Calmann-Lévy (p. 50-61).
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VII


Landry ne pouvait pas deviner cette jalousie de son frère ; car, de son naturel, il n’avait eu, quant à lui, jalousie de rien en sa vie. Lorsque Sylvinet venait le voir à la Priche, Landry, pour le distraire, le conduisait voir les grands bœufs, les belles vaches, le brebiage conséquent et les grosses récoltes du fermage au père Caillaud ; car Landry estimait et considérait tout cela, non par envie, mais pour le goût qu’il avait au travail de la terre, à l’élevage des bestiaux, et pour le beau et le bien fait dans toutes les choses de la campagne. Il prenait plaisir à voir propre, grasse et reluisante, la pouliche qu’il menait au pré, et il ne pouvait souffrir que le moindre ouvrage fût fait sans conscience, ni qu’aucune chose pouvant vivre et fructifier, fût délaissée, négligée et comme méprisée, emmy les cadeaux du bon Dieu. Sylvinet regardait tout cela avec indifférence, et s’étonnait que son frère prît tant à cœur des choses qui ne lui étaient de rien. Il était ombrageux de tout, et disait à Landry :

— Te voilà bien épris de ces grands bœufs ; tu ne penses plus à nos petits taurins qui sont si vifs et qui étaient pourtant si doux et si mignons avec nous deux, qu’ils se laissaient lier par toi plus volontiers que par notre père. Tu ne m’as pas seulement demandé des nouvelles de notre vache qui donne du si bon lait, et qui me regarde d’un air tout triste, la pauvre bête, quand je lui porte à manger, comme si elle comprenait que je suis tout seul, et comme si elle voulait me demander où est l’autre besson.

— C’est vrai qu’elle est une bonne bête, disait Landry ; mais regarde donc celles d’ici ! tu les verras traire, et jamais de ta vie tu n’auras vu tant de lait à la fois.

— Ça se peut, reprenait Sylvinet, mais pour être d’aussi bon lait et d’aussi bonne crème que la crème et le lait de la Brunette, je gage bien que non, car les herbes de la Bessonnière sont meilleures que celles de par ici.

— Diantre ! disait Landry, je crois bien que mon père échangerait pourtant de bon cœur, si on lui donnait les grands foins du père Caillaud pour sa joncière du bord de l’eau !

— Bah ! reprenait Sylvinet en levant les épaules, il y a dans la joncière des arbres plus beaux que tous les vôtres, et tant qu’au foin, s’il est rare, il est fin, et quand on le rentre, c’est comme une odeur de baume qui reste tout le long du chemin.

Ils disputaient ainsi sur rien, car Landry savait bien qu’il n’est point de plus bel avoir que celui qu’on a, et Sylvinet ne pensait pas à son avoir plus qu’à celui d’autrui, en méprisant celui de la Priche ; mais au fond de toutes ces paroles en l’air, il y avait, d’une part, l’enfant qui était content de travailler et de vivre, n’importe où et comment, et de l’autre, celui qui ne pouvait point comprendre que son frère eût à part de lui un moment d’aise et de tranquillité.

Si Landry le menait dans le jardin de son maître, et que tout en devisant avec lui, il s’interrompît pour couper une branche morte sur une ente, ou pour arracher une mauvaise herbe qui gênait les légumes, cela fâchait Sylvinet, qu’il eût toujours une idée d’ordre et de service pour autrui, au lieu d’être comme lui à l’affût du moindre souffle et de la moindre parole de son frère. Il n’en faisait rien paraître parce qu’il avait honte de se sentir si facile à choquer ; mais au moment de le quitter, il lui disait souvent :

— Allons, tu as bien assez de moi pour aujourd’hui ; peut-être bien que tu en as trop et que le temps te dure de me voir ici.

Landry ne comprenait rien à ces reproches-là. Ils lui faisaient de la peine, et, à son tour, il en faisait reproche à son frère qui ne voulait ni ne pouvait s’expliquer.

Si le pauvre enfant avait la jalousie des moindres choses qui occupaient Landry, il avait encore plus fort celle des personnes à qui Landry montrait de l’attachement. Il ne pouvait souffrir que Landry fût camarade et de bonne humeur avec les autres gars de la Priche, et quand il le voyait prendre soin de la petite Solange, la caresser ou l’amuser, il lui reprochait d’oublier sa petite sœur Nanette, qui était, à son dire, cent fois plus mignonne, plus propre et plus aimable que cette vilaine fille-là.

