Bibliothèque-Charpentier
Eugène Fasquelle, Éditeur
(p. 277-303).
◄  La bombe

LES SABOTS DE NOËL

Pour commencer, je vous dirai qui je suis : je suis un cheval de fiacre, mais le don de la parole vient de m’être accordé, pour une fois, et vous allez voir dans quelles circonstances vraiment extraordinaires.

J’étais une bonne bête : on peut m’en croire ; je n’ai jamais menti ; je n’aurais pas pu mentir, puisque je ne parlais pas, et je ne mentirai pas aujourd’hui, puisque le Bon Noël m’a donné la parole pour que je dise la vérité. Il veut que je vous raconte mon aventure, et je la raconterai bien franchement, et j’expliquerai tout sans me mettre en colère. On ne m’a jamais reproché de me mettre en colère. Mon caractère est doux ; je n’ai jamais fait de mal à personne ; j’ai toujours trotté tant que j’ai pu, pour contenter le monde, parce tout va mieux quand le monde est content.

Vous m’avez peut-être vu dans les rues, et peut-être je vous ai traîné dans ma voiture, mais vous n’avez pas fait attention à moi, parce que les voyageurs ne s’occupent pas de nous. J’avais un petit trot bien égal, et j’étais toujours de bonne volonté : j’ai reçu des averses sur mon dos, j’ai marché la nuit et sur le verglas, j’ai eu bien froid pendant des heures, à la station, en hiver, et j’ai eu bien chaud en été. Quand j’étais malade, je marchais quand même, vous pensez bien, mais j’avais du mal à me mettre en route : alors les coups de fouet allaient leur train, et aussi les coups de pied d’homme, dans les jambes ou dans le ventre. Je ne m’en plains pas, puisque c’est la règle, et que l’homme a l’habitude de nous battre quand il est ennuyé dans ses affaires.

Et puis, nous faisons nos remarques, et lorsque je devais être battu, je le savais d’avance, par l’haleine du cocher : quand il respirait avec une odeur forte, après avoir bu chez le marchand, j’étais sûr de recevoir des coups. Je ne les méritais pas, mais je ne me fâchais pas non plus, parce que l’homme est peut-être obligé de battre le cheval quand il a bu cette odeur-là. Je le crois : on m’en a fait goûter, un jour, à la station, pour rire, et ça m’a brûlé tant que je ne me reconnaissais plus ; je sautais comme un petit imbécile, sans savoir pourquoi, et je ruais contre ma voiture, moi qui suis raisonnable. Alors j’ai bien compris qu’on fait le contraire de ce qu’on veut, quand on a avalé cette chose.

À part cela, mes cochers n’étaient pas méchants ; ils me donnaient à boire, à manger ; j’en ai eu qui me caressaient avec la main, ce qui me faisait bien plaisir, et j’en ai eu aussi qui me comprenaient, quand je leur parlais avec mes yeux.

Tout cela est pour dire que je ne me plains de rien. J’ai même connu des jours heureux, au commencement de ma vie, quand je n’étais pas encore attelé à un sapin ; le métier le plus dur m’est venu au moment où j’avais moins de forces : mais il faut sans doute que ce soit ainsi, puisque c’est toujours ainsi.

Je ne peux pas vous dire pendant combien d’hivers et d’étés je fus cheval de fiacre : je ne sais pas compter ; je sais seulement que ça me paraît avoir duré longtemps. Ça durerait encore ; mais l’autre nuit, quand il gelait si fort, j’ai eu la maladresse de glisser, et de tomber, à la sortie du théâtre ; je m’étais cassé un os, contre l’angle du trottoir. J’avais bien mal ; il a fallu me dételer, et on m’a aidé à me remettre debout, à coups de pied dans les flancs, tant qu’on a pu.

