La Petite Fadette (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 08

J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 11-12).
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VIII.

Cette idée, que Sylvinet pouvait avoir eu envie de se détruire, passa de la tête de la mère dans celle de Landry aussi aisément qu’une mouche dans une toile d’araignée, et il se mit vivement à la recherche de son frère. Il avait bien du chagrin tout en courant, et il se disait : — Peut-être que ma mère avait raison autrefois de me reprocher mon cœur dur. Mais, à cette heure, il faut que Sylvinet ait le sien bien malade pour faire toute cette peine à notre pauvre mère et à moi.

Il courut de tous les côtés sans le trouver, l’appelant sans qu’il lui répondit, le demandant à tout le monde, sans qu’on pût lui en donner nouvelles. Enfin il se trouva au droit du pré de la Joncière, et il y entra, parce qu’il se souvint qu’il y avait par là un endroit que Sylvinet affectionnait. C’était une grande coupure que la rivière avait faite dans les terres en déracinant deux ou trois vergnes qui étaient restés en travers de l’eau, les racines en l’air. Le père Barbeau n’avait pas voulu les retirer. Il les avait sacrifiés parce que, de la manière qu’ils étaient tombés, ils retenaient encore les terres qui restaient prises en gros cossons dans leurs racines, et cela était bien à propos ; car l’eau faisait tous les hivers beaucoup de dégâts dans sa joncière et chaque année lui mangeait un morceau de son pré.

Landry approcha donc de la coupure, car son frère et lui avaient pris la coutume d’appeler comme cela cet endroit de leur joncière. Il ne prit pas le temps de tourner jusqu’au coin où ils avaient fait eux-mêmes un petit escalier en mottes de gazon appuyées sur des pierres et des racicots, qui sont de grosses racines sortant de terre et donnant du rejet. Il sauta du plus haut qu’il put pour arriver vitement au fond de la coupure, à cause qu’il y avait au droit de la rive de l’eau tant de branchages et d’herbes plus hautes que sa taille, que si son frère s’y fût trouvé, il n’eût pu le voir, à moins d’y entrer.

Il y entra donc, en grand émoi, car il avait toujours dans son idée, ce que sa mère lui avait dit, que Sylvinet était dans le cas d’avoir voulu finir ses jours. Il passa et repassa dans tous les feuillages et battit tous les grands herbages, appelant Sylvinet en sifflant le chien qui sans doute l’avait suivi, car de tout le jour on ne l’avait point vu à la maison non plus que son jeune maître.

Mais Landry eut beau appeler et chercher, il se trouva tout seul dans la coupure. Comme c’était un garçon qui faisait toujours bien les choses et s’avisait de tout ce qui est à propos, il examina toutes les rives pour voir s’il n’y trouverait pas quelque marque de pied, ou quelque petit éboulement de terre qui n’eût point coutume d’y être. C’est une recherche bien triste et aussi bien embarrassante, car il y avait environ un mois que Landry n’avait vu l’endroit, et il avait beau le connaître comme on connaît sa main, il ne se pouvait faire qu’il n’y eût toujours quelque petit changement. Toute la rive droite était gazonnée, et mêmement, dans tout le fond de la coupure, le jonc et la prêle avaient poussé si dru dans le sable, qu’on ne pouvait voir un coin grand comme le pied pour y chercher une empreinte. Cependant, à force de tourner et de retourner, Landry trouva dans un fond la piste du chien, et même un endroit d’herbes foulées, comme si Finot ou tout autre chien de sa taille s’y fût couché en rond.

Cela lui donna bien à penser, et il alla encore examiner la berge de l’eau. Il s’imagina trouver une déchirure toute fraîche, comme si une personne l’avait faite avec son pied en sautant, ou en se laissant glisser, et quoique la chose ne fût point claire, car ce pouvait tout aussi bien être l’ouvrage d’un de ces gros rats d’eau qui fourragent, creusent et rongent en pareils endroits, il se mit si fort en peine, que ses jambes lui manquaient, et qu’il se jeta sur ses genoux, comme pour se recommander à Dieu.

Il resta comme cela un peu de temps, n’ayant ni force ni courage pour aller dire à quelqu’un ce dont il était si fort angoissé, et regardant la rivière avec des yeux tout gros de larmes, comme s’il voulait lui demander compte de ce qu’elle avait fait de son frère.

