encore est-il loin d’avoir épuisé tous les idiomes de cette partie du monde. Un philologue berlinois, M. Buschmann, a démontré que les langues athapaskas se rattachent d’une part à plusieurs idiomes de l’Orégon et de la Nouvelle-Californie, de l’autre au nahuatl, en sorte que la famille athapaska doit être regardée comme la souche d’une grande formation linguistique qui s’étendait de l’Atlantique à l’Océan-Pacifique.

Au centre de l’Amérique, nous trouvons quatre familles. La première est la famille quicho-maya, dont les principaux représentans sont les idiomes du Yucatan. La seconde famille est représentée par l’otomi, dont on avait d’abord à tort voulu faire un type complètement à part. La troisième est la famille lenca, répandue principalement sur le territoire de Honduras. Enfin la quatrième famille est représentée par le nahuatl, c’est-à-dire l’ancien mexicain, dont nous possédons des monumens littéraires écrits en signes à peu près hiéroglyphiques.

Le quichua ou langue des Incas comprend plusieurs dialectes, dont le principal est l’aymara. Le quichua est celle de toutes les langues du Nouveau-Monde qui présente au plus haut degré le caractère polysynthétique. La famille guaranie, à laquelle se rattache le chilien, accuse un assez grand développement grammatical ; répandue au sud et à l’est de l’Amérique méridionale, elle était parlée sur un territoire très vaste. Enfin les deux familles pampéenne ou moxa et caraïbe occupent dans la hiérarchie des idiomes américains les plus bas échelons. La simplicité grammaticale y est excessive. Par exemple, dans le galibi, langue des tribus sauvages de la Guyane française, et qui appartient à la famille caraïbe, on ne trouve ni genres ni cas ; le pluriel est simplement exprimé par l’addition du mot papo, qui signifie tous, et qui sert à la fois pour le substantif et pour le verbe. Dans cette dernière partie du discours, on ne distingue pas les personnes, et la même forme sert pour les trois personnes au pluriel et au singulier.

Les langues américaines ont donc aussi passé par des phases de développement très diverses ; mais alors même qu’elles atteignaient, comme dans le quichua et le guarani ; un degré remarquable d’élaboration, elles ne pouvaient cependant dépasser les formes élémentaires sur lesquelles elles ont été échafaudées. Elles ont eu leur moule arrêté, leur terme prédestiné, de même que les langues africaines, qu’elles rappellent singulièrement par leur génie, par leur douceur, mais sur qui elles l’emportent de beaucoup en puissance agglutinative. Ce point d’arrêt indique que les Américains n’ont pas poussé la faculté du langage beaucoup plus loin que les noirs. S’il était permis de dresser une classification des langues suivant leur degré de développement et en ne tenant pas compte de certaines richesses propres, nous aurions le tableau suivant : langues monosyllabiques ou de la famille indo-chinoise, langues malayo-polynésiennes, langues américaines, langues africaines, langues dravidiennes et ougro-japonaises, langues sémitiques et langues indo-européennes.


III

L’aperçu qui vient d’être donné des familles de langues distribuées sur la terre suffit pour faire saisir les conséquences ethnologiques auxquelles la philologie comparée s’est trouvée conduite par ses derniers travaux.

Ce qui doit frapper d’abord, c’est l’extrême inégalité de développement que nous présentent les idiomes des diverses sociétés humaines. Leur valeur grammaticale est généralement en raison de la valeur intellectuelle des peuples qui les parlent, mais on se tromperait cependant si l’on admettait que la langue est le miroir fidèle du progrès de la civilisation. Sans doute les populations les plus sauvages, les plus misérables, nous offrent des idiomes extrêmement simples et imparfaits, et les nations qui ont atteint à la plus grande culture possèdent des langues pleines de ressources, de finesse et de formes grammaticales ; mais à ce principe on peut opposer bien des exceptions. Les Chinois par exemple, si supérieurs aux Mongols, ont une langue bien inférieure à la langue mongole et par leur constitution même les langues de la seule famille monosyllabique qui subsiste aujourd’hui le cèdent tant aux idiomes des tribus indiennes de l’Amérique qu’à ceux des hordes de la Sibérie. Les premières cependant sont parlées par des populations pour la plupart très avancées.

La faculté du langage est donc une aptitude à part, liée de près, sans contredit, aux autres facultés intellectuelles, mais qui a néanmoins son individualité ; elle peut s’être arrêtée presque à l’état rudimentaire chez des peuples civilisées et doués à une certaine supériorité intellectuelle, tandis que chez d’autres, fort inférieurs sous le rapport de l’intelligence et de la culture elle se présente très développée.