On a vu mon os cassé, sous la peau, et on a dit que j’étais bon à abattre ; quand j’ai entendu ça, le cœur m’a manqué, à cause de la mort, qui fait peur ; quand, après ça, on m’a ordonné de marcher, j’étais triste ; car je savais bien où il faudrait aller : mais c’est la règle. Je me suis résigné : quand on ne se résigne pas, on n’empêche rien, et on n’attrape qu’un supplément de coups. J’ai donc essayé de marcher, mais je n’ai pas pu, vraiment, malgré ma bonne volonté, et je suis retombé. Alors, on m’a traîné par la bouche, jusqu’au bord de la chaussée, pour que je ne gêne pas la circulation, vous comprenez, et les pauvres gens avaient bien de la peine à me tirer ; j’ai beau ne pas être gras, je suis lourd tout de même, et plus que je ne croyais ; je l’ai appris pendant que je râpais le pavé avec mes côtes, et que tout mon poids était pendu à ma mâchoire : j’ai même eu la langue toute déchirée, mais, c’est bien de ma faute, parce que, dans la douleur, je n’avais pas eu soin de la garer, et elle était prise dans le mors.

Après ça, j’ai attendu, par terre : il y avait beaucoup de monde, autour de moi, et j’étouffais un peu ; les uns me plaignaient, les autres s’amusaient, et c’était une espèce de petite fête où des grandes personnes poussaient des petits cris, à cause de l’habitude que les hommes ont de chatouiller les femmes sitôt qu’on est un peu serré.

À la fin, on a amené une charrette, et on m’a hissé dessus. J’ai dit adieu à ma pauvre vieille voiture, que je laissais là, et que je ne reverrais plus. On s’est mis en route ; un camarade me traînait, la tête basse, en réfléchissant, et il me faisait envie, et moi aussi je réfléchissais, et je me rappelais, et je suis arrivé à la maison où on meurt.

Je l’ai reconnue tout de suite : le sang et la mort ont une odeur que nous connaissons bien, nous autres bêtes, même quand nous ne l’avons jamais sentie, et je pense que les hommes, malgré leur intelligence, n’ont pas le sens de cette odeur épouvantable, car on les voit se promener tranquilles au milieu d’elle, tandis qu’elle nous affole jusqu’à nous rendre stupides.

Dans la grande cour où j’entrais, je fus accueilli par des hommes dont le tablier était ensanglanté, et ils déclarèrent que j’allais d’abord servir à des expériences. J’en fus bien satisfait, parce que je ne demande qu’à servir, mais surtout parce que ma mort allait se trouver retardée : ce serait autant de gagné, et les expériences pouvaient durer longtemps. Assurément, j’aurais mieux aimé achever ma courte existence dans un endroit moins lugubre ; mais les chevaux n’ont jamais le choix.

On m’amena tout contre la maison, et quand on m’eut retiré de la charrette, on noua mon licol à un anneau du mur, entre la porte et la fenêtre. Au-dessus de la porte, des mots étaient écrits, en grosses lettres d’enseigne :

LABORATOIRE DE VIVISECTION

L’appui de la fenêtre se trouvait juste à hauteur de ma tête, que j’y reposai, car j’étais bien las. J’apercevais l’intérieur de la salle. Je vis mal, d’abord, puis, je vis mieux : c’était comme une grande boucherie, avec une table de pierre tout au long du mur, et d’autres tables au milieu de la chambre, et, sur toutes ces tables, un étalage de cadavres, que les hommes appellent viandes, et qu’ils achètent pour en manger.

Je détournai la tête, car les boucheries m’ont toujours causé une espèce d’épouvante, et aussi de répugnance, à l’idée d’un animal vivant qui peut mettre dans sa bouche et garder au fond de lui, en les promenant partout, des morceaux d’un animal mort.

Je regardais ailleurs, espérant qu’on viendrait bientôt me retirer de là, et j’avais froid, car il gelait fort.

Enfin, au bout d’un temps, on se souvint de moi, et je fus bien content lorsqu’on me détacha. À ma grande surprise, on m’introduisit dans la chambre : jamais de ma vie, je n’étais entré dans une chambre.

Dès le seuil, l’odeur de mort me repoussa très fort, et, malgré moi, je tirai sur mon licol ; mais aussitôt j’obéis, car j’obéis toujours, sachant que ce qui est doit être comme c’est, et non pas autrement.

