La Petite Fadette (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 29

J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 36-38).
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XXIX.

La voix de son besson adoucit un peu Landry ; mais les paroles qu’il disait ne purent passer sans qu’il les relevât.

— Frère, dit-il, tu n’entends rien à tout cela. Tu as toujours été prévenu contre la petite Fadette, et tu ne la connais point. Je m’inquiète bien peu de ce qu’on peut dire de moi ; mais je ne souffrirai point ce qu’on dit contre elle, et je veux que mon père et ma mère sachent de moi, pour se tranquilliser, qu’il n’y a point sur la terre deux filles aussi honnêtes, aussi sages, aussi bonnes, aussi désintéressées que cette fille-là. Si elle a le malheur d’être mal apparentée, elle en a d’autant plus de mérite à être ce qu’elle est, et je n’aurais jamais cru que des âmes chrétiennes pussent lui reprocher le malheur de sa naissance.

— Vous avez l’air vous-même de me faire un reproche, Landry, dit le père Barbeau en se levant aussi, pour lui montrer qu’il ne souffrirait pas que la chose allât plus loin entre eux. Je vois, à votre dépit, que vous en tenez pour cette Fadette plus que je n’aurais souhaité. Puisque vous n’en avez ni honte ni regret, nous n’en parlerons plus. J’aviserai à ce que je dois faire pour vous prévenir d’une étourderie de jeunesse. À cette heure, vous devez retourner chez vos maîtres.

— Vous ne vous quitterez pas comme ça, dit Sylvinet en retenant son frère, qui commençait à s’en aller. Mon père, voilà Landry qui a tant de chagrin de vous avoir déplu qu’il ne peut rien dire. Donnez-lui son pardon et l’embrassez, car il s’en va pleurer à nuitée, et il serait trop puni par votre mécontentement.

Sylvinet pleurait, la mère Barbeau pleurait aussi, et aussi la sœur aînée, et l’oncle Landriche. Il n’y avait que le père Barbeau et Landry qui eussent les yeux secs ; mais ils avaient le cœur bien gros, et on les fit s’embrasser. Le père n’exigea aucune promesse, sachant bien que, dans les cas d’amour, ces promesses-là sont chanceuses, et ne voulant point compromettre son autorité ; mais il fit comprendre à Landry que ce n’était point fini et qu’il y reviendrait. Landry s’en alla courroucé et désolé. Sylvinet eût bien voulu le suivre ; mais il n’osa, à cause qu’il présumait bien qu’il allait faire part de son chagrin à la Fadette, et il se coucha si triste que, de toute la nuit, il ne fit que soupirer et rêver de malheur dans la famille.

Landry s’en alla frapper à la porte de la petite Fadette. La mère Fadet était devenue si sourde qu’une fois endormie rien ne l’éveillait, et depuis quelque temps Landry, se voyant découvert, ne pouvait causer avec Fanchon que le soir dans la chambre où dormaient la vieille et le petit Jeanet ; et là encore, il risquait gros, car la vieille sorcière ne pouvait pas le souffrir et l’eût fait sortir avec des coups de balai bien plutôt qu’avec des compliments. Landry raconta sa peine à la petite Fadette, et la trouva grandement soumise et courageuse. D’abord elle essaya de lui persuader qu’il ferait bien, dans son intérêt à lui, de reprendre son amitié et de ne plus penser à elle. Mais quand elle vit qu’il s’affligeait et se révoltait de plus en plus, elle l’engagea à l’obéissance en lui donnant à espérer du temps à venir.

— Écoute, Landry, lui dit-elle, j’avais toujours eu prévoyance de ce qui nous arrive, et j’ai souvent songé à ce que nous ferions, le cas échéant. Ton père n’a point de tort, et je ne lui en veux pas ; car c’est par grande amitié pour toi qu’il craint de te voir épris d’une personne aussi peu méritante que je le suis. Je lui pardonne donc un peu de fierté et d’injustice à mon endroit ; car nous ne pouvons pas disconvenir que ma première petite jeunesse a été folle, et toi-même me l’as reproché le jour où tu as commencé à m’aimer. Si, depuis un an, je me suis corrigée de mes défauts, ce n’est pas assez de temps pour qu’il y prenne confiance, comme il te l’a dit aujourd’hui. Il faut donc que le temps passe encore là-dessus, et, peu à peu, les préventions qu’on avait contre moi s’en iront, les vilains mensonges qu’on fait à présent tomberont d’eux-mêmes. Ton père et ta mère verront bien que je suis sage et que je ne veux pas te débaucher ni te tirer de l’argent. Ils rendront justice à l’honnêteté de mon amitié, et nous pourrons nous voir et nous parler sans nous cacher de personne ; mais en attendant, il faut que tu obéisses à ton père, qui, j’en suis certaine, va te défendre de me fréquenter.

— Jamais je n’aurai ce courage-là, dit Landry, j’aimerais mieux me jeter dans la rivière.