On a vu que les langues pouvaient être réparties en trois classes, qui forment, pour ainsi dire, des règnes analogues à ceux que reconnaissent les naturalistes ; mais l’étude comparative de tous les idiomes connus nous montre qu’au sein de chacun de ces règnes, il y a des différences très prononcées de développement. L’organisme est loin d’y avoir suivi une marche parallèle, et dans ces trois classes on peut établir une sorte d’échelle grammaticale. D’ailleurs, contrairement à ce qui- se passe dans la nature, les langues peuvent, sans perdre pour cela tout à fait leurs caractères de famille, sortir d’un règne et entrer dans le règne supérieur. Sans doute, par cette transformation, elles constituent des langues nouvelles, mais ces langues n’en sont pas moins encore étroitement liées à la souche qui les a produites ; au reste, cette faculté de franchir les bornes de leur organisme n’appartient point à toutes. Tandis que les unes sont passées du monosyllabisme à l’agglutination, de l’agglutination à la flexion, les autres sont restées enveloppées dans le moule quelles s’étaient graduellement façonné. Dans ce cas, elles ont suppléé par l’agrandissement et l’extension de leurs procédés, à ce que leur refusaient les lois de leur organisme. Il y a eu chez elles un arrêt de développement dans le sens de la marche générale ; mais tout a été mis par elles en œuvre pour suppléer, à l’aide de formes secondaires, à l’imperfection de leur grammaire. Voilà comment certains idiomes, renchérissant de plus en plus sur le procédé d’agglutination, sont arrivés au polysynthétisme, comment d’autres se sont arrêtés, pour ainsi dire, à mi-chemin sur la voie qui mène du monosyllabisme à l’agglutination ou de l’agglutination à la flexion. Par exemple, tandis que le chinois est demeuré strictement mohosyllabique, le barman incline vers l’agglutination, et le siamois laisse entrevoir le germe de la flexion. Le copte tend à sortir de l’agglutination par l’analyse. Même observation à faire dans le travail de décomposition, qui fait passer les langues, de l’état synthétique à l’état analytique. Plusieurs luttent avec énergie contre cette invasion de ce qu’on pourrait appeler l’individualisme verbal : tel est le cas pour les langues germaniques proprement dites ; les idiomes malayo-polynésiens ne manifestent au contraire qu’une faculté très restreinte de synthèse, et sont naturellement plus analytiques.

À côté de cette inégalité de développement grammatical existe une diversité non moins frappante dans le système phonétique. Chez certaines familles, c’est la loi d’harmonie qui domine la grammaire, comme cela arrive pour les langues ougro-finnoises et africaines, tandis que dans les idiomes des rameaux chinois et thibétains, rien ne vient adoucir l’âpreté primordiale du mot. Enfin pareilles inégalités pour les délicatesses, les nuances d’expression, les finesses grammaticales. On trouve souvent dans le langage de populations sauvages telles que les Hottentots et les Polynésiens des richesses de ce genre absolument inconnues aux langues à flexion des mieux douées.

Les idiomes sont donc, comme les individus, à la fois divers et inégaux. De même qu’un Newton, à Lelbnitz, un Laplace, un Cuvier, un Voltaire ou un Watt ont pu être inférieurs pour certaines aptitudes à tel homme de l’intelligence la plus vulgaire, la langue la plus riche a toujours comparée à la plus pauvre, son petit côté d’infériorité.

Ces langues se sont succédé, se sont chassées les unes les autres. D’ordinaire celles des conquérans ont pris la place de celles des vaincus ; mais quand ces vaincus étaient bien supérieurs en intelligence ou en nombre aux vainqueurs, ceux-ci se sont vus contraints d’adopter l’idiome des peuples qu’ils avaient subjugués, de telle façon qu’en fin de compte, c’est toujours la langue des plus intelligens, c’est-à-dire la langue généralement la plus développée, qui a pris le dessus. Cette circonstance nous explique la disparition de la plupart des langue primitives et l’extension toujours croissante des langues indo-européennes. En vain une langue est-elle transportée dans une contrée différente de son berceau, elle n’en garde pas moins son cachet originel : elle peut émigrer comme une race, mais de même que la race, elle conserve son type. Des altérations secondaires peuvent se produire des modifications dues au génie des hommes nouveaux qui l’adoptent la font dévier de la rigueur de ses premiers principe, mais sans jamais toucher à son organisme constitutif. La langue basque, refoulée il y a bien des siècles à l’extrémité occidentale de l’Europe, pénétrée de mots indoeuropéens et forcée de vivre dans une société infiniment supérieure à celle de ses premiers créateurs, n’a pas plus abandonné son type que le nègre transporté en Amérique n’a perdu le sien. Cette persistance des langues est un fait tout semblable à. celui de la persistance des races, il le corrobore et le complète. Si les langues, en effet, n’avaient point une existence propre et spécifique, nous verrions un idiome passer bon gré mal gré, en changeant de population, en se transplantant sous d’autres cieux, à une phase correspondant à l’état intellectuel de ses nouveaux possesseurs. Les lois de développement seraient les mêmes pour toutes les races, si ces races n’étaient pas aussi distinctes intellectuellement qu’elles le sont physiquement.