Alors, on m’attela à une voiture bien étrange, qui n’avait pas de roues, et qui était faite de grandes poutres et dont les brancards ne se trouvaient pas au-devant de la voiture, mais au milieu même ; on me passa des sangles sous le poitrail, on m’attacha de court les quatre pieds, sans doute pour m’empêcher de ruer, et cela me semblait bien inutile, car jamais je ne rue ; mais je ne pouvais pas le dire, et mes nouveaux maîtres n’en savaient rien. Ensuite, je sentis qu’on m’enlevait de terre, et j’étais suspendu, tiré en bas par les courroies de mes pieds, ce qui faisait bien mal à mon os cassé ; mais je ne pouvais pas le dire, et on n’en savait rien.

Je restai dans cette posture bien longtemps, et on ne s’occupait plus de moi, car un jeune homme venait d’arriver, et il semblait étranger à la maison, et les autres lui montraient tout, en lui expliquant les choses. Ils s’arrêtaient devant les viandes, et moi je les suivais des yeux, pour m’occuper, afin de sentir moins la douleur de ma blessure.

Les bêtes mortes étaient bien plus nombreuses que je n’avais cru, et de toutes espèces : il y avait des lapins, des cochons d’Inde, des chats, des oiseaux, des grenouilles, surtout des chiens. Tous étaient attachés, montrant leurs intérieurs par d’affreuses ouvertures, mais ils avaient encore leur peau.

Tout à coup, je vis… Une viande était vivante !

On venait de la détacher, et c’était un animal tout rouge, qui n’avait plus de peau sur le corps, lui, et qui se dressa sur ses quatre pattes, et qui se mit à marcher, en tournant la tête, de droite et de gauche, avec l’air de chercher un endroit pour s’y cacher, et qui se mit à aboyer : alors, je reconnus que c’était un chien. Il aboyait bien plaintivement ; les hommes se tenaient en cercle autour de lui, et l’examinaient en réfléchissant, tandis qu’un jeune monsieur, plus gai que ses camarades, riait beaucoup en regardant le chien. Le chien aussi les regardait avec un œil tout triste et peureux ; il s’en alla vers un coin, et on le laissa faire, mais il ne put se coucher, étant à vif ; alors, il resta debout sur ses pattes qui tremblaient, et il léchait son corps rouge : c’était si affreux, que je croyais avoir sa peau en place de la mienne, et sentir ses coups de langue, et j’en oubliais le mal de mon os cassé.

Mais les bouchers ne s’occupaient plus de lui ; en se promenant de table en table, ils examinaient les autres bêtes ligotées, les expliquaient à l’étranger, et les touchaient avec des outils brillants.

Alors, je m’aperçus que presque toutes ces viandes étaient vivantes, elles aussi : une d’elles miaula épouvantablement, dès qu’on se mit à la fouiller avec les outils.

Un jeune homme disait :

— Moi, c’est toujours sur des chats que j’étudie les réflexes de la douleur : le chat jouit d’un système nerveux plus vibrant, et très subtil.

L’étranger demanda :

— On n’insensibilise donc plus les sujets ?

— Es-tu fou ? Il faut des nerfs vivants pour étudier la vie ; la chair que tu endors ne peut pas te répondre. J’accepte le curare qui est commode pour immobiliser la bête, et qui en fait un morceau de bois, mais de bois sensible, merveilleusement sensible et peut-être même exaspéré, quoique immobile et facile à ciseler.

— Vous employez beaucoup les chiens ?

— Non : quatre à cinq mille par an.

Ils continuèrent leur promenade, en fumant leurs cigarettes, et on fit admirer au visiteur un caniche qui se vidait depuis des semaines, par un robinet, et un grand nombre d’inventions, d’instruments, un appareil pour bouillir les lapins vivants, un autre pour les cuire à sec, en entier ou en partie, plus ou moins fort, plus ou moins vite, et sans les perdre de vue, et en comptant tout ce qui peut être compté.

Quand ils arrivèrent devant moi, je tirai sur mes sangles, malgré toute ma raison, pour essayer de fuir. Mais ils me caressèrent gentiment de la main. Ensuite, ils déclarèrent qu’il fallait se mettre à la besogne, parce que Noël était ce soir, et qu’on ne travaillerait pas le lendemain.

Alors, ils discutèrent pour décider ce qu’on me ferait, et se partager mon corps.

Un qui était chef dit que, pour bien profiter de moi, il fallait commencer par les parties les moins vitales. Ils allèrent prendre leurs outils.