Et, pendant ce temps-là, la rivière coulait bien tranquillement, frétillant sur les branches qui pendaient et trempaient le long des rives, et s’en allant dans les terres, avec un petit bruit, comme de quelqu’un qui rit et se moque à la sourdine.

Le pauvre Landry se laissa gagner et surmonter par son idée de malheur, si fort qu’il en perdait l’esprit, et que, d’une petite apparence qui pouvait bien ne rien présager, il se faisait une affaire à désespérer du bon Dieu.

— Cette méchante rivière qui ne dit mot, pensait-il, et qui me laisserait bien pleurer un an sans me rendre mon frère, est justement là au plus creux, et il y est tombé tant de cosses d’arbres depuis le temps qu’elle ruine le pré, que si on y entrait on ne pourrait jamais s’en retirer. Mon Dieu ! faut-il que mon pauvre besson soit peut-être là, tout au fond de l’eau, couché à deux pas de moi, sans que je puisse le voir ni le retrouver dans les branches et dans les roseaux, quand même j’essayerais d’y descendre ! Là-dessus il se mit à pleurer son frère et à lui faire des reproches ; et jamais de sa vie il n’avait eu un pareil chagrin.

Enfin l’idée lui vint d’aller consulter une femme veuve, qu’on appelait la mère Fadet, et qui demeurait tout au bout de la Joncière, rasibus du chemin qui descend au gué. Cette femme, qui n’avait ni terre ni avoir autre que son petit jardin et sa petite maison, ne cherchait pourtant point son pain, à cause de beaucoup de connaissance qu’elle avait sur les maux et dommages du monde ; et, de tous côtés, on venait la consulter. Elle pansait du secret, c’est comme qui dirait qu’au moyen du secret, elle guérissait les blessures, foulures et autres estropisons. Elle s’en faisait bien un peu accroire, car elle vous ôtait des maladies que vous n’aviez jamais eues, telles que le décrochement de l’estomac ou la chute de la toile du ventre, et pour ma part, je n’ai jamais ajouté foi entière à ces accidents-là, non plus que je n’accorde grande croyance à ce qu’on disait d’elle, qu’elle pouvait faire passer le lait d’une bonne vache dans le corps d’une mauvaise, tant vieille et mal nourrie fût-elle.

Mais pour ce qui est des bons remèdes qu’elle connaissait et qu’elle appliquait au refroidissement du corps, que nous appelons sanglaçure ; pour les emplâtres souverains qu’elle mettait sur les coupures et brûlures ; pour les boissons qu’elle composait à l’encontre de la fièvre, il n’est point douteux qu’elle gagnait bien son argent et qu’elle a guéri nombre de malades que les médecins auraient fait mourir si l’on avait essayé de leurs remèdes. Du moins elle le disait, et ceux qu’elle avait sauvés aimaient mieux la croire que de s’y risquer.

Comme, dans la campagne, on n’est jamais savant sans être quelque peu sorcier, beaucoup pensaient que la mère Fadet en savait encore plus long qu’elle ne voulait le dire, et on lui attribuait de pouvoir faire retrouver les choses perdues, mêmement les personnes ; enfin, de ce qu’elle avait beaucoup d’esprit et de raisonnement pour vous aider à sortir de peine dans beaucoup de choses possibles, on inférait qu’elle pouvait en faire d’autres qui ne le sont pas.

Comme les enfants écoutent volontiers toutes sortes d’histoires, Landry avait ouï dire à la Priche, où le monde est notoirement crédule et plus simple qu’à la Cosse, que la mère Fadet, au moyen d’une certaine graine qu’elle jetait sur l’eau en disant des paroles, pouvait faire retrouver le corps d’une personne noyée. La graine surnageait et coulait le long de l’eau, et, là où on la voyait s’arrêter, on était sûr de retrouver le pauvre corps. Il y en a beaucoup qui pensent que le pain bénit a la même vertu, et il n’est guère de moulins où on n’en conserve toujours à cet effet. Mais Landry n’en avait point, la mère Fadet demeurait tout à côté de la Joncière, et le chagrin ne donne pas beaucoup de raisonnement.