Mais comme on n’est jamais dans la justice quand on se laisse manger le cœur par la jalousie, lorsque Landry venait à la Bessonnière, il paraissait s’occuper trop, selon lui, de sa petite sœur. Sylvinet lui reprochait de ne faire attention qu’à elle, et de n’avoir plus avec lui que de l’ennui et de l’indifférence.

Enfin, son amitié devint peu à peu si exigeante et son humeur si triste, que Landry commençait à en souffrir et à ne pas se trouver heureux de le voir trop souvent. Il était un peu fatigué de s’entendre toujours reprocher d’avoir accepté son sort comme il le faisait, et on eût dit que Sylvinet se serait trouvé moins malheureux s’il eût pu rendre son frère aussi malheureux que lui. Landry comprit et voulut lui faire comprendre que l’amitié, à force d’être grande, peut quelquefois devenir un mal. Sylvinet ne voulut point entendre cela, et considéra même la chose comme une grande dureté que son frère lui disait ; si bien qu’il commença à le bouder de temps en temps, et à passer des semaines entières sans aller à la Priche, mourant d’envie pourtant de le faire, mais s’en défendant et mettant de l’orgueil dans une chose où jamais il n’aurait dû y en entrer un brin.

Il arriva même que, de paroles en paroles, et de fâcheries en fâcheries, Sylvinet, prenant toujours en mauvaise part tout ce que Landry lui disait de plus sage et de plus honnête pour lui remettre l’esprit, le pauvre Sylvinet en vint à avoir tant de dépit qu’il s’imaginait par moment haïr l’objet de tant d’amour, et qu’il quitta la maison, un dimanche, pour ne point passer la journée avec son frère, qui n’avait pourtant pas une seule fois manqué d’y venir.

Cette mauvaiseté d’enfant chagrina grandement Landry. Il aimait le plaisir et la turbulence, parce que, chaque jour, il devenait plus fort et plus dégagé. Dans tous les jeux, il était le premier, le plus subtil de corps et d’œil. C’était donc un petit sacrifice qu’il faisait à son frère, de quitter les joyeux gars de la Priche, chaque dimanche, pour passer tout le jour à la Bessonnière, où il ne fallait point parler à Sylvinet d’aller jouer sur la place de la Cosse, ni même de se promener ici ou là. Sylvinet, qui était resté enfant de corps et d’esprit beaucoup plus que son frère, et qui n’avait qu’une idée, celle de l’aimer uniquement et d’en être aimé de même, voulait qu’il vînt avec lui tout seul dans leurs endroits, comme il disait, à savoir dans les recoins et cachettes où ils avaient été s’amuser à des jeux qui n’étaient maintenant plus de leur âge : comme de faire petites brouettes d’osier, ou petits moulins, ou saulnées à prendre les petits oiseaux ; ou encore des maisons avec des cailloux, et des champs grands comme un mouchoir de poche, que les enfants font mine de labourer à plusieurs façons, faisant imitation en petit de ce qu’ils voient faire aux laboureurs, semeurs, herseurs, héserbeurs et moissonneurs, et s’apprenant ainsi les uns aux autres, dans une heure de temps, toutes les façons, cultures et récoltes que reçoit et donne la terre dans le cours de l’année.

Ces amusements-là n’étaient plus du goût de Landry, qui maintenant pratiquait ou aidait à pratiquer la chose en grand, et qui aimait mieux conduire un grand charroi à six bœufs, que d’attacher une petite voiture de branchages à la queue de son chien. Il aurait souhaité d’aller s’escrimer avec les forts gars de son endroit, jouer aux grandes quilles, vu qu’il était devenu adroit à enlever la grosse boule et à la faire rouler à point à trente pas. Quand Sylvinet consentait à y aller, au lieu de jouer il se mettait dans un coin sans rien dire, tout prêt à s’ennuyer et à se tourmenter si Landry avait l’air de prendre au jeu trop de plaisir et de feu.