On vérifia mes courroies. Ils se mirent sept après moi, assis sur des tabourets, ou montés sur des tréteaux, et ils commencèrent presque tous en même temps.

Deux, en avant, me coupaient les jarrets, et, après avoir coupé, ils brûlaient.

Un autre assura qu’il se contenterait de me disséquer les muscles de la queue, et il le fit.

Le quatrième me tailladait les lèvres et me pelait une oreille, pendant que le cinquième, en arrière, m’enlevait le sabot du pied gauche ; mais il s’était trompé dans son travail et il passa au pied droit.

Les deux derniers m’ouvrirent la jambe pour aller voir, au fond, mon os cassé, et le rabouter en enfonçant leurs mains dans moi.

Je ne peux pas dire comme ils me faisaient mal, tous ensemble. J’avais beau me raidir, ils ne comprenaient pas. De tout mon cœur je les suppliais : « Pardon… Pitié… Pardon… Tuez-moi vite ! » Mais ils n’entendaient rien, puisque les chevaux ne parlent pas. Bien sûr, ils ne se doutaient guère de mon supplice, et ils agissaient sans méchanceté, et ils n’étaient pas en colère, car ils causaient entre eux, pendant qu’ils me faisaient tant souffrir.

Je saignais de partout, quand ils sont partis pour déjeuner.

J’espérais bien être mort, à leur retour, mais je vivais encore, quand ils reparurent ; ils n’étaient plus que trois.

Ils se remirent à l’ouvrage : deux m’ont scié l’os de la tête, en rond ; ils l’ont enlevé comme un couvercle, et posé devant moi : tout ce que j’avais enduré jusqu’alors, ce n’était rien auprès de ce que j’ai souffert quand on m’a enfoncé des aiguilles et des pinces dans le profond de la tête ; ils tiraillaient tout, ils déchiquetaient, ils broyaient ou tordaient, annonçant ce qu’ils allaient faire et nommant des parties de moi qui, toutes, avaient leur nom, et ils liaient des artères avec des ficelles, ils tranchaient des nerfs avec des lames, ils touchaient avec de l’électricité, ils brûlaient avec du fer rouge, ils me cousaient, et ma douleur s’en allait dans tout mon corps, et c’était si atroce que je ne faisais plus attention au jeune homme accroupi qui coupait mes deux derniers sabots, en fumant sa pipe.

Dieu des hommes, quelle torture ! Et longue, longue, et qui ne pouvait pas finir ! Ce qui m’est arrivé ensuite, je ne le sais plus : à force de souffrir, je ne sentais plus rien.

Je crois que j’ai été mort une fois, et je crois que ces messieurs m’ont ressuscité : ils me soufflaient du vent dans la gorge, avec un tube, et ils criaient :

— Bravo ! Ça marche ! Nous le ranimerons !

Ils se réjouissaient de me voir revivre, ce qui prouve qu’ils ne sont pas méchants. Mais moi, je ne demandais qu’à rester mort, et je l’aurais bien dit, si j’avais pu.

Ils étaient si heureux de m’avoir remis vivant, qu’ils gambadaient autour de moi en chantant : « Resurrexit… xit… xit !… »

Puis, ils détendirent mes courroies, pour me descendre jusqu’au sol et voir comment je me tiendrais debout sur mes quatre moignons, et ils me criaient gentiment :

— Hue, cocotte !

J’essayai de remuer les jambes par obéissance ; mais mes jambes ne savaient plus bouger. Je m’écroulais, et il fallut me retenir en l’air, avec les courroies.

Alors, un des jeunes messieurs déclara qu’on avait assez travaillé, et que la nuit approchait, et il proposa de partir, et ils parlèrent du Réveillon. Alors, celui qui riait souvent ramassa mes quatre sabots et les rangea devant le poêle, en disant qu’il les préparait pour le Père Noël, et ses amis se montrèrent bien contents de ce qu’il disait là, si contents qu’ils riaient sans pouvoir s’arrêter.

Alors, ils se lavèrent et ils partirent, et nous restions là, toutes les bêtes dans la nuit. On les entendait respirer doucement. La neige tombait dehors. Personne ne me touchait plus, et toutes les souffrances de ma journée continuaient ensemble, avec tant de force que j’ai recommencé à mourir.