— Eh bien ! si tu ne l’as pas, je l’aurai pour toi, dit la petite Fadette ; je m’en irai, moi, je quitterai le pays pour un peu de temps. Il y a déjà deux mois qu’on m’offre une bonne place en ville. Voilà ma grand’mère si sourde et si âgée qu’elle ne s’occupe presque plus de faire et de vendre ses drogues, et qu’elle ne peut plus donner de consultations. Elle a une parente très-bonne, qui lui offre de venir demeurer avec elle, et qui la soignera bien, ainsi que mon pauvre sauteriot…

La petite Fadette eut la voix coupée, un moment, par l’idée de quitter cet enfant, qui était, avec Landry, ce qu’elle aimait le plus au monde ; mais elle reprit courage et dit :

— À présent, il est assez fort pour se passer de moi. Il va faire sa première communion, et l’amusement d’aller au catéchisme avec les autres enfants le distraira du chagrin de mon départ. Tu dois avoir observé qu’il est devenu assez raisonnable, et que les autres garçonnets ne le font plus guère enrager. Enfin, il le faut, vois-tu, Landry ; il faut qu’on m’oublie un peu, car il y a, à cette heure, une grande colère et une grande jalousie contre moi dans le pays. Quand j’aurai passé un an ou deux au loin, et que je reviendrai avec de bons témoignages et une bonne renommée, laquelle j’acquerrai plus aisément ailleurs qu’ici, on ne nous tourmentera plus, et nous serons meilleurs amis que jamais.

Landry ne voulut pas écouter cette proposition-là ; il ne fit que se désespérer, et s’en retourna à la Priche dans un état qui aurait fait pitié au plus mauvais cœur. Deux jours après, comme il menait la cuve pour la vendange, Cadet Caillaud lui dit :

— Je vois, Landry, que tu m’en veux, et que, depuis quelque temps, tu ne me parles pas. Tu crois sans doute que c’est moi qui ai ébruité tes amours avec la petite Fadette, et je suis fâché que tu puisses croire une pareille vilenie de ma part. Aussi vrai que Dieu est au ciel, jamais je n’en ai soufflé un mot, et mêmement c’est un chagrin pour moi qu’on t’ait causé ces ennuis-là ; car j’ai toujours fait grand cas de toi, et jamais je n’ai fait injure à la petite Fadette. Je puis même dire que j’ai de l’estime pour cette fille depuis ce qui nous est arrivé au colombier, dont elle aurait pu bavarder pour sa part, et dont jamais personne n’a rien su, tant elle a été discrète. Elle aurait pu s’en servir pourtant, à seules fins de tirer vengeance de la Madelon, qu’elle sait bien être l’auteur de tous ces caquets ; mais elle ne l’a point fait, et je vois, Landry, qu’il ne faut point se fier aux apparences et aux réputations. La Fadette, qui passait pour méchante, a été bonne ; la Madelon, qui passait pour bonne, a été bien traître, non-seulement envers la Fadette et envers toi, mais encore avec moi, qui, pour l’heure, ai grandement à me plaindre de sa fidélité.

Landry accepta de bon cœur les explications du Cadet Caillaud, et celui-ci le consola de son mieux de son chagrin.

— On t’a fait bien des peines, mon pauvre Landry, lui dit-il en finissant ; mais tu dois t’en consoler par la bonne conduite de la petite Fadette. C’est bien, à elle, de s’en aller, pour faire finir le tourment de ta famille, et je viens de le lui dire à elle-même, en lui faisant mes adieux au passage.

— Qu’est-ce que tu me dis-là, Cadet ? s’exclama Landry ; elle s’en va ? elle est partie ?

— Ne le savais-tu pas ? dit Cadet. Je pensais que c’était chose convenue entre vous, et que tu ne la conduisais point pour n’être pas blâmé. Mais elle s’en va, pour sûr ; elle a passé au droit de chez nous il n’y a pas plus d’un quart d’heure, et elle avait son petit paquet sous le bras. Elle allait à Château-Meillant, et, à cette heure, elle n’est pas plus loin que Vieille-Ville, ou bien la côte d’Urmont.

Landry laissa son aiguillon accolé au frontal de ses bœufs, prit sa course et ne s’arrêta que quand il eut rejoint la petite Fadette, dans le chemin de sable qui descend des vignes d’Urmont à la Fremelaine.

Là, tout épuisé par le chagrin et la grande hâte de sa course, il tomba en travers du chemin, sans pouvoir lui parler, mais en lui faisant connaître par signes qu’elle aurait à marcher sur son corps avant de le quitter. Quand il se fut un peu remis, la Fadette lui dit :

— Je voulais t’épargner cette peine, mon cher Landry, et voilà que tu fais tout ce que tu peux pour m’ôter le courage. Sois donc un homme, et ne m’empêche pas d’avoir du cœur ; il m’en faut plus que tu ne penses, et quand je songe que mon pauvre petit Jeanet me cherche et crie après moi, à cette heure, je me sens si faible que, pour un rien, je me casserais la tête sur ces pierres. Ah ! je t’en prie, Landry, aide-moi au lieu de me détourner de mon devoir ; car, si je ne m’en vas pas aujourd’hui, je ne m’en irai jamais, et nous serons perdus.

