Calmann-Lévy (p. 261-269).
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XXXI


D’abord Sylvinet eut comme un contentement d’égoïste en apprenant le départ de la Fadette, et il se flatta que dorénavant son besson n’aimerait que lui et ne le quitterait plus pour personne. Mais il n’en fut point ainsi. Sylvinet était bien ce que Landry aimait le mieux au monde après la petite Fadette ; mais il ne pouvait se plaire longtemps dans sa société, parce que Sylvinet ne voulut point se départir de son aversion pour Fanchon. Aussitôt que Landry essayait de lui en parler et de le mettre dans ses intérêts, Sylvinet s’affligeait, lui faisait reproche de s’obstiner dans une idée si répugnante à leurs parents et si chagrinante pour lui-même. Landry, dès lors, ne lui en parla plus ; mais, comme il ne pouvait pas vivre sans en parler, il partageait son temps entre Cadet Caillaud et le petit Jeanet, qu’il emmenait promener avec lui, à qui il faisait répéter son catéchisme et qu’il instruisait et consolait de son mieux. Et quand on le rencontrait avec cet enfant, on se fût moqué de lui, si l’on eût osé. Mais, outre que Landry ne se laissait jamais bafouer en quoi que ce soit, il était plutôt fier que honteux de montrer son amitié pour le frère de Fanchon Fadet, et c’est par là qu’il protestait contre le dire de ceux qui prétendaient que le père Barbeau, dans sa sagesse, avait bien vite eu raison de cet amour-là. Sylvinet, voyant que son frère ne revenait pas autant à lui qu’il l’aurait souhaité, et se trouvant réduit à porter sa jalousie sur le petit Jeanet et sur Cadet Caillaud ; voyant, d’un autre côté, que sa sœur Nanette, laquelle, jusqu’alors, l’avait toujours consolé et réjoui par des soins très doux et des attentions mignardes, commençait à se plaire beaucoup dans la société de ce même Cadet Caillaud, dont les deux familles approuvaient fort l’inclination ; le pauvre Sylvinet, dont la fantaisie était de posséder à lui tout seul l’amitié de ceux qu’il aimait, tomba dans un ennui mortel, dans une langueur singulière, et son esprit se rembrunit si fort qu’on ne savait par où le prendre pour le contenter. Il ne riait plus jamais ; il ne prenait goût à rien, il ne pouvait plus guère travailler, tant il se consumait et s’affaiblissait. Enfin on craignit pour sa vie, car la fièvre ne le quittait presque plus, et, quand il l’avait un peu plus que d’habitude, il disait des choses qui n’avaient pas grand’raison et qui étaient cruelles pour le cœur de ses parents. Il prétendait n’être aimé de personne, lui qu’on avait toujours choyé et gâté plus que tous les autres dans la famille. Il souhaitait la mort, disant qu’il n’était bon à rien ; qu’on l’épargnait par compassion de son état, mais qu’il était une charge pour ses parents, et que la plus grande grâce que le bon Dieu pût leur faire, ce serait de les débarrasser de lui.

Quelquefois le père Barbeau, entendant ces paroles peu chrétiennes, l’en blâmait avec sévérité. Cela n’amenait rien de bon. D’autres fois, le père Barbeau le conjurait, en pleurant, de mieux reconnaître son amitié. C’était encore pire : Sylvinet pleurait, se repentait, demandait pardon à son père, à sa mère, à son besson, à toute sa famille ; et la fièvre revenait plus forte, après qu’il avait donné cours à la trop grande tendresse de son cœur malade.

On consulta les médecins à nouveau. Ils ne conseillèrent pas grand’chose. On vit, à leur mine, qu’ils jugeaient que tout le mal venait de cette bessonnerie, qui devait tuer l’un ou l’autre, le plus faible des deux conséquemment. On consulta aussi la Baigneuse de Clavières, la femme la plus savante du canton après la Sagette, qui était morte, et la mère Fadet, qui commençait à tomber en enfance. Cette femme habile répondit à la mère Barbeau :

— Il n’y aurait qu’une chose pour sauver votre enfant, c’est qu’il aimât les femmes.

— Et justement il ne les peut souffrir, dit la mère Barbeau : jamais on n’a vu un garçon si fier et si sage, et, depuis le moment où son besson s’est mis l’amour en tête, il n’a fait que dire du mal de toutes les filles que nous connaissons. Il les blâme toutes de ce qu’une d’entre elles (et malheureusement ce n’est pas la meilleure) lui a enlevé, comme il prétend, le cœur de son besson.