La vérification de ces grands faits acquis à notre connaissance par la philologie comparée nous explique pourquoi les familles de langues coïncident sensiblement avec les races, pourquoi les destinées des unes sont liées si étroitement à celles des autres. Tandis que certains idiomes font tous les jours de nouvelles conquêtes, d’autres tombent peu à peu au niveau des patois et présentent les signes avant-coureurs de leur extinction prochaine. C’est ainsi que bien des langues, comme bien des races, ont déjà disparu depuis le commencement du monde. La race blanche tend à envahir tout le globe ; elle est loin, très loin sans doute d’y être parvenue, mais les langues qu’elle parle devancent ses conquêtes ou pour mieux dire les préparent, et un petit nombre d’idiomes de la famille indo-européenne se seront déjà partagé ce que l’on peut appeler le monde parlé, quand le monde politique aura partout reconnu la domination et subi l’influence de l’Europe. D’autres races émigrent sans doute, les Chinois se répandent dans la Malaisie, dans la Californie même, mais ils n’ont fait adopter nulle part leur idiome. Leurs propres sujets, les Mongols, les Mandchous et les Thibétains, ont gardé le leur depuis plusieurs siècles, tandis que quatre siècles ont suffi à l’anglais, à l’espagnol, au russe, pour faire au-delà de l’Europe de vastes conquêtes. C’est que les langues indo-européennes sont les seules qui aient maintenant une puissance expansive. Il n’y a d’exception que pour l’arabe, qui appartient à la famille placée immédiatement au-dessous de la famille indo-européenne. L’arabe fait encore de notables progrès en Afrique ; mais cela tient surtout à la propagation du Coran, et ses conquêtes s’arrêteront quand un jour l’influence chrétienne viendra combattre l’influence de l’islamisme. Langues, religions, races, tout se tient. La parole et la foi sont des manifestations d’un état intellectuel et moral dont le type physique est comme le reflet corporel. Le sort des unes est attaché à celui des autres. Certaines formes passent, parce qu’elles appartiennent à des créations intellectuelles ou zoologiques qui ne répondent plus aux conditions nouvelles où la terre se trouvé placée. Pendant qu’il en est temps encore, que ces langues, vouées à la mort, demeurent parlées par des populations dont elles représentent un dernier vestige de nationalité, hâtons-nous d’en recueillir les monumens, d’en étudier les grammaires, d’en cataloguer les mots. Ce sont les archives de notre histoire intellectuelle. Une fois perdues, rien ne pourrait y suppléer. Que d’idiomes ont déjà disparu dont la connaissance eût éclairé le problème que nous agitons ! Que de fossiles linguistiques nous manquent pour rétablir la série des périodes, des étapes que l’homme a parcourues sur la grande route de l’intelligence ! M. Alexandre de Humboldt rencontra à Maypurès un vieux perroquet dont personne ne pouvait comprendre le langage, parce que cet oiseau répétait quelques mots de l’idiome d’une tribu, les Aturès, qui s’était éteinte. Dans quelques siècles, il y aura bien d’autres de ces perroquets parmi nous. On entendra les femmes répéter à leurs enfans des chansons dont le sens ne sera plus compris, ou de jeunes garçons pousser des exclamations qui ne seront plus que de vains sons, parce que les langues auxquelles ces mots appartiendront auront été oubliées. C’est ainsi qu’en France, dans certaines fêtes populaires, on redit des mots celtiques que personne ne peut expliquer. Le travail de la philologie nous prémunit en partie contre ces tristes pressentimens. C’est un spectacle affligeant en effet pour l’homme de voir les choses disparaître irrévocablement. Il a tellement horreur du néant, que le néant l’effraie même pour ce qui n’a ni âme ni vie propre. Il voudrait être éternel dans ses ouvrages, éternel dans ce qui l’entouré, éternel dans ce qu’il aime, et la grande loi de la destruction est sous toutes ses formes un ennemi constant qu’il combat par la foi comme par la science.


ALFRED MAURY.