Enfin Landry avait appris à danser à la Priche, et quoique ce goût lui fût venu tard, à cause que Sylvinet ne l’avait jamais eu, il dansait déjà aussi bien que ceux qui s’y prennent dès qu’ils savent marcher. Il était estimé bon danseur de bourrée à la Priche, et quoiqu’il n’eût pas encore de plaisir à embrasser les filles, comme c’est la coutume de le faire à chaque danse, il était content de les embrasser, parce que cela le sortait, par apparence, de l’état d’enfant ; et il eût même souhaité qu’elles y fissent un peu de façon comme elles font avec les hommes. Mais elles n’en faisaient point encore, et mêmement les plus grandes le prenaient par le cou en riant, ce qui l’ennuyait un peu.

Sylvinet l’avait vu danser une fois, et cela avait été cause d’un de ses plus grands dépits. Il avait été si en colère de le voir embrasser une des filles du père Caillaud, qu’il avait pleuré de jalousie et trouvé la chose tout à fait indécente et malchrétienne.

Ainsi donc, chaque fois que Landry sacrifiait son amusement à l’amitié de son frère, il ne passait pas un dimanche bien divertissant, et pourtant il n’y avait jamais manqué, estimant que Sylvinet lui en saurait gré, et ne regrettant pas un peu d’ennui dans l’idée de donner du contentement à son frère.

Aussi quand il vit que son frère, qui lui avait cherché castille dans la semaine, avait quitté la maison pour ne pas se réconcilier avec lui, il prit à son tour du chagrin, et, pour la première fois depuis qu’il avait quitté sa famille, il pleura à grosses larmes et alla se cacher, ayant toujours honte de montrer son chagrin à ses parents, et craignant d’augmenter celui qu’ils pouvaient avoir.

Si quelqu’un eût dû être jaloux, Landry y aurait eu pourtant plus de droits que Sylvinet. Sylvinet était le mieux aimé de la mère, et mêmement le père Barbeau, quoiqu’il eût une préférence secrète pour Landry, montrait à Sylvinet plus de complaisance et de ménagement. Ce pauvre enfant, étant le moins fort et le moins raisonnable, était aussi le plus gâté, et l’on craignait davantage de le chagriner. Il avait le meilleur sort, puisqu’il était dans la famille et que son besson avait pris pour lui l’absence et la peine.

Pour la première fois le bon Landry se fit tout ce raisonnement, et trouva son besson tout à fait injuste envers lui. Jusque-là son bon cœur l’avait empêché de lui donner tort, et, plutôt que de l’accuser, il s’était condamné en lui-même d’avoir trop de santé, et trop d’ardeur au travail et au plaisir, et de ne pas savoir dire d’aussi douces paroles, ni s’aviser d’autant d’attentions fines que son frère. Mais, pour cette fois, il ne put trouver en lui-même aucun péché contre l’amitié : car, pour venir ce jour-là, il avait renoncé à une belle partie de pêche aux écrevisses que les gars de la Priche avaient complotée toute la semaine, et où ils lui avaient promis bien du plaisir s’il voulait aller avec eux. Il avait donc résisté à une grande tentation, et, à cet âge-là, c’était beaucoup faire. Après qu’il eut bien pleuré, il s’arrêta à écouter quelqu’un qui pleurait aussi pas loin de lui, et qui causait tout seul, comme c’est assez la coutume des femmes de campagne quand elles ont un grand chagrin. Landry connut bien vite que c’était sa mère, et il courut à elle.

— Hélas ! faut-il, mon Dieu, disait-elle en sanglotant, que cet enfant-là me donne tant de souci ! Il me fera mourir, c’est bien sûr.

— Est-ce moi, ma mère, qui vous donne du souci ? s’exclama Landry en se jetant à son cou. Si c’est moi, punissez-moi et ne pleurez point. Je ne sais en quoi j’ai pu vous fâcher, mais je vous en demande pardon tout de même.

À ce moment-là, la mère connut que Landry n’avait pas le cœur dur comme elle se l’était souvent imaginé. Elle l’embrassa bien fort, et, sans trop savoir ce qu’elle disait, tant elle avait de peine, elle lui dit que c’était Sylvinet, et non pas lui, dont elle se plaignait ; que, quant à lui, elle avait eu quelquefois une idée injuste, et qu’elle lui en faisait réparation ; mais que Sylvinet lui paraissait devenir fou, et qu’elle était dans l’inquiétude, parce qu’il était parti sans rien manger, avant le jour. Le soleil commençait à descendre, et il ne revenait pas. On l’avait vu à midi du côté de la rivière, et finalement la mère Barbeau craignait qu’il ne s’y fût jeté pour finir ses jours.