— Eh bien, dit la Baigneuse, qui avait un grand jugement sur toutes les maladies du corps et de l’esprit, votre fils Sylvinet, le jour où il aimera une femme, l’aimera encore plus follement qu’il n’aime son frère. Je vous prédis cela. Il a une surabondance d’amitié dans le cœur, et, pour l’avoir toujours portée sur son besson, il a oublié quasiment son sexe, et, en cela, il a manqué à la loi du bon Dieu, qui veut que l’homme chérisse une femme plus que père et mère, plus que frères et sœurs. Consolez-vous, pourtant, il n’est pas possible que la nature ne lui parle pas bientôt, quelque retardé qu’il soit dans cette idée-là ; et la femme qu’il aimera, qu’elle soit pauvre, ou laide, ou méchante, n’hésitez point à la lui donner en mariage ; car, selon toute apparence, il n’en aimera pas deux en sa vie. Son cœur a trop d’attache pour cela, et, s’il faut un grand miracle de nature pour qu’il se sépare un peu de son besson, il en faudrait un encore plus grand pour qu’il se séparât de la personne qu’il viendrait à lui préférer.

L’avis de la baigneuse parut fort sage au père Barbeau, et il essaya d’envoyer Sylvinet dans les maisons où il y avait de belles et bonnes filles à marier. Mais, quoique Sylvinet fût joli garçon et bien élevé, son air indifférent et triste ne réjouissait point le cœur des filles. Elles ne lui faisaient aucune avance, et lui, qui était si timide, il s’imaginait, à force de les craindre, qu’il les détestait.

Le père Caillaud, qui était le grand ami et un des meilleurs conseils de la famille, ouvrit alors un autre avis :

— Je vous ai toujours dit, fit-il, que l’absence était le meilleur remède. Voyez Landry ! il devenait insensé pour la petite Fadette, et pourtant, la petite Fadette partie, il n’a perdu ni la raison ni la santé, il est même moins triste qu’il ne l’était souvent, car nous avions observé cela et nous n’en savions point la cause. À présent il paraît tout à fait raisonnable et soumis. Il en serait de même de Sylvinet si, pendant cinq ou six mois, il ne voyait point du tout son frère. Je vas vous dire le moyen de les séparer tout doucement. Ma ferme de la Priche va bien ; mais, en revanche, mon propre bien, qui est du côté d’Arton, va au plus mal, à cause que, depuis environ un an, mon colon est malade et ne peut se remettre. Je ne veux point le mettre dehors, parce qu’il est un véritable homme de bien. Mais si je pouvais lui envoyer un bon ouvrier pour l’aider, il se remettrait, vu qu’il n’est malade que de fatigue et de trop grand courage. Si vous y consentez, j’enverrai donc Landry passer dans mon bien le reste de la saison. Nous le ferons partir sans dire à Sylvinet que c’est pour longtemps. Nous lui dirons, au contraire, que c’est pour huit jours. Et puis, les huit jours passés, on lui parlera de huit autres jours, et toujours ainsi jusqu’à ce qu’il y soit accoutumé ; suivez mon conseil, au lieu de flatter toujours la fantaisie d’un enfant que vous avez trop épargné et rendu trop maître chez vous.

Le père Barbeau inclinait à suivre ce conseil, mais la mère Barbeau s’en effraya. Elle craignait que ce ne fût pour Sylvinet le coup de la mort. Il fallut transiger avec elle ; elle demandait qu’on fît d’abord l’essai de garder Landry quinze jours à la maison, pour savoir si son frère, le voyant à toute heure, ne se guérirait point. S’il empirait, au contraire, elle se rendrait à l’avis du père Caillaud.

Ainsi fut fait. Landry vint de bon cœur passer le temps requis à la Bessonnière, et on l’y fit venir sous le prétexte que son père avait besoin d’aide pour battre le reste de son blé, Sylvinet ne pouvant plus travailler. Landry mit tous ses soins et toute sa bonté à rendre son frère content de lui. Il le voyait à toute heure, il couchait dans le même lit, il le soignait comme s’il eût été un petit enfant. Le premier jour, Sylvinet fut bien joyeux ; mais, le second, il prétendit que Landry s’ennuyait avec lui, et Landry ne put lui ôter cette idée. Le troisième jour, Sylvinet fut en colère, parce que le sauteriot vint voir Landry, et que Landry n’eut point le courage de le renvoyer. Enfin, au bout de la semaine, il y fallut renoncer, car Sylvinet devenait de plus en plus injuste, exigeant et jaloux de son ombre. Alors on pensa à mettre à exécution l’idée du père Caillaud, et encore que Landry n’eût guère d’envie d’aller à Arton parmi des étrangers, lui qui aimait tant son endroit, son ouvrage, sa famille et ses maîtres, il se soumit à tout ce qu’on lui conseilla de faire dans l’intérêt de son frère.