Au milieu de la nuit, j’ai ressuscité encore ; les autres viandes respiraient toujours, et quelque chose faisait du bruit dans le poêle éteint ; pourtant, je ne voyais là que mes quatre sabots…

Tout à coup, un homme vieux qui avait une grande barbe blanche, avec des jouets entre les bras, sortit du poêle : il regarda longtemps mes quatre sabots, puis il me regarda, et il nous regardait tous, et de nouveau il regardait mes pauvres sabots qui avaient tant marché, et il secouait la tête d’un air triste.

Alors, je reconnus le Bon Noël, et il me dit :

— J’ai vu des sabots, et je suis venu, mais je ne serai pas venu en vain, quoiqu’on ait voulu me tromper. Oui, je te laisserai un cadeau, brave cheval : je te fais don de la parole, et, avant de mourir, tu raconteras ton histoire, afin que la vérité soit dite aux hommes par une bête. »

Les révélations ci-dessus, publiées dans un journal à grand tirage, et aussitôt traduites en plusieurs langues, émurent l’opinion publique : dès lors, la nécessité s’imposa de vérifier autant que possible l’authenticité de ce récit. Interroger le cheval, il n’y fallait plus songer, car le pauvre animal, après les supplices multiples de sa vivisection, avait apparemment trouvé dans la mort une délivrance et un repos bien mérités. Une seule personne pouvait être utilement questionnée, le Bonhomme Noël.

Mais il est malaisé de joindre le célèbre vieillard. Après maintes démarches, dont l’inutilité se faisait décourageante, force nous fut de recourir aux procédés récemment découverts pour obtenir la matérialisation des spectres. L’effet fut immédiat ; dès notre premier appel, aux abords de minuit, le Bonhomme Noël se condensa et fut visible devant la cheminée, fantôme bienveillant et mélancolique.

Je ne l’avais pas revu depuis mon enfance ; il portait toujours sa barbe aussi blanche, aussi longue, mais il me parut notablement changé, non pas qu’une quarantaine d’années, s’ajoutant à des siècles, l’eussent en réalité vieilli autant que moi-même, mais plutôt parce que le sentiment d’un prestige qui diminue l’avait atteint dans son moral ; il se montra tour à tour languissant et nerveux, et récriminateur. Une telle attitude n’est point rare chez les personnages qui furent jadis honorés du crédit populaire, et que ce crédit abandonne ; quand le public cesse de croire en eux, leur déchéance les affecte, et je ne pouvais m’étonner beaucoup si l’excellent fantôme, sous la menace de sa fin prochaine, participait de la règle commune.

Pour ne le point chagriner davantage, je lui parlai avec une extrême déférence :

— Le charmant souvenir que je garde de vos munificences passées, si lointaines qu’elles soient, m’incite à implorer encore votre bonté bien connue. Vous êtes le Bonhomme Noël ?

— Oui.

— Vous avez réellement, il y a quelques jours, accordé la parole à un cheval de fiacre ?

— Oui.

— Consentiriez-vous à nous dire quel fut votre dessein ?

— D’abolir un mal, en le révélant ! Je m’adresse aux hommes, puisque les enfants ne daignent plus croire en moi ; d’ici peu, je n’existerai plus que comme un mythe d’autrefois : avant de disparaître, je veux rendre un service.

— Ce sentiment, qui vous honore, est digne de vous ; néanmoins, vous fîtes tort à la Science, en la discréditant.

— La Science ! Avons-nous parlé d’elle ? Nous parlons des jeux innomables et monstrueux, qui n’ont de commun avec elle qu’une étiquette de mensonge !

— On vous reproche cependant d’avoir, par des révélations intempestives, entravé le labeur de ceux qui cherchent la vérité, et dont le valeureux effort travaille à l’adoucissement des misères humaines.

— Je vénère tout labeur, j’exècre tout abus ! Or, entre les abus qui déshonorent le monde et qui souillent la terre, nul ne m’apparaît plus odieux que celui de la force torturant la faiblesse, et la torturant à plaisir !

— Des savants honorables, dont la parole ne saurait être révoquée en doute, affirment cependant que rien de tel ne se passe en leurs établissements ; que les travaux exécutés par eux se limitent aux strictes nécessités de leur tâche, et que toutes mesures sont prises pour insensibiliser les sujets.