Le voilà donc de courir jusqu’à la demeurance de la mère Fadet, et de lui conter sa peine, en la priant de venir jusqu’à la coupure avec lui pour essayer par son secret de lui faire retrouver son frère, vivant ou mort. Mais la mère Fadet, qui n’aimait point à se voir outrepassée de sa réputation, et qui n’exposait pas volontiers son talent pour rien, se gaussa de lui et le renvoya même assez durement, parce qu’elle n’était pas contente que, dans le temps, on eût emplové la Sagette à sa place, pour les femmes en mal d’enfant au logis de la Bessonnière.

Landry, qui était un peu fier de son naturel, se serait peut-être plaint ou fâché dans un autre moment : mais il était si accablé qu’il ne dit mot et s’en retourna du côté de la coupure, décidé à se mettre à l’eau, bien qu’il ne sût encore plonger ni nager. Mais, comme il marchait la tête basse et les yeux fichés en terre, il sentit quelqu’un qui lui tapait l’épaule, et se retournant il vit la petite-fille de la mère Fadet, qu’on appelait dans le pays la petite Fadette, autant pour ce que c’était son nom de famille que pour ce qu’on voulait qu’elle fût un peu sorcière aussi. Vous savez tous que le fadet ou le farfadet, qu’en d’autres endroits on appelle aussi le follet, est un lutin fort gentil, mais un peu malicieux. On appelle aussi fades les fées auxquelles, du côté de chez nous, on ne croit plus guère. Mais que cela voulût dire une petite fée, ou la femelle du lutin, chacun en la voyant s’imaginait voir le follet, tant elle était petite, maigre, ébouriffée et hardie. C’était un enfant très-causeur et très-moqueur, vif comme un papillon, curieux comme un rouge-gorge et noir comme un grelet.

Et quand je mets la petite Fadette en comparaison avec un grelet, c’est vous dire qu’elle n’était pas belle, car ce pauvre petit cricri des champs est encore plus laid que celui des cheminées. Pourtant, si vous vous souvenez d’avoir été enfant et d’avoir joué avec lui en le faisant enrager, et crier dans votre sabot, vous devez savoir qu’il a une petite figure qui n’est pas sotte, et qui donne plus envie de rire que de se fâcher : aussi les enfants de la Cosse, qui ne sont pas plus bêtes que d’autres, et qui, aussi bien que les autres, observent les ressemblances et trouvent les comparaisons, appelaient-ils la petite Fadette le grelet quand ils voulaient la faire enrager, mêmement quelquefois par manière d’amitié ; car en la craignant un peu pour sa malice, ils ne la détestaient point, à cause qu’elle leur faisait toutes sortes de contes et leur apprenait toujours des jeux nouveaux qu’elle avait l’esprit d’inventer.

Mais tous ses noms et surnoms me feraient bien oublier celui qu’elle avait reçu au baptême et que vous auriez peut-être plus tard envie de savoir. Elle s’appelait Françoise ; c’est pourquoi sa grand’mère, qui n’aimait point à changer les noms, l’appelait toujours Fanchon.

Comme il y avait depuis longtemps une pique entre les gens de la Bessonnière et la mère Fadet, les bessons ne parlaient pas beaucoup à la petite Fadette, mêmement ils avaient comme un éloignement pour elle, et n’avaient jamais bien volontiers joué avec elle ni avec son petit frère, le sauteriot, qui était encore plus sec et plus malin qu’elle, et qui était toujours pendu à son côté, se fâchant quand elle courait sans l’attendre, essayant de lui jeter des pierres quand elle se moquait de lui, enrageant plus qu’il n’était gros, et la faisant enrager plus qu’elle ne voulait, car elle était d’humeur gaie et portée à rire de tout. Mais il y avait une telle idée sur le compte de la mère Fadet, que certains, et notamment ceux du père Barbeau, s’imaginaient que le grelet et le sauteriot, ou, si vous l’aimez mieux, le grillon et la sauterelle, leur porteraient malheur s’ils faisaient amitié avec eux. Ça n’empêchait point ces deux enfants de leur parler, car ils n’étaient point honteux, et la petite Fadette ne manquait d’accoster les bessons de la Bessonnière, par toutes sortes de drôleries et de sornettes, du plus loin qu’elle les voyait venir de son côté.