  1. M. Logan a publié dans son Journal de l’archipel indien de savantes études sur cette transformation des idiomes océaniens. Son Ethnologie océanienne dénote un esprit à la fois sage et pénétrant auquel il n’a manqué que des informations plus positives sur les langues et les races qu’il rapproche de celles dont il connaît si bien l’histoire. On sent, en lisant ses travaux, que l’on n’a point affaire en lui à un philologue de profession, mais à un observateur qui vit parmi les populations dont il analyse les langues. M. Logan appartient donc à une école plus pratique que celle des philologues allemands ; Guillaume de Humboldt par exemple n’avait aperçu les langues de l’Océanie qu’à travers des orthographes imparfaites.
  2. On peut citer parmi ces travaux les savans ouvrages de G. F. Grotefend : Rudimenta linguæ umbricæ ex inscriptionibus antiquis enodata (Hanovre 1835), de M. Th. Aufrecht et A. Kirchhoff : Die Umbrischen Sprachdenkmäuer (Berlin 1849), et de Th. Mommsen : Die Unteritalischen Dialekte (Leipzig 1850).
  3. Sanskrit gaûs, latin bos, grec βοΰς, en français bœuf ; — sanskrit avis, latin ovis, grec όϊς, français brebis, etc.
  4. Par le mot sanskrit jugam, devenu en latin jugum, en grec ζΰγος, et signifiant joug, etc.
  5. Les noms de nombre sont les mêmes jusqu’à cent, et le système numéral est identique.
  6. Nous ne savons pas malheureusement quel était au juste l’idiome de ces Pélasges. C’est peut-être dans la langue actuelle des Albanais ou Schypétars qu’il faut en aller chercher le dernier descendant. Malgré la quantité assez notable de mots grecs et slaves qui ont pénétré dans l’albanais, on y retrouve un système grammatical plus voisin du sanskrit que n’est le grec. Telle est par exemple la déclinaison de l’adjectif opérée à l’aide d’un appendice pronominal, ce qui s’observe aussi dans les langues slaves, si rapprochées d’ailleurs du sanskrit. La conjugaison du verbe est très distincte de celle du grec et dénote un système de flexion moins développé.
  7. Les personnes qui voudront avoir une idée des travaux que Jacques Grimm et son école ont entrepris sur l’histoire des langues germaniques, et dont les résultats ont été si féconds pour la philologie comparée, feront bien de consulter les recherches publiées par M. Adolphe Régnier sur l’histoire de ces langues dans le tome III des Savans étrangers de l’Académie des Inscriptions. L’habile indianiste a porté dans cette matière des lumières nouvelles, grâce à la clarté toute française de son esprit.
  8. M. Boudard est le premier qui ait en France appliqué les procédés de la philologie comparée à l’étude de l’ibère, dont il a poursuivi les vestiges aussi bien dans le basque que sur les monnaies et dans les noms de lieux ; il a achevé de démontrer que l’ibère était non-seulement parlé dans l’Ibérie, mais encore dans la Bétique et la Lusitanie, c’est-à-dire dans toute la péninsule hispanique.
  9. L’étude du vocabulaire des langues finnoises, et même de celui des langues tartares, nous prouve que ces populations manquaient d’une foule de connaissances que nous rencontrons dès l’origine chez les populations indo-européennes, et qu’elles durent plus tard leur emprunter. Par exemple, le nom du sel est, dans tous les idiomes de cette famille aussi bien qu’en hongrois, exprimé par un dérivé du nom sanskrit, grec et latin. On sait en effet que l’usage du sel demeura longtemps inconnu aux habitans du nord de l’Europe, et que Christiern II, roi de Danemark, avait gagné les paysans suédois en leur apportant ce précieux condiment.
  10. Les débris de la nationalité indienne primitive existent encore ; ils sont distribués dans trois parties distinctes de la presqu’île. Les uns se rencontrent au sud du Mahanuddy jusqu’au cap Comorin : ce sont les Bhiles, les Toudas, les Méras, les Coles, les Gonds ou Khonds, les Sourahs, les Paharias, etc. Les seconds habitent la partie septentrionale vers l’Himalaya : ce sont les Radjis ou Doms et les Brahouis. Les troisièmes occupent l’angle qui sépare les deux presqu’îles de l’Inde, et qui est désigné sous le nom d’Assam, ainsi que la bande montagneuse qui constitue la frontière entre le Bengale et le Thibet. Toutes ces tribus vivent encore aujourd’hui comme elles vivaient il y a bien des siècles ; ce sont des populations agricoles qui défrichent de temps en temps par le feu une partie de la jungle ou de la forêt. Le mot qui rend chez ces peuples l’idée de culture ne signifie rien autre chose qu’abattage de la forêt. Les Aryas au contraire étaient une population pastorale, et, dans l’Inde comme dans bien d’autres contrées, les pasteurs triomphèrent des agriculteurs. Tout annonce d’ailleurs chez les peuples dravidiens une grande douceur de caractère, qui est encore le trait distinctif des Mongols et des populations finnoises.
  11. Le barman est, notamment sous ce rapport, d’une grande richesse. Une suite de noms propres y peut être traitée comme une unité et prendre à la fin la marque do du pluriel, qui porte alors sur l’ensemble ; de même une succession de substantifs est susceptible de prendre le pluriel indéfini mya.