— Qu’ils parlent pour eux, et parlent d’eux, ils diront vrai, mais qu’ils ne parlent pas des autres et ne répondent de personne ! Certes, j’ai vu des héros, et même j’ai vu des saints, vouer magnifiquement leur vie ou leur santé à la recherche des secrets que la Nature cache aux hommes, et leur rêve d’amoindrir la misère humaine, en tant que rêve, est auguste entre tous. Mais est-ce à dire, parce que ceux-là existent, que les autres n’existent pas ? Est-ce à dire, parce que leur ambition est généreuse, que la parodie de leurs gestes ne soit pas vaine et criminelle ?

— J’entends bien, mais, souffrez que je vous le dise en toute sincérité, on vous trouve blâmable d’avoir toléré, d’avoir voulu qu’un simple cheval de fiacre, ignorant et même ignare en la matière, poussât la présomption jusqu’à parler publiquement de choses qu’il ne connaît point.

— De ses douleurs ? Il les connaît !

— On vous reproche d’avoir, en la circonstance, manqué de réserve, dramatisé hors de propos et même, comment dirai-je ?… usé de précipitation, de candeur, en croyant, en donnant à croire des choses qui ne sont pas.

— Elles sont !

— Il ne suffit point d’affirmer, il faudrait prouver.

— Dites simplement qu’il faudrait regarder ! Entrez, comme moi, par la cheminée ou par la porte, dans une école vétérinaire, et vous y verrez le trépan, la trachéotomie, la pose des sétons, vingt autres opérations qui pourraient et devaient être étudiées sur l’animal mort, mais qu’on étudie sur le vivant.

— Je répète qu’on vous oppose un démenti formel, et que vous ne sauriez nous convaincre si vous ne précisez, car on vous met au défi de le pouvoir faire.

— Au défi ?

Le vieillard sursauta, et, fouillant ses poches, il en tira des paperasses qu’il se mit à feuilleter fébrilement. Il répétait :

— Au défi ?… Au défi ?…

— L’histoire de ce cheval serait pure fantaisie d’imagination.

— Lisez, Monsieur, lisez ce procès-verbal : « Une jument alezane… Les reins ouverts, la peau déchirée, labourée au fer rouge, traversée par des douzaines de sétons, les tendons arrachés, les yeux crevés… Au milieu des rires… Debout sur ses pieds saignants pour montrer aux spectateurs présents, occupés à lacérer sept autres chevaux, tout ce que la dextérité des hommes peut produire sans amener la mort. »

— Le chien écorché, fantaisie d’imagination ?

— Fantaisie, oui, certes, et d’imagination, oui, certes, car il fallait l’une et l’autre pour inventer de faire cette expérience du professeur X… et du docteur Y…, qui la font et qui la rapportent. Quant à celle du docteur Z…, elle consiste à trépaner d’abord le crâne des chiens pour leur enfoncer ensuite des fers rouges dans le cerveau. Mais tel chien hurlait sans répit, ce qui ne prouvera point qu’il fût insensibilisé, et l’opérateur se désole : « Nous essayâmes de le faire tenir tranquille en le battant, mais il cria encore plus fort ; il ne comprenait pas la leçon : il était incorrigible. » Remarquez, Monsieur, que je n’invente pas : je cite, je lis !

— Les bêtes bouillies ?

— Le texte nous dit : « Bouillies dans leur propre sang », et il nous fait savoir que leur température s’élève à 112°. Nous en avons d’autres, au contraire, que l’on plonge dans l’eau en ébullition pour les écorcher vives, afin de savoir pendant combien de jours elles pourront vivre ainsi. Nous possédons également le chien enduit de térébenthine, allumé, puis éteint, et mis en surveillance ; nous avons celui qu’on gave de cailloux, et d’autres que je passe, car, du premier coup d’œil, vous avez perçu, comme moi, le haut intérêt que ces expériences présentent pour l’enrichissement du savoir médical. Je ne le conteste pas, Monsieur, et je ne veux point aborder cette question, où mon incompétence est aussi notoire que celle du cheval. Mais vous me concéderez à votre tour que, pour être légitimement autorisé à de telles entreprises, il siérait tout au moins d’avoir fait preuve d’aptitudes spéciales, et que ces enquêtes dans la vie et dans la douleur ne sauraient être librement ouvertes à l’ingéniosité de chacun.