— Fanchon, Fanchon, tu n’as pas besoin d’un grand courage, répondit Landry. Tu ne regrettes qu’un enfant qui se consolera bientôt, parce qu’il est enfant. Tu ne te soucies pas de mon désespoir ; tu ne connais pas ce que c’est que l’amour ; tu n’en as point pour moi, et tu vas m’oublier vite, ce qui fait que tu ne reviendras peut-être jamais.

— Je reviendrai, Landry ; je prends Dieu à témoin que je reviendrai dans un an au plus tôt, dans deux ans au plus tard, et que je t’oublierai si peu que je n’aurai jamais d’autre ami ni d’autre amoureux que toi.

— D’autre ami, c’est possible, Fanchon, parce que tu n’en retrouveras jamais un qui te soit soumis comme je le suis ; mais d’autre amoureux, je n’en sais rien : qui peut m’en répondre ?

— C’est moi qui t’en réponds !

— Tu n’en sais rien toi-même, Fadette, tu n’as jamais aimé, et quand l’amour te viendra, tu ne te souviendras guère de ton pauvre Landry. Ah ! si tu m’avais aimé de la manière dont je t’aime, tu ne me quitterais pas comme ça.

— Tu crois, Landry ? dit la petite Fadette en le regardant d’un air triste et bien sérieux. Peut-être bien que tu ne sais ce que tu dis. Moi, je crois que l’amour me commanderait encore plus ce que l’amitié me fait faire.

— Eh bien, si c’était l’amour qui le commande, je n’aurais pas tant de chagrin. Oh ! oui, Fanchon, si c’était l’amour, je crois quasiment que je serais heureux dans mon malheur. J’aurais de la confiance dans ta parole et de l’espérance dans l’avenir ; j’aurais le courage que tu as, vrai !… Mais ce n’est pas de l’amour, tu me l’as dit bien des fois, et je l’ai vu à ta grande tranquillité à côté de moi.

— Ainsi tu crois que ce n’est pas l’amour ? dit la petite Fadette ; tu en es bien assuré ?

Et, le regardant toujours, ses yeux se remplirent de grosses larmes qui tombèrent sur ses joues, tandis qu’elle souriait d’une manière bien étrange.

— Ah ! mon Dieu ! mon bon Dieu ! s’écria Landry en la prenant dans ses bras, si je pouvais m’être trompé !

— Moi, je crois bien que tu t’es trompé, en effet, répondit la petite Fadette, toujours souriant et pleurant ; je crois bien que, depuis l’âge de treize ans, le pauvre Grelet a remarqué Landry et n’en a jamais remarqué d’autre. Je crois bien que, quand elle le suivait par les champs et par les chemins, en lui disant des folies et des taquineries pour le forcer à s’occuper d’elle, elle ne savait point encore ce qu’elle faisait, ni ce qui la poussait vers lui. Je crois bien que, quand elle s’est mise un jour à la recherche de Sylvinet, sachant que Landry était dans la peine, et qu’elle l’a trouvé au bord de la rivière, tout pensif, avec un petit agneau sur ses genoux, elle a fait un peu la sorcière avec Landry, afin que Landry fût forcé à lui en avoir de la reconnaissance. Je crois bien que, quand elle l’a injurié au gué des Roulettes, c’est parce qu’elle avait du dépit et du chagrin de ce qu’il ne lui avait jamais parlé depuis. Je crois bien que, quand elle a voulu danser avec lui, c’est parce qu’elle était folle de lui et qu’elle espérait lui plaire par sa jolie danse. Je crois bien que, quand elle pleurait dans la carrière des Chaumois, c’était pour le repentir et la peine de lui avoir déplu. Je crois bien aussi que, quand il voulait l’embrasser et qu’elle s’y refusait, quand il lui parlait d’amour et qu’elle lui répondait en paroles d’amitié, c’était par la crainte qu’elle avait de perdre cet amour-là en le contentant trop vite. Enfin je crois que, si elle s’en va en se déchirant le cœur, c’est par l’espérance qu’elle a de revenir digne de lui dans l’esprit de tout le monde, et de pouvoir être sa femme, sans désoler et sans humilier sa famille.

Cette fois Landry crut qu’il deviendrait tout à fait fou. Il riait, il criait et il pleurait ; et il embrassait Fanchon sur ses mains, sur sa robe ; et il l’eût embrassée sur ses pieds, si elle avait voulu le souffrir ; mais elle le releva et lui donna un vrai baiser d’amour dont il faillit mourir ; car c’était le premier qu’il eût jamais reçu d’elle, ni d’aucune autre, et, du temps qu’il en tombait comme pâmé sur le bord du chemin, elle ramassa son paquet, toute rouge et confuse qu’elle était, et se sauva en lui défendant de la suivre et en lui jurant qu’elle reviendrait.