— Les savants seuls…

— C’est faux ! Et, pour la seconde fois, je vous affirme que ces libres investigations sont l’aventure courante des écoles vétérinaires, où j’ai vu l’inutile s’agrémenter d’atroce ! Ajouterai-je, que dans telle Faculté de province, dont je pourrais dire le nom, des chiens sont éduqués par les étudiants à prendre les chats sans les tuer, et à les rapporter pour un service d’expérimentations en chambre ? C’est la mode, Monsieur. Ils étudient, ces jeunes gens ! Ils ont du zèle, et ils ont pleine latitude ; ils entrent dans le monde, et l’exercice d’un privilège, nouveau pour eux, est une tentation charmante. Or, réfléchissez à ceci, Monsieur, que l’étudiant ne s’avise point, à l’ordinaire, de reviser les expériences de ses maîtres, et qu’il n’a ni la coutume, ni le loisir de vérifier, intégralement et par lui-même, le bien-fondé des notions sans nombre que la Science lui apporte ; en botanique, en chimie, en physique, en thérapeutique, il accepte ; en physiologie, il contrôle ! Quand on lui enseigne que tel remède est bon contre tel mal, il croit, mais quand on lui affirme que tel nerf réagit en telle douleur, il doute, ou du moins il expérimente, pour voir ! Des études anatomiques auxquelles il peut s’adonner sur le cadavre, il les essaie sur la bête vivante, parfois, et pour changer ! Des opérations que le chirurgien ne fera pas sur l’homme et que le vétérinaire n’aura jamais lieu de tenter sur le cheval, comme la résection du sabot, on s’y exerce encore sur l’animal vivant. Pourquoi ? Pour habituer le néophyte au spectacle de la douleur, et l’aguerrir ! Car on l’a employé, cet argument, et quelques-uns ont osé soutenir que l’éducation médicale comporte des exercices d’endurcissement professionnel ! Eh là ! Monsieur ! c’est un blasphème ! Le médecin s’en va par le monde comme un apôtre de pitié ; sa mission véritable, si elle n’est pas toujours de guérir, est au moins de réconforter, et comment réconfortera-t-il ceux qui souffrent, s’il a tué d’abord la pitié dans son cœur ?

— Cette théorie de l’endurcissement…

— Est soutenue ! Je peux vous citer les textes qui la prêchent, et même les textes où des monomanes prônent la volupté du « bon vivisecteur ».

— Laissez-moi croire que nos étudiants accordent peu de crédit à ces paradoxes sadiques.

— Légion, ceux qui les réprouvent ! Légion plus nombreuse encore, ceux qui s’abstiennent de les mettre en pratique ! J’en sais même qui tiennent pour stériles et barbares les six leçons de physiologie que le programme leur impose. Mais là non plus je n’ai point compétence, et je ne juge pas.

— Vous faites sagement.

— Je constate, et c’est déjà trop ! Je constate et je signale. Une tolérance existe : est-il bon qu’elle dure ? Des faits, qu’on vous a racontés de ma part, existent, licites et quotidiens ; est-il convenable qu’ils cessent ? Décidez.

— De ce que ces pratiques fussent abolies, l’enseignement n’aurait-il pas à souffrir ?

— L’Angleterre et les États-Unis ont pu les interdire sans déchoir scientifiquement.

— Vous concluez ?

— Par un conseil, à savoir qu’il faut bien prendre garde et ne pas tenter l’homme. L’homme n’est pas foncièrement pervers, je le confesse et je l’atteste, mais n’imaginez pas non plus que la civilisation ait expulsé de lui tous les instincts cruels ; les instincts ressuscitent, quand on les provoque à renaître ! Ne les provoquez pas en leur offrant pâture, et souvenez-vous que si l’homme est supérieur aux bêtes, par son âme, cette âme dont vous vous targuez ne possède que deux noblesses, l’intelligence, concédée à quelques-uns, et la pitié, nécessaire à tous !

Sur ces mots, le fantôme se désagrégea en fumée, et mes instances ne purent lui rendre corps ; il partit par la cheminée.


FIN